La Nouvelle Revue Française/Tome 19
LA NOUVELLE
REVUE FRANÇAISE
LA NOUVELLE
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LA NOUVELLE
REVUE FRANÇAISE
REVUE MENSUELLE
DE LITTÉRATURE ET DE CRITIQUE
TOME XIX
PARIS
3, RUE DE GRENELLE, 3
1922
LES DANGERS D’UNE POLITIQUE
CONSÉQUENTE
Nous sommes revenus de Gênes, comme M. Poincaré n’a pas manqué de le faire valoir devant la Chambre, ayant conservé intactes toutes nos positions. L’arsenal de nos prétentions reste au complet ; pas une pièce de notre droit n’a été égarée en route.
« Ah ! Messieurs, s’est écrié M. Poincaré, M. Barthou a été en butte à plusieurs tentatives qui n’étaient pas toutes très faciles à déjouer. Il a répondu à toutes les démarches par le texte du traité, et finalement on a dû renoncer à discuter à Gênes, en présence ou à côté des Allemands, une question qui doit être réglée suivant la volonté du traité »[1].
Le statu quo du droit a été maintenu. Et quand on songe à la force des assauts que nous avons subis, à l’urgence qu’il y avait à ce que ce droit fût non pas aboli, mais au moins transformé, quand on se représente la manière de génie avec qui nous avions affaire en la personne de M. Lloyd George, on ne peut se défendre d’admirer, comme M. Poincaré nous y invite, à défaut d’autres qualités, la ténacité ou l’obstination qu’ont dû déployer nos plénipotentiaires.
C’est sans doute vers ces mérites, en eux, qui sont essentiellement ceux de notre race, qu’est montée l’approbation de la Chambre et, dans une certaine mesure, celle du pays. On a salué en MM. Poincaré et Barthou des hommes qui n’avaient pas bronché ; on les a regardés avec quelque chose du sentiment qu’on éprouvait, pendant la guerre, pour les mitrailleurs qui se faisaient tuer sur leur pièce. Le côté héroïque, le côté « quand même » ou « jusqu’au bout » de leur attitude a été émouvoir en nous de secrètes et profondes sources de sympathie.
Mais c’est au moment où ils triomphent ainsi devant l’opinion et sans attendre celui où ils trébucheront, qu’il importe de réfléchir, dans l’abstrait (nous ne faisons pas ici de politique proprement dite), sur la valeur de cette atti- tude qu’ils ont prise, sur les chances qu’ont leurs méthodes de nous tirer de nos embarras, sur les dangers qu’elles peuvent nous faire courir.
Et d’abord il ne s’agit pas de contester que le seul moyen que l’homme ait trouvé jusqu’ici d’obtenir quelque chose, est de le vouloir fortement. Il est bien évident que le retour de notre pays à la prospérité économique, que la mise en équilibre de nos finances ne peuvent pas être attendus d’une politique de concessions et de compromis. A l’homme qui gouverne une même pensée toujours doit être présente, une même idée dont il lui faut assurer le triomphe contre l’inertie ou la résistance des intérêts contraires. Il faut qu’il conçoive et saisisse l’avantage national avec une force inébranlable, il faut qu’il en poursuive la réalisation avec inflexibilité.
Oui, mais justement il faut d’abord qu’il le conçoive, qu’il le saisisse : non pas dans son apparence immédiate et tel qu’il se peint à tous les yeux, mais dans son essence cachée, dans sa profondeur. La vision politique commence où finit celle du vulgaire. Le grand homme d’Etat, c’est celui qui découvre le sens inévident des événements et qui y adapte sa conduite.
Autrement dit, à son inflexibilité, au caractère quasi-hallucinatoire que doit prendre dans son esprit la préoccupation nationale, il faut que s’ajoutent une grande souplesse d’imagination et même, pourrait-on dire, une certaine aptitude au tâtonnement. Ceci n’est d’ailleurs pas une nécessité seulement en politique. Tout créateur, même d’oeuvres fictives, doit réunir en lui-même l’obstination et le renoncement, la certitude et l’ignorance. Ce qu’il voit, pour le réaliser, il faut aussi qu’il cesse de le voir, ou du moins qu’il se laisse submerger, par instants, sous les moyens de le réaliser, jusqu’à pouvoir choisir le meilleur.
Il y a dans notre politique actuelle, telle qu’elle est menée par M. Poincaré, une fermeté et une conséquence indiscutables ; mais purement extérieures, purement formelles, car en quoi consistent-elles sinon dans l’application à ne jamais quitter, dans les moyens, la ligne droite ? A quoi s’attache l’homme qui nous gouverne sinon à ce que, de chaque mesure qu’il prend, nous puissions voir immédiatement le rapport direct à notre intérêt ? Cet intérêt étant d’ailleurs — c’est ici que commence la folie — une fois pour toutes défini, et par le Traité de Versailles !
On reconnaît d’emblée dans quel sens fonctionne l’esprit de M. Poincaré : c’est uniquement dans le sens déductif. Ses constructions sont toutes des conclusions, ses inventions sont toutes des syllogismes. Dans l’insistance qu’il met à se référer en toutes circonstances au traité, à ausculter, comme il dit lui-même, « la volonté du traité », il y a sans doute un peu de la religion du juriste pour les textes écrits, pour la loi, mais il y a aussi le besoin d’une intelligence qui ne trouve ses aises qu’à partir de prémisses qu’on lui donne toutes faites. Il y a, hélas ! l’impuissance d’un cerveau purement logique à rêver du nouveau et à l’édifier.
Comment ne voit-on pas qu’une politique efficace doit être forcément de forme synthétique ? Sa continuité doit être déterminée non par la ressemblance de chaque mesure adoptée à la précédente, non par son inclusion à l’avance en celle-ci, mais par l’appel constant de cette chose informe et sans contenu préalable que Kant appelait un « principe directeur ».
Nous agissons comme si la politique était uniquement « cosa mentale ». Nous dépensons une activité inouïe à imposer au réel une forme dont il ne veut visiblement pas. Le sentiment des résistances nous manque absolument. Nous acceptons l’irrémédiable dans ce qu’il a de plus cruel et de plus révoltant, dans la mort de seize cent mille des nôtres, mais il ne nous vient pas à la pensée qu’il puisse y en avoir aussi dans les choses que nous avons à traiter par nos décisions. Nous continuons à pousser devant nous les articles de notre droit comme un troupeau à qui nous voudrions faire gravir un mur. Nous n’apercevons de salut que dans l’accomplissement de ce que nous avons une fois clairement conçu. Il faut que les principes que nous avons fait admettre et contresigner un jour par le monde portent, dans le temps, et à des échéances fixes, les fruits que nous en avons attendus.
Nous semblons ignorer que les fruits que la politique tend en général à récolter, sont d’un autre ordre que l’esprit, qu’il faut donc les préparer autrement qu’en les concluant du droit et de la justice[2]. Nous ne nous rendons pas compte que l’arbre sur lequel ils pousseront nous est extérieur tout entier, qu’il a ses lois de développement et que la sève y monte et y fleurit en suivant des canaux dont la nature seule a réglé la distribution. Ce n’est pas en cherchant avant tout à nous maintenir d’accord avec nous-mêmes que nous participerons à son épanouissement.
A côté de M. Poincaré, M. Lloyd George prend un air sautillant dont nous croyons pouvoir nous amuser. Mais à quoi sert de se tenir comme un bloc face à un avenir qui ne viendra pas ? En dansant, M. Lloyd George atteint à une autre unité que celle, toute statique, où M. Poincaré s’obstine ; à une unité plus savante, plus complexe, plus « objective ». Elle imite la forme de ce qu’il veut conquérir et qui, n’étant pas encore, est forcément multiple et insaisissable. Bien entendu M. Lloyd George peut se tromper et faire certains pas à contre-mesure, mais c’est lui tout de même qui a le plus de chance, se mouvant le plus, et le plus rapidement, d’attraper la véritable cadence des événements.
Nous ne savons pas étudier, désapprendre ; nous n’avons pas cette patience et cette modestie qui permettent à une idée fausse ou hâtive de s’effacer devant une expérience évidente.
Pis encore, aucun de nos hommes d’Etat ne consent à creuser véritablement le problème qui se pose à nous. Il veut que les termes en soient dès maintenant acquis. Or même pas cela. Un monstre aussi énorme que cette dernière guerre ne peut pas avoir encore déroulé toute sa croupe. Pour arriver à le dompter, il faut nous tenir sur lui aussi sagement que possible, subir tous ses soubresauts, attendre qu’il ait montré tous ses anneaux.
Nous voulons prendre le départ pour l’avenir en un point du temps qui ne peut absolument pas servir de plate-
forme. L’année 1919 a été, de toutes ces dernières, la plus vacillante, celle où il était le plus impossible de prévoir la structure qu’allait revêtir le monde, et donc de lui en imposer une.
La recherche des paliers : voilà quelle devrait être, pour l’instant, la préoccupation première de nos hommes d’Etat. Qu’ont-ils pensé jusqu’ici à utiliser qui se présentait à eux comme occasion, ou comme chance ? À quel moment ont-ils osé déconcerter par un peu de pénétration et de prévoyance cette opinion publique, qu’ils avaient eux-mêmes, il est vrai, d’abord travaillé à rendre stupide ?
Jamais la moindre envie de véritable innovation ne les a effleurés. Tous leurs mouvements d’énergie ont été pour reprendre en mains les armes dont ils s’étaient déjà servis inutilement et pour renouveler les menaces qui nous avaient déjà aliéné les sympathies étrangères.
Ils n’ont jamais cherché que l’assentiment intérieur, le seul qui compte, il est vrai, au point de vue électoral, mais celui, aussi, par lequel notre politique peut être le plus déviée — xénophobes comme nous sommes — de la communion européenne, sans laquelle nous ne pouvons pas vivre.
Il y a, en général, chez nous tous Français, un terrible besoin d’avoir évidemment raison, j’entends : d’une manière qui permette la démonstration. Rien n’est plus dangereux. Car une opinion neuve et féconde est par essence une opinion qui n’est pas encore solide, que des quantités d’arguments peuvent encore assaillir et même ébranler. Nous n’admettons pas le risque d’être mis en échec par raisonnement. Aussi nous retirons-nous instinctivement de toute conception aventureuse, autant dire créatrice.
C’est ce repliement sur notre propre esprit qui m’inquiète ; c’est à lui que j’en ai ; c’est en lui que je vois le danger le plus grave que nous courions à l’heure actuelle. Dans tous les milieux règne ce que je voudrais appeler la collusion avec soi-même. Nous sommes d’avance d’accord, et uniquement, avec ce qui prolonge nos pensées, notre nature, nos désirs. Nous avons l’air de ne plus soupçonner que le monde puisse avoir ses caprices, contre lesquels nous sommes sans recours. Et surtout ses lois, qu’il nous faudrait deviner.
Nous sommes tout contents des injustices dont nous pouvons prouver que nous sommes victimes. C’est leur mise en évidence seule qui nous intéresse. Tandis qu’il faudrait réfléchir et travailler.
Où et quand a-t-on vu que la vertu ait été récompensée ? A quel moment la reconnaissance s’est-elle manifestée entre les nations ? Pourquoi faisons-nous semblant de croire à toute une pseudo-morale internationale dont nous sommes beaucoup trop réalistes et sceptiques pour avoir jamais eu la sottise de nourrir l’illusion ?
Mais il faut que nous ayons raison, il faut que les autres aient tort envers nous, il faut, à défaut de celui qui existe et où nous nous sentons mal à l’aise, qu’un univers s’organise dans notre cerveau, ou nous aurons la belle place ; si ce ne peut être celle de triomphateurs, que ce soit du moins celle de victimes.
Et ceci serait sans gravité, étant simplement humain, si nous n’en restions là, si notre intelligence et notre industrie ne semblaient s’épuiser tout entières dans cette fausse représentation.
Aurons-nous su mourir pour ne pas savoir revivre, c’est-à-dire nous taire, attendre, ignorer, ressentir, ruser, chercher l’assiette et nous redresser peu à peu, appuyés aux autres ?
La maison Delambre et Cie, machines à vapeur, envoya l’été de 1919 l’ingénieur Somin visiter les industriels de l’arrondissement de Lille et leur offrir les services de la maison pour la reconstitution de leur force motrice. M. Somin fit un triste voyage car il avait l’amour de la construction mécanique et il vit beaucoup de machines abîmées. D’une 400 chevaux montée par lui à Armentières en 1909, il retrouva des débris bons pour le cubilot de fonderie. Le massif de soutènement était creusé par les obus. Il fallait refaire le bâtiment et le matériel :
« On y arrivera, dit le tisseur Delrue. Puisque je ne suis pas mort je relèverai tout. Si j’avais été tué, mes fils n’auraient pas renoncé. Préparez-moi un devis. »
Cette belle volonté, profitable à la maison Delambre et Cie, ne consolait pas M. Somin de la destruction d’un travail qu’il avait tant aimé :
« Nous ferons au mieux pour vous, dit-il, à un prix variable selon celui des matières premières et de la main-d’œuvre. Les contrats fermes d’avant la guerre ne sont plus possibles. Nous corrigeons en plus ou en moins nos factures définitives de 0 fr. 40 % pour chaque variation de 1 % du prix de la fonte hématique ; de 0 fr. 60 % pour le 1 % de la main-d’œuvre.
— Et le délai de livraison ? demanda l’usinier qui n’avait pas le goût du désespoir.
— Un an.
— Je ne resterai pas si longtemps sans rien faire. Je rechercherai les vieux métiers à main, dans les villages. J’en ferai construire sur ces anciens modèles. Un charron y réussit très bien. Je veux être premier à remonter mon usine et je serai facile sur le prix de ma force motrice si vous me raccourcissez le délai de livraison. Mais je ne laisserai pas mes ouvriers chômer jusqu’à son installation. Avant la vapeur et l’électricité les hommes ont tissé à main. Ceux des campagnes autour d’ici n’en ont jamais complètement perdu l’habitude. Dans le Bailleulais pour les gros articles, dans le Cambrésis pour les articles fins, on donnait aux tisseurs à main les plus mauvais fils, car travailler en usine de la marchandise de dernière qualité coûte cher. La trame casse souvent, on perd du temps aux rattachages, la production diminue et les frais généraux restent les mêmes ; tandis que le temps d’arrêt du tisseur à domicile ne coûte rien au patron qui paie au mètre.
Je vais refaire le vieux métier et donner à tisser à main du très bon fil pour que beaucoup de métrage tombe vite du métier et que les ouvriers soient contents. »
M. Somin trouvait cela regrettable. Vendeur de machines motrices il n’aimait que les grandes gesticulations mécaniques. La dévotion aux vieilles formes du travail n’agréait pas à son amour de construire de grands moteurs. Il plaignait M. Delrue d’être obligé de revenir à de si vieilles idées.
« C’est un malheur, disait l’ingénieur, un grand malheur. »
Il continua sa tournée et vit des usines autrefois animées par trois cents ouvriers et qui étaient devenues des lieux sauvages. Il y pénétrait à sa guise. Marchant sur des gravats mêlés de ferraille, il allait d’abord à la place de la machine. Dans un tissage de toile il tomba deux fois en franchissant de hauts décombres. Lui si soigneux de se présenter correctement vêtu aux clients, se salissait abondamment par la poussière blanche du plâtre et celle rouge des
briques. Des hommes gîtes sous les effondrements venaient lui demander de l'espoir :
« Ce sera long avant de pouvoir tourner ? »
Ouvriers aux métiers actionnés par la vapeur ou l'électricité, leur force était nulle tant que la poulie n'entrai nait pas les câbles et les courroies. Privés du métier à main, leur œuvre ne commençait que quand la machine avait sifflé. Ils étaient soumis au moteur. Du temps de leur père chacun pouvait remonter le battant, le ros et l'ensouple. Le travail était possible en petits abris : la cave, la soupente.
Aujourd'hui il fallait les murs solides pour soutenir les transmissions, le sol cimenté pour porter les lourds bâtis, la machine de 300 chevaux pour remuer les arbres et les pignons.
M. Somin prit encore des commandes de réparation et de construction neuve. Jamais une tournée ne lui avait tant rapporté et jamais il n'avait été si chagrin. Il finit par Lille où il visita le tissage Vandeckère au faubourg des Postes. Il y fut ému par le bruit de la machine : Compound 300 chevaux, numérotée 243 dans les fabrications Delambre et Cie . M. Somin monta comme des marches d'église l'escalier de fer strié pour empêcher le glissement du pied. Il nota, en tenant la rampe, qu'elle ne vacillait point, serrée ferme sur ses barres d'appui et il eut grande joie à voir le volant noir et la bielle blanche tourner à 60 tours à la minute.
Il ouvrit la porte vitrée à cadre de fer et, à sentir la douceur du pêne et des gonds lubrifiés, il connut qu'il allait vers un ouvrier très soigneux : Jean Streenkiste, qui avait 49 ans et parla ainsi à l'ingénieur :
« A cette heure je pensais à vous. Je savais que vous étiez par là autour et je me disais : il ne me fera donc point visite. J'ai eu des ruses avec cette machine. Il a fallu livrer aux Allemands les pièces de cuivre du tissage. Ils les entassaient dans la cour. La nuit j'allais reprendre celles de ma machine et je les noyais dans le bassin de la condensation.
Tout le fond était plein de métal graissé. Ce n'était pas facile d'avoir de la graisse. On distribuait un peu de sain- doux pour les tartines ; je m'en suis servi pour les coussinets et j'ai mangé mon pain sec. Ça été de la misère. Un brin de lard pour manger et rien pour empêcher la machine de rouiller. Une piqûre sur les aciers ça m'enlevait l'appétit, j'ai essuyé tout le temps. Heureusement les obus n'ont pas effondré le vitrage : l'humidité n'entrait pas.
Aujourd'hui on a de l'huile à foison. Quand j'ai tenu ma burette pleine, ce qui ne m'était pas arrivé depuis, cinq ans et que j'ai pu graisser à plein, j'ai été heureux comme un homme qui se marie avec une brave fille.
Les Allemands partis, j'ai sorti mes cuivres de l'eau, j'ai nettoyé, j'ai remonté avec deux camarades de bonne main ; et aujourd'hui je mets en route pour voir si tout va bien. J'ai eu un peu peur pour les coussinets de volant. Mais il n'y a pas de faux rond ; pas de ballant. Le niveau est juste partout, la machine d'équerre et bien à bloc sur son massif. Ils ne l'ont point démesurée. »
M. Somin prit le bras de cet homme et ensemble ils firent le tour du grand outil animé de vapeur.
M. Somin écoutait la mécanique avec tant de science que le jeu d'un boulon lui était certain avant qu'il ne le vît remuer sur sa tige filetée. Le roulement avait ici belle et pleine régularité, sans choc ni trépidation. La bielle dépassait silencieusement le point mort. Dans les palpitations huilées et exactes les soupapes et la pompe émettaient leur tapement cadencé. Les cinq câbles entraînés par la poulie à gorge dévidaient et renvidaient leur matière com- pacte, sans effilochage.
« C'est une bonne machine, dit l'ingénieur. Vous vous rappelez comme M. Vandeckère fut difficile pour la réception, il voulait un contrat dur, avec de fortes pénalités. Nous garantissions 300 chevaux de puissance normale, avec vapeur à 12 kilogs, surchauffée à 300 degrés, et condensation ; une consommation de 4 kilogs 35 par cheval
heure, et un coefficient d'irrégularité de 1/150 e au volant. » Le machiniste Streenkiste passa sur le bâti le déchet d'essuyage :
« Je me suis donné du mal pour elle, mais aujourd'hui j'ai du plaisir. »
Devant la blancheur du revêtement céramique des murs, ses mains huileuses qui avaient tout fait luire étaient les seules choses sombres de cette salle étincelante d'amour.
PIERRE HAMP
L’épagneul de Copenhague
Et le lion de Saint-Marc
Font joliment bon ménage
Sans se piquer du même art.
Oh, joliment sur ma table
Tous les animaux que j’ai,
C’est la nature ! A l’étage,
Il y a d’autres objets.
Connaissez, mes jeunes filles,
Ces plus hautes figurines,
Cette madone aux yeux lourds
Et ce Silène au cœur sombre
Qui m’attriste quand je songe
A mes premières amours.
Oui, cette innocence agile
Qui ta vertu déroba,
Elle eût charmé, j’imagine,
Les messieurs della Robbia.
Ce petit enfant fragile
En sa ronde nudité,
L’amorino, tu le giffles
Pour, le grondant, l’exciter.
Or, séduite par sa grâce,
En riant tu le regardes :
Sais-tu bien ce que tu fais ?
Parfois, ce petit voit rouge :
Crains ses rigueurs s’il ne trouve
Ni pendule ni buffet.
Oh, que de douleur abonde
Pour ne point nous enrichir,
Sous un crâne qui se bombe
A force de réflêchir !
Et bientôt, de par le monde,
Je le dis en vérité,
Il n’y aura que des monstres
Douloureux d’enormité.
Où qui préfère la simple
Assurance d’une guimpe
A tout autre gonflement ?
Où le penseur aux mains vides
Qui jubile s’il avise
Un sein modeste et charmant ?
Toi, si tout le ciel embrase
La chair blonde du coteau,
Tu devines sous l’ombrage
Le sourire d’un oiseau.
Habitude, mon extase.
D’un tendre geste moqueur,
Ecarte la main brutale
Qui se pose sur ton cœur !
Doucement que l’on s’amuse,
Et le plaisir dissimule
L’univers tragédien,
L’univers sans importance
Pour une âme bien portante,
Pour un corps qui s’aime bien...
Si le vent qui descend en vrilie à travers les arbres de
Marmor Island, après avoir balayé le duvet que l’enfant
de l’aigle abandonne dans l’aire suspendue au rocher branlant qu’escalada jadis, ses os qu’a-t-on fait de ses os blancs,
le brave, le vaillant Eugène Demolder, vient hypocritement caresser, le front plissé et l’œil oblique, le gazon qui
dévale de la fontaine des Trois-Culs à la maison de
Dolorès — quel nom venez-vous de prononcer ? — interrogez-le sur la veuve du calfat, et vous verrez ce qu’il vous
répondra. Le gazon, du moins, se souvient. C’est plutôt à
lui qu’il faudra adresser votre anxiété qui n’est pas seulement de la gorge, mais aussi de la poitrine, que dis-je, de
la poitrine ? de l’esprit. Qu’on me pardonne d’emprunter
au langage de la philosophie (lapin rouge et vulgaire) ce
mot vague qui désigne avec précision une réalité si élémentaire que le premier damné charretier de ma connaissance
ayant essuyé du revers de la manche son nez morveux et
puant l’alcool n’aura pas l’idée de la mettre en doute. Vous
voyez bien.
J’ai vu dans la me Lepic trois hommes qui ne me parurent pas être des princes déguisés. On leur avait coupé le nez pendant la guerre de 1914-18. Ils n’en avaient pas honte. Le plus jeune tenait dans sa main gauche une fleur de rhubarbe. Eh bien, je suis au regret d’avouer que le gazon de Marmor Island avait honte, lui. Il rougissait
comme une simple carotte et le voyageur, qui avait un instant posé sa besace pour calmer d'une main fraîche et bienfaisante les démangeaisons de son épaule, où en étais-je ? se croyait en automne. Ne t'arrête pas, passant à la barbe de trois jours, malgré la sueur de ta chemise et les cloches de tes pieds : crois-moi, tu le regretterais. C'est ici que Dolorès avait attiré Eugène Demolder le soir funeste qu'à l'auberge du Cygne-décoré la chance se montra si défavorable à Victor le bancal, contrairement à ce qui aurait pu se produire si la sagesse des nations avait été autre chose qu'une laveuse de vaisselle amoureuse d'un officier du génie. La perversité de cette femme, Dolorès, sera facile à mesurer.. Elle avait prévu la faiblesse du solitaire, le triomphe des yeux noirs, l'électricité qui ne prend pas naissance seulement, comme le croient d'absurdes professeurs de physique encore mal versés dans la science qu'ils enseignent déjà, par le frottement de la peau d'un chat contre un bâton d'ébonite. Elle avait choisi ce lieu pour le ruisseau qui le traverse en charriant de petits bouts de bois, quelques mouches d'eau, des cotons de peuplier, de la mousse et d'autres matériaux légers, qui respirent l'innocence. Pendant ce temps dans la cale du A mort les tyrans quel monstrueux amour unissait l'horrible mari de la volage Dolorès et ce pauvre adolescent dont le nom n'a pu parvenir à mes oreilles tant les éléments déchaînés avaient pitié de sa réputation. Il s'était engagé comme mousse à bord du Les Aristocrates à la lanterne parce qu'il avait cru les paroles doucereuses des mappemondes et la chanson monotone des voiles. Et maintenant... si comme on l'assure de pareilles scènes se reproduisent chaque jour, le ministre de la Marine devrait s'émouvoir. Que pensez- vous de Dieu, hublots impassibles, qui regardez à la fois les hommes et les poissons ?
Eugène Demolder regagne sa cabane, la veste sur le bras, le cœur occupé de Dolorès. Hélas ! il a perdu la sauge bleue de la chasteté, et il ne lui accorde pas même une pensée. Il se trouve heureux comme il est. Pauvre idiot. Le bancal, que fait-il dans tout ça ? Il se mouche. Il est assis dans la maison de Dolorès entre le pot de verveine et le calendrier des postes et télégraphes. Sa maîtresse tarde à rentrer. Voici l'impudique. Elle pousse un cri en reconnaissant Victor. Elle le croyait au jeu. Il la regarde dans les yeux. L'image d'Eugène Demolder n'en était pas encore tout à fait effacée. Mais le bancal ne reconnaît pas son rival. C'est alors que le vice à la langue de salpêtre fait son apparition entre les poutres du plafond, et descend familièrement s'asseoir sur les épaules du couple maudit, qui se livre près du foyer éteint à des jeux qui feraient baisser les yeux au diable s'il était de ce monde. J'aurais voulu que ma nourrice vît ça. Un petit enfant gémit dans la pièce voisine : Dolorès ignore le nom de son père.
Tandis qu'Eugène Demolder court la montagne à cueillir l'edelweiss, s'il y a une fleur diabolique c'est bien celle-là, pour orner le corsage de sa bien-aimée, Monsieur et Madame Demolder ses parents meurent de dénûment et de chagrin. Il n'a pas pu suivre le double convoi, Eugène, son amante rieuse avait ce jour-là envie de danser. On dirait un opéra-comique. Voici que la femme adultère montre à Victor une lettre du calfat. Victor, quoique qu'il ne sache pas lire, fait semblant de suivre par dessus l'épaule sur laquelle il pose son menton mal rasé. Ses bras enlacent la taille de Dolorès, et ses mains jointes s'exercent à la pratique démoralisante du tournement des pouces. Je sens qu'il va arriver malheur à quelqu'un :
Ma chère Doloresse,
Quand le temps n'est pas beau, il est vilain. Le plus salaud c'est les lames de fond. Je roule partout dans l'ombre de cales un million de pensées pour toi : comme des cigarettes .Dix pour les jambes, dix tu devines, dix pour les yeux, je trouve toujours
quelque chose pour dix de plus. Toutes les fois que je fais l'amour, je me dis si Doloresse était là. Maintenant c'est aire un mousse qui ne voulait pas les premières fois : ça a bien changé. Je le pends par un pied avec une corde, et hop vas-y ! Sa bouche devient violette. Il y a des jours, il m'inquiète : il me promène ses cheveux, tu croirais de la soie, sur le visage, les mains, le corps. Puis sa face semble envahie par la nuit tout d'un coup. C'est drôle. Nous ferons escale bientôt dans un pays où on a des femmes pour un timbre poste. C'est lit que tu pourrais t'en payer. La cargaison, on raconte que nous portons des oranges. Tu goûtes la plaisanterie. Le mousse a un corps blanc, blanc, blanc. Il parait que c'est bientôt l'élection du Président de la République en France. Les journaux vont être intéressants. Je ne vois rien d'autre à te dire. Je l'embrasse comme au pays des neiges, dans les temps, tu sais. Ton mari dévoué,
Félix Covenol.
Quand la femelle du hibou, après avoir visité minutieusement les brins d'herbe des clairières et le sol trompeur des marais, vient en battant doucement des ailes, comme une porteuse de pain, retrouver ses petits dont la voix depuis des heures n'a plus retenti à ses oreilles, et pour cause : car le nid a été arraché, emportés les enfants et le hibou, leur père ; quand la femelle du hibou après avoir vainement cherché son repaire est obligée de constater l'étendue de son malheur, et ce n'est pas tout de suite qu'elle y consent, elle s'élève en gémissant entre les arbres plus haut que ne le veut la coutume des hiboux. Elle suit les regards de la lune et descend en tournoyant jusqu'au vantail d'une porte de ferme et elle reconnaît son mari, sur lequel les chrétiens des campagnes ont cru venger la mort du fils de leur dieu : eh bien, que croyez-vous qu'elle fasse ? Va-t-elle chanter une romance et mettre une rose rouge dans ses cheveux ? Va-t-elle passer ses mains aux crèmes et faire de ses griffes des joyaux pour la peau des hommes? Va-t-elle s'enivrer sur des lits de dentelle,
tandis que de jeunes écervelés se traîneront à l'ombre de ses caresses, va-t-elle s'enivrer avec le jus des raisins de cette province des Gaules où il y a encore quelques églises à détruire pour la prochaine occasion, va-t-elle s'enivrer jusqu'à enlever sa robe, jusqu'à la jeter à terre sans égard pour le prix, jusqu'à oublier de la plier soigneusement comme chaque soir, jusqu'à danser, danser, danser, dans les désirs, le tabac et les verres cassés ? Non bien entendu.
La loi de la gravitation universelle a été, dit-on, battue en brèche. Quel malheur qu'il ne se soit pas trouvé là un photographe muni de plaques anti-halos ! Ecarquillez vos yeux, je puis vous montrer un spectacle qui ne le cède en rien en grandeur à cette bouffonnerie métaphysique. Une sage prudence avait toujours retenu la mère du bancal d'envoyer le petit Victor à l'école. Mais elle n'avait pas prévu, la vieille paysanne, la science de Dolorès et les vices du calfat ! Voici que les paroles écrites font sourde- ment leur chemin dans les veines de l'infirme au teint de pruneau. Il promène sa folie dans les champs de cerisiers en fleurs et ses lèvres saignantes répètent : Blanc, blanc, blanc. Les nuages sont des corps de jeunes hommes balancés par le tangage. Victor râpe la paume de ses mains contre l'écorce des arbres. Voilà quinze ans qu'il n'avait pas chanté : il émet un son rauque et prolongé comme celui que pousse le taureau qu'on a tenu enfermé tout l'hiver quand s'ouvre devant lui la première prairie et qu'il découvre dans l'herbe la puissante foulée des troupeaux. Il court. Il s'arrête un instant pour cracher. Cependant sur la place du village, on vend à l'encan le mobilier d'Eugène. L'armoire, la huche et le reste se changent ainsi devant l'église, ne sonnez pas si fort, en une paire de boucles d'oreilles en strass et en un foulard de couleur. Puis le colporteur s'éloigne avec son baluchon vert sur l'épaule.
Quel est cet homme qui vient de débarquer dans l'île ? Il porte des chemises molles et ses cheveux sont bleus
comme de l'encre. Il passe au milieu des enfants qui jouaient, il sourit au petit Erik, puis à lui-même. On le voit traverser tout à coup les places. Dans la campagne on le rencontre immobile dans des lieux sans découvert: il ne semble pas rechercher les points de vue. Dolorès attend le bancal à la fontaine. Il lui dit son secret. Elle frémit d'aise. Un projet vient de s'étirer dans sa poitrine et se prolonge jusqu'à ses lèvres. Par-dessus les barrières le couple regarde d'un air hagard des poulains se poursuivre en se mordillant. A l'infini les rayons parallèles enfin se touchent. Pour la commodité de la perspective l'infini se figure dans un coin des feuilles à dessin qui servent aux enfants des écoles à représenter d'après le plâtre l'esclave de Michel-Ange, ce scandale vivant. Mais suivez les pensées jumelles des amants de Marmor Island : leur point commun n'est pas comme vous pourriez le croire cette pâquerette aux bords légèrement rehaussés de pourpre. Ce n'est pas non plus leur point de départ. Etrangers l'un à l'autre, ils ne se réunissent encore une fois que par leur désir, que par l'objet de leur désir. Et comme celui-ci est tranquille dans la hune où il se repose, les manches retroussées, un bras entourant son front, l'autre main accrochée à un cordage qui va se baigner dans le ciel, tandis que l'air du large et le soleil se félicitent de caresser une chair tentante sans tomber ni l'un ni l'autre dans le péché mortel ! Brave Eugène Demolder, pourquoi lances-tu contre le plafond de la cabane tes naïves chaussures ? Voici ce qui s'était passé : comme il portait à sa maîtresse les bijoux payés avec ses meubles, Eugène surprit par la fenêtre la coupable intimité du bancal et de Madame Covenol. Dans un café du port, l'inconnu observe Eugène qui s'enivre. Puis il donne un peu de monnaie pour se retirer avec une grande fille pâle qui a envie de pleurer.
Le calfat Félix rêve dans les flancs du navire. Il sait enfin ce qui se passe pendant le baiser sur la bouche, ce vovage extraordinaire au pays du corail et des poissons
lumineux. Il sera empereur des Indes. Il est empereur des Indes et roi d'Aurore. Aurore est une ville à la peau douce, aux mœurs faciles, qui glisse dans un décor de palmes. Une barque au milieu des joncs. Que dit la reine ? C'est le grand éventail qui souffle, qui caresse. Réveil. Encore toi. Dans huit jours nous serons à Marmor Island, je t'emmène. C'est ma femme qui l'aura voulu. Elle parle avec Victor quelque part dans l'île tandis qu'Eugène caché dans un arbre les épie. On voit passer l'inconnu qui herborise. Il cherche de grandes fleurs laides, les examine à la loupe et les met avec satisfaction dans la boîte de fer peint qu'il porte en ban- doulière. Le mousse Adolphe a fini par aimer son maître et c'est à lui qu'il pense en se lavant les dents. L'homme qui fait tourner les étoiles quand sa main me frôle seule- ment. Ah ! il n'y a pas de marguerite à effeuiller sur les bateaux.
Le soleil qui vient de se lever, si on en croit les apparences, éclairera le débarquement du calfat et ce qui va s'en suivre. Il y a dans le port une maison qui s'éveille avant les autres. Une ménagère commence à laver à grande eau le carrelage de la cuisine qui forme des trèfles à quatre feuilles. A qui cela portera-t-il bonheur ? Ailleurs une servante d'auberge enlève de ses cheveux les brins de paille échappés de son traversin. Mais c'est un couteau que soupèse Eugène. Brave, honnête Eugène... je n'ai pas le temps de te faire la morale. Dolorès dort comme une enfant. Sur le pont, Félix astique ses boutons et regarde Adolphe qui s'étire. Le bancal inspecte avec minutie le canon de son fusil de chasse. Un visage a passé derrière la fenêtre. Victor ouvre la porte. Personne : c'est singulier. La petite fille qui pendant des heures et des heures, assise au pied des grands tournesols dans le jardin familial, a enfilé des perles sur un coton noir, en prenant garde à alterner régulièrement les couleurs, bleu, jaune, blanc, vert, mauve, orange, bleu, jaune, blanc, tout à coup
voit au milieu de son long travail deux perles blanches côte à côte. Elle rompt le coton de dépit, les perles se répandent, elle pleure. La chèvre vient pour jouer avec la fillette, elle écrase les perles et tout est dit.
Vers quatre heures de l'après-midi, quel temps magnifique, Dolorès, debout sur le seuil de sa demeure, jouit atrocement du drame qui tourne déjà autour de son sourire. Comme elle hume l'air, comme elle fredonne gaiment ! Elle a croisé ses mains derrière sa nuque. Sur une route, la fureur du calfat. Sur une autre, la terreur du mousse. Les chemins de l'île ne s'ennuiront pas ce soir. Encore l'éclair d'un fusil dans les broussailles. L'inconnu sort du Cvgne-décoré. Tu as bien choisi ton moment, Eugène (pardonnez-moi, je ne peux pas m'empêcher de vous tutoyer), pour venir faire des reproches à celle qui se rit de toi. Elle t'offre à boire. Ne lorgne pas ainsi sa gorge, malheureux. Une caresse a raison de tout. Contre qui arme-t-on cette main, qui ne songeait qu'à tordre un poignet de femme ? Transparent index de Dolorès qui montre le sentier de la montagne. Où est le bancal ? j'ai entendu des cris, j'ai cru reconnaître la voix d'Adolphe. Des filles passent en chantant, elles se tiennent par la taille, et celles des bouts jouent avec leur tablier. Qu'y a- t-il de rouge sur cette feuille ? Qu'y a-t-il de gémissant près de la fontaine ? Je te l'avais bien dit, voyageur. Quelques mouches volent. Ce bruit et cette flamme, j'ai déjà vu des coups de feu sur les images. Sur un tas de pierres est assis l'inconnu : du bout de sa canne il dessine dans la poussière le sexe de l'homme et celui de la femme. Il se lève et parle au cantonnier qui pour lui répondre a remonté sa visière. Les genêts fleuriront tant qu'il y aura des amoureux dans le monde. Dans les genêts fleuris de la montagne, Félix est accroché par la mort. Les horribles blessures. La tête est presque détachée du tronc, le corps est tailladé en plus de trente endroits. Une petite fleur jaune est tombée mélancoliquement dans la plaie du cou. J'ai vu
ce couteau dans les mains d'Eugène. Eugène ! l'écho seul répond : Gène ! La balle est entrée dans le dos (on avait fait une croix dessus) et il est tombé de haut en bas dans la carrière. Pauvre, pauvre Eugène Demolder, maintenant ton corps n'est plus qu'un petit bouquet de giroflées au milieu des silex. C'était bien la peine. Tu ne faisais pour- tant pas mal dans le paysage avec tes petites moustaches noires cirées. On n'en parlera plus.
Autour d'un billard déjà fatigué, il y a longtemps qu'un maladroit paya soixante francs cet accroc qui laissa dans le drap la première cicatrice angulaire, la caissière, le patron du café, deux ou trois habitués, dont l'un tient son demi pour l'empêcher de s'envoler, le partenaire souriant, les adversaires impatientés, un soldat qui ne porte plus sa pipe à ses lèvres, elle va s'éteindre, contemplent animés de sentiments divers le joueur heureux qui fait une série. Où trouver le bancal ? C'est à son tour. « D'où viens-tu déguenillé, Adolphe ? » demande Dolorès, mais le mousse livide secoue sa tête pleine de l'agonie épouvantable de l'infirme, et ne répond pas. Il regarde ses mains griffées, et les éloigne de ses yeux. Je commence à comprendre la joie des animaux qui rampent dans la terre meuble. Encore un carambolage : dans la pièce à côté, le petit enfant de Dolorès git étouffé dans son berceau. Il ne connaissait pas le genou qui opprima sa poitrine. Mère infortunée, comment ne pas la plaindre ? Le châtiment est trop fort. Ah oui ? observez plutôt Dolorès : elle s'en fout comme de l'an quarante. Elle attire Adolphe dans ses bras, ses doigts fouillent les déchirures des vêtements, et voilà la mécanique encore une fois remontée.
Avez-vous entendu craquer des branches ? Comme les genêts les primeroses sont jaunes. Au catéchisme on me donnait comme preuve de l'existence de Dieu la danse des moustiques au-dessus des marécages : contre toute vraisemblance ces bestioles ne s'embrouillent pas les pattes. Le mystérieux étranger entre dans la cabane de Dolorès et surprend les embrassements de la femme et de l’enfant. « Je sais tout », dit-il, et les nouveaux amants tremblent. Cette fois, cette fois, voici donc la punition du ciel. Pas du tout. Il y a, Dieu merci, des gens qui sont hors de la portée de votre Dieu. Avez-vous vu Dolorès, comme elle est belle avec ses cheveux défaits ? L’inconnu rassure le couple, il commence à se déshabiller, il dit son nom : Ludovic. Adolphe et Dolorès échangent un long regard. Ludovic écarte les draps, et glisse son corps froid et mince entre les deux corps chauds qu’il caresse et qui dans la nuit tombante, toutes les plantes de l’île se sont raidies et les insectes se sont retournés sur leur dos, se mettent tout à coup à hurler de plaisir.
Il y avait en tout cinq feuillets ; l’un était entre les mains de Tikhon qui venait de le lire ; la dernière phrase n’était pas achevée. Les quatre autres étaient aux mains de Stavroguine qui attendait, et en réponse au regard interrogateur de Tikhon lui remit immédiatement la suite.
— Mais cette phrase non plus n’est pas complète, dit Tikhon en examinant la feuille. C’est le troisième feuillet, et il nous faut le second.
— Oui, c’est le troisième ; quant au second… Le second est censuré en attendant, répondit rapidement Stavroguine en souriant gauchement. Il était assis sur un coin du divan et fiévreux, immobile, ne quittait pas des yeux Tikhon pendant sa lecture.
— Vous le recevrez tantôt, quand… quand vous en serez digne, ajouta-t-il avec un geste qui voulait être familier. Il riait, mais faisait pitié à voir.
— Pourtant, au point où nous en sommes, le deuxième feuillet ou le troisième — n’est-ce pas indifférent ? fit observer Tikhon.
— Comment est-ce indifférent ? Pourquoi ? s’écria en se redressant brusquement Stavroguine. Ce n’est pas du tout la même chose. Ah ! en votre qualité de moine vous soupçonnez immédiatement la plus affreuse vilenie. Les moines feraient des juges d’instruction idéaux.
Tikhon le regarda en silence.
— Calmez-vous, ce n’est pas ma faute si la fillette fut sotte et ne me comprit pas. Il n’y eut rien. Rien du tout.
— Grâce à Dieu ! Tikhon se signa.
— C’est long à expliquer... il y eut ici... il y eut un malentendu psychologique.
Il rougit tout à coup. Le dégoût, l’angoisse, le désespoir se reflétèrent sur son visage. Il se tut. Ils ne se regardaient plus et le silence régna entre eux plus d’une minute.
— Vous savez, il vaut mieux que vous lisiez, prononça machinalement Stavroguine en essuyant avec ses doigts la sueur froide qui trempait son front. Et... le mieux serait que vous ne me regardiez pas du tout... Il me semble que c’est un rêve... Et... n’épuisez pas ma patience, ajouta-t-il tout bas.
Tikhon détourna rapidement les yeux, saisit le troisième feuillet et se mit à lire sans plus s’arrêter jusqu’à la fin. Dans les trois feuillets que lui avait remis Stavroguine rien plus ne manquait ; le troisième débutait ainsi :
« ... Ce fut un instant de terreur véritable, bien que point très intense. J’étais très gai ce matin-là et très bon pour tous et ma bande était fort satisfaite de moi. Mais je les quittai tous et allai à la Gorokhovaïa. Je la rencontrai en bas, dans l’entrée. Elle revenait d’une boutique où on l’avait envoyée acheter de la chicorée. En me voyant elle s’élança dans l’escalier en proie à une peur terrible. Ce n’était même pas de la peur, mais une terreur muette, paralysante. Quand j’entrai, sa mère la frappait « pour s’être jetée dans la chambre tête baissée. » Ainsi elle pu t cacher la vraie cause de sa terreur. Tout était donc encore tranquille. Elle se terra dans un coin et ne se montra pas durant tout le temps que je passai dans la maison. Au bout d’une heure je sortis. Mais le soir j’eus peur de nouveau, et beaucoup plus fort cette fois. Le plus pénible pour moi dans cette peur était que j’en avais parfaitement conscience. Je ne connais rien de plus stupide et de plus atroce. Jamais jusque-là je n’avais connu la peur et jamais depuis je ne l’ai plus ressentie. Mais à ce moment-là j’avais peur, je tremblais même. J’en avais parfaitement conscience ainsi que de mon humiliation. Si j’avais pu, je me serais tué, mais je ne me sentais pas digne de la mort. D’ailleurs, ce n’est pas pour cette raison que je ne me suis pas tué, mais à cause de cette même peur. On se tue parfois de peur, mais il arrive aussi que de peur on continue à vivre. L’homme commence par ne pas oser se tuer et l’acte ensuite devient impossible. De plus, le soir, chez moi, je ressentis une telle haine contre l’enfant que je résolus de la tuer. Dès l’aurore je courus cette idée en tête à la Gorokhovaïa. Je me représentais tout en marchant comment je la tuerais et comment je l’outragerais. Ma haine s’excitait surtout au souvenir de son sourire : un mépris s’élevait en moi, et un dégoût immense pour la manière dont elle s’était jetée à mon cou, s’imaginant je ne sais quoi. Mais en traversant la Fontanka, je me sentis mal. En même temps, une nouvelle idée surgit en moi, terrible, et d’autant plus terrible que j’en avais conscience. Revenu chez moi, je me couchai, frissonnant de fièvre et en proie à une terreur telle que j’en venais à ne plus haïr l’enfant, je ne voulais plus la tuer, et c’était justement la nouvelle idée dont j’avais pris conscience en traversant la Fontanka. C’est alors que je compris pour la première fois que, lorsque la peur est extrême, elle chasse la haine et même tout sentiment de vengeance contre l’offenseur.
Je me réveillai vers midi, relativement dispos et m’étonnant même de l’intensité des sentiments que j’avais éprouvés la veille. J’eus honte d’avoir voulu tuer. J’étais pourtant de mauvaise humeur et malgré toute ma répugnance, je tus obligé de me rendre à la Gorokhovaïa. Je me souviens que j’aurais beaucoup désiré à ce moment avoir une querelle avec quelqu’un, une querelle vraiment sérieuse. Mais en entrant chez moi à la Gorokhovaïa, j’y trouvai Nina Savélièvna, la femme de chambre, qui m’attendait déjà depuis une heure. Je n’aimais pas du tout cette fille et elle était venue avec une certaine appréhension, craignant de me déplaire par sa visite. Elle venait toujours avec cette crainte. Mais je fus très heureux de la voir, ce qui la mit dans le ravissement. Elle n’était pas mal ; de plus elle était modeste et possédait ces bonnes manières que les petits bourgeois estiment particulièrement ; c’est pourquoi ma propriétaire m’en faisait depuis longtemps grand éloge. Je les trouvai toutes deux, en train de prendre du café et ma propriétaire enchantée de l’agréable conversation. Dans un coin de l’autre chambre, j’entrevis Matriocha : elle était debout et dévisageait fixement, en dessous, sa mère et la visiteuse. Quand j’entrai, elle ne se cacha pas comme elle l’avait fait la fois précédente, et ne s’enfuit pas. C’est un point que je me rappelle bien, car j’en fus frappé. Je remarquai seulement à première vue qu’elle avait fortement maigri et qu’elle semblait avoir la fièvre. Je fus très caressant avec Nina et elle me quitta, fort heureuse. Nous sortîmes ensemble et pendant deux jours je ne retournai plus à la Gorokhovaïa. J’en avais assez, mais je m’ennuyais.
Enfin, je résolus de terminer tout en une fois et de quitter même Pétersbourg s’il le fallait. Mais quand je me rendis à la Gorokhovaïa pour y annoncer mon départ, je trouvai ma propriétaire en grande peine et en grand émoi : Matriocha était malade depuis trois jours et délirait toutes les nuits. Naturellement je demandai tout de suite ce qu’elle disait dans son délire (nous causions tout bas dans ma chambre). Des choses terribles, me murmura la mère : « J’ai tué Dieu ». Je proposai d’amener un médecin à mes frais, mais elle refusa : « Dieu nous aidera, cela passera de soi-même ; d’ailleurs elle n’est pas couchée tout le temps ; tantôt elle a fait une course dans une boutique. » Je résolus de voir Matriocha seule et comme ma propriétaire avait laissé échapper dans la conversation qu’elle aurait à aller dans le faubourg, je décidai de revenir le soir. Je ne savais d’ailleurs pas au juste pourquoi ni ce que je voulais foire.
Je dînai au restaurant, puis à cinq heures et quart je revins. J’entrais en tout temps grâce à ma clef. Matriocha était seule ; elle était couchée derrière un paravent sur le lit de sa mère et je remarquai qu’elle avançait la tête pour voir, mais elle ne fit semblant de rien. Les fenêtres étaient ouvertes ; l’air était chaud, même brûlant. Je fis quelques pas, puis je m’assis sur le divan. Je me souviens de tout jusqu’à la dernière minute. Je ressentais une grande satisfaction de ne pas parler avec Matriocha et de la faire ainsi languir, je ne sais pas pourquoi. J’attendis une heure entière et tout à coup je l’entendis se lever brusquement derrière le paravent. J’entendis le choc de ses deux pieds sur le plancher, quand elle se leva, puis quelques pas rapides, et elle apparut sur le seuil de ma chambre. J’étais si lâche que j’étais heureux qu’elle fût entrée la première. Oh ! comme tout cela était vil, et comme j’étais humilié ! Elle se tenait debout et me regardait en silence. Depuis le jour où je l’avais vue pour la dernière fois de près, elle avait en effet extrêmement maigri. Son visage était comme desséché et son front était certainement brûlant. Ses yeux, agrandis, me dévisageaient avec une curiosité hébétée, me sembla-t-il d’abord. Je restai assis et la regardai sans bouger. Et de nouveau je ressentis de la haine. Mais bientôt je remarquai que Matriocha n’avait nullement peur de moi et que probablement elle délirait. Mais non ! ce n’était pas non plus du délire. Elle se mit tout à coup à hocher la tête comme le font, pour adresser un reproche, les gens très naïfs et qui n’ont pas de manières ; puis elle leva subitement son petit poing et m’en menaça de loin. Au premier moment ce geste me parut ridicule, mais je ne fus plus en état de le supporter ensuite ; je me levai brusquement et m’approchai d’elle, épouvanté. Son visage exprimait un désespoir pénible à voir dans un être si petit ; elle continuait à me menacer du poing et à hocher la tête -avec reproche. Je lui adressai la parole prudemment, tout bas, avec douceur, car j’avais peur, mais je vis immédiatement qu’elle ne pouvait me comprendre et ma terreur s’en accrut. Mais elle se couvrit rapidement le visage de ses deux mains, comme l’autre fois et alla vers la fenêtre en me tournant le dos. Je me détournai alors, moi aussi, et m’assis près de la fenêtre. Je ne peux pas du tout comprendre pourquoi je ne sortis pas et restai là à attendre ; j’attendais donc vraiment quelque chose. Il aurait pu se faire que je demeure longtemps assis à cette place, puis, que me levant, je la tue, par désespoir, pour en finir d’une façon ou d’une autre.
Bientôt j’entendis de nouveau ses pas précipités ; elle sortit par la porte qui donnait sur une galerie en bois par où l’on atteignait l’escalier. Je m’approchai rapidement de la balustrade et pus encore l’entrevoir qui pénétrait -dans un petit réduit, sorte de poulailler, qui se trouvait à côté d’un autre endroit. Quand je me rassis, près de la fenêtre, une idée étrange se glissa dans mon esprit : je ne peux pas comprendre encore maintenant pourquoi ce fut justement cette idée-là plutôt qu’une autre qui m’apparut la première ; tout convergeait donc vers cela. Il était évident que je ne pouvais pas encore y croire, « et pourtant... ». Je me souviens parfaitement de tout ; mon cœur battait. Au bout d’une minute je regardai de nouveau ma montre et constatai l’heure exacte. Qu’avais-je besoin de savoir l’heure si justement ? — Je ne sais pas ; mais il y avait, à ce moment, en moi une volonté générale de tout observer ; je me rappelle donc très bien tout et je vois en particulier descendre le crépuscule. Une mouche bourdonnait autour de moi et venait continuellement se poser sur mon visage. Je l’attrapai, la tins quelques instants entre mes doigts et la laissai s’échapper par la fenêtre. Un camion pénétra avec grand bruit dans la cour. Un apprenti tailleur chantait à pleine gorge (depuis longtemps déjà) près de sa fenêtre, dans un coin de la cour. Il travaillait et je pouvais le voir de ma place. Il me vint à l’esprit que puisque personne ne m’avait rencontré lorsque j’avais traversé la cour et monté l’escalier, il valait certainement mieux qu’on ne me rencontrât pas non plus à la sortie ; aussi écartai-je prudemment ma chaise de la fenêtre et m’assis-je de telle façon que les voisins ne pussent me voir. Oh ! que c’était donc lâche ! Je pris un livre, puis le rejetai et me mis à suivre, sur une feuille de géranium, les démarches d’une minuscule araignée rouge ; je m’oubliai pendant un instant. Mais je me souviens aujourd’hui de tout, jusqu’au dernier moment.
Je tirai brusquement ma montre. Il y avait déjà vingt minutes qu’elle était sortie. Mais je résolus d’attendre encore exactement un quart d’heure. Je me donnai ce temps. Il me vint aussi à l’esprit qu’elle avait pu rentrer et que je ne l’avais pas entendue. Mais c’était impossible. Il faisait maintenant un silence de mort et j’aurais pu entendre voler la moindre mouche. Tout à coup mon. cœur se remit à battre. Je regardai ma montre : il manquait encore trois minutes ; je restai donc assis, bien que mon cœur battît à me faire mal. Je me levai enfin, mis mon chapeau, boutonnai mon paletot et examinai la chambre : n’y laissais-je aucune trace de mon passage ? J’approchai la chaise de la fenêtre et la plaçai exactement. à l’endroit qu’elle occupait à mon arrivée. J’ouvris la porte enfin, la refermai doucement avec ma clef et me dirigeai vers le réduit à provisions ; la porte en était fermée, mais non à clef ; je le savais bien, mais ne voulus pas l’ouvrir ; je me soulevai sur la pointe des pieds et regardai à travers une fente qu’il y avait dans le haut de la porte. Dans l’instant même où je me dressais ainsi sur la pointe des pieds, je me souvins que lorsque j’étais assis près de la fenêtre et regardais la petite araignée rouge, pendant cet oubli d’un instant, je me représentais en réalité que je me dresserai sur la pointe des pieds, que je regarderai à travers la fente comme je le faisais maintenant. Je cite ce détail parce que je veux absolument démontrer à quel point j’étais en possession de mes facultés, et que, par conséquent, je ne suis nullement fou et dois répondre de mes actes. Je regardai longtemps par la fente, car il faisait sombre dans ce réduit ; pas complètement cependant ; si bien qu’enfin je distinguai ce qu’il fallait... Je me dis alors que je pouvais partir et je descendis l’escalier. Je ne rencontrai personne ; personne donc dans la suite ne put déposer contre moi. Trois heures plus tard, chez moi, nous jouions tous aux cartes, en manches de chemise, en buvant du thé. Lébiadkine lisait des vers, racontait toutes sortes d’histoires et, comme par un fait exprès, des choses très drôles, au lieu des bêtises, dont il nous abreuvait d’habitude. Kirilov était là aussi. Personne ne buvait, bien qu’il y eût une bouteille de rhum sur la table ; seul Lébiadkine lui fit honneur. Prokhor Malov observa : « Quand Nicolaï Vsièvolodovitch est content et de bonne humeur, nous sommes tous gais, dans notre bande, et parlons bien ». Je remarquai cette phrase ; c’est donc que j’étais gai, content, de bonne humeur et disais des choses amusantes. Mais je me souviens que je savais parfaitement que ma joie d’être délivré reposait sur une lâcheté infâme et que plus jamais je ne pourrais me sentir noble, ni sur terre, ni dans une autre vie, jamais. Autre chose encore : je réalisais en cet instant le proverbe juif : « Ce qui est à nous est mauvais mais n’a pas d’odeur. » J’avais bien conscience d’être un misérable, mais je n’en avais pas honte, et dans l’ensemble, j’en souffrais peu. C’est à ce moment, tandis que je buvais du thé et bavardais avec ma bande, que je pus me rendre compte très nettement, pour la première fois de ma vie, que je ne comprenais pas et ne sentais pas le Bien et le Mal ; que non seulement j’en avais perdu le sentiment, mais que le Bien et le Mal, en soi, n’existaient pas (cela m’était fort agréable), n’étaient que des préjugés, que je pouvais certainement me libérer de tout préjugé, mais que si j’atteignais à cette liberté, j’étais perdu. Je pris conscience de tout cela pour la première fois, en une formule nette, devant cette table à thé, pendant que je plaisantais et riais avec mes camarades je ne sais même plus à propos de quoi. Mais je me souviens de tout. Il arrive souvent que de vieilles idées que tout le monde connaît, apparaissent tout à coup neuves, originales, même après cinquante années d’existence.
Cependant je ne cessais pas d’attendre quelque chose. Et en effet, vers onze heures du soir, je vis accourir la fille du concierge que m’avait dépêchée ma propriétaire de la Gorokhovaïa pour me dire que Matriocha s’était pendue. Je suivis la fillette et pus constater que ma propriétaire ne se rendait pas compte elle-même pourquoi elle m’avait fait venir. Elle sanglotait et criait comme font ces sortes de gens en pareil cas. Il y avait du monde, des agents de police. Je laissai passer un moment, puis je sortis.
On ne vint guère me déranger pour cette affaire ; on me posa pourtant quelques questions. Mais je déclarai seulement que l’enfant avait été malade et avait eu le délire et que j’avais proposé de faire appeler le médecin à mes frais.. On me parla aussi du canif : je racontai que ma propriétaire avait fouetté sa fille, mais que cela n’avait aucune importance. Personne ne sut que j’étais revenu le soir. L’affaire finit donc ainsi.
Pendant une semaine entière je m’abstins de retourner à la Gorokhovaïa et je n’y passai enfin que pour résilier ma location. La propriétaire continuait a verser des larmes ( et je me souviens que cela me fut désagréable), mais elle s’occupait déjà de nouveau de son travail de couture. « C’est à cause de votre canif que je l’ai offensée », me dit-elle, sans grand reproche. Je réglai mes comptes avec elle sous le prétexte qu’il ne m’était plus possible désormais de recevoir Nina Savélièvna dans leur logement. Au cours de nos adieux, elle me dit encore beaucoup de bien de Nina Savélièvna. Je lui fis cadeau de cinq roubles en plus de ce que je lui devais pour la chambre. A cette époque je m’ennuyais à mourir. Le danger passé, j’aurais tout à fait oublié l’affaire de la Gorokhovaïa, comme tous les événements de cette période, si de temps en temps je ne m’étais souvenu avec rage de la terreur que j’avais ressentie. J’épanchais ma rage sur qui se présentait. C’est alors que l’idée me vint — mais sans motif aucun — de gâcher ma vie de la façon la plus bête possible. Un an auparavant je songeais à me faire sauter la cervelle ; un autre moyen se présentait, bien meilleur. Un jour, en voyant Marie Timoféèvna Lebiadkina, la bancale, qui vaquait à son service dans la maison, l’idée me vint d’en faire ma femme. Elle n’était pas encore tout à fait folle, mais c’était une idiote toujours en extase et mes camarades avaient découvert qu’elle m’aimait secrètement à la folie. L’idée d’un mariage entre Stavroguine et cet être infirme excitait agréablement mes nerfs. On ne pouvait rien imaginer de plus ridicule, de plus stupide. Mais je ne peux pas arriver à savoir si ma décision fut déterminée, ne fût-ce qu’inconsciemment (inconsciemment, c’est certain), par la rage dont m’avait empli contre moi-même la vile crainte que j’avais éprouvée dans l’affaire avec Matriocha. Je ne le pense vraiment pas. En tout cas ce mariage ne fut pas seulement le « résultat d’un pari conclu après un dîner largement arrosé. » Les « témoins » furent Kirilov et Piotr Verkhovensky, alors de passage à Pétersbourg, puis Lebiadkine lui-même et Prokhor Malov (aujourd’hui décédé). En dehors de ceux-là, personne ne sut rien, et ils me promirent sur l’honneur de se taire. Ce silence me parut toujours une vilenie ; mais jusqu’ici le secret n’a pas été trahi, bien que j’eusse l’intention de déclarer tout ; je le déclare donc maintenant. Après le mariage je me rendis chez ma mère, à la campagne. J’y allais pour me distraire, car la vie m’était insupportable. Dans notre ville je produisis l’impression d’un dément, et cette impression a persisté jusqu’à aujourd’hui, ce qui peut m’être très préjudiciable, ainsi que je l’expliquerai. Je partis ensuite pour l’étranger où je passai quatre ans.
J’ai visité l’Orient ; j’ai assisté sur le mont Athos à des services religieux qui duraient huit heures, j’ai été en Egypte, en Suisse, en Islande même ; j’ai suivi pendant une année les cours de l’université de Goettingen. Pendant la dernière année de mon séjour à l’étranger je fus à Paris l’ami d’une famille russe très haut placée et, en Suisse, de deux jeunes filles russes. De passage à Francfort il y a deux ans, je remarquai à la devanture d’une papeterie, parmi diverses photographies, le petit portrait d’une fillette, élégamment habillée mais qui ressemblait beaucoup à Matriocha. J’achetai immédiatement le portrait et, de retour à l’hôtel, je le plaçai sur ma cheminée. Je restai sans y toucher pendant toute une semaine, je n’y jetai même pas un regard et lorsque je quittai Francfort, j’oubliai de le prendre avec moi.
Je cite ce fait pour montrer jusqu’à quel point je pouvais dominer mes souvenirs et combien j’y étais insensible. Je les repoussais tous à la fois, en masse, et toute leur masse disparaissait immédiatement dès que je le voulais. Cela m’ennuyait toujours de me souvenir du passé et je n’ai jamais pu causer longuement du passé comme presque tout le monde le fait. En ce qui concerne Matriocha, j’allai jusqu’à oublier son portrait sur la cheminée.
Il y a eu un an au printemps, comme je voyageais en Allemagne, je laissai passer par distraction la station où je devais descendre pour prendre une autre ligne. Je m’arrêtai à la station suivante ; il était trois heures de l’après-midi, la journée était claire. C’était une toute petite ville allemande. On m’indiqua un hôtel ; il fallait attendre : le train suivant ne passait qu’à onze heures du soir. J’étais content de cette petite aventure, car rien ne me pressait. L’hôtel était mauvais et petit, mais tout entouré d’arbres et de parterres de fleurs. On me donna une chambrette étroite. Je dînai bien et comme j’avais passé toute la nuit en chemin de fer, je m’endormis très profondément à quatre heures de l’après-midi.
Je fis un rêve complètement inattendu pour moi, car jamais jusqu’alors je n’en avais fait de tel. Il y a au musée de Dresde un tableau de Claude Lorrain qui figure au catalogue sous le titre d’Acis et Galathée, je crois ; moi je l’appelais, je ne sais pourquoi, l’ Age d’or. Je l’avais déjà remarqué depuis longtemps, mais je l’avais revu encore, en passant, trois ou quatre jours auparavant. C’est ce tableau que je vis en rêve, non comme un tableau pourtant, mais comme une réalité. C’est un coin de l’Archipel grec : des flots bleus et caressants, des îles et des rochers, des rivages florissants ; au loin un panorama enchanteur, l’appel du soleil couchant... Les paroles ne peuvent décrire cela. C’est ici que l’humanité européenne retrouve son berceau ; ici que se déroulèrent les premières scènes de la mythologie ; ce fut son vert paradis. Ici vécut une belle humanité. Les hommes se réveillaient et s’endormaient heureux et innocents ; les bois retentissaient de leurs gaies chansons ; le surplus de leurs forces abondantes s’épanchait dans l’amour, dans la joie naïve. Le soleil versait ses rayons sur ces îles et sur la mer, et jouissait de ses beaux enfants. Vision admirable ! Illusion splendide ! Rêve le plus impossible de tous et auquel l’humanité a donné toutes ses forces, pour lequel elle a tout sacrifié, au nom duquel on mourut sur la croix, on tua les prophètes, sans lequel les peuples ne voudraient pas vivre, sans lequel ils ne voudraient même pas mourir. Dans mon rêve il me sembla vivre tout cela ; je ne sais pas exactement ce que je vis, mais les rochers, la mer, les rayons obliques du soleil couchant — tout cela il me semblait encore le voir quand je m’éveillai et ouvris les yeux, pour la première fois de ma vie, littéralement trempés de larmes. La sensation d’un bonheur encore inconnu me traversa le cœur ; j’en eus même mal. C’était déjà le soir ; à travers la fenêtre de ma petite chambre, à travers la verdure des fleurs qui garnissaient la fenêtre, le soleil couchant dardait un faisceau oblique d’ardents rayons et me baignait de lumière. Je refermai rapidement les yeux, comme pour essayer d’évoquer encore une fois le rêve disparu, mais soudain je distinguai, au milieu d’une lumière vive, très vive, une sorte d’image et tout à coup je vis très distinctement la petite araignée rouge. Je la reconnus, immédiatement, telle que je l’avais contemplée sur la feuille de géranium tandis que le soleil couchant déversait ses rayons obliques. Quelque chose d’aigu pénétra en moi ; je me soulevai et m’assis sur le lit (voilà exactement comment les choses se passèrent).
Je vis devant moi (Oh ! pas réellement ! si seulement cela avait été une vraie hallucination !), je vis Matriocha, amaigrie, les yeux fiévreux, exactement telle qu’elle était lorsqu’elle se tenait sur le seuil de ma chambre et, hochant la tête, me menaçait de son petit poing. Et rien jamais ne me parut si douloureux. Pitoyable désespoir d’un petit être impuissant, à l’intelligence encore informe et qui me menaçait (de quoi ? que pouvait-il me faire ?) mais qui certainement n’accusait que lui-même. Jamais jusque-là rien de semblable ne m’était arrivé. Je restai assis toute la nuit, sans bouger, ayant perdu la notion du temps. Est-ce là ce qu’on appelle des remords de conscience, le repentir ? Je l’ignorais et ne le sais pas encore aujourd’hui. Il se peut que, même encore maintenant, le souvenir de mon action ne me paraisse pas répugnant. Il se peut. même que ce souvenir contienne encore en soi quelque chose qui satisfait mes passions. Non, ce qui m’est. insupportable, c’est uniquement cette vision, et justement sur le seuil, avec son petit poing levé et menaçant ; rien que l’aspect qu’elle avait à cette minute, rien que cet. instant, rien que ce hochement de tête. Voilà ce que je ne puis supporter ; car depuis lors elle m’apparaît presque chaque jour. Elle n’apparaît pas d’elle-même, mais je l’évoque et je ne peux pas ne pas l’évoquer et je ne peux pas vivre avec cela. Oh ! si je pouvais la voir une fois réellement, au moins en hallucination !
J’ai d’autres vieux souvenirs encore, peut-être encore plus beaux que celui-là. J’ai agi plus mal encore avec une femme et elle en est morte. J’ai tué en duel deux hommes qui ne m’avaient rien fait. J’ai été une fois mortellement offensé et je ne me suis pas vengé de mon ennemi. J’ai sur la conscience un empoisonnement prémédité et qui réussit ; personne n’en sait rien.
(S’il le faut, je donnerai des précisions), mais pourquoi donc aucun de ces souvenirs n’éveille-t-il en moi rien de semblable ? Une simple haine peut-être, d’ailleurs surexcitée par ma situation présente et qu’auparavant j’écartais et j’oubliais avec le plus grand sang-froid.
J’errai toute une année après cela, essayant de m’occuper. Je sais que je peux encore écarter l’image de la petite fille quand je le voudrai. Je suis entièrement maître de ma volonté, comme précédemment. Mais toute la question est justement que je n’ai jamais voulu le faire, que dans le fond de moi-même je ne le veux pas et que je ne le voudrai pas ; je le sais très bien. Cela durera ainsi jusqu’à ma folie complète. En Suisse, deux mois plus tard, je réussis à devenir amoureux d’une jeune fille, ou plutôt je ressentis de nouveau un de ces accès de passion, un de ces élans fous semblables à ceux que j’avais connus dans ma première jeunesse. Je me sentis tenté par un nouveau crime, la bigamie (puisque j’étais déjà marié), mais je pris la fuite sur le conseil d’une autre jeune fille à laquelle je m’étais presque entièrement confessé. D’ailleurs, ce nouveau crime ne m’aurait nullement délivré de Matriocha. C’est pourquoi je résolus de faire imprimer ces feuillets et de les introduire en Russie au nombre de trois cents exemplaires. Quand le moment arrivera, je les enverrai à la police, aux autorités locales ; je les ferai parvenir en même temps aux rédactions de tous les journaux avec prière de les publier, ainsi qu’à mes nombreuses connaissances à Pétersbourg, dans toute la Russie. Ils paraîtront également en traduction à l’étranger. Je sais qu’il est probable que je ne serai pas inquiété par la justice ou qu’en tout cas je ne le serai que peu sérieusement. Je m’accuse moi-même et n’ai pas d’accusateurs. De plus, il n’y a pas de preuves, ou très peu, en tout cas. Enfin, il y a cette opinion très répandue concernant le dérangement de mon cerveau et il est certain que mes parents feront tous leurs efforts pour profiter de cette opinion et éteindre ainsi toute poursuite judiciaire dangereuse. J’annonce cela, entre autres raisons, afin de prouver que je suis en possession de mon intelligence et que je comprends ma situation. Il y aura pourtant ceux qui sauront tout et qui me regarderont, et je les regarderai aussi. Et plus ils seront, mieux cela vaudra. Est-ce que cela me soulagera ? Je l’ignore. C’est ma dernière ressource. Encore une fois : si l’on cherche bien dans les archives de la police de Pétersbourg, on découvrira peut-être quelque chose. Ces petits bourgeois sont encore à Pétersbourg, peut-être. On se rappellera certainement la maison : elle était bleu pâle. Quant à moi, je ne m’éloignerai pas et, pendant un an ou deux encore, je demeurerai aux Skvoréchniki, propriété de ma mère. Si on l’exige, je me présenterai où il faudra.
La lecture dura près d’une heure. Tikhon lisait lentement et relisait peut-être même certains passages. Depuis l’interruption qu’avait provoquée le feuillet qu’il avait retenu, Stavroguine était resté assis, immobile, silencieux, appuyé au dossier du divan et paraissant attendre. Tikhon ôta ses lunettes, tarda un instant, puis jeta un regard indécis sur Stavroguine. Celui-ci tressaillit et d’un mouvement rapide en avant se pencha.
— J’ai oublié de vous prévenir, prononça-t-il d’un ton brusque et sec, que toutes vos paroles seront vaines ; je ne modifierai pas mes intentions ; ne perdez pas votre peine à me dissuader. Je publierai cela.
Il rougit et se tut.
— Vous n’avez pas manqué de m’en prévenir, avant la lecture.
Il y avait une certaine irritation dans le ton de Tikhon. Le « document » avait évidemment produit sur lui une forte impression. Son sentiment chrétien avait été blessé et il y avait des moments où il ne pouvait pas se contenir. Je remarquerai à ce propos que ce n’est pas en vain qu’il avait acquis la réputation « de ne pas savoir se conduire avec le public » comme disaient de lui les moines. Malgré tout son esprit de charité, une véritable indignation se fit entendre dans sa voix.
— Cela ne fait rien, continua Stavroguine d’un ton coupant et sans remarquer le changement qui s’était produit chez Tikhon. Quelle que soit la force de vos arguments je ne renoncerai pas à mes intentions. Remarquez qu’au moyen de cette phrase habile — ou malhabile, comme vous voudrez — je ne songe pas du tout à provoquer vos arguments et vos prières. En prononçant ces derniers mots, il eut un ricanement.
— Il n’est pas en mon pouvoir de vous réfuter et surtout de vous demander de renoncer à votre décision. Votre intention est très noble et il serait impossible de mieux exprimer une idée véritablement chrétienne. La pénitence ne peut aller plus loin : ce serait une action admirable que de se punir soi-même, comme vous je projetez, si seulement...
— Si ?
— Si c’était véritablement une pénitence, si c’était réellement une idée chrétienne.
— Finesses que tout cela, murmura Stavroguine, pensif et distrait ; il se leva et commença à parcourir la chambre, sans même remarquer ce qu’il faisait.
— Il me semble que vous avez voulu vous représenter exprès plus grossier que vous ne l’êtes, que votre cœur ne désire l’être, fit Tikhon avec plus de franchise.
— Me représenter ? Je ne me « représentais » pas et, surtout, je ne jouais pas : « plus grossier » ? Qu’est-ce que cela veut dire « plus grossier » ? — Il rougit de nouveau et s’en sentit fâché : je sais que c’est un fait petit, insignifiant, misérable, dit-il en indiquant les feuillets, mais que sa petitesse même serve à approfondir... Il s’arrêta soudain comme s’il avait honte de continuer et considérait comme humiliant de se lancer dans des explications ; mais en même temps il se soumettait douloureusement, encore qu’inconsciemment, à la nécessité de rester pour s’expliquer. Il est à remarquer que pas un mot ne fut prononcé au sujet de ce qu’il avait dit précédemment quant à la confiscation du second feuillet ; ce feuillet paraissait avoir été oublié aussi bien par l’un que par l’autre. Stavroguine s’était arrêté près de la table à écrire ; il y prit un petit crucifix en ivoire, commença à le faire tourner entre ses doigts et tout à coup le brisa en deux. Surpris, il revint à lui et jeta à Tikhon un regard perplexe ; mais soudain sa lèvre supérieure trembla, comme s’il avait reçu une offense et comme s’il se préparait à lancer un défi :
— Je supposais que vous me diriez quelque chose de sérieux. C’est pour cela que je suis venu, dit-il à mi-voix, comme s’il tendait toutes ses forces pour se contenir ; il jeta les débris du crucifix sur la table.
Tikhon baissa rapidement les yeux.
— Ce document exprime directement le besoin d’un cœur mortellement blessé ; est-ce ainsi que je dois le comprendre ? demanda-t-il avec insistance et presque avec ardeur. Oui, c’est le besoin naturel de pénitence ; il s’est emparé de vous. La souffrance de l’être que vous avez offensé vous a frappé à tel point que c’est pour vous une question de vie ou de mort : il y a donc encore de l’espoir pour vous et vous suivez maintenant la vraie voie en vous préparant à accepter devant tous le châtiment de la honte. Vous vous adressez au jugement de l’église, bien que vous ne croyiez pas en l’église.
Est-ce que je comprends bien ? Mais il semble que vous haïssez déjà d’avance et que vous méprisez tous ceux qui liront ce qui est écrit là ; il semble que vous leur jetez un défi.
— Moi ? Je jette un défi ?
— Vous n’avez pas eu honte de confesser votre crime ; pourquoi avez-vous honte de faire pénitence ?
— Moi ? J’ai honte ?
— Oui, vous avez honte et vous avez peur.
— J’ai peur ! Stavroguine eut un rire convulsif et de nouveau sa lèvre supérieure trembla.
— Qu’ils me regardent, dites-vous. Mais vous-même, comment les regarderez-vous ? Vous attendez déjà leur haine pour leur répondre par une haine plus grande encore. Certains passages de votre confession sont encore soulignés par votre style. Vous avez l’air d’admirer votre psychologie et vous profitez des choses les plus insignifiantes pour étonner le lecteur par votre insensibilité, par votre cynisme qui peut-être n’existent même pas en vous. D’un autre côté, les mauvaises passions et les habitudes qu’engendre le désœuvrement vous ont en effet rendu insensible et bête.
— La bêtise n’est pas un vice, ricana Stavroguine en pâlissant.
— C’est un vice parfois, continua Tikhon, ardent et inexorable. Blessé à mort par la vision qui se tient sur votre seuil, vous ne semblez pourtant pas voir, dans ce document, en quoi consiste votre crime et de quoi vous devez être honteux devant les hommes dont vous demandez le jugement : est-ce de votre insensibilité dans le crime ou de la terreur que vous avez ressentie ? A un certain moment vous vous empressez même d’assurer votre lecteur que le geste de menace de la fillette ne vous semblait plus drôle, mais mortel. Mais est-ce que véritablement il a pu vous paraître drôle, ne fût-ce qu’un instant ? Oui, il vous a paru tel, je le certifie.
Tikhon se tut ; il parlait comme quelqu’un qui a renoncé à se contenir.
— Parlez, parlez, le pressa Stavroguine. Vous êtes irrité et vous me grondez. Cela me plaît de la part d’un moine. Mais voilà ce que je vous demanderai : il y a déjà dix minutes que nous parlons depuis cela (il montra les feuillets) et bien que vous m’injuriez, je ne vois en vous aucun signe spécial de dégoût, de honte... vous n’êtes pas dégoûté et vous parlez avec moi comme avec votre égal.
Il ajouta cela en baissant la voix et les mots « comme avec votre égal » parurent jaillir de ses lèvres sans qu’il y eût songé. Tikhon le regarda attentivement.
— Vous m’étonnez, dit-il après un silence, car vos paroles sont sincères, je le vois, et dans ce cas... c’est moi qui suis coupable vis-à-vis de vous. Sachez donc que j’ai été désagréable avec vous et dédaigneux, mais que dans votre soi ! de pénitence, vous ne l’avez même pas remarqué, bien que vous ayez remarqué mon impatience que vous avez appelée gronderie. Mais vous vous considérez vous-même comme méritant un mépris infiniment plus profond et vos paroles : « comme avec un égal », bien qu’elles nient été prononcées involontairement sont de belles paroles. Je ne vous le cacherai pas : elle m’épouvante, cette grande force inutile qui ne cherche à se déployer que dans des infamies. Ce n’est pas en vain qu’on se transforme en étranger : un châtiment poursuit tous ceux qui se détachent du sol natal : l’ennui et l’oisiveté les assaillent même s’ils recherchent l’action. Mais le christianisme admet la responsabilité, quel que soit le milieu où l’on vit. Dieu ne vous a pas privé d’intelligence ; réfléchissez vous-même : si vous pouvez vous poser la question : « suis-je ou non responsable de mes actes ? » c’est donc nécessairement que vous êtes responsable. Il est impossible que la tentation ne s’introduise pas dans le monde, mais, malheur à celui par qui elle s’introduit. D’ailleurs, en ce qui concerne votre... faute, beaucoup agissent comme vous avez fait, mais continuent à vivre dans la paix et le calme, et vont jusqu’à considérer ces fautes de jeunesse comme inévitables. Il y a des vieillards qui exhalent déjà l’odeur du tombeau, mais qui pèchent et qui se consolent avec enjouement. Le monde est rempli de ces horreurs. Vous, au moins, vous en avez ressenti toute la profondeur ; à un tel degré c’est extrêmement rare.
— N’allez-vous pas vous mettre à me respecter après la lecture de ces feuillets ? ricana Stavroguine. Vous... respectable père Tikhon, — je l’ai déjà entendu dire par les autres — vous ne sauriez faire un bon directeur de conscience, continua-t-il avec un sourire forcé. On vous critique beaucoup ici. On dit que dès que vous découvrez dans le pécheur quelque humilité, quelque sincérité, vous tombez immédiatement en admiration, vous êtes prêt à vous repentir, à vous humilier et à vous précipiter au-devant de votre... pénitent.
— Je ne répondrai pas directement à cela, mais il est certain que je ne sais pas m’adresser aux hommes. Ce fut toujours mon grand défaut, soupira Tikhon, et avec une simplicité telle que Stavroguine le regarda en souriant. Quant à cela — e : il regarda les feuillets — il ne peut y avoir à coup sûr de crime plus atroce, plus terrible que celui que vous avez commis.
— Cessons de le mesurer à l’archine, dit après un silence Stavroguine non sans un certain dépit dans la voix. Ma souffrance n’est peut-être pas aussi grande que je l’ai décrite ici ; il se peut aussi que je me sois trop chargé, conclut-il soudain.
Tikhon ne dit rien. Stavroguine, la tête baissée, plongé dans sa méditation, marchait de long en large.
— Et cette jeune personne, demanda tout à coup Tikhon, avec laquelle vous avez rompu en Suisse où est-elle maintenant ?
— Ici.
Il y eut un nouveau silence.
— Il se peut que je vous aie menti sur mon compte, répéta en insistant Stavroguine. Je ne sais pas bien moi-même.... D’ailleurs, je provoque les gens par l’impudence de ma confession, puisque vous avez remarqué ma provocation. C’est ce qu’il faut. Ils méritent bien ça.
— C’est-à-dire qu’il vous est plus facile de les haïr que d’accepter leur pitié.
— Vous avez raison, je n’ai pas l’habitude d’être franc, mais puisque j’ai commencé... avec vous, sachez que je les méprise tout autant que moi-même, tout autant, si ce n’est pas plus, infiniment plus. Aucun d’eux ne peut être mon juge... J’ai écrit ces bêtises, parce que cela m’est venu à l’esprit, par cynisme... Il se peut même que j’aie simplement menti, dans une minute de fanatisme. — Il s’interrompit soudain, irrité, et de nouveau rougit d’avoir parlé contre son gré. Il s’approcha de la table en tournant le dos à Tikhon et saisit de nouveau un fragment du crucifix brisé.
— Répondez à ma question, mais sincèrement, à moi seul, ou bien comme si vous vous parliez à vou s-même, la nuit. Si quelqu’un vous pardonnait cela (il indiqua les feuillets) non pas un de ceux que vous respectez ou que vous craignez, mais un inconnu, un homme que vous ne connaîtriez jamais, qui vous pardonnerait silencieusement en lui-même, en lisant votre confession, cette pensée vous apaiserait-elle ou bien vous serait-elle indifférente ? Si c’est trop pénible pour votre amour-propre, ne me répondez pas, mais pensez en vous-même.
— Cela m’apaiserait, répondit Stavroguine à mi-voix. Si vous me pardonniez, cela me ferait beaucoup de bien, ajouta-t-il très vite et presque dans un murmure, sans toutefois se détourner de la table.
— Mais à condition que vous me pardonniez également.
— Quoi donc ? Ah oui, c’est votre formule monastique. Triste humilité ! Vous savez, toutes vos anciennes formules monastiques ne sont pas élégantes du tout. Mais vous, vous vous imaginez qu’elles sont très belles. — Il éclata d’un rire irrité. — Je ne sais vraiment pas pourquoi je suis ici, ajouta-t-il soudain en se retournant. Ah oui, j’ai brisé... Dites, cela coûte bien vingt-cinq roubles ?
— Ne vous inquiétez pas de cela, dit Tikhon.
— Ou bien cinquante ? Pourquoi donc ne dois-je pas m’en inquiéter ? Pour quelle raison viendrais-je casser vos objets et pourquoi donc me pardonneriez-vous ce dégât ? Tenez, voilà cinquante roubles. — Il tira l’argent de sa poche et le déposa sur la table. — Si vous ne voulez pas les prendre pour vous, prenez-les pour les pauvres, pour l’église... — Il s’excitait de plus en plus. — Ecoutez, je vous dirai toute la vérité : je veux que vous me pardonniez et un autre avec vous et un troisième, mais que tous, que tous me haïssent.
— Seriez-vous capable de supporter en toute humilité la pitié générale ?
— Non, je ne le pourrais pas. Je ne veux pas de la pitié de tous. D’ailleurs, c’est une question sérieuse ; elle ne peut exister cette pitié. Ecoutez, je ne veux pas attendre, je publierai certainement... N’essayez pas de me convaincre... Je ne peux pas attendre, je ne peux pas. — Il était hors de lui. — J’ai peur pour vous, dit presque timidement Tikhon.
— Vous avez peur que je n’y résiste pas ? Que je ne puisse supporter leur haine ?
— Non pas seulement leur haine.
— Quoi donc encore ?
— Leur.... rire. Il prononça ces paroles tout bas, comme malgré lui.
Le malheureux n’avait pu se contenir et commença à parler de ce qu’il eût mieux valu taire : il savait bien d’ailleurs qu’il eût mieux valu le taire. Stavroguine se troubla, l’anxiété se refléta sur son visage.
— Je le pressentais. Donc je vous suis apparu comme un personnage comique pendant que vous lisiez mon « document ». Ne vous inquiétez pas, ne vous troublez pas. Je m’y attendais.
Tikhon, en effet, était confus ; il essaya de s’expliquer au plus vite, mais il ne fit que gâter encore plus les choses.
— Pour accomplir de telles actions le calme moral est indispensable ; dans la souffrance même il faut conserver une haute sérénité... Or, de nos jours, la sérénité morale est absente. Partout ce ne sont que discussions et disputes. Les hommes ne se comprennent pas plus entre eux, qu’au temps de la tour de Babel.
— C’est très ennuyeux tout cela ! Je le sais. On l’a répété mille fois déjà, interrompit Stavroguine.
— D’ailleurs, vous n’atteindrez pas votre but, continua Tikhon, passant directement à la question. Juridiquement, vous êtes à peu près inattaquable. C’est ce qu’on vous fera tout d’abord remarquer en vous raillant. Ensuite beaucoup se montreront perplexes : qui comprendra les véritables motifs de votre confession ? On fera exprès de ne pas les comprendre, car on craint ce genre d’exploits ; on l’a ccueille avec terreur, on le déteste et on s’en venge ; le monde aime sa boue et ne veut pas qu’on l’agite. C’est pourquoi il tournera au plus vite l’affaire en plaisanterie ; car c’est avec des plaisanteries que ces gens-là viennent le plus facilement à bout de ces choses.
— Parlez plus nettement. Dites tout, le pressait Stavroguine.
— Au début, certainement, ils exprimeront leur horreur, mais elle sera plutôt feinte que sincère et n’aura pour but que de satisfaire les convenances. Je ne parle pas des âmes pures : celles-là seront horrifiées, mais elles s’accuseront et se tairont et ne se feront donc pas remarquer. Les autres, les gens du monde, ne craignent que ce qui menace directement leurs intérêts. Le premier étonnement, la première terreur conventionnelle passés, ceux-là justement riront. Votre folie leur paraîtra très curieuse ; car ils vous considéreront comme un peu fou, tout en vous accordant suffisamment de responsabilité pour pouvoir rire de vous. Supporterez-vous cela ? Votre cœur ne s’imprégnera-t-il pas d’une haine telle qu’elle vous détruira ? Voilà ce que je crains.
— Eh bien... et vous... et vous-même... je m’étonne que vous ayez une si mauvaise opinion des hommes ; avec quel dégoût vous les jugez ! répliqua Stavroguine quelque peu agacé.
— Croyez-vous ! s’exclama Tikhon, en parlant ainsi des hommes, je les jugeais surtout d’après moi-même.
— Y aurait-il donc en votre âme quelque chose qui se délecterait de ma souffrance.
— Qui sait ? peut-être bien. Eh ! oui, il se peut fort.
— Assez ! Dites-moi donc en quoi mon attitude vous paraît ridicule dans ce récit. Je le sais moi-même, mais je veux que vous me l’indiquiez du doigt. Dites-le-moi cyniquement, avec toute la sincérité dont vous êtes capable. Je vous le répète une fois de plus : vous êtes un grand original.
— Il y a quelque chose de ridicule jusque dans la forme même de la pénitence admirable que vous vous imposez. Oh, ne doutez pas de votre victoire, s’écria-t-il, soudain presque en extase. Cette forme même vaincra (il désigna les feuillets), si seulement vous acceptez en toute sincérité les soufflets et les crachats. La croix la plus ignominieuse finit toujours par aboutir à la plus haute gloire, à la puissance, lorsque l’humilité est sincère. Il se peut même que vous soyez consolé dès cette vie.
— Ce n’est donc que dans la forme que vous entrevoyez quelque chose de ridicule, insista Stavroguine.
— Et dans le fond aussi. C’est la laideur qui tuera, murmura Tikhon en baissant les yeux.
— La laideur ! Quelle laideur ?
— La laideur du crime. Il y a des crimes véritablement laids. En général, quel que soit le crime, plus il y a de sang, plus il y a d’horreur, plus grand est l’effet, plus il est pittoresque, pourrait-on dire. Mais il y a des crimes honteux, ignominieux, à quoi l’horreur même ne peut s’attacher, qui sont par trop inélégants...
Tikhon n’acheva pas.
— C’est-à-dire, dit Stavroguine, très agité, que vous trouvez ridicule mon attitude lorsque je baisais les mains d’une petite souillon... je vous comprends très bien, et vous craignez pour moi, parce que c’est laid, vilain, non, pas vilain, mais honteux, ridicule. Et vous croyez que c’est cela justement que je ne pourrai supporter.
Tickhon se taisait.
— Je comprends maintenant pourquoi vous m’avez demandé si la demoiselle de Suisse était ici.
— Vous n’êtes pas préparé, vous n’êtes pas suffisamment bien trempé, murmura timidement Tikhon, les yeux baissés. Vous vous êtes détaché du sol, vous n’avez pas la foi.
— Ecoutez, père Tikhon, je veux obtenir mon propre pardon, et c’est là mon but principal, mon but un ique, déclara tout à coup Stavroguine avec un enthousiasme sauvage. C’est alors seulement, je le sais, que la vision disparaîtra. Voilà pourquoi j’aspire à une souffrance démesurée, je la recherche moi-même. Ne m’effrayez donc pas ou bien je périrai de rage.
Cet élan fut si subit que Tikhon se leva.
— Si vous croyez que vous pouvez vous pardonner vous-même et que vous obtiendrez votre pardon en ce monde par la souffrance, si vous vous posez cette tin en toute sincérité, oh ! alors vous croyez complètement, s’écria avec joie Tikhon. Comment donc avez-vous pu dire que vous ne croyiez pas en Dieu ?
Stavroguine ne répondit pas.
— Dieu vous pardonnera votre manque de foi, car vous vénérez le Saint-Esprit sans le connaître.
— A propos, et le Christ, me pardonnera-t-il ? demanda brusquement Stavroguine sur un tout autre ton et avec un sourire ambigu. Et dans le ton de cette question il y avait une légère nuance d’ironie.
— Il est écrit dans le livre : « Si vous séduisez un de ces enfants... » Vous vous rappelez. D’après l’Evangile il n’y a pas de plus grand crime.
— Vous avez tout simplement une peur affreuse du scandale, père Tikhon, et vous me tendez un piège, prononça Stavroguine d’une voix nonchalante et pâteuse et sur un ton de dépit. — Il parut vouloir se lever. — Pour tout dire, il faudrait pour vous que je fasse une fin, que je me marie même peut-être, que je termine mes jours membre du club et qu’à chaque fête je vienne au couvent. En voilà une pénitence ! N’est-ce pas vrai ? D’ailleurs, en votre qualité de connaisseur du cœur humain il se peut que vous prévoyiez déjà que c’est justement ainsi que les choses vont se passer et qu’il ne s’agit que de me prier instamment, afin de sauver les apparences, car au fond je ne désire que cela, n’est-ce pas vrai ?
Un sourire tordit sa bouche.
— Non, il ne s’agit pas de cette pénitence ; je vous en prépare une autre, continua avec chaleur Tikhon sans prêter nulle attention au rire et aux remarques de Stavroguine.
— Je connais un vieillard, il n’est pas ici, mais non loin de chez nous. Un ermite, un ascète d’une sagesse chrétienne telle que ni vous, ni moi ne pourrions la concevoir. Il écoutera ma prière ; je lui raconterai toute votre histoire. Allez auprès de lui, soumettez-vous à son autorité pendant cinq ou sept ans, le temps que vous-même jugerez plus tard nécessaire. Imposez-vous cette pénitence et grâce à ce grand sacrifice vous obtiendrez tout ce dont vous avez. soif et ce que vous n’espérez même pas ; car vous ne pouvez même pas concevoir maintenant ce que vous acquerrez.
Stavroguine l’écouta très sérieusement.
— Vous me proposez de prononcer les vœux monastiques dans ce couvent.
— Vous n’avez pas besoin d’entrer au couvent ; il ne faut pas prononcer de vœux ; ne soyez qu’un novice, et en secret ; vous pouvez même continuer à vivre dans le monde.
— Laissez, père Tikhon, interrompit Stavroguine avec une expression de répugnance. Il se leva ; Tikhon aussi.
— Qu’avez-vous, s’écria-t-il tout à coup, fixant presque avec terreur Tikhon. Celui-ci était debout devant lui, les bras tendus en avant ; une convulsion rapide contracta son visage horrifié.
— Qu’avez-vous ? qu’avez-vous ? répétait Stavroguine s’élançant vers lui pour le soutenir. Il lui sembla que le prêtre allait tomber.
— Je vois… je vois clairement, s’écria Tikhon d’une voix pénétrante et qui exprimait une souffrance intense, je vois que jamais, malheureux jeune homme, vous n’avez été aussi près d’un nouveau crime, encore plus atroce que l’autre.
— Calmez-vous, insista Stavroguine très inquiet pour Tikhon. Il se peut que je remette finalement tout à plus tard ; vous avez raison.
— Non, non pas après la publication, mais avant cela, un jour avant, une heure avant cette action admirable, vous chercherez une issue dans un nouveau crime et vous ne l’accomplirez que pour éviter la publication de ces feuillets.
Stavroguine trembla de colère et aussi de peur.
— Maudit psychologue, s’écria-t-il pris de rage, et sans se retourner il quitta la chambre.
Traduction boris de schloezer dostoïevski
RÉFLEXIONS SUR
LA LITTÉRATURE
��L'AFFAIRE UBU
Il y a une affaire Ubu dont, lorsque mes pages paraîtront, mon voisin Maurice Boissard aura peut-être parlé ici depuis un mois, car un tas de raisons, topographiques et typographiques, font que mes réflexions, comme les rayons des étoiles loin- taines, ne parviennent aux populations que six ou huit semai- nes après avoir été émises *. Si j'en crois les feuilles qui m'arri- vent, certes les neiges et les glaces qui entourent le poêle hyperboréen où j'écris ne sauraient me donner qu'une faible idée du froid glacial où gelèrent devant le public tant de paro- les auxquelles nous faisions depuis un quart de siècle un sort illustre. On avait pu voir à Washington le mot familier à M. Viviani tomber dans le cadre d'un Waterloo authentique : celui du Père Ubu, sur ses six pattes, ne lui céda en rien. Si j'en crois M. Yandérem, ce Waterloo eut même son Wellington et son Blùcher, se saluant mutuellement vainqueurs dans les cou- loirs du théâtre. Un Bougrelas de la critique, qui avait milité contre la gidouille, et dont la plume s'était croisée avec le croc à merdre, recevait d'un air modeste les félicitations, et les : C'est votre journée !
Convenons d'ailleurs qu'en 1922 aussi bien qu'en 1896 on peut juger discutable l'idée de mettre Ubu sur un vrai théâtre. Le théâtre des Phynances était un théâtre de marionnettes. Et je sais bien que si j'avais été à Paris je ne me serais pas dérangé
��1 . Cette fois c'est trois mois, et entre-temps Boissard, sur Ubu, a passé la main à un jamulus.
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pour voir des geus de chair et d'os traîner tout cela devant des espaliers de fracs et de peaux. C'est une des manies les plus ridicules de notre théàtrocratie et de notre cabotinisme que de vouloir enfourner bon gré malgré dans la gueule ouverte de la scène tout ce qui parait, à la lecture, beau, intéressant ou curieux. Il y eut autrefois un « théâtre d'art» où l'on essaya de susciter l'enthousiasme d'une foule en « jouant » le Cantique des Cantiques agrémenté de parfums que répandaient des vaporisateurs. Ubu Roi est à peu près à sa place sur les plan- ches comme le Cantique des Cantiques. 11 ne faut pas confondre le vrai théâtre, et ce qu'on pourrait appeler le parathéâtre, ce qui est à côté, en dehors, à l'imitation du théâtre, la littérature qui emprunte au théâtre un extrait de mouvement, comme la poé- sie emprunte à la musique un extrait de mélodie et d'harmonie. Mais le monde des mentons bleus, et son innombrable succur- sale parisienne, ont une tendance à croire que toute littérature, et singulièrement toute littérature dialoguée, trouve le cou- ronnement de son effort et la plénitude de son être dans des ouvreuses, un lustre et les feuilletons du lundi.
L'accueil fait à Ubu n'aurait aucune importance, s'il ne s'in- tercalait dans une histoire savoureuse dont j'essayerai de réta- blir, du moins par fragments, la chronique. Le Wellington qui, selon M. Yandérem, étalait son plastron de chemise comme le miroir de l'éternelle raison, usurpait peut-être quelque peu la qualité de vainqueur. Le véritable vainqueur était l'auteur des Sources ci' Ubu Roi, M. Charles Chassé. M. Chassé, ayant révélé qu'L'7'// avait été écrit tout entier par un collégien de quatorze ans, puis abandonné par son auteur lui-même honteux d'avoir perpétré une telle ànerie, enfin ramassé par Jarry dans les laissés pour compte d'une classe de province, et proposé depuis long- temps par des critiques, des hommes de lettres, des poètes (tout le bloc symboliste en particulier) aux admirations comme une énorme œuvre esotérique où il y aurait tout, les journalistes et le public se sont crus mystifiés, et se sont mis à crier : Ça ne prend pas ! ou : Ça ne prend plus ! Les Parisiens, dit Albert Sorel, pardonnent tout, sauf de n'être pas pris au sérieux. En vérité le père Ubu prophétisait lorsqu'il s'écriait du haut du che- val à phynances : « Je vais tomber et être mort ! »
Et la révélation qui a ulcéré d'humiliation les Parisiens et
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gelé toute une salle n'est point une imposture. Il y a eu des protestations venues des amis de Jarry. Je fus moi-même de ces amis, mais magis amicaveritas. Le livre de M. Chassé, et surtout l'article qu'il a publié postérieurement dans le Figaro, la lettre de M. Charles Morin écrite en 1896, me paraissent tout à fait probantes. Il est établi désormais qu' Ubu Roi est l'œuvre écrite à quatorze ans par M. Charles Morin, plus tard élève de l'Ecole Polytechnique, et aujourd'hui colonel d'artillerie. Et après ? Qu'est-ce que cela enlève à Ubn ? Pour moi qui sais Ubu par cœur, qui ai coutume de « parler Ubu » avec de nombreuses personnes, une telle révélation ne fait qu'ajouter à cette forte création un être nouveau, une solidité de renfort, une racine de plus dans les terrains du génie.
Car si c'est un fait infiniment probable que le jeune Charles Morin a écrit Ubu, c'est un fait absolument certain qu Ubu s'est imposé comme une obsession, comme un état de joie inté- rieure à des milliers d'individus. Vous me direz que chaque sai- son quelque chanson venue d'on ne sait où, Poupoule ou Made- lon, impose de même son obsession à des millions d'hommes. Mais il y a cette différence que la chanson du jour n'est qu'une chanson, un Au clair de la lune ou un J'ai du bon tabac momen- tané, tandis qu' Ubu s'est bien étalé comme une réalité littéraire, comme une fabrique de personnages et de mots, ainsi que Don Quichotte ou Joseph Prudhomme. Et, à la différence de Don Quichotte ou de Prudhomme, il ne s'est nullement étendu à des milieux populaires, ni même à des milieux d'honnêtes gens. Il est demeuré confiné dans un monde de gens relativement culti- vés, monde de littérateurs et de journalistes (l'an dernier un rédacteur de Y Action française recrutait des caricaturistes pour un journal satirique projeté sous ce titre : le Père Ubu) d'officiers et particulièrement de polytechniciens (M. Thérive nous apprend que, le livre étant alors épuisé, le G. Q. G. en fit pendant la guerre dactylographier des exemplaires pour son usage. Nous avons touché dans les compagnies des dactylographies plus inutiles émanées du même G. Q. G.), d'officiers de marine (ce corps, véritable conservatoire du prestige ubique, en a diffusé la gloire sur toutes les mers. M. Charles Chassé est d'ailleurs professeur à l'Ecole Navale, et il a médité ses Sources dans un milieu nourri de côtes de rastron et de choux-fleurs
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accommodés grossièrement). Tout cela forme un public autre- ment étoffé, solide, substantiel que les numéros de vestiaire d'une salle de première en 1922. Comment se fait-il que l'œu- vre inspirée à un petit collégien de Rennes par la silhouette, la corpulence et le chapeau Cronstadt du professeur H... ait occupé tant de fortes positions militaires et civiles, et qu'elle les occupe encore, nullement délogée par les révélations de M. Chassé ?
N'est-ce pas d'abord, et précisément parce que c'est une œuvre enfantine ? Cela d'ailleurs on le savait. Il était entendu que le prototype du Père Ubu était le père Kbé. soit le professeur H..., et qu'Ubu provenait, avec d'autres pièces ubiques, d'une collabo- ration écolière dans la troisième du lycée de Rennes. Seule- ment on croyait que l'auteur principal était Jarry. On sait maintenant que c'est Charles Morin. Et ni Jarry ni Charles Morin n'auraient écrit cela à dix-huit ou vingt ans. Ubu est marqué au coin du génie enfantin, comme ces dessins d'éco- liers dont on fait parfois des expositions. 11 y en a de fort amu- sants, de :rès vivants, surtout ceux des fillettes. Mais demandez dix ans plus tard à Germaine devenue dactylographe, ou à Jean, devenu coiffeur, de vous faire des dessins comme ceux qu'ils vous faisaient lorsqu'ils étaient à l'école. Ou ils ne sauront plus, ou ils vous fabriqueront des machines insipides. Même quand M. Morin s'efforce de restituer pour M. Chassé, dans les Sour- ces d'Ubu-Roi, quelques narrations ubiques, on devine à travers cette version tardive la fraîcheur de l'original à peu près comme on devine un texte à travers une traduction. Yillemessant pré- tendait que chaque homme a un article dans le ventre, et il se faisait fort de tirer l'article du premier ramoneur qui eût passé dans la rue. Il y a pareillement un artiste dans tout enfant, et un enfant subsiste dans chaque artiste. Mais dans ce dernier cas l'artiste peut fort bien ne pas ressembler à l'enfant, ou plutôt il est un nouvel enfant qui en vertu d'une force imprévisible de création succède au premier. M. Chassé remarque qu'Ubu ne ressemble à aucune des autres œuvres de Jarry, et qu'on pou- vait être mis par là sur la piste d'une usurpation. Mais cette dif- férence, qui est réelle, s'expliquait fort bien par la différence des deux âges : Ubu écrit à quatorze ans et Hadernablou écrit à vin^t-deux ans ne nouvaieat truère se ressembler. Morin ou
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Jarry, l'œuvre ne pouvait sortir que d'un cerveau d'enfant. Et il y a cet autre fait, que sans Jarry nous ne connaîtrions pas Ubu, et si nous connaissons Ubu, si Ubu est devenu une œuvre d'art, et une œuvre célèbre, c'est que parmi les metteurs en scène de Y Ubu rennais, pendant que les autres choisissaient la vie de polytechnicien, de conservateur des hypothèques ou de marchand de bois, il y en avait un qui choisissait la vie d'ar- tiste. Si Jarry n'a pas écrit Ubu, il l'a découvert comme criti- que, il Ta « inventé » au sens ancien, presque au sens légal, et l'ayant introduit dans le monde littéraire il lui adonné, comme Americ Vespuce, son nom. Le nom de Jarry est lié à Ubu comme le nom de M. Kenyon à la Constitution d'Athènes ou celui de M. Lefèvre aux pièces retrouvées de Ménandre. Avec cette dif- férence que cette fois l'Aristote et le Ménandre avaient consenti à s'effacer et avaient cédé leur œuvre en bonne et due forme. « Pour- quoi, dit M. Morin à M. Chassé, et de quel droit aurions-nous voulu priver Jarry d'un élément de succès possible au début de sa carrière littéraire ? ... Enfin, ce qui clôt toute discussion à ce sujet, c'est que j'ai autorisé Jarry à faire jouer la pièce et à tirer des Polonais tout ce que bon lui semblerait. A ses risques et périls naturellement, — car, connaissant mal le public auquel il s'adressait, j'étais persuadé qu'il allait au-devant d'une avalanche de pommes cuites. » Tout cela fit une destinée bien amusante. Des sept ou huit volumes qu'écrivit Jarry, et dont on pourrait extraire, en les présentant dans un commentaire biogra- phique, des Pages choisies remarquables, seul lui apporta la gloire le livre qu'il n'avait pas écrit. Et Jarry avait certainement quelque chose dans le ventre. Il se tira d'ailleurs assez logique- ment de cette situation bizarre. Il en noya l'illogisme apparent dans l'illogisme réel de la boisson. Et puisqu'on le rejetait de toutes parts dans la peau d'Ubu, il fut Ubu. Il en contracta l'ha- bitude, le parler, l'humeur et l'humour. Ce fut la revanche du professeur H... Celui-ci, à Rennes, eût pu, prophétisant, dire à Jarry : « Le Père Ebé ce sera toi. Que dis-je ! YUeber-Ebé, Y Ubu. » Ce mimétisme n'est pas d'ailleurs sans précédents. Henry Monnier était devenu Joseph Prudhomme « s'habillait comme lui, parlait comme lui » — en partie d'ailleurs parce qu'il l'avait créé d'après lui. Qu'est-ce que le président Dimanche sinon Chesterton ? Et l'ayant fait d'après lui, il est probable
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qu'il se conforme invinciblement au personnage qu'il a créé. Jarrv a été littéralement décervelé par le Père Ubu, c'est-à-dire que le Père Ubu lui a mis dans la tète son propre cerveau. Et ce décervelagc a eu des suites, il continue. « L'ubuisme, dit M. Chassé, est encore pour certains une sorte de religion. On m'affirme qu'à Paris ii existe trois ou quatre Père Ubu, parlant comme Ubu, s'habillant comme lui et s'efforçant de penser à sa manière. » Le vrai théâtre, les vrais acteurs d'Ubu les voilà, et non pas les décors, le lustre et le public qui gelèrent dans cette lugubre soirée. Ce rôle qui devient une véritable incarnation, et qui dure une vie, cela nous transporte aux origines mêmes du théâtre, nous fait épouser le courant même de l'ivresse dionv- siaque. \Sn critique dramatique, s'il n'est pas abruti par le métier, devra remercier le ciel de lui avoir mis sous les yeux ce cas privilégié.
Cas privilégié qui n'est pas un cas unique. J'ai toujours été frappé par la ressemblance singulière du Père Ubu avec le Gar- çon de Flaubert. Comme Ubu, le Garçon est né de cerveaux d'enfants ; il a été produit à Rouen sur le théâtre du Billard comme Ubu sur le théâtre des Phvnances. Le Garçon et Ubu sont des tvpes de bêtise énorme, mais aussi et surtout de bêtise consciente, d'égoïsme et de scélératesse avoués, qui arrivent à se confondre avec la réussite d'une intelligence débrouillarde, et qui finissent par coïncider avec l'épanouissement d'un triom- phe, avec ce surhomme imaginaire que projette si facilement comme son image renversée le sous-homme enfantin. Le Gar- çon et Ubu c'est Guignol. Notre meilleur document sur le Gar- çon, nous le trouvons dans une page du Journal des Concourt où Flaubert caractérise très clairement le personnage, et Jules de Goncourt, qui tient ici la plume, l'appelle fort pertinemment une plaisanterie de provincial. Le Garçon et Ubu ne peuvent naître en effet que chez des enfants de province, qui gardent plus longtemps et plus savoureusement leur fraîcheur, et qui ont sous les yeux, dans le mécanisme lent de la vie rou- tinière, une image plus étoffée de l'automatisme et des ridicules humains. On ne voit guère Ubu apparaissant chez les jeunes juifs de Condorcet, ou à Henri IV chez les fils de profs de -la rue Claude-Bernard. Paris a pu faire la gloire d'Ubu, il n'au- rait pu faire Ubu. Ainsi Guignol est de Lyon : ce qui est de
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Paris c'est la critique de Guignol, ce sont les réflexions sur Guignol ; c'est la philosophie de Guignol, autrement dit l'im- possibilité de créer Guignol. Rien que ce mot de Garçon est un mot de province (M. Beaunier s'efforce en vain d'en acclimater à Paris toute l'ampleur). Il y a quelques mois, quand mes confé- rences sur Flaubert paraissaient dans la Revue Hebdomadaire, un camarade normand m'écrivait : « Il y a toutefois un mot qui revient dans tes conférences, et qui a pour nous un son dont nul ne se doute s'il n'a vécu dès sa plus tendre enfance en Normandie : c'est ce substantif garçon élevé à la hauteur d'un nom propre et devenu un personnage dont tu as si heureuse- ment fait ressortir la valeur. Quand un gars normand a dit à quelqu'un : Eh bien ! garçon... Ah ! oui, garçon... Pour sûr, garçon, etc., etc.. il a exprimé tour à tour tous les sentiments de son âme. Je ne doute pas que le personnage du Garçon n'ait été rien de plus au début qu'un mot, extrait petit à petit de la cohorte des mots de tous les jours, sorti du rang par un phéno- mène psychologique d'attention attirée par hasard sur lui, et petit à petit devenu caporal, capitaine, général. » La façon dont les Rouennais prononçaient le mot garçon (par exemple pour désigner les enfants du docteur Flaubert) a servi probablement de noyau au personnage grotesque destiné à assumer tout l'au- tomatisme rouennais, provincial, français, humain, et devenu, après le Garçon, Homais, Bouvard et Pécuchet. Comme la vie même de Flaubert, sa création d'art a fait boule de neige. Et c'est ainsi que nous pouvons définir Ubu : une boule de neige, une création enfantine, spontanée, indéfinie, et dont le noyau réel (le professeur H...) grossit en ramassant tout sur sa route, devient non seulement un roi de Pologne, mais une planète, un monde.
Les déclarations des frères Morin à M. Chassé ne laissent aucun doute là-dessus. Le Père Ebé du Théâtre des Phynances (transformé génialement par Jarry en Père Ubu) ne garde abso- lument du professeur H... que son aspect physique : grosse bedaine, démarche lente, un de ces visages que Guignol appelle des têtes en bois de lit, une vaste redingote et un chapeau simili-Cronstadt. Aucune allusion à un caractère, à une vie privée, dont les frères Morin déclarent ne s'être jamais occupés et qu'ils affirment avoir connue dans la suite comme tout à fait
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honorable. Mais, comme le remarque M. Léon Werth dans son dernier livre, le Monde et la Vitle, « les enfants n'imaginent pas que leurs maîtres vivent d'autres heures que les heures de classe » . Ou bien, s'ils sont poètes, ces autres heures ne sont que la page blanche couverte des plus fantastiques dessins par leur imagi- nation débridée. Précisément parce que ces collégiens ignorent tout du Père Ebé en dehors de sa classe, de son trajet quotidien entre son domicile et le lycée, la boule de neige peut rouler librement. Ils en font le héros de toutes les aventures possibles, mais aventures toujours déterminées par son physique, par un poids de gros homme, par une gidouille puissante, par une capacité indéfinie d'absorption qui se confond avec la capacité d'absorption de la légende elle-même.
M. Charles Morin a donné là-dessus de précieux renseigne- ments à M. Chassé : « Le P. H. qui ne vit que d'assassinats et de rapines, habite une espèce de cassine au-dessous de laquelle sont des caves immenses où il empile ses richesses volées. C'est la chambre à sous. De temps en temps il est croche par la police et mis au violon...
» Le P. H. traîne derrière lui une immense poche assujettie au moyen de bretelles. Il remorque cette poche à travers les rues et y empile pêle-mêle les fruits de ses déprédations, les restes déchiquetés de ses victimes et de tous les détritus dont il fait son ordinaire (vieux godillots, chiens crevés et charognes de toutes sortes).
» Tous les ans, à époque fixe, le P. H. s'offre le régal d'une tourte composée d'ordures de toute sorte, détritus organiques, merdes, épluchures, etc., dans lesquelles on fait mariner quelque temps des cadavres de petits enfants zigouillés ad hoc. Cette infamie se passe dans un terrain vague du côté du Fau- bourg de Nantes où est dressée une immense tourtière (c'est tout simplement un gazomètre chapardé à la Compagnie du Gaz).
» Les rentiers sont les souffre-douleurs du P. H. Ils ne peu- vent pas résilier leur état de rentier, pas plus que les Curiales du Bas-Empire ne pouvaient cesser d'être Curiales. Non con- tent de les piller, le P. H. les soumet à toutes les vexations dont la moindre est de les déçerveler à tort et à travers. Ils sont accoutrés d'un costume grotesque (souliers à boucles, bas
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chinés, habit à la française, chapeau à plumes et houlettes avec rubans de couleur rappelant les bergers de Florian) ; sous peine de décervelage, ils doivent peser un poids minimum. Ils sont astreints, à de certains jours, à des exercices militaires avec maniement de la houlette. Leur lâcheté fait d'eux un objet de risée et de dégoût pour le reste de la population.
» Les salopins jouent un rôle important dans le cycle ubique. Leur rôle consiste à voler et à tuer pour le compte du P. H. et à faire marcher les appareils (machine à décerveler, pince-porc, etc.) »
Tout cela c'est le monde fantastique dont la ville de Rennes est peuplée par des imaginations d'enfants, et ce n'est sans doute pas d'une façon très différente qu'au début du règne de Louis-Philippe le petit Flaubert et ses amis aimaient à se figu- rer les dessous, l'envers de la vie rouennaise. Ce P. H. descend plus ou moins de Croquemitaine avec sa hotte (ici la poche) et avec son croc (plus tard le croc à merdre) qui rôdait naguère dans les rues de la ville. Il est naturel qu'il ait fini par ramasser sur sa route le professeur H... et l'ait mis dans sa peau ou se soit annexé à la sienne. J'ignore quelle peut être la superposi- tion possible de rentiers et de redontiers (Redon serait-il à Rennes ce que Beaune est à Dijon ?) Mais ce troupeau stupide des ren- tiers m'a tout l'air d'avoir pour noyau l'idée d'un dimanche rennais, — semblable à tous les dimanches de province : la sortie, la promenade lente des gens, ce jour-là tous rentiers, et qui, à Rennes comme à Rouen, doivent donner à un enfant sa première imagination du ridicule, de l'automatique, du non- être spirituel. La célèbre valse du Décervelage, mise en musique par Claude Terrasse, et dont M. Chassé établit le texte authen- tique d'après le manuscrit original de M. Charles Morin, con- firmerait cette hypothèse. C'est le dimanche qu'a lieu le grand décervelage, à Thorigné, près de Rennes. Il a suffi à Jarry de remplacer Thorigné par l'Echaudé pour faire de cette valse, vers 1896, l'hymme du Mercure, chanté, nous apprend le voisin Boissard, formidablement par toute la rédaction sur l'impériale d'un omnibus en marche. Et ce massacre des rentiers était en effet propre éminemment à soutenir les ardeurs d'une revue alors combative. Flaubert l'eût entonné d'enthousiasme.
Le mot et l'idée de décervelage puisent manifestement leur
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origine, comme Croquemitaine, non dans le langage des enfants, mais dans le langage que les grandes personnes emploient avec les enfants et qui les rend auprès de ceux-ci plus ridicules qu'elles ne croient. Tête sans cervelle ne se dit guère que des enfants, et parlant à eux, chez les parents et les professeurs. La séparation de la tète et de la cervelle prend dès lors place parmi les imaginations grotesques en lesquelles les enfants sont très habiles à résoudre les clichés usuels. De là naissent le mot et la figure du décervelage. Et le mot créé par les collégiens de Rennes est entré dans la langue française, à une date aussi rigoureuse que le mot rescapé (catastrophe de Courrières) ou le mot indésirable (fugue de M. d'Abaddie d'Ar- rast). Une lettre d'un accusé de la Haute-Cour en 1900, M. Du- buc, lettre qui figura dans le dossier du procès et fut publiée par les journaux, parlait de décerveler les dreyfusards, ce qui décelait de grandes ardeurs patriotiques. Ce lecteur d'Ubu fut dès lors appelé par la presse de gauche le décerveleur Dubuc. Et, allant d'Ubu à Dubuc, le mot ne s'y arrêta pas, ni aux jour- naux. 11 plut au goût excellent de M. Anatole France, qui, dans M. Bergeret à Paris, l'incorpora au vocabulaire prêté habi- tuellement par lui aux jeunes Trublions. Régulièrement com- posé, fort expressif, il aura place sans doute dans la prochaine édition du Dictionnaire des Quarante '. Passé dans la langue en 1900, il marque élégamment toute une époque, cette éclo- sion d'un esprit politique en des milieux littéraires, salons et cafés, qui allait donner X Action Française. Décerveler pour recerveler, voilà une formule que je proposerais volontiers, comme exprimant les ambitions conjuguées de MM. Daudet et Pujo (décervelage) et de MM. Maurras et Bainville (recerve- lage). L'heureux avènement de M. Fallières vint à point pour nous faire vivre, tout un septennat, sous le signe d'Ubu. De même que Camille et Marius furent appelés le second et le troi- sième fondateur de Rome, de même Ubu a eu pour deuxième
1. Il a même pris soin d'en composer une définition pour ces futurs Quarante. Décerveler est « proprement tirer la cervelle hors la boëte crânienne, où elle gist par ordre et disposition de nature ». Il est vrai que plus loin il lui donne l'acception plus large d'endommager la tête d'un adversaire politique : « Le citoyen Bissolo, que vous connaissez puisque vous l'avez décervelé à Longchamp. »
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auteur, après M. Morin, Jarry, et après Jarry, cet ancien chei de l'Etat. La boule de neige, partie d'une classe du lycée de Rennes, a passé par ces trois étapes, et le bonhomme s'érige aujourd'hui, indestructible par tout dégel, sur une de nos places publiques.
Comme le P. E. l'exégèse ubique pourrait faire, elle aussi, boule de neige, et ramasser sur son passage toute la littérature, — pas moins. Jarry avait donné à la pièce, dans l'édition du Mercure (je ne connais pas les autres) cette épigraphe : « Adonc- ques le Père Ubu hocha la poire, et pour cela fut nommé par les Anglais Shakespeare, dont nous avons nombreuses et belles comédies. » Voilà qui prend fort bien place dans la critique française shakespearienne, celle de William Shakespeare et de Poète Tragique, celle qui fait de Shakespeare non un auteur et un homme, mais un synonyme ou une incarnation de l'idée de poésie. Notre enfance comporte des douzaines de destinées en puissance, et dans celle de M. Morin, comme dans celle de tout le monde, mais peut-être un peu plus, se trouvaient celles de Shakespeare, de Rabelais, de Flaubert, de bien d'autres. Ce n'est pas un signalement bien rare que Victor Hugo est censé avoir donné de Rimbaud : Shakespeare enfant. Des Shakes- peare enfants il y en a dans toutes les cours de collèges. Ce qui est rare ce n'est pas le Shakespeare d'Ubu, c'est celui de Mac- beth et de la Tempête. Mais Shakespeare ne fait sur les grands tréteaux qu'étendre jusqu'aux étoiles le geste élémentaire de Guignol, du père Ubu qui hoche la poire. Et la vraie critique dramatique devrait consister à reconnaître ces schèmes moteurs originels, ces puissances brutes de déformation et de transfor- mation. Mais trop s'y arrêter, trop les posséder empêche peut- être d'aller plus loin. L'infériorité de son instinct a sans doute contribué à pousser l'homme sur la voie de l'intelligence. Paris n'a pas été capable de créer un schème dramatique nu, popu- laire, original : au xvn e et au xviii" siècles il a emprunté Arle- quin et Polichinelle à l'Italie, au xix e Guignol à Lyon, au xx e Ubu aux collégiens de Rennes. Mais Italiens et Lyonnais, comme si tout leur effort s'était épuisé dans ces types généraux, n'ont jamais pu fournir un grand auteur dramatique, et M. Morin n'a employé sa vie d'homme qu'à servir Mars dans les emplois de la République. Et Paris, qui a dû emprunter Arle-
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quin, Guignol et Ubu, a pu donner au monde Molière, Regnard, Marivaux, Beaumarchais, Musset.
Shakespeare c'est de l'Ubu arrivé. Mais Rabelais aussi c'est de l'Ubu arrivé, et dont les origines sont fort voisines de celles d' Ubu. L'exégèse rabelaisienne nous montre aujourd'hui dans Gargantua et Pantagruel une boule de neige, qui ramasse toute l'humanité sur son passage, mais qui puise dans les environs de Chinon, dans la Devinière et Lerné, les mêmes origines qu'Ubu dans la classe du P. H., Rennes et Thorigné. La Guerre picrocholine figure la boule de neige d'un procès soutenu par les parents de Rabelais (ce qu'on savait déjà fort bien au XVIe siècle : Rabelais a eu tout de suite son Charles Chassé) comme le cycle d'Ubu est la boule de neige d'un chahut scolaire. L'imagination de Rabelais marche comme celle de ces collé- giens. Ce n'est pas seulement par imitation de Rabelais, mais par sympathie créatrice avec la genèse de l'épopée rabelaisienne que procède l'auteur d'Ubu. Voyez en un exemple, entre autres, dans ce qu'en pourrait appeler le gigantisme momentané. Gar- gantua et sa famille ne sont pas des géants, mais Rabelais s'amuse, en des accès de bonne humeur, à les faire parfois se comporter comme des géants, simplement pour rire, comme on boit un coup, et en les ramenant tout de suite après à leurs dimensions normales. Telle la poche du P. H., sa tourtière gazométrique, la voiture à vent que le père Ubu se propose d'inventer pour transporter toute l'armée. Et, de Rabelais, cette voiture à vent nous fait passer fort naturellement à une chan- son aussi célèbre dans les rangs de la troupe que le Père Ubu l'est dans les cadres tant subalternes que supérieurs (je n'ose dire généraux). Qu'est-ce que lePèreDupanloup ? Exactement, dans l'ordre phallique, ce qu'est le Père Ubu dans l'ordre de la gidouille. A supposer (ce qui n'est pas du tout démontré) que le prototype occasionnel en ait été l'ancien évêque d'Orléans, les faits et gestes qui lui sont attribués ne se rapportent évidem- ment pas plus à la personne de ce prélat que ceux du Père Ubu à la personne du professeur H.... Seule a joué sur la pente de l'imagination la descente de la boule de neige. Le gigantisme momentané, qui nous donne la poche du P. H. et la voiture à vent pour une armée entière, est le même que celui qui attri- bue, lors de la retraite de Russie, un énorme exploit au Père
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Dupanloup. Des sables d'Afrique à la Bérésina, ce Karagueuz militaire parcourt l'Europe, comme le P. H. d'Aragon en Polo- gne. La boule de neige. Transposez tout cela sur le plan suprême : vous avez le Satyre de Victor Hugo.
De Shakespeare, de Rabelais, de Hugo, je reviens à Flau- bert et à M. Morin. Entre le Garçon du théâtre du Billard et le Père Ubu du théâtre des Phynances, il y a cette différence que le Garçon a évolué en Homais et en Bouvard, tandis que, d'Ebé à Ubu, il n'y a qu'un changement de voyelles, ce qui est peu. Flaubert pouvait laisser rouler la boule de neige. Et elle a roulé en effet jusqu'à la première Tentation. Puis il a vu que la boule de neige, qui est l'art de l'enfance, est aussi l'enfance de l'art. Il a compris la maturité de l'art comme la présence d'un bloc de marbre et, à partir de Madame Bovary, il a attaqué ce bloc, d'où est sorti Homais (mais la maquette d'Homais fut faite en neige). Et puisque les farces du Garçon n'ont pas été rédigées, il nous manquerait un des états intéressants de l'œuvre d'art si nous n'avions pas Ubu Roi.
Tout dès lors s'est admirablement passé. La destinée d'Ubu s'étale devant nous comme une de ces suites magnifiques dont la courbe imprévue devrait nous faire sauter de plaisir. Comme M. Morin a été bien inspiré de laisser à Jarry la 'paternité puta- tive de son œuvre ! D'abord il en eût été gêné dans sa carrière militaire ; et l'auteur d'Ubu eût été regardé d'un œil torve par la direction de l'artillerie. Mais surtout Jarry seul, type extraor- dinaire, était capable de porter Ubu dans le monde littéraire et autre, d'en faire la joie de toute une génération, de produire au soleil cet énorme champignon arborescent, avec lequel il finit par se confondre comme Daphné avec le laurier d'Apollon.
Et ce qui me paraît plus beau encore, mieux accordé avec les puissances substantielles de la vie, c'est ce mot de l'auteur véritable d'Ubu à M. Chassé : « Il n'y a pas de quoi être très fier quand on a fait une c.nade pareille. » Le metteur en scène, avec Flaubert, du Garçon, c'était Ernest Chevalier, qui se répandait peut-être, étant enfant, en autant de verve et de génie que Flaubert lui-même. Tandis que Flaubert ne faisait rien produire à ses études de droit qu'un sentiment nouveau du grotesque humain, Chevalier en tirait une carrière honorable dans la magistrature debout, et se scandalisait fort quand son
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ami lui écrivait : « J'ai envie de sauter un jour dans ton parquet et d'y faire l'entrée du Garçon ! » Le Garçon, que Chevalier avait contribué à mettre au jour, n'était plus, pour M. le subs- titut, qu'une c.nade. Ainsi va la vie. Et cela est bien. Si tout le monde gardait son génie d'enfance, où prendrait-on les subs- tituts ? Où se recruterait l'Ecole Polytechnique ? La société a besoin de magistrats et de militaires, elle n'a pas besoin des Shakespeare et des Flaubert. Ceux-ci ne passent qu'en contre- bande, et parce qu'ils ont évité la machine à décerveler. Ce n'est pas la trappe aux magistrats qui est la vraie, mais bien la trappe aux poètes.
M. Chassé parle selon une aimable philosophie de substitut, d'officier d'artillerie ou de professeur quand il termine ainsi son étude : « Par suite d'un hasard heureux, j'ai pu vider Ubu Roi de toutes les interprétations symboliques que ses lecteurs y avaient mises. Quel est le véritable auteur de cette œuvrette ? La question en soi est peu importante, et les frères Morin en conviennent avec moi. L'important est de savoir si, mainte- nant que l'outre est vide de tout le vent qui la gonflait, elle pourra, néanmoins, parvenir à rester debout. » Eh oui ! La boule de neige, le bonhomme de neige reste debout au milieu du Landerneau littéraire. MM. Morin et Chassé l'ont plutôt, pour moi, cimenté et consolidé. Le voilà avec son balai (innommable) et sa pipe (le croc ?), non pas qu'il ait été érigé par délibération du conseil municipal et sur la maquette d'un médaillé du Salon, mais tel que l'ont fait les enfants de l'école, les enfants, printemps sacré, aube et lumière inconsciente du génie. « Ah ! père Ange Michel, le beau bonhomme de neige que vous aviez bâti, avec les camarades, sur la place de la Mai- rie, il y a quarante ans ! Quel chef-d'œuvre ! Michel Ange en fabriquait comme ça dans les jardins de Pierre de Médicis. Des gensde Paris qui passaient avaient trouvé le vôtre si étonnantqu'ils l'avaient photographié. Ils parlaient du Balzac de Rodin. Et je sais un livre sur les arts où cette photographie est reproduite entre une statuette de la Vézère et une statue de l'île de Pâques. Il paraît que cela fait mieux comprendre la sculpture, — l'élan vital de la sculpture, comme disent les bergsoniens. — Mon- sieur, faudrait voir à ne pas vous f.... de moi. Je suis aujour- d'hui garde-champêtre. J'ai assez de peine à faire respecter par les
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gamins, les jours de neige, les ordonnances de M. le Maire, assez à faire d'assurer l'ordre, d'astiquer ma plaque et de repi- quer mes salades. Je puis dire que je m'en acquitte assez bien et de ça je suis fier devant les Parisiens comme devant les autres. Mais d'avoir attrapé autrefois des engelures à fabriquer un Car- mentrant de neige au lieu d'aller à l'école, ah non ! il n'y a pas de quoi être fier quand on a fait une c.nade pareille ! »
ALBERT THIBAUDET
�� � NOTES
��LITTÉRATURE GÉNÉRALE
LA CONQUÊTE MYSTIQUE : l'Ecole française (3 e vo- lume de l'HISTOIRE LITTÉRAIRE DU SENTIMENT RELIGIEUX EN FRANCE) par Henri Brémond (Bloud et Gay).
Il n'est pas à l'heure actuelle d'écrivain ecclésiastique qui honore davantage les lettres françaises que M. Henri Brémond. C'est que l'érudition prodigieuse de ce « bourreau de travail » ne fait pas tort à son goût pour le beau langage, que sa curio- sité des faits et des idées se double du besoin de les entendre exprimer justement, subtilement, harmonieusement. Aussi exigeant pour le mot que pour la pensée, nul n'était désigné autant que lui pour écrire l'Histoire littéraire du sentiment reli- gieux en France. Vous entendez bien : littéraire, c'est-à-dire manifesté par des écrivains véritables dont les ouvrages ont résisté au temps. Qu'elle nécessite six volumes in-8° de six cents pages, en texte serré, pour le seul xvn e siècle, cela ne surprendra que ceux qui ignorent la splendide floraison de la littérature religieuse en France à l'âge classique. Au fait, celle-ci balance en richesse et en importance la littérature laïque du même temps. Mais une fois comptés Bossuet, Bourdaloue, Massillon, Fénelon, Pascal et ces Messieurs de Port-Royal — et je n'oublie pas saint François de Sales, trop fleuri, mais bien savoureux — qu'est-ce qu'un lettré d'aujourd'hui, même chrétien fidèle et curieux de spiritualité catholique, connaît de ces rares trésors ? Ils appartiennent à l'Eglise, mais aussi à la France et c'est défigurer le xvn e siècle français que de ne pas les placer à leur rang. L'inventaire de ces trésors, esquissé au passage par Sainte-Beuve (cet homme avait presque tout lu), était donc,
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semble-t-il, utile à entreprendre et M. Henri Brémond fut donc bien inspiré en y songeant. Mais il nous donne plus et mieux qu'un inventaire : il tire des livres même, aujourd'hui introu- vables, des citations tellement abondantes qu'elles constituent une sorte d'anthologie où il sera permis de puiser indéfiniment. A chaque page l'œuvre éclaire et complète l'homme et l'histo- rien montre ici tant d'amour qu'il risque de mécontenter les diverses écoles spirituelles dont il écrit patiemment l'histoire par l'éloge qu'il fait successivement de chacune. Quand il manifeste une préférence pour telle ou telle, ce qui arrive quelquefois, on se demande si elle sera définitive et si une préférence plus marquée ne viendra pas soudain amoindrir ou même annuler la première. Il a l'esprit de sympathie poussé jusqu'à ce point extrême. Aussi est-il traité par quelques-uns de «dilettante», ce qui en matière spirituelle n'est pas toujours un compliment. Béni cependant ce dilettantisme qui nous vaut un ouvrage si considérable et si précieux.
Après l'étude de 1' « humanisme dévot » et de 1' « invasion mystique », voici celle de la « conquête mystique » et tout d'abord dans YEcole française fondée par le cardinal de Bérulle (de l'Oratoire), continuée par saint Vincent de Paul, Charles de Condren, M. Ollier et les Sulpiciens, le Père Eudes et la Sœur Marie des Vallées, tous écrivains et fort bons écrivains, comme bientôt Grignon de Montfort. L'examen de la doctrine bérullienne que M. Brémond oppose à la doctrine ignatienne, celle du fondateur de la Compagnie de Jésus, dépasse notre compétence et les limites de ce compte-rendu. Il suffira de noter que la première, selon notre auteur, placerait à l'origine de toute vie spirituelle l'acte d'adoration, l'adhérence aux vertus du Verbe Incarné, tandis que la seconde proposerait d'abord la discipline de la volonté pour atteindre aux mêmes vertus ; l'une « anthropocentrique », l'autre « théocentrique » ; l'une plus mystique, l'autre plus humaine. Exagérez celle-là, vous avez le quiétisrne ; poussez à bout celle-ci, vous rejoignez le stoïcisme. La vérité — diverse — est entre deux. En somme 1' « ascèse » dans l'école française se résume assez bien ainsi : « Nous devons plus aimer la patience et la débonnaireté, parce qu'elle nous conforme à Jésus-Christ doux et patient, que parce qu'elle nous rend doux et patients. » Dixif le cardinal de
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Bérulle. Et puisqu'il s'agit spécialement pour nous, en l'occur- rence, de l'expression littéraire du sentiment religieux, citons un court fragment de méditation emprunté aux œuvres du même auteur. Il a trait au mystère de l'Incarnation, au moment où la Vierge donne son acquiescement : « Fiat » à l'Ange annonciateur :
Si jamais j'ai révéré la Vierge, dans le cours précédent de sa vie, de ses pensées et de ses désirs, je la révère beaucoup plus en ce moment, en cette élévation, en cette disposition en laquelle elle pro- fère cette parole. Lorsqu'elle la prononce, elle entre dans un état nouveau opéré en elle et non par elle. Elle est lors non en un mouve- ment, mais en un repos, car elle est tranquille ; non en un repos, mais en un mouvement, car elle tend à Dieu et y tend par une vigueur et vivacité admirables. Elle est en un mouvement céleste, en un repos divin : en un mouvement qui est repos et en un repos qui est mouvement.
Ainsi, la grâce de l'Incarnation « ne nous donne pas à con- naître le Fils de Dieu seul, mais le Fils de Dieu avec sa Mère ; ne nous lie pas au Fils de Dieu seul, mais au Fils de Dieu et à sa Mère tout ensemble... » et dans l'hymne de joie de la Vierge portant Jésus « cette parole de la Vierge me semble, dit Bérulle, être la parole de Jésus et de la Vierge tout ensemble; et c'est pourquoi cette parole tire et ravit à Jésus et à la Vierge conjointement. »
Citons encore cette louange de l'amour (à propos de Marie- Madeleine) :
Amour qui n'a besoin d'entretien et sentiment aucun; amour qui subsiste par voie d'être et non par voie d'entretien, d'exercice et d'opération ; amour qui, comme ces feux célestes, se conserve en son âme comme en son élément sans mouvement et sans pâture ; au lieu que les feux terrestres sont en mouvement perpétuel et ont besoin d'aliment pour être conservés et entretenus ici-bas, comme en un lieu qui leur est étranger.
Ce style n'est pas pur, mais naïf et accentué ; il est neuf en son temps (les premières années du xvn e siècle) ; il influencera tous les Pères de l'Oratoire. « En leur apprenant, écrit M, Bré- mond, à fixer leur esprit et leur cœur sur de hauts mystères, le fondateur de l'Oratoire a déshabitué ses disciples de la gros- sièreté et de la boursouflure ; il lésa conduits aux vraies sources
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du sublime chrétien. Donnez de l'éloquence à Bérulle, et vous aurez Bossuet. »
Ceci n'est qu'un exemple, qu'une indication. Des textes aussi riches de sens, il ne serait pas malaisé d'en extraire de tous les auteurs dont j'ai donné le nom plus haut. En ce temps-là, la spiritualité catholique était encore littéraire. Après un temps de déchéance, le souci de bien dire déjà renait et, de Lacordaire à Brémond, la liste des écrivains « spirituels » se montre à nous plus qu'honorable. Sans insister davantage sur le livre lui- même que tout bon lettré se doit d'avoir lu, je profite de l'occa- sion pour répondre à certaines objections spécieuses quant au mérite de nos grands écrivains religieux, par exemple d'un Bossuet qu'on a mis quelquefois en cause. S'armant de l'idée trop reçue que « tout a été dit » on veut réduire ce mérite à une question de mots et c'est un argument de poids pour les champions du <> formisme ». Ceux-ci soutiennent, à juste titre, que l'argumentation de Bossuet n'était pas nouvelle en son temps et ne dépassait pas ce que la moyenne des prédicateurs de ce temps pouvait proposer aux fidèles. L'éloquence ou, si l'on préfère, l'élocution — magistrale — faisait, en somme, toute sa valeur et, seule, suffisait à le mettre hors de pair. De là à soutenir que lui, comme les autres, un La Bruyère ou un Racine (mais c'est aussi faux pour eux que pour lui) ne se souciait que de la nouveauté de l'expression, il semble qu'il n'y ait qu'un pas. Certes, toute oeuvre dure par la forme — ou plu- tôt, sans la forme aucune œuvre ne peut durer. Mais d'abord il faut reconnaître que l'intensité et l'accent nous sont des gages aussi sûrs de durée, en cette matière, que la stricte perfection. Ensuite, pour en revenir à notre objet, n'oublions pas que le sermon, non plus que la satire et que la fable, n'est point une oeuvre d'art purement objective, détachée du « sujet » qui la produit, du « public » auquel elle est destinée, mais tout au contraire animée du désir de convaincre, de convaincre un certain public. De sorte que le point de vue de la beauté for- melle le cède à celui de la vérité, de la conviction, de l'édifica- tion intérieure et que loin de songer exclusivement à traduire en un beau langage des vérités qui sont à tous, un Bossuet par exemple, sans même les renouveler, les fait siennes, se les incorpore si intimement qu'elles renaissent en lui, rejaillissent
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de lui avec les mots, comme étant nouvelles et personnelles. Et ainsi son originalité n'est pas de les dire autrement qu'un autre — il n'y songe pas, Dieu merci ! — mais de les repenser pour les bien dire. Personne n'a parlé, ni pensé avant lui ; il les découvre en les disant. En fait, il prend pour elles sur sa vie et sitôt qu'elles vivent, l'éloquence s'ensuit.
Qu'on cesse donc de prôner, comme on en est tenté encore, le culte de l'originalité dans la forme ; il se tourne contre son objet. Que l'on renonce aussi à opposer à ceux qui expriment des idées reçues et définies — un dogme, une tradition — le risque de se répéter ou de répéter leurs ancêtres ; car la nou- veauté n'est pas dans l'idée, mais bien dans la prise qu'on a sur elle, dans le brasier où on la jette, dans l'amour où on la refond, dans l'animation personnelle que certain homme — non un autre — lui communique : en un mot dans la vie. La forme sera toujours neuve, lorsque la gonflera assez de vie par le dedans. hexri ghéon
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��PAGES CHOISIES, de Jean Jaurès. (Rieder). — HIS- TOIRE SOCIALISTE DE LA RÉVOLUTION FRAN- ÇAISE, I : LA CONSTITUANTE, par Jean Jaurès. (Librairie de l'Humanité).
Le recul de huit années, dont cinq de guerre qui valent plus d'un siècle, donne à la figure de Jaurès un contour, des traits qui sont à peu près exactement contraires à l'image qu'on s'est faite de lui pendant ses trente ans de vie publique. Rhéteur, visionnaire, apôtre, poète, idéologue, « monstre oratoire », toutes les définitions de sa personnalité prodiguées par ses enne- mis comme par ses admirateurs s'effacent quand on aborde d'ensemble son œuvre : il est avant tout et par-dessus tout un grand réaliste. Certes il est tout entier et sans cesse tendu vers un idéal ; jamais pourtant l'optimisme et l'enthousiasme qui l'animent n'obnubilent sa clairvoyance.
Cette œuvre de Jaurès, dégagée de son action quotidienne, c'est à celle de Péguy qu'on peut la comparer, Péguy qu'il aima et dont il fut aimé, qu'il conseilla, dont il fut le collaborateur aux Cahiers, Péguy réaliste comme lui, comme lui clairvoyant,
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mais incapable d'action sociale, incapable des compromissions apparentes, des opportunismes nécessaires, de faire servir le mauvais et le médiocre au profit du bien, incapable d'autre chose que d'opposition, opposition féconde certes, mais qui n'atteint pas à la valeur d'une œuvre positive et constructrice. Péguy a pu se séparer de Jaurès, l'accabler, le calomnier, ils n'en restent pas moins tout proches l'un de l'autre. Ils étaient tous deux de même trempe solide, de même origime terrienne, formés par la même discipline classique et bourgeoise, conscients à la fois d'appartenir à la piétaille de France et à son élite, improvisateurs inlassables, mais toujours bâtissant sur de puissantes assises élémentaires, cimentées par l'histoire. C'est peut-être ce besoin commun de l'élémentaire, de ramener les questions les plus particulières à leur cellule originelle dans l'âme ou dans l'esprit de l'homme, de guider une incessante navette entre l'homme d'aujourd'hui et l'homme de toujours qui les apparente le plus et qui fait d'eux (avec le Barrés de Y Appel au soldat, de Leurs Figures et de Scènes et Doctrines du Nationalisme) les témoins types de notre temps.
Le réalisme de Jaurès, son zèle à ne jamais fausser ce qui est, à épouser toutes les contradictions et toutes les nuances de la vie, se découvre d'un bout à l'autre de ses Pages choisies par MM. Desanges et Luc Meriga. On y trouve les morceaux les plus caractéristiques : les deux discours d'Albi, la conférence sur l'Art et le socialisme, la réponse à Barrés dans le débat sur l'Ecole laïque, et aussi des morceaux moins connus comme la Conférence sur Tolstoï ou des articles de journaux perdus dans de vieilles collections de la Dépêche ou de la Petite Répu- blique.
On chercherait en vain de la phraséologie creuse dans toutes ces pages. Chaque idée s'enchaîne à la précédente, est aussitôt étayée de faits, d'exemples, éclairée d'une image qui la fixe dans l'esprit. Une parenthèse s'ouvre, c'est qu'il est nécessaire d'ap- porter quelque restriction au système ou d'écarter quelque objection plausible. Quant aux images qui jalonnent aussi bien la période écrite que la période parlée de Jaurès, elles sont rarement plaquées ; le plus souvent elles naissent de ce besoin d'élémentaire que nous signalions plus haut, elles sont emprun- tées à la vie rurale, à la nature, aux saisons, aux astres. Il y
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aurait toute une étude à écrire sur Jaurès paysan, et paysan des derniers contreforts du Massif central, pénétré de la grandeur simple de la vie pastorale et montagnarde, puis, plus tard, professeur à Toulouse, paysan des plaines prospères du pays garonnais.
Mais son réalisme, c'est dans une œuvre de longue haleine comme son Histoire socialiste qu'il éclate surtout. Et là ce n'est pas simplement un don réaliste foncier qui se fait admirer, c'est toute la complexité du réel que Jaurès embrasse et domine de haut sans en laisser échapper un seul détail. Les généralisations constantes de Taine, ses démonstrations géométriques ou les grandes systématisations mystiques de Michelet, ses construc- tions psychologiques sont ici jalousement évitées. C'est un modèle d'histoire concrète que celle de Jaurès. Ce prétendu rhéteur laisse parler les faits, consacre des pages et des pages à des statistiques commerciales, à des analyses de documents locaux. Rien n'est plus admirable dans ce genre que l'évocation de Bordeaux, Marseille, Nantes et Lyon à la veille de la Révo- lution. Et c'est toute son expérience de grand parlementaire que Jaurès apporte à étudier les séances de la Constituante, les motions, les discours, les manœuvres de couloirs.
C'est mal comprendre Jaurès que de vouloir le tirer vers le « robespierrisme » comme le fait M. Mathiez qui a revu cette nouvelle édition de l'Histoire socialiste. Jaurès est au-dessus du « clan Aulard » et du « clan Mathiez ». La Révolution pour lui n'a pas eu son apogée sous la dictature de Danton plutôt que sous celle de Robespierre ; elle est pour lui un tout dont il a vécu avec passion chaque moment. Le fait de voir dans cette révolu- tion bourgeoise la condition de la révolution sociale ne trouble jamais son jugement. Il est en 1788 de cœur avec la bourgeoisie productrice des négociants bordelais et des armateurs proven- çaux, puis il la détestera ; il est avec Barnave, puis il sera contre lui. Il agira de même envers Danton, envers Robespierre. Les hommes ne l'arrêtent pas, il n'est sensible qu'à l'âme de la Révolution.
Il serait juste que la publication des Pages choisies de Jaurès (en attendant ses Œuvres Complètes) et la ré-édition de son Histoire socialiste fissent entrer Jaurès dans l'histoire littéraire de la France où, malgré toutes les scories et les bavures dues aux
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conditions dans lesquelles il l'a édifiée, son œuvre puissante et vraie a sa place marquée. benjamin crémieux
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LA VIE DE MONSIEUR DU GAY-TROUIN ÉCRITE DE SA MAIN (Collection des Chefs-d 'Œuvre Méconnus, Bossard).
Comme presque tous les Mémoires écrits par des hommes d'action, surtout par des militaires, ceux de Du Gay-Trouin commencent par causer de la déception. Quoi, ce corsaire qui a conduit cent abordages, qui a enlevé d'un coup de main et pillé Rio-Janeiro, ce batailleur emporté et sensuel ne trouve guère à nous donner que des renseignements techniques sur la manière dont il a mené chacun de ses combats, et c'est entre deux récits de manœuvres, commepar accident, qu'il lui échappe quelques phrases où nous voyons ce que fut réellement la guerre de course ? Reconnaissons pourtant que si l'on met à part quelques admirables récits de capitaines qui furent curieux de la vie, sensibles à sa couleur et capables de consigner leurs observations (Montluc, par exemple), ces mémoires sont encore parmi les plus savoureux que nous aient laissés des hommes de guerre. N'oublions pas que Du Gay-Trouin ne rédigeait pas ses souvenirs pour amuser ses petits-enfants ou pour occuper les loisirs de sa vieillesse ; il écrivait ces notes dans la force de l'âge, pour le Cardinal Dubois, comme un résumé de son expé- rience militaire. N'oublions pas non plus que la génération qui grandit en plein règne de Louis XIV poussa plus loin qu'aucune autre la politesse qui consiste à ne pas occuper nos semblables de ce qui nous est individuel. Ce corsaire dont le bon sens et la franchise avaient conquis la confiance du roi et de ses secré- taires d'Etat, au point qu'on demandait son avis sur toutes les questions maritimes, s'il crut devoir prendre perruque et lan- gage d'honnête homme pour s'adresser au premier ministre, il ne faut pas en être surpris ; l'étonnant, c'est bien plutôt que cette forte nature ait tout de même trouvé moyen de se faire sentir ; sans doute le devons-nous à la popularité dont les aven- turiers de mer jouirent pendant la guerre de la Succession d'Espagne, et à la curiosité que tout le monde éprouvait pour
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leurs exploits. Leur prestige devait ressembler à celui que, pen- dant la dernière guerre, les commandants de croiseurs allemands trouvaient en rentrant chez eux. Au reste, l'effort de Louis XIV contre les flottes de l'Angleterre, de la Hollande et du Portugal, ressemblait assez à celui que tentait l'Allemagne au moyen de la guerre sous-marine. Incapable de lutter régulièrement con- tre de si redoutables puissances navales, il lui fallait se contenter de paralyser leur commerce en coulant ou capturant le plus pos- sible de leurs vaisseaux. Les bâtiments marchands ne sortaient plus que convoyés par des navires de guerre. C'est contre ceux-ci que portait l'attaque. On les approchait sous pavillon ennemi, et c'est seulement au moment de lâcher à bout portant la première salve d'artillerie que l'on hissait les couleurs du roi. Les com- bats semblent avoir été très meurtriers ; bien des fois Du Gay- Trouin dit avoir perdu dans une affaire la moitié de son effectif. Dans son combat contre le Devonshire, il a trois cents hommes sur le carreau au moment où le navire ennemi prend feu et périt en un quart d'heure avec tout son équipage : « Chose hideuse à voir, écrit Du Gay-Trouin, et dont la seule idée fait frémir ! Trois de ses matelots seulement se trouvèrent dans mon vaisseau après le combat, sans que j'aie pu savoir comment ils y étaient entrés. Ils me rapportèrent que, dans le vaisseau le Devonshire, il avait péri près de neuf cents hommes, y ayant, outre son équipage, deux cent cinquante soldats ou passagers de considération, de l'un et l'autre sexe. » Le ton même du vain- queur devant la disparition de ce navire de 90 canons montre un état d'esprit singulièrement différent de celui qu'affectaient les torpilleurs de la Lusiiania. Grand soin semble avoir été apporté à recueillir les équipages et à respecter certaines règles de la guerre. Assurément les prétextes qu'allègue Du Gay-Trouin pour attaquer Rio-Janeiro manquent de bonne foi et la menace défaire sauter la ville si la rançon n'est pas immédiatement payée sent assez son pirate. Mais du fait même que cette guerre de course était entreprise par des particuliers, non dans le simple dessein de détruire, mais pour ramener des prises, il est évident qu'elle était beaucoup moins inhumaine et moins absurde que ce que nous avons vu naguère.
Il y a une sorte de candeur dans la manière dont cet homme qui aimait tant les femmes et les coups parle de lui-même :
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Quoique ces maximes soient d'elles-mêmes assez estimables, j'avoue, à ma honte, qu'elles ont été chez moi ternies par une vivacité un peu trop outrée, dans les occasions où j'ai cru qu'on ne remplissait pas bien son devoir. Ce premier mouvement m'a souvent emporté à des pro- cédés trop vifs et à des termes peu convenables à la dignité d'un com- mandant.
Il lui coûte sans doute moins d'avouer :
La vue d'un danger pressant m'a souvent causé des révolutions étranges, quelquefois même des tremblements involontaires dans toutes les parties de mon corps.
S'il a l'art des chefs militaires qui est « de toujours mettre ses équipages dans le cas d'être braves par nécessité », il apporte une attention continuelle à ne pas les exposer inutilement ; ses hommes le savent et il peut se permettre des ménagements dangereux :
Quand il était question d'éviter ou de joindre avec plus de promp- titude les vaisseaux ennemis, quelque près qu'ils fussent de moi, je ne craignais pas de faire mettre mes gens à fond de cale, parce que j'étais sûr qu'à mon premier signal ils se remettraient aussitôt à leurs postes.
Et ne parle-t-il pas joliment de sa sensualité lorsqu'il écrit :
Il semble qu'un cœur épuisé par sa propre inconstance, et accou- tumé à courir après tous les objets, soit incapable de s'arrêter à un seul, et de réunir, à l'égard d'une personne, les désirs vastes qu'il formait pour toutes les autres.
Pour unécumeur de mers, c'est assez délicatement dit.
JEAN T SCHLUMBERGER
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��LA BATAILLE DU JUTLAND VUE DU « DERF- FLINGER », par le capitaine de corvette Georg von Hase (Payot).
Le récit du capitaine de corvette von Hase vient faire pen- dant à celui que le commandant Semenoff nous a donné de la bataille de Tsoushima, mais avec toutes les différences qui sépa- rent un Russe d'un Allemand. Déplus, Semenoff parle en officier d'état-major, soucieux de placer les événements à leurs plans res- pectifs dans une douloureuse épopée, tandis que von Hase veut
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rester un technicien du tir et met son point d'honneur à ne pas quitter son poste, même par une pensée rétrospective. L'événe- ment qu'il raconte n'a duré que quelques heures, cyclone inat- tendu et pour ainsi dire sans liens avec le reste de la guerre. A l'aide des feuilles d'observations et des ordres de tir, le combat est reconstitué coup par coup et minute par minute. Pas de digressions ; pas non plus d'excès de documentation ingrate. Une narration sobre, presque sèche, qui donne bien l'impression de ce drame scientifique et foudroyant, auprès duquel les duels d'artillerie terrestre semblent des batailles de rustres armés de frondes et de catapultes. Il ne s'agit pas ici de confronter les renseignements donnés par von Hase avec ceux que fournissent les récits anglais. C'est affaire aux spécialistes. Qu'il nous suffise de constater ici que le ton du narrateur révèle un esprit de modération et de droiture, et que, même là où son orgueil se donne cours, c'est avec un respect de l'adversaire qui con- tribue puissamment à l'émotion du livre.
JEAN SCHLUM BERGER
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��JULES TELLIER, par Henriette Charasson (Mercure de France).
Ce livre s'ouvre par un portrait au crayon singulièrement vivant, et quand on le lit on s'aperçoit que cette vie, comme derrière les yeux, se continue dans l'épaisseur des pages. Madame Henriette Charasson écrit sur Tellier au moment où celui-ci trouvera peut-être ses lecteurs les meilleurs et les plus émus : je veux dire ceux qui, ayant appartenu à la génération de Jules Tellier, ont atteint aujourd'hui l'âge où l'on se souvient, où le souvenir devient presque une passion, et où il devient singulièrement doux de revoir les sentiments de sa génération arrêtés sous la belle figure d'un jeune mort. Car Tellier est exactement, sans le dépasser de beaucoup, l'homme de sa génération intellectuelle, celle où arrivent à la vie de l'es- prit, un peu après Bourget, les Barrés et les Maurras : la géné- ration des Essais de psychologie contemporaine. La place des Reliques, dans une bibliothèque bien composée, est à côté de ces Essais, d'Un Homme Libre et du Chemin de Paradis, et non loin de Thaïs. Ce fort en version, ce sensuel rentré, ce cerveau
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mariné dans « l'abus du rêve et de l'analyse » avait écrit comme Barrés et Maurras à son âge, des « idéologies passionnées ». Qu'en fût-il sorti si la destinée l'eût épargné ? Madame Cha- rasson croit que cette destinée l'a accouché à son être, qui était celui d'une jeunesse sans lendemain comme celle qu'il avait pressentie en Tristan Noël. Et en effet il n'était pas né jeune. Il avait été lâché dès sa naissance sur le versant descen- dant de la vie, et presque tous ses écrits se ramènent à ses sensations de descente. Et, au contraire de l'auteur de VHomme libre, il ne se trouvait pas intéressant. Il s'aimait sans doute, mais il n'aimait pas s'aimer. L'essentiel est qu'il ait laissé, comme Maurice de Guérin, une cinquantaine de pages parfaites (çà et là, seulement, quelques épithètes de trop). Ne pourrait-on les réunir dans un petit livre, du même volume à peu près que celui de Madame Charasson, et qui achèverait son monument
public ? ALBERT THIBAUDET
RELIQUES, par Isabelle Rimbaud (Mercure de France).
Ce qu'on cherche avant Isabelle Rimbaud dans ces pages, — lettres ou articles ■ — c'est le frère dont elle ne se lasse pas de parler : Rimbaud. Son atroce agonie décrite jour par jour, son dernier départ des Ardennes, on en reste hanté.
Mais il y a autre chose dans ce recueil posthume. Il y a la personnalité de la sœur d'un grand poète, transposition féminine, — -plus faible, moins orgueilleuse, aussi ardente — de la personnalité de Rimbaud.
On s'étonne que les historiens de la littérature n'accordent pas plus d'importance aux sœurs des écrivains. On trouverait souvent dans cette étude la clef de bien des états d'âme et de bien des aspirations difficiles à interpréter, même quand ces sœurs ne sont ni une Jacqueline Pascal, ni une Lucile de Cha- teaubriand, ni une Henriette Renan, ni une Isabelle Rimbaud.
BENJAMIN CRÉMIEUX
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LE VIN DE TA VIGNE, par Louis Artus (Emile- Paul).
Le Vin de la Vigne fait le troisième volume, après la Maison
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du Fou et la Maison du Sage, d'un ouvrage qui en aura d'autres, et qui est construit sur les thèmes catholiques les plus rigides, les plus purs, les plus intenses. Il tourne le dos au xix e siècle et regarde vers le moyen-âge. Le vin de la vigne du Seigneur n'est pas à boire avec mesure et comme à regret, mais bien jusqu'à l'ivresse, jusqu'à ce que l'être ne fasse plus qu'un avec les puis- sances de la liqueur mystique. Aussi la littérature de M. Artus est- elle comme celle d'un couvent mystérieux, arche sainte de vie exaltée et de chrétienté intégrale. De là ces Chroniques de Saint- Léonard auxquelles ce livre ajoute des contes parfois étranges, mais d'une forte vibration, et qui paraissent le diviser comme en cellules de moines, aux murs blanchis à la chaux et cou- verts de fresques. La plus curieuse de ces fresques est peut-être la première, celle du Moine Ivre. Dom Jean imagine éloquem- ment une Uchronie singulière, celle d'une histoire renversée, où l'ère avant le Christ devient l'ère après le Christ et récipro- quement : de sorte que le discours sur l'histoire universelle part du xix e siècle, et, de progrès en progrès, s'avance jusqu'à Prométhée, qui rejette le feu vers le ciel. Dans cette histoire le Christ ne paraît pas. — Pourquoi? demande l'auteur — « Qui voudrait, répond dom Jean, soutenir le mensonge diabolique du progrès devrait, comme je l'ai fait devant vous, commencer par la dernière page, — celui-là qui voudrait démontrer la sagesse de Fhomme !... Mais pour ce mensonge et cette démonstration, il faut, j'en conviens, ignorer Celui que nous servons, vous et moi, qui imposa à la durée le point fixe de sa naissance et de sa mort. » Sous le titre de Malbrough s'en va- t'en-guerre, intermède détendu du livre, on assiste à une jolie revue des personnages de toute la chanson et des légendes fran- çaises, en marche vers Jérusalem. Le Miracle de la 20 e avenue et l'Enfant qui n'allait pas à l'école sont deux contes mélanco- liques et délicats des temps futurs. Le livre plaît d'abord parce qu'il est élégamment et parfaitement écrit. Ses personnages de tapisserie et d'abstraction manquent un peu de vie. Ce qui , remplace la vie c'est un ardent courant religieux et mystique qui les conduit tous, sinon vers une démonstration, du moins vers un état d'intuition intense. Attendons, pour le mieux peser et comprendre, que le cycle de M. Artus soit terminé.
ALBERT THIBAUDET
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LA CHAUVE-SOURIS par Charles Derennes (Albin Michel).
On lit cette étude comme un agréable roman, mais on a peine à imaginer que les êtres exquis dépeints par M. Derennes — les plus proches de l’homme selon lui par leurs instincts, leur « mentalité » et leur inadaptation à la vie ambiante — soient ces monstrueuses chauves-souris de cauchemar qui peuplent les souvenirs de nos villégiatures enfantines. On a l’impression que M. Derennes a voulu tenir la gageure de faire jouer un rôle de ténor à une basse noble ou de jeune premier à un grime.
Entre Colette, J.-H. Fabre et Joseph de Pesquidoux, et à peu près à égale distance des trois, M. Derennes se taille une place bien à lui dans l’observation et la peinture du monde animal. On se scandalise un peu, toutefois, de la façon désinvolte dont il exécute en deux lignes Darwin, Buffon, J.-H. Fabre ou nos savants zoologistes. Pourquoi surtout, dans un sujet simple et naïf comme celui-ci, cet étalage de poncifs néo-classiques, ces déclamations sur l’ordre, la démocratie, la faillite de la science ? Cela gâte le plaisir du lecteur de bonne foi, qui supporte mal d’être endoctriné, quand il souhaitait uniquement être instruit et ému.
LES DISCOURS DU DOCTEUR O’GRADY, par André Maurois (Grasset).
Les Silences du colonel Bramble étaient déjà fort réjouissants ; les Discours du docteur O’Grady qui les continuent leur sont peut-être supérieurs. Ce qui en fait le charme principal, c’est, je crois bien, l’habile juxtaposition d’un humorisme britannique, fidèlement rendu, et d’une ironie française qui s’exerce aux dépens de cet humour.
C’est au fond le procédé de l’abbé Coignard exerçant une verve d’humaniste sur la tradition catholique et gothique, ou d’un grasculus du siècle d’Auguste admirant et raillant la puissance et la barbarie romaines.
Sans exagérer la portée philosophique de cet agréable NOTES 87
ouvrage, il faut se réjouir qu'il tire son plus grand mérite de l'intelligence de franc ajoi qui y pétille d'un bout à l'autre.
BENJAMIN CRÉMIEUX
LA POÉSIE
LA SYMPHONIE HÉROÏQUE, poèmes, par Henry Jacques. (Aux éditions de Belles-Lettres. Prix de la Renais- sance).
Ce sont des poèmes sur la guerre, ou contre la guerre, qu'anime une générosité un peu vague et grandiloquente mais pleine de conviction. La valeur en est très inégale. Une certaine faconde oratoire y tient souvent lieu de souffle épique et le goût de l'amplification y paraît avec tous les mouvements et coupes conventionnels que dissimule une récitation complaisante.
Il serait fort malséant de dénier à M. Henry Jacques, qui a fait la guerre, le droit de la détester, mais l'invective n'est pas de style héroïque, c'est un fait et le leit-motif « guerre à la guerre » n'est pas moins propice que « guerre du droit » ou « guerre fraîche et joyeuse » au verbalisme déclamatoire. Il faut se résigner à rimer des clichés de gauche ou de droite, à moins de se résoudre à écrire, non l'épopée de la guerre, mais les poèmes d'un homme dans la guerre, des poèmes de circonstance. Le mode épique exige la sympathie ou le respect du poète pour le sujet. Les Châtiments, en dépit du génie de Hugo, ne se lisent pas sans gêne.
Et voilà les soldats, les simples au cœur nu
Dans le nimbe de cuir des vieilles jugulaires
Ils s'en vont, sans savoir qu'ils sont toute la guerre
Vers quelque grand destin qui leur reste inconnu.
Sur cette route étroite où le droit les endigue Ainsi vont-ils offrant aux triomphes Jutur s, Taciturnes sauveurs aux dévouements obscurs Leur adorable sang et leur sainte fatigue
Dans le piétinement de leurs brodequins lourds, Moi que cette cohue a roulé dans ses charges J'écoute retentir, encor lointains et sourds, Les pas mystérieux de l'avenir en marche.
�� � 88 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Il ne faudrait pas juger M. Henry Jacques sur de tels vers qui résument assez bien le côté artificiel, emprunté ou trivial de son lyrisme. Il trouve des accents justes et forts pour exprimer un sentiment vrai, profondément ressenti :
Nous les vivants du dernier iour, Tout étourdis de notre chance...
La vie qui tremblait dans leur peau Connue une bête sans courage Flairant l'ineffable repos Qui suit la fin des grands carnages.
On citerait volontiers ces litanies de la Boue où éclatent des images pleines d'énergie :
Bave qui salit tout, et la chair quelle touche Et la paille des soirs et le fer des fusils.
et cette apostrophe vraiment belle :
Reviendras-tu, soleil, lui dessécher la face Et durcir dans ses flancs la Jorme des souliers
M. Henry Jacques, qui est né poète, ne peut manquer de sentir ce qui fait le prix de tels vers, une justesse naïve qu'il faut sans cesse retrouver, à force d'art et de patience — ou de génie.
ROGER ALLARD
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��CHANSONS DÉSABUSÉES, par Max Elskamp (Van Oest, Bruxelles).
Les Madones isocèles d'Anvers, à qui Max Elskamp chanta ses premières litanies, ont de lourdes couronnes et des manteaux brodés. Dépouillées de ces ornements, qui ne sont point de pacotille, elles apparaissent émouvantes, avec l'affectation du « hanchement » gothique ou leur rudesse d'icônes paysannes. Ainsi l'art d'un poète que l'on dit « folklorique » ne l'est vrai- ment que par surcroît. Sous le décor du pittoresque local, dis- cernons l'éternelle attitude de la supplication, de l'intercession, de la prière. Ce n'est plus pour leur « naïveté » que nous aimons les « primitifs » et Max Elskamp nous est plus précieux depuis qu'une étude de Jean de Bosschère éclaira l'intimité de cette conscience inquiète. Le scoliaste a tracé de son « pauvre frère
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aîné » une image mi-chrétienne et mi-bouddhique où nous reconnaissons plus simplement un homme instruit par la dou- leur. Revenons à l'œuvre d'abord toute de confiance et célébrant La Louange delà Fie. Après vingt ans de silence, Elskamp sou- pire :
Ils se sont tus les ançes doux
Que tu voyais en robes blanches,
Avec leurs violons aux joues
Faire musique à tes dimanches.
C'est la même voix pourtant, ses « syntaxes mal au clair », la savante gaucherie des rimes pauvres et des harmonies disson- nantes. Mais lointaines sont les kermesses dominicales. Il reste le souvenir d'une aventure intellectuelle, voyage au long cours d'où l'on revient désabusé. Sans cri, sans geste, le poète, sur un mode mineur et peut-être monotone, développe le thème d'une sagesse retrouvée, d'une résignation mélancolique.
Les uns, habitués aux complaintes de Max Elskamp, en seront comme naguère agréablement bercés. D'autres loueront davantage, sans trop parler philosophie, la sincérité d'une con- fession de bonne foi. paul fierens
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MARSYAS OU LA JUSTICE D'APOLLON, drame satyrique en trois actes et un prologue, par François-Paul Alibert (Pierre Polère, Carcassonne).
A vrai dire, ce poème dialogué ne prétend point à la force dramatique. Le mouvement, non point la chaleur, y font défaut ; et sans doute le style d'Alibert aura-t-il toujours quel- que chose de trop décoratif, de trop drapé pour se prêter aux exigences d'un dialogue scénique. On songe à ces personnages des grandes compositions de Lebrun, qui n'essaient pas de nous faire croire à la réalité des batailles dans lesquelles ils sont engagés ou à la vérité littérale de leurs gestes allégoriques. Ils n'en ont pas moins pour cela de beauté. Je songe au monologue de Minerve jetant loin d'elle la flûte :
Source d'ivresse, vil et sauvage instrument, Toi qui déformes l'âme aussi bien que la joue...
�� � 90 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Je songe surtout au dernier entretien, dans lequel Marsyas, vaincu et frémissant de colère, finit par s'incliner devant la sereine dureté d'Apollon, reconnaissant que l'art pur devait vaincre l'art confus et que la victime écorchée devait adorer le dieu cruel et beau.
Ce qui caractérise le style d'Alibert, ce sont des périodes amples — non pas oratoires, car elles ont de la retenue et se plaisent à certains raffinements de syntaxe qui couperaient le sifflet à un ténor de la récitation — mais phrases abondantes, un peu pompeuses, d'un Louis XIV qui reste sévère même lors- qu'il se charge d'ornements. Marsyas a été écrit, croyons-nous, antérieurement aux Odes que nous avions récemment l'occasion d'admirer et où l'on constate un élan plus spontané, une beauté plus libre. jean schlumberger
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DIABLERIES, par Mélot du Dy (Editions littéraires de l'Expansion Belge).
M. Mélot du Dy tire aujourd'hui le Diable par la queue. L'année dernière en ses Mythologies, il se moquait des Dieux de plâtre d'un Olympe de carton et « fumait à leur nez de fines cigarettes ». M. Mélot du Dy a une jolie sensibilité — ce n'est pas là une simple politesse littéraire — mais cette sensibilité s'applique trop souvent à des bizarreries quelque peu affectées- Les poètes quelquefois se suivent et se ressemblent et le sanglot lointain de Laforgue vient rouler encore dans ces
vers :
Dieu ! faites comme che\ vous, Il n'y a pas autre chose Qu'un amour qui se propose, Sans vous prier à genoux.
Ailleurs aussi, on pourrait penser que M. Mélot du Dy s'est trop souvenu de Guillaume Apollinaire, mais ne peut-on croire au Hasard et les poètes ne peuvent-ils donc se rencontrer sur le Parnasse ? M. Mélot du Dy écrit beaucoup, mais pour ma part, j'aimerais qu'il suivît l'inspiration charmante qui lui dicta ce curieux petit poème :
Ils ont perdu le ton galant, Automobiliste et piéton.
�� � NOTES 9 T
Ils ont un air bète et méchant, Qui connaît Monsieur Pavillon.
Ce sont des illettrés ces gens. Ils parlent comme des butors. Et c'est bien triste. Et cependant Monsieur Pavillon n'est pas mort.
J'aimerais encore que ce poète sût garder le ton simple de ces quatre vers :
Sur la table rase Où dort la poussière, Avec mon index Je dessine un cœur,.
Un cœur qui souvent chante faux et qui, j'en suis sûr, saurait dire vrai. Georges gabory
LE ROMAN
LA RANDONNÉE DE SAMBA DIOUF, par Jérôme et Jean Tharaud (Pion).
Lorsque Loti s'éveille en face d'une terre nouvelle, ses prunelles, ses narines, son épiderme vibrent ; l'intelligence s'annihile ou plutôt se disperse, redescend dans les nerfs, vient exalter les récepteurs des sens. Les souffles extérieurs frappent cet homme où bourdonnent sans cesse des musiques secrètes. Des accords se forment au choc, accords inen- tendus, aux bases instinctives, impénétrables à la raison. Un chant s'élève, continu, et sur un orchestre de cordes, semble- t-il, succession de mineurs sans cesse modulants. Quelle oreille a pu oublier son Spahi, ses songeries d'Afrique occidentale ?
Où est l'instinct dans ce Samba Diouf des Tharaud ? Où sont les sens, les résonances imprécises ? Ces Tharaud sont esprit, clarté pure, raison. Des latins, dirait-on, si le mot n'impliquait emphase. Intelligence, général, tout ce qui s'échange d'homme à homme, non le mystère qui repose au tréfond de l'individu, qui jaillit par éclairs incertains, qui s'exprime par des mur- mures, par des rythmes, par des sons complexes et voilés. Les Tharaud sont deux ; ils parlent leurs œuvres avant de les écrire. Ils laissent tomber au fond d'eux-mêmes ce qu'ils ne
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peuvent formuler. Ils donnent au public ce qui leur est commun. Et donc ce qui est commun à la plupart des hommes.
Ce que nous donnent les Tharaud, c'est, plus que l'impression, la connaissance. Ils dédaignent le cas individuel, inutile à con- naître. Ils s'emparent d'un grand sujet : une terre ou un peuple, ils traitent ce sujet, ils l'épuisent. Leur héros est toujours un type. Leurs énumérations qui, par le son, évoquent Salammbô, n'excitent pas les sens par des obscurités étranges : elles renseignent, enfoncent chaque trait dans l'esprit. Ils sont très instructifs. Il y a un peu, dans leur manière, du Jeune Anarcharsis.
Il n'est de très clair que le déjà dit ; et ils n'admettent que le clair. Il n'est même rien de parfaitement clair, si ce n'est ces formules d'algèbre ; l'idée exprimée par des mots traîne tou- jours quelque musique. Aussi rencontre-t-on parfois dans Samba DiouJ des échos de l'Odyssée, de Voltaire ou de Chateaubriand.
Mais par où les Tharaud sont uniques, c'est par leur art de composer. Ils ne se perdent pas dans les compositions trop raffinées où l'on oppose les nuances. Cet art n'a rien d'asiatique. Ils peignent par tons simples, presque par blanc et noir. Je veux dire qu'ils mesurent patiemment la largeur et la teinte du trait. Bien mieux ce sont des architectes : ils édifient. Archi- tectes qui n'ont peut-être pas taillé toutes leurs pierres, mais qui ont inventé les jeux de la lumière sur les surfaces, sur les saillies. Il est des monuments plus hardis, plus étonnants, plus délicats ; il en est peu de plus sobrement harmonieux, de plus solides, de plus francs.
PAUL RIVAL
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��L'ESCALIER D'OR par Edmond Jaloux (Renaissance du Livre).
Pour se délasser, entre deux symphonies, un musicien com- pose un ballet. En écrivant ce conte, Edmond Jaloux a voulu se donner et nous donne un « divertissement ». Un vieil oncle autrefois poète qui, dans le vieux quartier du Palais-Royal, offre à sa nièce des bals costumés et des médianoches, jusqu'au jour où la vie impose à la jeune fille l'époux bourgeois qui la guet- tait, tel est le fil léger dont Edmond Jaloux dessine en le dévi-
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dant les plus charmants et les plus fantaisistes entrelacs de dentelles.
Renonçant pour une fois à tout souci de construction, Edmond Jaloux s'est abandonné à lui-même et il se montre au naturel, sans jamais se guinder, musant et flânant tout à son aise sous les arcades du Palais-Royal ou le long des sentiments humains. Son sourire et sa cocasserie l'accompagnent, son art des combi- naisons romanesques et psychologiques aussi. Il est bon pour un écrivain qui cherche sans cesse à se dépasser de s'accorder, tous les cinq ou tous les dix ans, une détente. Souvent les livres qui naissent de là comptent parmi les plus significatifs et les mieux réussis de l'œuvre entier.
Dans l'Escalier d'Or, Edmond Jaloux a symbolisé l'essentiel de sa pensée sur la vie sentimentale des hommes d'aujourd'hui : ce mélange de romantisme et de sens pratique qui se retrouve chez presque tous ses héros, ce besoin de rêver et ce besoin de jouissances immédiates et d'aises matérielles, ces grandes aspi- rations se brisant contre les exigences du réel. Mais cette fois, Jaloux conclut en philosophe, en méridional et en classique que « l'on n'atteint pas la sagesse en gravissant un escalier d'or », mais que le réel doit et peut suffire à nourrir la poésie et l'idéal au cœur de l'homme : « Une poésie sacrée, un lyrisme reli- gieux s'élevait du sol brûlant et dur, tout tramé de morts et de racines... Et l'on entendait, malgré les cigales, des bruits de scierie monter des paisibles vallons. »
BENJAMIN' CRÉMIEUX
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GASPARD DES MONTAGNES par Henri Pourrai (Albin Michel).
Gaspard des Montagnes a sa place marquée dans les biblio- thèques entre la Légende de Gôsta Berling de Selma Lagerlof et Le livre de Goba le Simple. C'est une « somme » des légendes et du folk-lore d'Auvergne, comme Gôsta Berling du folk- lore suédois et Goha de l'égyptien, dont la valeur vient plus encore de l'atmosphère où elles baignent que de ces légendes mêmes.
Feuilletez un recueil de contes populaires : rien qui soit à la
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longue aussi monotone, qui reste en tout cas aussi extérieur à nous-mêmes. Même élaborés à la perfection, comme ceux de Rou- manille, ils ne pénètrent jamais jusqu'à l'âme. Mais Henri Pour- rat, — comme Selma Lagerlof et Albert Ades et Josipovici — a su éviter la froideur de l'anthologie et des «morceaux détachés», il a incorporé sa matière à un ensemble cohérent, l'a fait graviter autour d'un héros central, d'une donnée médiane qui servent d'épine dorsale au récit et permettent d'y rattacher toutes les digressions. Chaque conte, au lieu de former un tout isolé, extérieur à ce qui l'entoure et à peu près étanche, naît de l'am- biance recréée par le romancier (faut-il dire le romancier ou le poète ?) et s'échappe de cette vie rustique aussi naturelle- ment que la fumée d'un toit.
Gaspard, c'est le joyeux héros auvergnat, serviable et gogue- nard, courageux et fûté, grand redresseur de torts et videur de chopines. Il est comme Gôsta Berling, comme le Grosso Minuto des veillées de Corse, le héros triomphant, tandis que Goha le Simple est le héros souffre-douleur, si fréquent dans les folks- lore, comme le gavacbe du. Languedoc ou l'homme de Fraimbois des contes de Lorraine (sans oublier Chariot au cinéma).
Mais si Gôsta Berling et Goha nous emportaient en plein exotisme, nous dépaysaient, Gaspard des Montagnes, si l'on peut dire, nous « repayse ». Toutes les légendes reprises par Henri Pourrat sont de vieilles histoires françaises, et seuls les natifs de Paris n'en ont pas eu leur enfance bercée. En Savoie et en Bretagne, en Bourgogne et en Limousin, en Gascogne et en Berry, dans toutes les provinces, ce sont les mêmes contes, avec les variantes locales qu'apportent la proximité de la mer, de la montagne ou de la grande ville. Commères bavardes, maris ivro- gnes et querelleurs, curés paillards et gloutons, adolescents benêts ou délurés, frairies et épousailles, tout cela pour rire ; les impôts, la corvée, la conscription, la grêle, l'incendie ; aux époques de désordre, le brigandage, l'arrêt des diligences, les chauffeurs masqués pénétrant dans les fermes, les auberges san- glantes et aussi le surnaturel : loups-garous, démons, farfadets, korriganes, tout cela pour peiner et frémir. Ce n'est donc pas seulement la vieille Auvergne que ressuscite Henri Pourrat, c'est toute l'âme paysanne de la France, ou au moins celle du Sud de la Loire, des provinces d'Oc.
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Mais le plus important, dans un livre comme celui-ci, c'est qu'il tend à résoudre le grand problème actuel de l'art qui est de retrouver la communion de l'artiste et de la foule. Faute de cette communion, ce que tente l'artiste français depuis cin- quante ans, c'est de ravir le lecteur à lui-même en lui découvrant soit un aspect inconnu du monde, soit le monde extérieur et intérieur sous un aspect imprévu. D'où la course à l'originalité et la contrainte pour le lecteur de changer de couleur devant chaque écrivain, de devenir un lecteur-caméléon à l'usage d'écri- vains-uniques. D'où par suite l'abîme qui est creusé entre le créateur et le public, et la vaine recherche du pont qui leur per- mettrait de se relier. «Civilisation révolutionnaire», préconisent les uns, « patriotisme », « christianisme », « unanimisme », proposent les autres. Du moins de tous côtés, le problème est-il posé ; et les meilleurs, dans tous les camps littéraires, se rendent compte de la nécessité de cet unisson entre l'artiste et la masse.
Dans aucun pays peut-être, pareille exigence n'est plus diffi- cile à réaliser que chez nous, où trois siècles de littérature de cour et de salon ont laissé tarir, sans y puiser, toutes les sources d'art populaire. Le romantisme lui-même qui, dans une certaine mesure, a cherché à « aller au peuple », à retrouver les grandes émotions unanimes du moyen-âge, au lieu de puiser dans la tradition orale encore vivante, s'est uniquement inspiré de la tradition écrite des vieilles chansons de gestes, depuis trop longtemps refroidies pour qu'il fût possible de les revivifier.
Aujourd'hui, c'est des spectacles urbains, du machinisme, des dernières découvertes de la science que l'on cherche le plus souvent à faire jaillir l'étincelle unanime. Il reste à se demander si des créations trop récentes constituent un matériel artistique déjà capable de fournir des émotions collectives, si des soucis trop actuels peuvent se transposer du terrrin de la politique à celui de l'art, si, pour devenir matériel artistique, objets, senti- ments, idées ne doivent pas d'abord s'être lontemps patines, éprouvés au plus secret et au plus inconscient de milliers et de milliers d'âmes d'où les extrait un jour l'artiste pour leur don- ner forme et éclat. De quoi a joué un Baudelaire, de quoi un Dostoïevski sinon des sentiments chrétiens accumulés depuis dix-neuf siècles ?
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Pour écrire un livre collectif, Henri Pourrat a eu l'idée d'utiliser toutes les traditions de son pays, chaque jour plus délaissées, mais chaque jour aussi s'alourdissant d'un peu plus de poésie, — cette poésie qui crée les âges d'or — et de hausser jusqu'à l'art ces traditions. Tout naturellement, comme autrefois Rabelais et l'Arioste, il a fixé le coefficient d'ironie nécessaire à son entreprise et a donné à son récit la forme d'une épopée héroï-comique. Il a perçu également quel était l'élément moderne qui devait se substituer à l'élément chevaleresque du Roland furieux ou du Don Quichotte. Cet élément que la basse littérature et le cinéma d'aujourd'hui nous prodiguent, dont ils nous ont imbibés, c'est l'élément policier.
On ne peut qu'admirer la conception d'Henri Pourrat qui égale les plus grandioses de la littérature. Si l'exécution avait répondu au programme, les lettres françaises se seraient enri- chies d'un authentique chef-d'œuvre, puissamment représen- tatif de la race. Gaspard des Montagnes n'est qu'un beau livre.
Pour être un grand livre, trois choses lui font défaut : des caractères, des passions, un style. Ces personnages tradition- nels du folk-lore, il eût fallu les typifier, en approfondir, en humaniser quelques-uns, les marquer de traits généraux ineffa- çables, nous donner un Sancho, un Rodomont ou un Panurge. Les passions aussi sont trop anodines : cela manque d'avarice, de luxure, d'âpreté paysanne. Gaspard manque par trop de tru- culence. Les méchants et les traîtres ne le sont qu'à moitié. Voyez ce qu'un Shakespeare a fait d'une simple querelle de clocher : Roméo et Juliette.
Le style enfin. Sur ce point sans doute, Henri Pourrat n'aura que des louanges, et depuis longtemps, en effet, on n'avait ren- contré pareil langage droit et dru, sans cesse savoureux. Mon reproche, c'est précisément qu'i*l soit trop uniquement savou- reux, trop proche du patois d'Auvergne où il prend sa source. Là encore il eût fallu transposer, généraliser ; dialoguer peut-être dans ce style, mais écrire les récitatifs et les descriptions d'une autre encre. Rédigé comme il l'est, Gaspard des Montagnes reste trop un plat local, au lieu de se hausser jusqu'à l'épopée pay- sanne qu'il aurait pu devenir.
Henri Pourrat protestera qu'il n'a point rêvé si haut. C'est tant pis. Il a, dans le charpentage de son œuvre, fait preuve
�� � Il y a quelque agrément à constater que les hommes de valeur ne peuvent jamais devenir réellement vulgaires, quels que soient le désir qu’ils en aient et la certitude qu’ils acquièrent de ne le point demeurer. L’Abbaye de Typhaines fut écrit pour les lecteurs d’Eugène Sue sans autre désir que de les satisfaire ; et l’on peut s’étonner que ce livre, malgré les plus grandes qualités d’intérêt, n’ait pas procuré à son auteur la fortune qu’il désirait en tirer. Peu de temps avant sa publication, Eugène Sue fit paraître en livraisons Les Mystères du Peuple, « récit, en 12 volumes, des aventures d’une famille plébéienne à travers l’histoire ». Gobineau connut certainement ce livre, qui eut un succès considérable. Comme les Mystères du peuple, l’Abbaye de Typhaines exprime la lutte des Celtes vaincus contre les Francs conquérants. Mais Gobineau n’avait ni la verve d’Alexandre Dumas ni l’imagination épique, volontiers cruelle et sadique, d’Eugène Sue. Les lecteurs des cabinets de lecture le jugèrent ennuyeux.
S’il n’y avait dans l’Abbaye de Typhaines que ce qui permet de rapprocher ce roman de ceux d’Eugène Sue, nous ne pourrions avoir pour lui que l’intérêt mêlé d’un peu d’ironie que nous trouvons aux poncifs anciens, et qui est assez semblable à celui que nous éprouvons devant les magasins des antiquaires. Mais alors qu’Eugène Sue, comme tous les romanciers populaires, s’apitoie sur les Celtes, Gobineau les méprise non sans quelque puérilité. Et le livre devient intéressant à un point singulier : car Gobineau, dans l’Essai ne fera que justifier les sentiments qu’il montre dans ce roman avec une relative inconscience. Non que les idées principales de l’Essai se trouvent dans l’Abbaye de Typhaines ; il n’y a pas d’idées dans l’Abbaye de Typhaines, il n’y a que des sympathies et des antipathies. Mais ces sympathies et ces antipathies forment une critique presque sentimentale de l’établissement des Communes écrite avec une rare mauvaise foi. On peut trouver beaucoup d’agrément à rencontrer la mauvaise foi ; car un écrivain ne se livre jamais si complètement que lorsqu’il l’emploie. Savoir quels sont les sentiments de Gobineau à l’égard des bourgeois de la commune de Typhaines, c’est connaître seulement de lui une attitude provisoire ; le voir ignorer volontairement une partie de l’histoire pour ne point risquer d’être en contradiction avec elle, c’est le trouver dans celle qui fut le plus souvent la sienne. Chez les écrivains « à système » le point sur lequel s’exerce la mauvaise foi permet presque toujours de découvrir la forme de sensibilité qui est la cause de la formation de leur système ; et qui, plus que Gobineau, s’attacha aux systèmes qui sont des justifications de sensibilité ! D’aucuns écrivent pour se défendre contre eux-mêmes ; Gobineau écrivit pour trouver dans son œuvre de nouvelles preuves de la supériorité sur les autres races d’une race qu’il aimait. Il ne cherchait pas s’il était raisonnable de croire ce qu’il croyait, mais seulement à réunir les arguments qui pouvaient faire croire que cela était raisonnable.
L’Abbaye de Typhaines le montre dissocié, je dirais presque dévoilé : plus entêté que tenace, mais surtout énergique. On pense à Stendhal, avec qui Gobineau eut en commun le goût de l’énergie et une antipathie extrême de la forme romantique ; car l’Abbaye de Typhaines n’est presque jamais écrite en « tirades». C’est une Chartreuse de Parme inférieure, solide néanmoins, et l’un des rares romans romantiques que nous puissions lire sans aucun ennui et sans trop d’ironie.
ANDRÉ MALRAUX NOTES 99
reusement nécessaire. Et ce trait est, tantôt celui qui domine le caractère, mais qui, invisible à son entourage, guide son action sans y paraître, et reste dissimulé derrière une explication logique, mais étrangère et fausse ; tantôt un autre, moins puis- sant, qui ne marque pas la personnalité, mais révèle le seul côté curieux et digne d'intérêt d'un être effacé et commun. Un moraliste pénétrant, indulgent, non point gai, mais amusé, peint, à petits coups, sans efforts et sans fatigue (avec trop d'abandon, bien souvent, dans le style), ces petits portraits, qui ne sont point des miniatures. Veut-on connaître la remarque — non point neuve, mais enrichie de détails inédits — qui se propose à l'esprit? Les caractères présentent une suite apparente, et une autre, à peu près inverse et aussi vigoureuse, ensevelie sous la première. Que l'apparence soit à la fois logique et trompeuse, voilà tout le plaisant du monde.
LOUIS MARTIN-CHAUFFIER
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L'ÉVADÉ DE L'ENFER, par Jean Pellerin (Ferenczi).
Je rencontrai Jean Pellerin pour la dernière fois chez Bernheim, à l'exposition Dufy. Je lui demandai s'il projetait de faire paraître un recueil de vers. « Oh non ! dit-il, affec- tant de prendre une note, je prépare un roman..., pour vivre. » Ce roman, qui devait faire vivre, sans doute assez mal, un poète précieux et charmant, était peut-être l'Evadé de l'Enfer. Pellerin est mort depuis quelques mois, mais son roman ne nourrira pas sa mémoire. Il reste heureusement quelques vers de lui, que ses amis se lisent entre eux, évoquant ainsi les libations rituelles sur les tombes antiques. Ame légère, sois donc abreuvée de ton propre miel et de tes propres parfums, comme l'abeille qui sait prévoir l'infructueux hiver, et nous fait encore profiter de son épargne !
Que dire de l'Evadé de l'Enfer, banale aventure d'étoile de cinéma ? Il débute assez brillamment, selon les procédés à la mode chez les petits maîtres du roman contemporain ; il ennuie bientôt et ne se laisse plus lire dès la seconde partie. Pellerin, du moins, n'y montre pas les ridicules prétentions de quelques-uns qui se réclament de Balzac pour nous intéresser aux intrigues prosaïques de commis en goguette, de gens
�� � d’office et de figurantes de revues. Comme il s’était résigné à vivre, il prit le parti de copier leur style, et peut-être même l’a-t-il parodié dans ce qu’il a de « bien parisien », c’est-à-dire d’artificiel et d’argotique. Il aurait mieux fait de vendre sa plume à quelque parvenu du feuilleton, ou de s’abriter sous un pseudonyme. Mais les Muses l’ont rappelé à elles, pour qu’il ne devint pas glorieux par nécessité chez les Piérides, autrement dit les putains et les couturières.
FERNAND FLEURET
CEUX QUI REVIENNENT, par Marie Gevers (La Renaissance d’Occident, Bruxelles).
Le personnage qui fait l’unité de ces souvenirs d’enfance, ce n’est pas le conteur lui-même, c’est une vieille maison flamande, hantée par toute sorte de fantômes. Point de récit à proprement parler, mais l’évocation d’une atmosphère familiale, toute chargée de la présence des revenants et des disparus. Comme jadis Til Ulespiègle, l’âme du brigand Guldentop, mort il y a cent ans, joue de mauvais tours aux vivants et s’amuse à épouvanter les servantes. Plus tard cette fantasmagorie enfantine est remplacée par une autre, celle qu’introduisent dans la maison des oncles et des tantes pleins de fantaisie, en qui le spiritisme a trouvé des adeptes tervents. Ces originaux, ces charmants maniaques sout dessinés de quelques traits sobres et justes. La langue de ce livre est ferme, bien en chair, dans la meilleure tradition flamande. {{droite|jean schlumberger
VERS L’OUEST par Constantin Weyer (Renaissance du Livre).
Pourquoi ce récit d’aventures et de vie canadiennes n’a-t-il pas eu l’éclatant succès des romans de Pierre Benoît et de Maria Chapâclaine ? Il le méritait, comme il mérite par sa probité, sa sincérité, sa verdeur et son humour, l’estime des lettrés. {{droite|benjamin crémieux NOTES 10 1
LETTRES ÉTRANGÈRES
LES REVUES JEUNES EN ALLEMAGNE.
Le mouvement qui amena en Allemagne la publication de revues nouvelles, jeunes d'esprit, remonte à 19.11. Sous le nom d'expressionnisme, qui est vague, que l'on a donné à mille mani- festations diverses, se faisaient jour des tendances qui ne lais- sent pourtant pas d'avoir un caractère commun et précis : sans être fixés sur ce qu'ils apporteraient de positif, de jeunes écri- vains, spontanément, réagissaient contre l'impressionnisme. Que celui-ci fût de la peinture ou de la littérature, qu'il s'appe- lât « impressionnisme physiologique » avec les naturalistes, ou « impressionnisme psychologique » avec les néo-romantiques, ils lui reprochaient la passivité où il tient l'individu, livré sans détense aux sollicitations du monde extérieur, incapable de résister à ses suggestions. Ils se promettaient d'être a leur tour actifs. Le nom d' « activistes » que quelques-uns se sont donnés depuis a pris un sens politique. A l'origine il ne faisait que répondre à m.ie disposition générale de l'esprit, à une motorische Gesinnung, une sorte de dynamisme poussant l'être à partir de soi, à aller du dedans au dehors, à s'extravaser dans le monde extérieur-- sinon encore à lui imprimer sa marque — au lieu de se laisser envahir et marquer par lui. L'impulsivité germa- nique reparaissait selon le rythme qui dispose l'Allemand à agir avec d'autant plus de violence que la contrainte qu'il vient de subir a été plus prolongée.
Der Sturnt, die Akfiou, tels sont les titres caractéristiques de deux revues qui furent fondées à cette époque-là, et naturelle- ment à Berlin, la capitale politique étant dès lors aussi sans conteste le centre intellectuel. Aujourd'hui Sturm et Ahtion s'opposent. La première de ces revues, hostile à ce qui est poli- tique, a surtout souci d'art ; la peinture, la sculpture, Marc Chagall, Fernand Léger, Archipenko, et ses expositions per- manentes occupent autant Herwarth YValden que îa littérature ou le théâtre expressionniste, pour lequel August Stramm, mort à la guerre, avait fait de remarquables tentatives. Die Ahtion sous la direction de Franz Pfemfert a au contraire délibérément entrepris de coopérer à une transformation de la condition poli- tique et sociale des Allemands : l'œuvre littéraire d'un Sternheim
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a exercé ici une influence parallèle à celle d'une Rosa Luxembourg et d'un Liebknecht, et préparé une atmosphère de révolution.
On en peut dire autant de la revue mensuelle Das Forum, fondée en avril 1914. Il y avait du mérite à vouloir alors créer en Allemagne un courant qui, encore que purement intellec- tuel, s'annonçait nettement révolutionnaire. Le manifeste contre la guerre que son directeur Wilhelm Herzog publia dans le numéro d'avril 19 14 amena l'intervention de la censure ; celle-ci fit passer l'article au pilon et après des tracasseries sans nombre la police finit par interdire en septembre 191 5 la publication de la revue, qui n'a repris qu'au moment de l'armistice (chez Gustav Kiepenheuer, Postdam), sous l'inspiration de Romain Rolland, dont elle vient de publier le Danton. Wilhelm Herzog, qui dirige en même temps le quotidien die Rcpublik, et ses collabora- teurs, Latzko, Leonhard Frank, visent autant qu'à la défaite des forces conservatrices, à une régénération intérieure de l'homme — la transformation intellectuelle et morale étant condition d'une amélioration sociale et politique.
Même orientation, avec une prédominance de la note litté- raire, dans die Weissen Blatter fondées en 191 3 et éditées par Paul Cassirer. C'est de Suisse où il s'est installé, que l'Alsacien René Schickele dirige ces feuilles où le plus large accueil a été fait aux jeunes talents. Grâce à l'intelligente impulsion de Schickele nombre d'oeuvres dont l'audace esthétique ou poli- tique eût effrayé les éditeurs ordinaires ont pu paraître pendant la guerre dans die Weissen Blatter, et l'éclectisme de Schickele permet que les articles de Kasimir Edschmid, théoricien pas- sionné de l'expressionnisme, et romancier d'un dionysisme éruptif, y voisinent avec ceux du comte Kessler, représentant de Paristocratisme, et intellectuel d'une inspiration contenue à la française.
De telles revues dès le premier jour s'opposaient nettement non seulement aux organes sclérotiques comme la Deutsche Rundschau, mais à ceux qui, comme die Tat et dcr Kunstwart, sous une apparence de nouveauté, et malgré un effort de « cul- ture » demeuré superficiel, n'ont guère fait que s'intégrer au Reich, et vivre selon le rythme de son organisation mécanique. Les « expressionnistes » eux naissaient en opposition au milieu, à un état de choses dont on prétendait qu'il déterminerait leur
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état d'âme. Leur révolte était l'explosion d'une force interne cherchant à briser le moule allemand. Leur inspiration, celle de la Gôtterdammerung, une sorte d'ivresse extatique qui revient périodiquement en Allemagne et pour un jour fait succéder à l'engourdissement des longues servitudes d'apocalyptiques réveils : frénésie, joie et fureur mêlées, impatient besoin de détruire, d'être enfin libre, d'oublier pour recommencer selon de nouvelles données.
Mais ces extases sans objet défini ne durent guère, et si la guerre, puis la révolution purent un temps les alimenter, main- tenant elles laissent une sensation de vide. Depuis deux ans la fin de l'expressionnisme est annoncée par des esprits clair- vovants, un Rudolf Kayser, un Wilhelm Hausenstein, qui pré- voient, qui désirent une réaction intellectualiste. Après une révolution d'abord sentimentale, une critique qui ne sortait guère de la négation, l'intelligence tend à se débrouiller et à faire œuvre positive. Lyrisme et scepticisme sont insuffisants. La seule voie de salut, pense Keyserling, c'est que la critique portée à sa plus haute puissance se mette au service de la vie, qu'elle travaille à lui rendre une forme d'ensemble. Et l'effort du fondateur de l'École de sagesse de Darmstadt est surtout inté- ressant en ce qu'il tend à triompher du clair obscur où se com- plaît la pensée allemande, à échapper au danger de l'inexprimé, de l'inavoué, à conquérir de nouveaux domaines à la conscience et à v répandre une implacable lumière.
C'est dans ce sens que vont les efforts de l'importante revue fondée à Munich en 19 16 : dcr Neue Merkur. On y expéri- mente, et sous la double direction d'Efraïm Frisch et de Wilhelm Hausenstein, des lueurs commencent à y poindre qui éclairent le chaos. La vertu des explosions révolutionnaires n'est point niée ; mais au lieu de s'attarder dans la griserie qu'elles donnent, il faut mettre à profit la liberté rendue et reconstruire. Les derniers venus veulent retrouver une tradi- tion, sans retomber dans les cristallisations anciennes. Le pré- sent en ce qu'il a d'élaboré, voilà le point où se doit saisir la tradition. Une tradition n'est point chose définitive, arrêtée, morte ; elle est de la vie, elle aussi. Représentant dans l'évolu- tion générale l'élément de continuité, elle n'en participe pas moins de cette évolution. Elle n'est que le pouvoir de vivante
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liaison dans une synthèse chaque jour à refaire, parce que chaque exploration de l'espace et du temps y apporte des éléments neufs. L'œuvre de connaissance, qui importe d'abord, suppose une investigation universelle et un incessant effort de l'intelli- gence.
Constante métamorphose, c'est aussi la formule de la Neue Rundschau. Fondée sous le nom de Frète Biïhne en 1S89, alors que l'esprit « moderne » fêtait à Berlin ses premiers triomphes, elle n'a sans doute jamais précédé les changements, ni à propre ment parler créé de courants. Mais avec une remarquable sou- plesse elle a suivi dès leur formation ceux qui se dessinaient avec vigueur. Si bien qu'après trente ans, elle garde sa fraîcheur. Ailleurs on expérimente comme en un laboratoire. Ici sont accueillies les expériences qui ont déjà réussi ou qui au moins promettent de réussir. Et l'on peut considérer qu'il n'est pas mauvais qu'à côté de revues qui combattent selon un programme, il s'en trouve une pour accueillir les manifestations diverses comme en une sorte d'anthologie.
\Jn tel choix est d'autant plus précieux que l'activité d'esprit des Allemands, comme cela se passe aux époques de crise, est aujourd'hui foncièrement anarchique. A côté des courants caractéristiques de l'ère impériale, d'un déterminisme, d'un nationalisme qui persistent, qui demeurent absolus, que les cir- constances exaspèrent encore, il est une vie intérieure que la révolution a libérée, que la misère surexcite. Elle continue de croître en intensité, elle cherche à s'exprimer en termes d'une incroyable exaltation, elle déborde, incohérente, contradictoire, dans mille feuilles nouvelles souvent éphémères. Genius, Dichtung, dus Rijf, dos Tagebuch, die Bûcberkisle, s'ajoutant à die Zukunft, die Welibùhne, Scjuiistische Moncttshefte, dus literorische Echo, der Zwiebelfisch, das Inselschiff, que d'autres encore il fau- drait citer pêle-mêle, pour donner l'idée d'une « neue Gesin- nung » se faisant jour à travers le passé démoli.
Le « nouvel esprit » dont il s'agit, n'anticipons pas en essayant ici de le définir. Pourtant il faut remarquer combien l'Allemagne intellectuelle est perméable. Elle le fut toujours. Même son « organisation » d'hier ne lui avait pas entièrement ôté ce carac- tère. Il a néanmoins fallu la grande secousse pour désagréger les pierres du monument qu'elle se dressait à elle-même et qui
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menaçait de l'étouffer. Aujourd'hui qu'elle recommence son éternel travail d'endosmose, quelle part sera rendue à l'influence française ?
Bien petite à en croire certains. Le retentissant article de Curtius dans der Neue Merkur sur les relations intellectuelles de la France et de l'Allemagne, ne fait que traduire la conviction de plus en plus vive chez les intellectuels allemands qu'ils n'ont plus rien à espérer de la France — une France qu'on leur représente sous un jour assez faux — ni même grand' chose à désirer d'elle. Dans la région du Rhin, dit Alfred Weber dans la Neue Rundschau, un abîme s'est creusé entre la France et nous. Et tous de tourner le dos, de s'orienter vers l'Est, vers la Russie, l'Inde, la Chine.
Qu'il y ait pour l'Allemagne un réel intérêt à ce geste, nous n'y contredirons pas. Il est d'ordre économique d'abord. Outre l'abîme du Rhin il y a le mur du change. Et puis il est trop naturel que l'Allemand porté à la métaphysique, avide de se faire une Weltanschauung, une image du monde, en cherche les éléments dans l'univers entier et que la tentative de « mécanisa- tion » dont il fut l'objet l'avant laissé meurtri, il trouve par con- traste une extrême douceur à partager les extases d'un Tagore. Entre le panthéisme hindou et le panthéisme germanique il y a une parenté. Néanmoins ni l'engouement pour les visions d'Extrême-Orient, ni l'indifférence pour la pensée française ne sauraient être durables '. L'Allemand qui toujours se cherche et jamais ne se découvre sentira le danger, sans cesse menaçant pour lui, de se perdre dans l'illimité. Les conceptions françaises avec ce qu'elles ont de fini, d'arrêté, lui sont comme le néces- saire antidote à sa musique. La place faite dans les livres et les revues aux choses de France témoigne assez d'un besoin pro- fond. Encore que ce besoin se donne surtout libre cours dans des revues où l'art se mêle à la littérature, comme die Freude ou das Feuer, encore qu'y soient suivies surtout les manifestations
1. Depuis que ces lignes sont écrites, der Neue Merkur a publié deux articles dont la juxtaposition est suggestive : l'un de Thomas Mann où les relations intellectuelles de la France et de l'Allemagne sont envi- sagées avec le souci du germanisme pur, l'autre de Burschell, disant comme il faut sourire des déclarations d'indifférence à l'égard de l'intel- lectualité française.
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les plus hardies de la peinture française, de Derain à Marie Laurencin, les Allemands réfléchis savent bien que la France continue de travailler pour sa part à un renouvellement spirituel dont ils guettent les signes avec impatience, une impatience qui les empêche parfois de discerner la vérité sous les appa- rences. FÉLIX BERTAUX
MOUNT ERYX, AND OTHER DIVERSIONS OF TRAVEL, par Henry Festing Jones (Londres, Jonathan Cape, il Gorver Street, 192 1).
Les lecteurs de la À r . R. F. connaissent Henry Festing Jones comme le biographe, l'ami, l'exécuteur testamentaire et Tédi- teur de Samuel Butler. Et il est certain en effet que son œuvre la plus importante est Samuel Butler, a Memoir, deux gros volumes publiés à la fin de 19 19 chez Macmillan. Avec cet ouvrage, qui représente dix ans de recherches, d'assemblage et de classification de documents, dix ans de travaux d'éru- dition auxquels l'écrivain a survécu victorieusement, H. F. Jo- nes s'est classé parmi les grands biographes de la Littérature anglaise. Il y a quelque temps, au début d'une conférence que H. F. Jones donnait à Londres, G. B. Shaw, en le pré- sentant (suivant l'usage anglais) à l'auditoire, dit à peu près ceci : « Henrv Festing Jones est pour Samuel Butler ce que Platon et Boswell sont pour Socrate et pour Johnson. Je ne sais pas jusqu'à quel point Platon n'a pas inventé Socrate, et je ne suis pas du tout certain que Boswell n'ait pas inventé Johnson. Il n'en est pas de même pour Jones et Butler, et pendant quelque temps j'ai plutôt cru que Butler avait inventé Jones. Mais maintenant je sais que l'un et l'autre existent. » En s'exprimant ainsi G. B. Shaw songeait non seulement aux qualités littéraires, et à l'originalité de Samuel Butler, a Me- moir, mais à toute l'œuvre personnelle de H. F. Jones : à Diversions in Sicily (1909), à Castellinaria, and olher Sicilian diversions (191 1) et au livre récent dont le titre figure en tête de cette note. Avec ces trois ouvrages H. F. Jones prend un rang élevé parmi les auteurs de ce que les catalogues an- glais appellent « Livres de Voyages ». Tous ont pour sujet
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principal les impressions, les expériences et les observations de l'auteur au cours de ses nombreux et longs séjours en Sicile. Au point de vue littéraire ils se rattachent directement à cet autre grand « Livre de voyages » : Les Alpes et les Sanc- tuaires au Piémont et du Tcssin de Samuel Butler. Bien qu'écrits après la mort de Butler, on y sent très souvent la présence invisible de l'auteur d'ErcwJnvi . quelque anecdote sur [va, une conversation avec des gens qui l'ont connu, et ce qu'il aurait dit en telle ou telle circonstance, viennent nous le rappeler. Mais sa grande ombre est discrète et s'efface vo- lontiers pour laisser le champ libre à l'ami qui lui survit. Sans doute l'esprit de H. F. Jones reflète et continue l'esprit butlérien, mais d'autre part H. F. Jones écrivain est plus observateur du détail, plus peintre, et à la fois plus superficiel et plus attentif que Butler. Avec tous les personnages, les incidents, les traits de moeurs qu'il y a dans ces trois livres, H. F. Jones avait la matière de plusieurs nouvelles et d'un roman de mœurs siciliennes. Il a préféré donner à cette matière la forme la plus facile et la plus modeste : la note et le journal de voyage. Ce qui n'empêche pas ses personnages d'être bien vivants, et bien à lui, et aussi familiers au lecteur que s'il les connaissait. On les voit, on les suit à travers quinze ou vingt étés de Sicile, on s'intéresse aux événements de leur vie privée, aux décès, aux mariages, aux naissances ; ou voit grandir les enfants. Grâce à l'institution sicilienne, — encore en pleine vigueur — du « parrainage », et grâce à laquelle le « compare », l'homme qui a été le témoin au mariage ou le parrain au baptême devient membre de la famille du mari ou du père, — Henry Festing Jones se trouve en fait apparenté, aussi réellement que par les liens du sang, à plusieurs familles de la bourgeoisie de plusieurs grandes villes de Sicile. (Cette institution est probablement une sur- vivance des mœurs grecques : Achille était, en somme, le compare de Patrocle.) Ces notes et ces fragments de journal ne sont donc pas des impressions de touriste, mais des frag- ments de la vie d'un habitué du pays, d'un homme qui a vécu de la vie du pays, d'un Anglais qui a fini par devenir quelque peu sicilien. Aussi n'y trouve-t-on pas, ou presque pas, — surtout dans les deux derniers, de traces — je dirais
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« d'insularité » mais la Sicile aussi est une île — de traces de cet esprit de dénigrement qu'on trouve trop souvent dans les livres écrits par des étrangers sur des pays dont les mœurs et coutumes diffèrent notablement des mœurs et coutumes du pays dont ils sont originaires. Et en lisant ces pages pleines du soleil méditerranéen, je me peins la haute stature de Henry Festing Jones, — cet homme de soixante-dix ans dont personne ne songerait à dire : « ce vieillard » — se dressant entre Santuzza et Turiddu et penchant vers leurs r.gures brunes le visage gravement amusé et le sourire indul- gent du disciple d'Epicure et de l'ami de Butler, — d'un homme qui en a vu bien d'autres.
VALERY LARBAUD
��EX MARGE DES MARÉES, par Joseph Conrad. Traduc- tion de Georges Jcan-Aubry (Editions de la Nouvelle Revue Française).
Sauf Y Auberge des Deux Sorcières qui est un véritable conte dont l'action nait, se développe et se résout en trois jours, les autres récits contenus dans ce recueil sont d'authentiques petits romans dont Faction s'étend sur des mois et qui mettent en scène un grand nombre de personnages.
L'aventure, comme toujours chez Conrad, pour extraordi- naire qu'elle finisse par devenir, se fraie d'abord péniblement et lentement son chemin, à coups de hasards et de passions, à travers la vie de chaque jour. Jamais les héros ne l'acceptent avec la docilité mécanique des créatures de Pierre Benoît ou même de Stevenson. Ils résistent, louvoient, tentent des com- promis avant de céder. L'aventure sort de là d'autant plus imprévue et marche d'une allure d'autant plus saccadée que les personnages de Conrad ont une vie psychologique et morale plus riche.
Tantôt l'imprévu nait de ce que leurs actes ne peuvent être prédits d'avance, la complexité même de leurs caractères ren- dant aussi probables une décision de leur part que la décision inverse. De sorte que l'intérêt et l'émotion se ravivent à l'ap- proche de chaque tournant du récit. C'est ici le cas pour le Planteur de Malata et un peu aussi pour A cause des dollars.
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Tantôt au contraire c'est la logique des caractères qui fait dévier la réalité, la gonfle d'éléments nouveaux, la complique, l'enchevêtre, la tord, la culbute et la transforme enfin en une fiction fabuleuse — cauchemar ou féerie — toute chargée d'humanité. C'est ici le cas pour la fin de Y Associé.
De tous les conteurs d'aventures, Conrad est le seul à ne pas > bâtir des constructions en ciment armé, quitte à en humaniser ensuite la façade, mais à lancer des bateaux un peu ivres sur la mer mouvante des âmes humaines. Il est le seul aussi à susciter une inquiétude qui ne soit tarée d'aucune névrose, une inquié- tude d'homme normal.
Sous chaque récit, il dépose un grand problème social ou individuel qui ennoblit et approfondit le sens de l'aventure. Dans la Folie Aîtmayer, c'était le conflit des races, la question du métis qu'il posait. Dans le Planteur de Mdlata, il oppose un être qui symbolise la perfection de la vie individuelle, dégagée de toutes les entraves sociales à un autre être qui symbolise la perfection de la vie sociale, il noue le drame du conformisme et du non-conformisme.
Conrad a réussi à réaliser ce qui est, je crois bien, le rêve de beaucoup de romanciers français qui n'ont pas dépassé la qua- rantaine : un roman à la fois d'aventures, psychologique et social. Son influence ne tardera plus beaucoup à se mani- fester dans notre littérature.
BENJAMIN CRÉMIEUX
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LE DUEL, par Alexandre Kouprine, traduit du russe par Henri Mongauli (Bossard).
Alexandre Kouprine est ce qu'on a coutume d'appeler un réaliste : il décrit fidèlement la vie, telle qu'elle se déroule devant ses yeux, telle qu'il la saisit, sans y introduire grand' chose de son propre fond. C'est un art sincère, probe et suffi- samment exact, si l'on s'en tient à l'apparence des choses : Kouprine n'est pas un découvreur ; il n'est pas de ceux qui nous font apparaître la réalité sous un aspect nouveau, inat- tendu ; sa vision n'est pas exceptionnellement aiguë ; rien de très personnel, de spécifique dans sa façon d'envisager et de traduire les choses. Mais c'est un bon peintre de mœurs, un
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observateur habile et attentif qui a étudié de près les différents milieux qu'il décrit. Auteur de nombreux récits et nouvelles et de deux romans, dont ce Duel que vient de faire paraître Bossard, Kouprine connut en Russie un succès rapide, et fut après la mort de Tchékhov considéré comme un des chefs de l'école réaliste. Son écriture pourtant est tout aussi éloignée de l'admirable transparence de Tchékhov que de la puissance concentrée de Bounine : c'est un art riche, expressif, mais quelque peu lourd ; un bon métier, consciencieux, toujours égal et qui ne nous réserve aucune surprise. Le métier de cer- tains maîtres hollandais.
Le Duel est une étude de mœurs militaires. Cette peinture triste et cruelle, une des meilleures œuvres de Kouprine, pro- voqua à son apparition, en 1904 (on était alors en guerre avec le Japon) de violentes attaques contre l'auteur, ancien officier, qu'on accusa naturellement d'antipatriotisme. Les événements qui suivirent, la grande guerre, la décomposition de l'armée russe, la guerre civile surtout témoignèrent que l'écrivain avait vu juste et posé le doigt sur la plaie. On comprend d'autant moins donc la « postface » que l'écrivain a cru devoir joindre à l'édition française et où il essaye de s'excuser d'avoir quelque peu « brutalement » découvert les maladies dont souffrait l'armée russe. De tels « mea culpa » ne sont pas une des conséquences les moins curieuses de notre révolution.
La traduction de H. Mongault est correcte et agréable.
BORIS DE SCHLCEZER
�� ��MÉGHADOUTA (LE NUAGE MESSAGER) DE KALIDASA, traduit par Marcelle Lalou (au Sans Pareil).
D'où viens-tu, beau nudgé, Emporté par le vent ? Viens-tu de cette plage Que je pleure souvoit?
Comme l'auteur de la vieillotte romance française, KnliJasa, dans son Mahàkâvyam, prend pour messager de tendresse, pour confident de sa nostalgie un nuage, que le vent propice con- duira vers le séjour de l'Aimée. C'est pour le poète l'occasion de
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décrire en termes prestigieux les splendeurs de l'Inde ; et ses compatriotes ne se demandent guère si l'âme de Kalidasa a paré de ses grâces ce tableau de la patrie, ou si le charme de cette dernière a inspiré la célèbre élégie.
Cette nouvelletraduction, œuvre desanscritiste, n'estpas moins une œuvre d'art. En comparaison, la niaise élégance de Fauche (Œuvres complètes de Kalidasa, 1859) sera jugée pédante et com- passée, pudique et déclamatoire. Ici l'effort le plus original a été tenté pour compléter l'exactitude littérale par une graphie désireuse de se montrer aussi expressive que peut l'être une dic- tion intelligente. Juxtaposition, groupement, subsomption, parallélisme, symétrie des développements apparaissent aux yeux pour parvenir plus sûrement à l'intellect : les articulations de la pensée se traduisent par les arabesques de l'écriture. Un mot se détache devant le lecteur comme si quelque diseur expert lui faisait un sort. Ce n'est point là simple gageure, risquée pour surmonter la distinction des genres : il faut y reconnaître le résultat d'une étude très serrée de ce que nous appellerions la logique des images chez Kalidasa. La psychologie comparée, non moins que l'orientalisme, gagnerait par l'extension d'un tel procédé à la traduction des œuvres poétiques.
P. MASSON-OURSEL
LES ARTS
LES DERNIÈRES RÉTROSPECTIVES.
Les amateurs de rétrospectives auront été gâtés, ces derniers mois ; après celle qu'organisa « Style », où l'on pouvait admirer de belles baigneuses de Cézanne et un Courbet d'inspiration « très xviii 3 siècle » — le naturalisme a de ces retours — il y eut Cent ans de peinture française, rue de la Ville Lévêque, Les grands maîtres du XIX e siècle, chez Paul Rosenberg, et l'exposition Renoir, chez Barbazanges. MM. Kœchlin et J. E. Blanche, qui organisèrent la seconde de ces manifestations eurent la bonté de me demander quelque aide, et il me fut permis d'y introduire — trop pauvrement à mon gré — les œuvres de quelques représentants des différentes tendances qui s'affrontent actuellement. On a parlé d'une association d'intérêts communs, à propos de cette organisation ; il eût été plus juste de faire allusion à un duel, des plus courtois, certes,
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mais qui ne manqua pas, par moments, de vivacité. Une des idées chères à celui de mes adversaires qui, pour être le plus cultivé et le plus aimable, n'en est pas moins le plus vigilant, est la suivante : la plupart des recherches qui caractérisent les écoles modernes virent le jour pour la première fois dans les ateliers des peintres qui illustrèrent jadis le Salon de la Natio- nale. Des œuvres de Cottet, Aman-Jean, Lucien Simon, Besnard, Helleu, qui figuraient à cette exposition devaient, comparées à celles de Derain, Rouault, Segonzac, Dufresne, Moreau, de la Fresnaye, démontrer non pas le peu de talent de ces derniers peintres, mais bien que leurs inventions ne furent que le prolongement de celles de leurs aînés. Il n'était point besoin d'analyser longuement les œuvres en question pour acquérir la preuve que la jeune peinture, qui va de ce que André Salmon appelle « le naturalisme organisé » jusqu'au cubisme intégral, est l'œuvre d'une génération dont les plus âgés ont à peine atteint la quarantaine. La génération précé- dente, qui révolutionna les Salons officiels, n'opéra ce mouve- ment qu'en se permettant des libertés, qui parurent scanda- leuses dans ce milieu. Or, les jeunes peintres que M. J. E. Blanche — peut-être aveuglé par la camaraderie — veut comparer à ses amis, ne scandalisèrent, plus récemment, qu'en adoptant des disciplines. C'est donc pour des motifs nettement opposés que réalistes d'hier et d'aujourd'hui suscitèrent l'éton- nement. Les camarades de M. J. E. Blanche ne libérèrent leur touche de la précision académique que grâce à une interpré- tation incomplète de l'impressionnisme, des évasions duquel ils profitèrent sans en assumer les joyeuses servitudes. Leurs soucis, littéraires et sentimentaux plutôt que techniques, sont aux antipodes à la fois de ceux de Renoir et de ceux de Cézanne, animateurs et guides de la jeunesse.
A côté des molles suggestions picturales d'Aman-Jean et consorts, il était extrêmement intéressant de regarder le Portrait de ma mère par Gervex. Ce tableau, peint d'une touche précise et respectueuse, et dans des rapports de tons simples, ce justes, prouvait surabondamment que l'exercice d'un métier traditionnel peut produire des œuvres fort estimables. La Jeune fille accoudée, de J. E. Blanche, autre toile d'un métier appuyé et modeste montrait également par quels movens eussent pu se
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sauver de la déchéance bien des artistes faussement révolution- naires. Ne devoir son émancipation de l'Ecole qu'aux seuls élans de son cœur est un faux calcul ; il est préférable de la demander à des spéculations plastiques, dont h rigueur serait tempérée (F abandons surveillés.
Le clou de « Cent ans... » fut la confrontation Corot-Rous- seau (le douanier). On crut à un jeu, à un paradoxe amusant. Rien de plus normal, cependant, que la juxtaposition des deux œuvres ". En Corot et en Rousseau, en effet, nous pouvons con- templer les deux derniers peintres naturels de l'époque moderne. Personne ne contestera que, sauf chez quelques primaires dont il ne peut être question ici, la vertu d'innocence a complète- ment disparu chez les artistes d'aujourd'hui. Quel peintre, quel littérateur placés devant un spectacle, peuvent se vanter de l'absorber dans son intégrité émotive î Nous tous, à des degrés différents, voués aux tourments de la cruelle et merveilleuse lucidité, nous ne pouvons plus aller droit à l'objet, et le décou- vrir dans sa nudité foncière ; nous en sommes détournés par mille souvenirs secrets qui conditionnent notre perception et en altèrent la fraîcheur et la sincérité. Le douanier, mieux encore que Corot, si simple cependant, laissa pousser son âme d'un seul jet, comme une plante sauvage, inaccessible aux « boutures », si j'ose dire, et autres artifices d'un jardinage artistique trop savant et trop compliqué. Il bénéficia de ce rare privilège : il put regarder la réalité en face, dans sa perpétuelle naissance, sans introduire entre elle et lui le souvenir d'aucune œuvre d'art, ancienne ou moderne — comme nous le faisons tous, prisonniers que nous sommes de l'admiration ou de l'émulation.
Le public, plus encore que les artistes, prisonnier des formes conventionnelles, ne pouvait pas ne pas se révolter devant les proportions inusitées par quoi s'exprimait l'émotion de Rous- seau : habitué aux perspectives académiques (que seuls Ingres et Cézanne bousculèrent un peu) et à ce véritable nivellement des valeurs qui satisfait la sensibilité médiocre, il lut indigué
1. Ce principe eût pu être généralisé, en vue de conclusions diffé- rentes, et aboutir, par exemple, au voisinage Matisse-Monet ; Braque- Seurat, etc. Mais le temps et surtout « l'unité de vues » rirent défaut pour mener à bien cette tâche délicate
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par ce lyrisme nouveau, par ce jaillissement sur la toile, de formes exposées dans toute leur crudité native. Car c'est bien cette sincérité scandaleuse, ce lyrisme naïf, cet étonnement continu, qui différencient le douanier de Corot. Ce dernier vit et travaille dans un état de sérénité bonhomme ; il jette un regard indulgent sur toutes les choses humbles ; il peint l'église et le caillou avec le même soin ému et avec un renoncement admirable aux faciles effets.
Mais Rousseau vit dans le ravissement le plus enfantin qui ait soulevé une âme humaine ; on se le figure faisant ses confi- dences aux oiseaux, communiant avec la nature entière — non qu'il s'v mélange à la façon de Cézanne, empli d'une inspira- tion uniquement picturale, indifférent au caractère particulier de chaque objet — mais au contraire d'une façon méticuleuse, restituant à la feuille et à la fleur qui arrêtent son regard l'im- portance féerique qu'elles revêtent au moment où il les perçoit. Qu'ils représentent les rives de la Seine ou les entrailles d'un Mexique à la fois réel et fantastique, ses paysages prodigieux exercent sur nous une fascination inoubliable ; la majesté et la gentillesse s'y. marient ineffablement ; ils nous font revivre comme nulle antre oeuvre, les délicieuses angoisses d'une enfance aux surprises, aux terreurs et aux ravissements hélas ! impossibles à retrouver. Les qualités purement picturales de son œuvre apparaissent avec assez de netteté pour qu'il ne soit pas nécessaire d'en souligner ici les considérables mérites. Seuls des yeux aveuglés par la plus académique des routines peuvent demeurer insensibles à la rareté de ces tonalités, à l'ingéniosité de ces rapports de dimensions, à l'exceptionnelle intelligence de ces « mesures » qui en dépit parfois de quelque gaucherie, offrent un support technique des plus solides à la poésie la moins recherchée la moins « artiste a qui ait existé en France depuis Foucquct, peintre inégalable du surnaturel.
11 ne peut être question, cependant, de considérer Rousseau comme un «Maître», dispensateur de conseils. On ne peut que constater le miracle qu'il incarne, miracle qu'il serait de la plus folle témérité d'essayer de renouveler. Chercher comme Rous- seau à faire l'ange serait le meilleur moyen de faire la bête, sans bénéfice possible. Cézanne, le plus torturé des hommes, est bien plus pi es de nous ; il nous enseigne l'art de rendre
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féconde notre inévitable inquiétude. Que si nous éprouvons par- fois le besoin de nous désaltérer à une source fraîche, le bon Corot est là, artisan d'une victoire extraordinaire : celle de la candeur sur la culture nécessaire mais déformante.
La réplique à « Cent ans de peinture » qu'organisa M. Paul Rosenberg ne fut pas moins brillante que l'exposition précédente. On peut dire qu'elle avait plus de tenue. Si elle ne révéla pas au public des œuvres aussi extraordinaires que la Fabrique et l'Algérienne de Corot et les grandes bai- gneuses de Renoir (qui eussent pu être de Ingres), elle pré- senta Cézanne plus complètement et Courbet plus décemment. Courbet peintre magnifique, souvent supérieur à Delacroix, demeure cependant le plus inégal du siècle précédent. Il est le représentant type — et revendiqué comme tel par quelques naturalistes impénitents — de la production impulsive, sans frein, sans méditation préalable. Les déchets dont son œuvre abonde prouvent, mieux que toutes les théories, la nécessité du recueillement, et que n'est jamais perdu le temps que l'on passe à raisonner, comme Poussin nous enseigne à le faire, sur les ressources expressives de la peinturé et du dessin. « Peignez davantage et parlez moins », conseillait Champfieury à Courbet; il eût probablement mieux fait de lui dire : « Peignez moins et méditez davantage. »
Que ce soit à « Cent ans», chez M. Paul Rosenberg, ou à la galerie Barbazanges, les maîtres les plus regardés, commentés avec le plus d'enthousiasme par les peintres qui, peu à peu, forment l'opinion courante furent Ingres, Corot, Rousseau, Cézanne et Renoir. Pureté des trois premiers ; puissance d'in- vention du Maître d'Aix ; fraîcheur et naïveté eonservées en dépit d'une culture de « Renaissant » chez l'abondant et géné- reux peintre de Cagnes, autant de vertus dont les meilleurs parmi les jeunes artistes essaient, à l'aide de moyens à la fois simples et raffinés, d'opérer la difficile et lente conquête.
ANDRÉ LHOTE
LA MUSIQUE
LES BALLETS RUSSES : Trois créations : La Belle au Bois Dormant de Tchaïkovsky ; Renard et Mavra de
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Stravinsky ; Quelques reprises : Le Sacre du Printemps, Pétrouchka, Contes Russes, L'après-midi d'un* faune.
Ce qui me frappe le plus en Stravinsky, ce qui, à mon sens, doit nous rendre son action particulièrement précieuse, c'est qu'il ne se répète jamais, c'est qu'il ne développe même pas, qu'il n'exploite pas les richesses qu'il découvre, mais que les abandonnant généreusement à d'autres, lui-même à chaque œuvre nouvelle change de direction et nous ouvre de nouveaux horizons. Chacune de ses créations est une invention nouvelle, inattendue et si nous retracions le chemin qu'il a déjà parcouru, le dessin nous en paraîtrait très étrange et même illogique. C'est ce qui explique en partie les sentiments complexes que pro- voque chacune de ses oeuvres : surprise joyeuse, mais aussi irri- tation et dépit, car elles exigent immédiatement de notre part une attitude et une adaptation nouvelle. Après le scandale for- midable que déchaîna le Sacre, scandale qui fut aussi un triom- phe, un autre aurait repris le même procédé, quitte à faire encore plus grand.
Mais au lieu d'un super-Sacre, Stravinsky nous donne le Rossignol. Puis, c'est l'Histoire du Soldat, des petites pièces, des mélodies, un quatuor. C'est enfin Renard, Mavra. Ainsi, cha- cune de ses œuvres est un coup d'essai ; mais ce sont aussi des coups de maître : jusqu'ici il les réussissait toujours ; et le pre- mier sentiment d'étonnement et d'inquiétude passé, l'auditeur devait s'avouer convaincu. Jusqu'ici, c'est-à-dire jusqu'à Mavra qui, à mon avis, est un échec.
Le point de départ de Stravinsky dans Renard est l'art forain russe. Renard est une déformation parfaitement consciente, une transposition esthétique de la musique de foire. Une comparai- son avec Parade tout naturellement s'impose. Musicalement, elle est à l'avantage de Renard : pour se soutenir, la musique de Satie a besoin de la danse, du geste, de l'image plastique ; exé- cutée seule, sa vacuité, ses ficelles, sa niaiserie (et qui n'est pas toujours voulue) apparaîtraient clairement. Mais c'est justement ce qui fait la grande valeur de Parade au point de vue théâtre, au point de vue scénique. La musique de Satie ne peut exister en dehors du spectacle dont elle ne constitue qu'un des élé- ments. Au contraire, la musique de Renard ne laisse aucune place à chorégraphie, au geste. Ce que je reproche à Nijinska
�� � qui a composé les danses de Renard, à Larionov qui en a dessiné les décors, les costumes ce n’est nullement de n’avoir pas réussi la réalisation scénique de l’œuvre, c’est de n’avoir pas compris que cette réalisation était impossible. Si puissante, si riche, si bien bâtie est cette musique aux rvthmes complexes, mais rigoureux, implacables, aux sonorités nettes et tranchantes, que le geste, l’image visuelle en la déterminant ne peuvent que l’appauvrir.
Il y a des livres qui ne supportent pas l’illustration justement parce qu’ils sont trop suggestifs ; il en est de même de certaine musique, de celle de Renard en particulier : elle ne supporte pas d’être dansée ou mimée, parce qu’elle est trop essentiellement musique.
On a souvent répété que la musique n’est capable de provoquer en nous que des états de conscience plus ou moins vagues, indistincts, flous… Il n’y a rien de plus faux et l’on confond ici « vague » avec « indescriptible » : ce que je sens lorsque j’entends Renard est parfaitement clair, distinct ; c’est un état psvchologique spécifique, infiniment riche et complexe, et qui ne se résoud au brouillard que lorsque j’essaie de le fixer au moven de la parole ou de l’image visuelle.
L’échec de Renard, en tant que ballet, n’est qu’une réplique de celui du Bouffon de Prokofieff, la saison passée : il se répète, cet échec, chaque fois qu’on essaye d’illustrer, d’exprimer par le geste, l’attitude, les formes colorées, une musique suffisamment puissante en elle-même, pensée et construite conformément aux affinités spécifiques du monde sonore. On n’applique pas une danse à une musique parce qu’on n’aboutit ainsi qu’à une limitation, à un appauvrissement, mais on enrichit au contraire la danse, on intensifie, on élargit sa signification en lui adjoignant une musique qu’elle ne cesse de régir et qui ne peut prétendre ainsi qu’à un rôle secondaire. C’est en somme le principe du ballet dit classique.
Dans Mavra, au contraire, le musicien s’est soumis à son texte (qui appartient à un jeune poète, M. Kokhno, d’après un petit poème badin de Pouschkine) ; aussi l’œuvre gagne-t-elle beaucoup à la scène.
Ne me fiant pas à ma première impression, nettement défavorable, j’ai été encore entendre et voir Mavra cinq ou six fois,
�� � tâchant de découvrir les raisons de l’enthousiasme de certains et celles de mon désappointement : il faut être prudent avec Stravinsky ; n’est-ce pas une révélation nouvelle ?
Stravinskv essaye ici, comme il nous l’a déclaré lui-même expressément, de remonter aux sources de la musique russe : ce ne sont plus les chants populaires où depuis Glinka jusqu’à Stravinskv lui-même tous ont puisé, ce n’est plus l’art paysan, c’est la romance sentimentale des compositeurs pre-glinkiens, de Verstovsky, de Dargomyjsky, de Glinka lui-même, l’art des salons et des gentilhommières : le style italien s’y trouve pro- fondément déformé par le goût russe qui se cherche encore, mais a déjà des trouvailles délicieuses. Ce vieux style italo-russe subit chez Stravinsky une nouvelle déformation que j’appel- lerais négro-américaine : ce sont des rythmes syncopés, con- vulsifs, un orchestre où dominent les cuivres, des crudités harmoniques qui se plaquent bizarrement sur la ligne mélodi- que. Il en résulte un ensemble curieux, très amusant parfois, très intéressant aussi musicalement, mais qui, bien que sa durée ne dépasse pas une trentaine de minutes, finit tout de même par lasser.
Quel que soit le point de départ de l’artiste, quelle que soit la source où son caprice veuille s’abreuver, le résultat seul nous importe. : Stravinsky n’a pas réussi ce nouveau coup d’essai. En effet, l’impression générale est celle d’un pastiche, d’une sorte de plaisanterie musicale dont le principal défaut serait de n’être pas suffisamment plaisante. Mais tel n’est certainement pas le dessein de Stravinsky : il s’agit d’infuser un sang nouveau à d’anciennes formes, il s’agit probablement de rénover ces formes, de créer ainsi un nouveau style d’opéra-comique. En ce cas le sujet est trop mince, trop fragile : il s’effrite en poussière sous son riche revêtement musical, où les deux styles — italo-russe et négro-américain — ne parviennent pas à se fondre et se gênent mutuellement.
La partie vocale, d’une grande difficulté, fut excellemment réalisée par MM nies Slobodskaïa, Sadovenn et Rosovska et par M. BeLina ; mais l’orchestre sous la direction de M. Fitelberg me parut souvent trahir les intentions de l’auteur : il fut lourd, épais, inutilement expressif et insuffisamment rigoureux.
C’est l’orientation nouvelle de Stravinsky probablement qui NOTES 1 1 9
nous a valu la Belh au bois- Dormant de Tscbaïkovsky, réduite d'ailleurs à un seul acte. On n'aime pasTschaïkovskv en France et je partage personnellement l'antipathie de mes collègues français a cet égard. Pourtant, la virulence de certaines attaques m'a frappé : les ballets de Tschaïkovsky sont en effet ce qu'il a Fait de mieux et il y a dans la Belle au Bois Donna ni des pages charmantes. Mais il est probable qu'il s'agit d'une sorte d'idio- crasie : il v a un cas Tschaïkovsky, comme il y a un cas Cha- brier, un cas Bruckner ; nous ne parvenons pas en effet à com- prendre. Français et Russes, ce qui rend chère aux Allemands la musique de Bruckner. Un étranger ne peut s'expliquer l'en- gouement des musiciens français pour Chabrier. Il en est de •ne de Tschaïkovsky dont le charme, le caractère profondé- ment national (bien plus national que Rimskv-Korsakoff) ne seront jamais saisis par un esprit de culture française.
Il faudrait maintenant parler danse, mise en scène, spectacle, mais cela ne m'est pas facile, car bien des vérités sont non seule- ment d( blés à entendre, mais aussi à dire. Nous savons tous ce que nous devons à Serge de Diaghilew : le roic de cet organisa- teur, de cet animateur incomparable a été vraiment unique dans la vie artistique européenne de ces quinze dernières années; mais notre reconnaissance, notre admiration pour ce qu'il a fait ne peut nous [river du droit d'exprimer aujourd'hui nos critiques et nos craintes. Sa troupe s'est appauvrie : Miassine n'a pu être rem- placé, ni comme maître de ballet, ni comme danseur ; le départ de Sokolova se fait également sentir, surtout dans le Sacre du Printemps : la Nijinska a beaucoup de goût, une excellente technique, mais elle est trop nerveuse et manque, de résis- tance. Tréiiiova est une danseuse classique de premier ordre, t>a technique est presque impeccable ; Idzikov. mu est un gym- naste étonnant, mais dans le Spectre de la Rose ils ne peuvent nous faire oublier Nijinsky et Karsavina.
Cela peut encore changer : la saison prochaine Diaghilew nous amènera peut-être Spessivtseva ; peut-être reverrons- nous Karsavina, Miassine. Ce qui est bien plus grave c'est l'absence d'homogénité, l'absence de discipline dans le corps du ballet, et surtout l'affaiblissement de cet esprit autoritaire, il est vrai, mais enthousiaste qui dirigeait toute l'entreprise et lui imprimait une vie puissante. Je souffre en voyant se décom-
�� � poser sous mes yeux l’admirable chorégraphie du Sacre par oubli, inattention, insouciance des exécutants ; je suis inquiet pour l’avenir de la belle œuvre de Diaghilew lorsque je constate aujourd’hui dans son action une sorte de timidité, de l’éclectisme : lui qui, auparavant, par ses coups d’audace et son esprit de risque, nous imposait ses conceptions, semble préoccupé aujourd’hui de deviner, de satisfaire nos inclinations, nos goûts naissants. Il y a en lui flottement, hésitation, peut-être fatigue. Espérons que ce n’est que temporaire.
Nous venons d’avoir eu une saison wagnérienne au théâtre des Champs Elysées : une splendide troupe italienne sous la direction de M. Serafini nous a fait entendre Tristan, les Maîtres Chanteurs, Parsifal, Lohengrin : nous avons admiré de belles voix, un jeu très expressif, des chœurs merveilleusement disciplinés, riches et souples, un chef d’orchestre d’un tempérament musical ardent, régi par un goût sûr, servi par un métier parfait, mais dont toutes les intentions ne furent pas toujours comprises par ses instrumentistes.
Wagner fut exécuté à l’italienne, c’est-à-dire très en dehors, avec une passion exubérante (Tristan), avec une certaine bouffonnerie dans le comique ([les Maîtres Chanteurs). Ce n’est pas un reproche à faire aux artistes : l’exécution à l’allemande, à la française n’est ni plus, ni moins justifiée que l’exécution à l’italienne. Lorsqu’il s’agit d’œuvres comme celles de Wagner il faut dénier à qui que ce soit, à quelque nationalité que ce soit le droit de nous imposer un style modèle, une exécution type. Exécutez Wagner à l’américaine, si vous pouvez, et si vous parvenez à maintenir l’unité de style, à me donner une impression complète, à me convaincre, vous avez raison gagnée. Le résultat couvre tout ; dans ce cas-ci, l’unité de style était parfaite : les Italiens ont donc triomphé. Ce fait prouve qu’il y a de l’italien en Wagner ; un jour, peut-être, on nous y fera goûter du russe, du polonais… Et ce sera très bien.
LES DANSEUSES CAMBODGIENNES A L'OPÉRA.
Somptueux hommage adressé par le roi Sisowath à la République, sa suzeraine, le ballet cambodgien est venu en France, à la grande joie des amateurs d'art oriental. De Mar- seille où elles ont contribué au faste de l'Exposition colo- niale, les danseuses de Pnom-Peuh sont venues passer trois jours à Paris : étrange pensionnat d'une vingtaine de fillettes que surveillaient vigilamment cent soldats de la garde indi- gène !
Petites (elles ont quinze ans à peine), les hanches larges et raides, le buste long, elles apparaissent vêtues avec ma- gnificence. Par-dessus leurs culottes aux teintes amorties, tombent d'amples tuniques aux couleurs vives que constelle l'innombrable scintillement des paillettes miroitantes. Con- trastant avec les teintes opulentes de l'habillement et l'éclat des ors, leur figure recouverte de céruse apparaît blême et impassible, comme un masque de porcelaine blanche dont la peinture a été oubliée. Les cheveux noirs et brillants sont appliqués contre la tète petite comme une couche d'émail ; ils semblent de la même matière que celle des grands yeux sombres qui s'allongent vers les tempes.
Le rideau se lève. L'orchestre et le chœur apparaissent de chaque côté de la scène, tournant le dos à la salle, indiquant par leur orientation le point important où se dérouleront les danses.
Le chœur : quelques chanteurs accroupis qui tout à l'heure émettront des vocalises confuses et nasillardes en marquent la mesure par le choc de deux baguettes de bois.
L'orchestre qui déjà prélude, se compose de clarinettes indigènes, de tambours et de xylophones dont les sonorités sourdes s'opposent aux notes claires d'un glockenspiel. Un rythme impeccable entraine ce jazz-band austère, dont les mé- lodies pas très différentes des nôtres accompagneraient volontiers un schimy ou un fox-trot...
C'est bien là une des choses les plus étranges, ce contraste entre la musique vive qui incite aux mouvements rapides et les danses qui tout à l'heure développeront leurs gestes ra- lentis. Ici, pas de pléonasme selon la formule occidentale clas-
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sique, pas de répétition du même sentiment. Selon le souhait de Jean Cocteau, la musique et la chorégraphie auront chacune leur signification propre et les deux arts simultanément évoque- ront des choses différentes...
Mais, voici les danseuses qui apparaissent. Et tandis que l'orchestre nous raconte l'innombrable et anonyme pulullement de l'Asie, le ronflement de « la roue de la vie », les bayadères en leur lent défilé, reprennent les danses figées sur les mu railles millénaires d'Angkor et renouvellent la procession hiératique des Apsaras impassibles. Leurs gestes semblent se mouvoir dans une atmosphère visqueuse, leurs membres ondulent comme des algues dans les profondeurs marines et leurs mains s'épanouissent comme d'étranges fleurs aux pétales mobiles... Ce sont des demi-déesses certes, mais les demi-déesses d'une religion panthéiste où les dieux eux-mêmes s'identifient à la nature, à la végétation exubérante et vivace des terres chaudes.
Avec ses danseuses de quinze ans, le roi Sisowath nous a en- voyé un peu de l'antique Asie...
J. C. PRIVÉ
��LE COURRIER DES MUSES.
Mérimée enfant perdit ses illusions pour avoir entendu ses parents rire derrière une porte mal fermée. Il avait pleuré, trop sensible aux reproches qu'on lui faisait d'une faute légère, pleuré peut-être ses dernières larmes. Il sut depuis ce jour-là fermer son cœur aux sentiments profonds. Il voyagea. Il écrivit rarement et sans trop croire à son génie. Il prit les femmes par plaisir et les quitta par ennui, même les plus dangereuses, George Sand pour qui Musset perdit sa jeu- nesse et Chopin sa vie, l'Impératrice qu'on chansonnait sous le nom de Badinguetie. Il fit de belles mystifications littéraires et grâce au masque de Clara Gazul, il put rire au nez du Romantisme. Mérimée, bien qu'il soit mort depuis plus de cinquante ans, vient d'être le héros d'une anecdote, ou à peu près.
Il v a trois mois, 1' « Atelier » de Charles Dullin donnait une matinée au Vieux-Colombier. On venait de jouer L'Oc-
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casion où Marguerite Jamois fut si charmante qu'on oublia le théâtre et ses mensonges pour ne plus voir que ce jeune et pale visage où la douleur mettait un pied de rouge. Les spectateurs sortaient de la salle, à la porte, une ouvreuse distribuait les billets qui permettraient d'y rentrer. Elle semblait émue et pleurait presque. Soudain, elle s'appro- cha d'un monsieur qu'elle regardait avec une attention res- pectueuse, depuis quelques instants déjà, et lui prenant les mains :
— Oh ! Monsieur, comme vous m'avez fait pleurer ! mon- sieur Mérimée !
— Vous vous trompez, madame, dit le monsieur surpris, et se tournant vers son compagnon qui souriait, il le montra du doigt, monsieur Mérimée, c'est monsieur.
Puis, Max Jacob, l'auteur supposé de L'Occasion et Jean Paulhan, saluant son admiratrice par erreur, — « car c'étaient eux », comme on écrit dans les romans policiers, reprirent place dans la salle où le rideau se levait sur Chantage.
��On m'a cité le mot d'un aimable marchand de tableaux, qui touchait de la main le cœur de pierre d'une statue qu'il croyait ancienne et disait :
— Le froid des siècles !
Le mot est joli mais, au hasard de la pensée, il m'a conduit à de bien tristes réflexions. Que le froid des siècles passés nous gèle, passe encore, mais la chaleur de celui où l'on vit ne devrait-elle pas être douce ? Il est vrai qu'un siècle veut toujours imiter le siècle précédent. Comment il n'y réussit pas, c'est sa particularité, sa marque originale. La grande mélancolie romantique qui désolait Wertber, René, Obermann, est aujourd'hui remplacée par un découragement qui atteint profondément la jeunesse et surtout celle de qui l'on pou- vait attendre le plus. On ne se demande plus « Pourquoi ? » On se dit « A quoi bon ? » L'ironie supplée au doute. Au- jourd'hui l'inquiétude de la jeunesse ne prend plus guère la forme philosophique (Dieu existe-t-il ? C'est son affaire et non la nôtre) mais nous n'avons pas encore dissipé l'héri-
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tage dangereux de Rousseau. Depuis cent cinquante ans, l'écrivain se regarde au miroir et caresse amoureusement ses faiblesses et ses défauts. Les jeunes gens demandent des certitudes, on leur offre des possibilités. S'ils regardent en arrière, ils voient Baudelaire au confessionnal du cœur ou Laforgue se novant, pauvre Narcisse, dans les étangs du sou- venir ! S'ils se tournent vers les maîtres d'aujourd'hui, Paul Valéry, le divin charmeur du Serpent, André Gide ? Hélas ! j'en connais qui sont trop faibles pour consentir à tout, pour « ne pas choisir », et ceux-là qui se refusent à la vie, la quittent parfois — si elle devient trop indiscrète — et s'en vont tran- quillement, sans laisser d'adresse.
GEORGES GABORY
��LES REVUES
PAUL VALÉRY
Le dernier numéro du Divan réunit, en hommage à Paul Valéry, des études, des souvenirs ou des poèmes de la Comtesse deNoailles, Henri de Régnier, Edmond Jaloux, Fr. ViéléGriffin, Charles du Bos, Henri Ghéon, Fr. le Grix, Lucien Fabre...
André Gide écrit :
... Ses premiers collaborateurs de la Conque et du Centaure se déso- laient de le s'oir abandonner la poésie, et s'engager dans une voie qui leur semblait ne mener qu'à des spéculations impuissantes. Mais c'était pourtant la puissance que recherchait précisément Valéry. Rien ne lui paraissait moins tentant que le succès qu'il eût facilement obtenu par une production abondante. Son apparent renoncement cachait une ambition plus haute. « L'erreur, je parie, de bien des gens à mon égard, m'écrivait-il en 93, est de me supposer, malgré tout, une arrière-pensée littéraire ; de croire que je tends, en somme, à travers les restrictions que je professe et le renoncement, à quelque genre nou- veau. » Et, en 94 : « J'ai agi toujours pour me rendre un individu potentiel. C'est-à-dire que j'ai préféré une vie stratégique à une tacti- que. Avoir à ma disposition, sans disposer... Ce qui m'a frappé le plus au monde, c'est que personne n'allait jamais jusqu'au bout. » Il n'était donc que de persévérer. Et durant vingt-cinq ans Valéry se tut, tra- vaillant sans cesse.
�� � Les poèmes qu’il nous livrait, il ne les considérait nullement comme un aboutissement, mais comme un jeu, une sorte de démonstration, qu’il se donnait à lui-même, d’expérience, ou mieux : d’expérimentation. Même il songeait à les réunir sous ce titre commun : Exercices, entendant par ce mot, non un moyen d’entraînement, mais bien la mise en vigueur d’un système ; et je ne pense pas que le Vinci considérât très différemment ses tableaux.
De ce système, il ne m’appartient pas de parler. Je veux croire avec Valéry que son œuvre la plus importante gît éparse encore dans ces mystérieux cahiers ou lentement il l’élabore, et qui sens doute rappellent eux aussi ceux de Vinci. Mais méthode ou système, si excellent qu’il soit, que vaudrait-il pour réussir une œuvre d’art, sans les particulières qualités de celui qui l’applique? Ce qu’il me plaît surtout de retrouver dans les vers de Valéry, bien qu’ils l’offusquent, c’est sa tendresse. Je me souviens que dans les premiers temps de notre amitié, il me citait avec admiration un mot de Cervantes (je crois) : « Comment cacher un homme ? », mot dont alors je ne saisissais pas bien le sens. J’attendais l’œuvre de Valéry pour le comprendre.
A PROPOS DE MARCEL PROUST
M. Ernest Curtius a publié dans le numéro de Février du
Neue Merkur un remarquable article sur Marcel Proust, dont il n’est peut-être pas trop tard pour donner ici un extrait :
Ce que Gide a dit un jour des hommes de la Provence : qu’ils ont « cette assurance un peu facile de ceux qui s’étaut déjà dits dans le passé, n’ont plus qu’à se redire sans effort et ne trouvent plus rien de bien neuf à chercher », cela nous vient souvent à l’esprit à propos des* livres des Français. Combien pourtant il serait trompeur de généraliser de telles impressious, c’est ce que montrent les ouvrages de Proust. Proust demande au lecteur un assouplissement et une réadaptation de son appareil de perception esthétique, une tension élastique, qui exige d’abord un déploiement d’énergie, mais qui ensuite — comme une série d’exercices musculaires — produit une vitalisation bienfaisante de tout l’organisme. Il a justement, lui, du nouveau à dire, et il a dû se fabriquer, à cet effet, des movens d’expression nouveaux. Et pourtant le résultat de son art s’insère après coup dans la loi constitutionnelle de l’esprit français, dans la perspective de son optique, telles que nous les connaissons d’après une longue tradition, d’une manière tellement significative, qu’en nous retournant pour regarder en arrière, nous éprouvons cette satisfaction que donne toute vue sur une conti126 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
nuité nécessaire, organique et dépassant les individualités. Proust ajoute un nouveau chapitre à ce que nous savions de la morphologie spiri- tuelle de la France, mais non pas en bouleversant les résultats des cha- pitres précédents, bien plutôt en les approfondissant et en les con- firmant.
��SUR LES COPAINS
D'une étude enthousiaste sur les Copains de Jules Romains, que publie la Revue de Belles- Lettres, détachons ce passage :
Les Copains sont pour nous une œuvre sacrée, mais qu'on ne se méprenne pas. Cela veut dire que nous croyons au côté profond, mys- tique de leur vie. Mais l'ironie, mais la « monture » qui est partie inhérente et non la moindre de leur personnalité nous est tout aussi sacrée. En analysant ce lyrisme, nous dissocions un tout, pour en sai- sir, séparés ou morts, les éléments composants. Mais notre admiration va au tout brut et complexe. Aussi quand nous refusons de voir dans les Copains une simple farce habile, ce n'est pas pour en faire un traité romantique. Nous prenons ce livre comme quelque chose de vivant et de complexe, où l'exaltation de la vie n'a rien de morbide, mais est baignée d'ironie parce qu'elle resplendit de santé. Ce pourquoi Romains l'offre pour Conseiller de la Joie et Bréviaire de la Sagesse facétieuse. L'ironie, la « monture », il faudrait montrer qu'elles sont là, non pas pour mitiger après coup une sentimentalité que l'auteur craindrait être excessive, mais parce qu'elle fait partie de sa vision poétique, parce qu'elle est un des éléments de son lyrisme
Que les deux facteurs soient mêlés, l'ironie cédant le pas à la fer- veur, puis comme avide de ses droits la rattrapant, la dépassant, les deux jouant à cache-cache et se démasquant tout à tour, voilà qui com- ble le plus pleinement notre attente
��LES ENTRETIENS D'ÉTÉ DE PONTIGNY
On sait qu'avant la guerre un comité dont M. Paul Desjardins était l'âme, organisait chaque été, dans le cadre magnifique de l'abbaye de Pontigny, des réunions où des esprits cultivés, de nationalités différentes, échangeaient à loisir leurs idées sur un thème de littérature ou de morale, à l'avance choisi comme programme. Dès 1910 les écrivains de la Nouvelle Revue Fran- çaise participèrent à ces « décades » et se rencontrèrent avec d'éminents représentants de la pensée étrangère.
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Le Comité des Entretiens d'été de Pontigny — composé de Paul Desjardins, d'Arthur Fontaine, d'André Gide, de Georges Raverat — juge que le moment est venu de reprendre son œuvre. Des invitations ont été lancées pour cet été. Un pro- gramme a été établi. Nous en empruntons l'esquisse à la Revue de Genève (N° du i c ' Mai) :
Cette année, trois décades sont prévues : l'une sur l'Education (du 7 au 16 Août) à laquelle « sont conviés ceux qui se préoccupent du défaut de concordance entre l'éducation d'à présent et le régime des y
sociétés politiques » ; un seconde sur un sujet de littérature (du 17 au 26 Août), la « culture de la fierté par la fiction » — le point d'honneur du Moven-Age, le gentleman, l'honnête homme, l'autonomie ibsé- nienue, la self-reliance d'Emerson — ; une troisième enfin sur la Société des Nations : à cette décade, on voudrait réunir « des amis réfléchis de la Paix et qui conviennent que le moyen de l'établir (précisons qu'il tt d'une Fédération des Etats) doit être voulu pleinement, mais est difficile et reculé encore... Essayer de mettre au point, de sorte qu'elle ne soit que bienfaisante, l'idée profondément naturelle de Patrie : c'est là une entreprise d'éclaircissement, de pacification. On voudrait qu'elle tût au moins esquissée dans un conciliabule de civilisés, au commence- ment du xx c siècle.
Parmi les adhésions déjà recueillies, citons celles de : Johann Bojer, Arnold Bennett, Albert Thomas, Ferrero, Prezzolini, André Gide, Wells, Duhamel, Paul Hvmans, Arthur Fontaine,
Pierre Hamp, Strachey.
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MEMENTO
Action (mars-avril) : Pitoeff, par J. Bûcher.
Ariane (mai) : Delille poète, par Robert Honnert.
Belles-Lettres (mai) : Francis Jammes ou notre chagrin, par Alphonse Métérié ; M. Paul Valéry, par André Delacour.
Le Bon Plaisir (mai) : Dans l'Immémoriale Asie, par J. Douyau ; La Sagesse de M. Biaise, nouvelle par Ch. Phalippou.
Choses de Théâtre (mai) : Comment j'écris une pilce, par Lenor- mand.
La Connaissance (avril) : Mademoiselle Zeline ou Bonheur de Dieu à l'usage d'une vieille Demoiselle, par Marcel Joubandeau ; Les propos subversifs du Mandarin : M. René Caiiat lauréat, élève et cuistre.
Créer (n° 1) : Souvenirs, par Tristan Derème.
Le Divan : Tristan Klingsor, par Pierre Lièvre.
Le Diso_ue vert (juin) : Poèmes, par Odilon Jean Périer
�� � 128 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Ecrits Nouveaux (juin) : La cruauté russe, par Maxime Gorki ; Fargue, par Adrienne Monnier ; Le Secret professionnel, par Jean Cocteau.
Essais Critiques (mai) : A V Atelier, par Azaïs.
Les Feuilles libres (no 26) : Pointes, par Ernst et Eluard ; Moganni Xameh, par Biaise Cendrars.
Les Lettres (mai) : Lettre à Sidoine sur quelques préjugés en ma- tière d'art religieux, par François Fosca ; Les trois Fontaines, par René Des Granges ; (avril) : Lettre de Flaubert à Louis Bouilbet, par Louis Martin-Chauffier.
Lettres Rhénanes (avril) : Troisième lettre sur les spectacles, par Benoist-Méchin ; Sonate, par André Norys.
Mercure de France (15 avril): Souvenirs de mon commerce. Dans la contagion de Mècislas Golberg, par André Rouveyre : (15 juin): La fausse ressemblance, par J. de Gaultier.
La Nouvelle Revue (mai) : Stevenson jugé par son beau-fils, par Paul-Louis Hervier.
L'Œuf Dur (avril) : Petits Poèmes, de Tristan Derême ; Side-Car, par Maurice David.
La Renaissance d'Occidfnt (février-mai) : Petite Odyssée d'un poète lointain, par Daniel Thalv.
Revue de l'Amérique Latine (avril-mai) : Paysages imaginaires d'Amérique, par R. Gomez La Serna ; Le sens de V Exotique dans la Poésie Française : M. Jules Supervielle, par André Fontainas.
Revue de Bourgogne (15 juin) : Un touriste italien à Mâcon en i66j, par G. Jeanton.
Revue des Deux-Mondes (15 mai- 15 juin) : Les profondeurs de la mer, par Edmond Jaloux.
Revue de Genève (mars-avril) : Méditation sur Baudelaire, par Charles Du Bos ; (juin) : Nocturne, par Fr. Swinnerton.
Revue des Jeunes (avril) : Les Saints et le théâtre chrétien populaire, par Henri Ghéon.
La Revue Mondiale (15 juin): Du contresens, par Emile Faguet.
Revue Philosophique (mars-avril) : La psxchoanalyse et le problème de l'inconscient, par A. Ombredane.
Revue Rhénane (juin) : Les tapisseries des Gobelins.
La Revue de la Semaine (28 avril) : Réflexions sur l'œuvre critique Àe Paul Bourgel, par Ch. Du Bos ; La littérature et la Société du moyen- lige, par Jean Longnon.
La Revue Universelle (mai) : L'Amour, les Muses et la Chasse (III), par Francis Jammes ; Einstein et la relativité, par Louis Dunoyer.
LE GÉRANT : GASTON GALLIMARD. ABBEVILLE. — IMPRIMERIE F. PAILLART.
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LE MARIAGE DU CIEL
ET DE L’ENFER
Le Mariage du Ciel et de l’Enfer dont nous donnons ici la traduction complète, parut en 1790. C’est le plus significatif et le moins touffu des « livres prophétiques » du grand mystique anglais, à la fois peintre et poète (1757 à 1828).
J’ai conscience que cette œuvre étrange rebutera bien des lecteurs. En Angleterre elle demeura longtemps presque complètement ignorée ; bien rares sont, encore aujourd’hui, ceux qui la connaissent et l’admirent. Swinburne fut un des premiers à en signaler l’importance. Rien n’était plus aisé que d’y cueillir les quelques phrases pour l’amour desquelles je décidai de le traduire. Quelques attentifs sauront peut-être les découvrir sous l’abondante frondaison qui les protège.
— Mais pourquoi donner le livre en entier ?
— Parce que je n’aime pas les fleurs sans tige.
Rintrah rugit et secoue ses feux dans l’air épais ;
D’affamés nuages hésitent sur l’abîme.
Jadis débonnaire et par un périlleux sentier,
L’homme juste s’acheminait
Le long du vallon de la mort.
Où la ronce croissait on a planté des roses
Et sur la lande aride
Chante la mouche à miel.
Alors, le périlleux sentier fut bordé d’arbres,
Et une rivière, et une source
Coula sur chaque roche et tombeau ;
Et sur les os blanchis
Le limon rouge enfanta.
Jusqu’à ce que le méchant eût quitté les sentiers faciles
Pour cheminer dans les sentiers périlleux, et chasser
L’homme juste dans des régions arides.
À présent le serpent rusé chemine
En douce humilité,
Et l’homme juste s’impatiente dans les déserts
Où les lions rôdent.
Rintrah rugit et secoue ses feux dans l’air épais ;
D’affamés nuages hésitent sur l’abîme.
Puisqu’un nouveau ciel est commencé et qu’il y a maintenant trente-trois ans d’écoulés depuis son avènement : l’Éternel Enfer se ranime.
Et voici ! Swedenborg est cet ange qui se tient assis sur la tombe : ses écrits sont ces linges pliés.
C’est à présent la domination d’Édom et la rentrée d’Adam dans le Paradis — Voir Isaïe XXXIV et XXXV.
Sans contraires il n’est pas de progrès. Attraction et Répulsion, Raison et Énergie, Amour et Haine, sont nécessaires à l’existence de l’homme.
De ces contraires découlent ce que les religions appellent le Bien et le Mal.
Le Bien (disent-elles) est le passif qui se soumet à la Raison. Le Mal est l’actif qui prend source dans l’Énergie.
Bien est Ciel, Mal est Enfer.
Toutes les Bibles, ou codes sacrés, ont été cause des erreurs suivantes :
1° Que l’homme a deux réels principes existants, à savoir : un corps et une âme.
2° Que l’Énergie, appelée le Mal, ne procède que du corps, et que la Raison appelée Bien ne procède que de l’âme.
3° Que Dieu torturera l’homme durant l’Éternité pour avoir suivi ses énergies.
Mais contraires à celles-ci, les choses suivantes sont vraies :
1° L’homme n’a pas un corps distinct de son âme, car ce qu’on appelle corps est une partie de l’âme perçue par les cinq sens, principaux débouchés de l’âme dans cette période de vie.
2° L’énergie est la seule vie ; elle procède du corps, et la Raison est la borne de l’encerclement de l’Énergie.
3° L’énergie est l’éternel délice.
Ceux qui répriment leur désir, sont ceux dont le désir est faible assez pour être réprimé ; et l’élément restricteur ou raison usurpe alors la place du désir et gouverne celui dont la volonté abdique.
Et le désir réprimé peu à peu devient passif jusqu’à n’être plus que l’ombre du désir.
La relation de cela est consignée dans le Paradis Perdu, et le Dominateur c’est-à-dire la Raison, y a nom Messie. Et l’Archange originel ou capitaine de l’armée céleste y est appelé Diable ou Satan, et ses enfants y sont appelés Mort et Péché.
Mais dans le livre de Job, le Messie de Milton a nom Satan. Car cette relation a été adoptée par les deux parties. Assurément, il semble à Raison que Désir a été chassé, mais le rapport du Diable c’est que le Messie tomba et construisit un ciel avec ce qu’il dérobait à l’abîme.
Ceci est révélé dans l’Évangile, où nous le voyons prier le Père d’envoyer le Consolateur, ou Désir, afin que Raison puisse avoir des Idées pour construire — le Jehovah de la Bible n’étant autre que celui qui habite dans le feu flamboyant.
Apprends qu’après sa mort, c’est le Christ qui devient Jehovah.
Mais dans Milton, le Père est le Destin ; le Fils, une Raison des Cinq sens, et le Saint Esprit, le Néant !
Note : Ce qui fit que Milton écrivait dans la gêne lorsqu’il parlait des Anges et de Dieu, dans l’aisance lorsque des Démons et de l’Enfer, c’est qu’il était un vrai poète et du parti des Démons, sans le savoir.
Tandis que je marchais parmi les flammes de l’Enfer, et faisais mes délices du ravissement du génie, que les Anges considèrent comme tourment et folie, je recueillis quelques-uns de leurs Proverbes ; car de même que les dictons en usage chez un peuple portent la marque du caractère de celui-ci, j’ai pensé que les Proverbes de l’Enfer manifestent la nature de la Sagesse Infernale, mieux qu’aucune description d’édifices ou de vêtements.
Quand je revins chez moi, sur l’abîme de mes cinq sens, là où un plateau surplombe abruptement le présent monde, je vis un puissant Démon enveloppé de nuages noirs, planant au-dessus des parois du roc : avec de corrodantes flammes il écrivit la sentence suivante, à présent perçue par les cerveaux des hommes et lue par eux sur la terre :
Borné par tes cinq sens, ne comprends-tu donc pas
Que le moindre oiseau qui fend l’air
Est un immense monde de délices ?
Dans le temps des semailles, apprends ; dans le temps des moissons, enseigne ; en hiver, jouis.
Conduis ton char et ta charrue par-dessus les ossements des morts.
Le Chemin de l’excès mène au palais de la Sagesse.
La Prudence est une riche et laide vieille fille à qui l’incapacité fait la cour.
Le Désir non suivi d’action engendre la pestilence.
Le ver que coupe la charrue, lui pardonne.
Celui qui aime l’eau, qu’on le plonge dans la rivière.
Un sage ne voit pas le même arbre qu’un fou.
Celui dont le visage est sans rayons ne deviendra jamais une étoile.
Des ouvrages du temps l’Éternité reste amoureuse.
La diligente abeille n’a pas de temps pour la tristesse.
Les heures de la folie sont mesurées par l’horloge, mais celles de la sagesse, aucune horloge ne les peut mesurer.
Les seules nourritures salubres sont celles que ne prend ni nasse ni trébuchet.
Livre de comptes, toise et balance ; garde cela pour une année de disette.
L’oiseau ne vole jamais trop haut, qui vole de ses propres ailes.
Un corps mort ne venge pas d’une injure.
L’acte le plus sublime, c’est de placer un autre avant soi.
Si le fou persévérait dans sa folie, il rencontrerait la Sagesse.
Insanité, masque du fourbe.
Pudeur, masque de l’orgueil.
Les prisons sont bâties avec les pierres de la Loi, et avec les briques de la religion, les bordels.
Orgueil du paon, gloire de Dieu ;
Lubricité du bouc, munificence de Dieu ;
Colère du lion, sapience de Dieu ;
Nudité de la femme, travail de Dieu.
L’excès de chagrin rit ; l’excès de plaisir, pleure.
Le rugissement des lions, le hurlement des loups, le soulèvement de la mer en furie et le glaive destructeur, sont des morceaux d’éternité trop énormes pour l’œil des hommes.
Renard pris n’accuse que le piège.
La joie féconde, la douleur accouche.
Que l’homme vête la dépouille du lion ; la femme, la toison de la brebis.
À l’oiseau le nid ; à l’araignée la toile ; à l’homme l’amitié.
Le fou égoïste et souriant, et le fou morne et renfrogné, seront tenus tous deux pour sages, et serviront de verge et de fléau.
Évidence d’aujourd’hui, imagination d’hier.
Le rat, la souris, le renard, le lapin, regardent vers les racines ; le lion, le tigre, le cheval, l’éléphant regardent vers les fruits.
Citerne contient, fontaine déborde.
Une pensée, et l’immensité est emplie.
Sois toujours prêt à dire ton opinion, et le lâche t’évitera.
Tout ce qu’il est possible de croire, est un miroir de vérité.
L’aigle jamais n’a perdu plus de temps, qu’en écoutant les leçons du corbeau.
Le renard se pourvoit, Dieu pourvoit au lion.
Le matin, pense ; à midi, agis ; le soir mange ; la nuit, dors.
Qui s’en est laissé imposer par toi, te connaît.
La charrue ne suit pas plus les paroles que la récompense de Dieu les prières[4].
Les tigres de la colère sont plus sages que les chevaux du savoir.
N’attends que du poison des eaux stagnantes.
Celui-là seul connaît la suffisance, qui d’abord a connu l’excès[5].
Souffrir les remontrances du fou : privilège royal.
Yeux, de feu ; narines, d’air ; bouche, d’eau ; barbe, de terre.
Pauvre en courage est riche en ruse.
Le pommier pour pousser, ne prend point conseil du hêtre ; ni le lion, ni le cheval pour se nourrir.
Aux reconnaissants, les mains pleines.
C’est parce que d’autres ont été fous, que nous, nous pouvons ne pas l’être[6].
L’âme du doux plaisir ne peut être souillée.
Si plane un aigle, lève la tête ; contemple une parcelle de génie.
De même que la chenille choisit, pour y poser ses œufs, les feuilles les plus belles ; ainsi le prêtre pose ses malédictions sur nos plus belles joies.
Pour créer une petite fleur, des siècles ont travaillé.
Adversité, raidit ; félicité, relâche[7].
Le meilleur vin, c’est le plus vieux ; la meilleure eau, c’est la plus neuve.
Prières, ne labourez pas ! Louanges, ne moissonnez pas ! Joies, ne riez pas ! Chagrins, ne pleurez pas !
Tête, le Sublime ; Cœur, le Pathos ; génitoires, la Beauté ; pieds et mains, la Proportion.
Tel l’air à l’oiseau, ou la mer au poisson, le mépris à qui le mérite.
Le corbeau voudrait que tout soit noir, et le hibou que tout soit blanc.
Exubérance : c’est Beauté.
Le lion serait rusé, si conseillé par le renard.
La culture trace des chemins droits ; mais les chemins tortueux sans profit sont ceux là mêmes du génie.
Plutôt étouffer un enfant au berceau, que de bercer d’insatisfaits désirs[8].
L’homme absent, la nature est stérile.
La vérité, jamais ne peut être dite de telle manière qu’elle soit comprise et ne soit pas crue.
Même loi pour le lion et pour le bœuf, c’est oppression.
En voilà assez ! en voilà trop.
Les poètes de l’antiquité peuplaient le monde sensible de dieux et de génies, auxquels ils donnaient les noms — et qu’ils revêtaient des attributs — des bois, des ruisseaux, des montagnes, des lacs, des peuples, des cités, et de quoi que ce soit que leurs nombreux sens élargis pussent atteindre.
Ils étudiaient particulièrement le génie de chaque ville et de chaque contrée, plaçant celui-ci sous la tutelle de sa déité spirituelle ;
Mais bientôt, pour l’avantage de quelques uns, et pour l’asservissement de la masse, un effort fut tenté d’abstraire ces déités, qui s’échappèrent ainsi de leur matérialité première : les prêtres entrèrent en scène.
Instituant les rites, d’après les premiers récits des poètes.
Et finalement les prêtres déclarèrent, qu’ainsi l’avaient voulu les Dieux.
Les hommes oublièrent alors que seul, le cœur de l’homme est le lieu de toutes les déités.
Les prophètes Isaïe et Ezechiel soupaient avec moi. Je leur demandai comment ils osaient si librement affirmer que Dieu leur parlait. N’avaient-ils point songé, ce faisant, qu’ils risquaient de n’être pas compris, de prêter appui à l’imposture ?
Isaïe répondit : « Certes, je ne vis ni n’entendis aucun Dieu par quelque perception limitée de mes organes, mais mes sens découvrirent l’infini dans chaque chose, et dès lors je me convainquis de ceci, dont je demeure persuadé : que la voix de l’indignation sincère est voix de Dieu ; je ne m’inquiétai point des conséquences ; j’écrivis.
— Pour qu’une chose soit, demandai-je alors, la ferme conviction qu’elle est, suffit-elle ? »
Il répondit : « Les poètes le croient. Cette ferme conviction, dans les siècles d’imagination, remuait les montagnes ; mais peu nombreux sont ceux capables, en quoi que ce soit, d’une conviction véritable. »
Ezechiel dit alors : « La philosophie de l’Orient enseigna les premiers principes de la perception humaine, telle nation voyait l’origine dans tel principe, telle autre nation dans tel autre principe ; nous d’Israël, enseignâmes que le génie poétique — ainsi que vous le nommez maintenant — était le principe initial, et que tous les autres en dérivaient ; de là noire mépris pour les prêtres et les philosophes des autres contrées, et c’est pourquoi nous allions prophétisant que tous les dieux trouvaient en nous leur origine, comme il serait enfin prouvé, tributaires du Génie Poétique ; c’était là ce que notre grand poète-roi David désirait avec tant de ferveur, et invoquait si pathétiquement, à quoi, disait-il, il devait l’assujettissement des ennemis et le gouvernement des royaumes ; et nous aimions notre Dieu jusqu’à maudire en son nom toute autre déité des nations environnantes et que nous déclarions révoltées ; de sorte que le vulgaire vint à penser que toutes les nations seraient à la fin soumises aux Juifs. Cela, dit-il, fut appelé à se réaliser, ainsi que toutes les fermes convictions, car toutes les nations reconnaissent présentement le code juif et vénèrent le dieu des Juifs. Or peut-il y avoir sujétion plus grande ? »
J’entendis tout cela avec stupeur et dus confesser ma conviction personnelle.
Après le repas, je priai Isaïe d’accorder au monde la révélation de ses œuvres perdues ; il me dit qu’il ne s’en était perdu aucune qui eût quelque valeur. Ezechiel me parla de même.
Je demandai alors à Isaïe pour quel motif il était allé, corps et pieds nus, durant trois ans. Il répondit : « Pour le même motif qui fit aller ainsi notre ami Diogène, le Grec. »
Je demandai à Ezechiel ce qui le fit manger des excréments et rester si longtemps de suite, gisant sur le flanc droit ou le flanc gauche ? Il répondit : « Le désir d’élever les autres hommes jusqu’à la perception de l’infini : les tribus de l’Amérique du Nord ont des pratiques semblables ; et celui-là est-il honnête qui résiste à son génie ou à sa conscience, pour le seul amour de ses aises et d’une présente satisfaction ? »
L’ancienne tradition, selon laquelle le monde doit être consumé par le feu, au bout de six mille ans, est vraie, ainsi que je l’ai appris de l’Enfer.
Car le chérubin au glaive de flamme sera relevé de sa garde auprès de l’arbre de vie, et aussitôt la création entière sera consumée, et tout ce qui maintenant nous paraît fini et corrompu, nous apparaîtra infini et pur.
Ceci sera obtenu par une amélioration de la jouissance sensuelle.
Mais tout d’abord cette distinction entre le corps humain et l’âme humaine, devra être abolie : ceci je l’obtiendrai, en imprimant selon la méthode infernale, avec des corrosifs, qui dans l’Enfer sont des vulnéraires et des baumes — qui volatilisent les surfaces apparentes et découvrent l’infini que celles-ci dissimulaient.
Si les fenêtres de la perception étaient nettoyées, chaque chose apparaîtrait à l’homme, — ainsi qu’elle l’est — infinie.
Car l’homme s’est lui-même enfermé jusqu’à ne plus rien voir qu’à travers les fissures étroites de sa caverne.
J’étais dans une imprimerie, en Enfer, et je vis la méthode par laquelle est transmis, de génération en génération, le savoir.
Dans la première chambre, était un Dragon-homme, balayant les gravats à la bouche d’une caverne ; à l’intérieur, plusieurs dragons approfondissaient la caverne.
Dans la seconde chambre, était une vipère enroulée autour du roc et de la caverne et d’autres ornant celle-ci avec de l’or, de l’argent et des pierreries.
Dans la troisième chambre, je vis un aigle, dont les ailes et les plumes étaient d’air ; et il rendait l’intérieur de la caverne infini ; alentour, nombre d’aigles, pareils à des hommes, édifiaient des palais sur les rocs immenses.
Dans la quatrième chambre, des lions de flamme ardente tournaient furieux, et fondaient les métaux en fluides vivants.
Dans la cinquième chambre, des formes sans nom jetaient les métaux dans l’espace.
Ceux-ci étaient reçus dans la sixième chambre par des hommes ; ils y prenaient l’aspect de livres et formaient des bibliothèques.
Les géants qui amenèrent ce monde à son existence sensuelle, et qui depuis semblent y vivre enchaînés, sont véritablement les principes de sa vie et les générateurs de toute activité ; mais les chaînes sont les ruses des esprits faibles et soumis, qui ont pouvoir de résister à l’énergie ; selon ce que dit le proverbe — « pauvre en courage est riche en ruse ».
Ainsi, une portion de l’être est le Prolifique, l’autre portion le Dévorant : il semble au Dévorant qu’il tient le Producteur dans ses chaînes ; mais cela n’est point ; il ne tient que des portions d’existence et s’imagine qu’il tient le tout.
Mais le Prolifique cesserait d’être prolifique si le Dévorant comme une mer, n’absorbait l’excès de ses délices.
Certains diront : Dieu n’est-il pas seul Prolifique ?
Je réponds : Dieu seul Agit et Est, dans les êtres existants ou hommes.
Il y a et il y aura toujours sur la terre ces deux classes d’hommes, et elles seront toujours ennemies ; essayer de les réconcilier, c’est s’efforcer de détruire l’existence.
La Religion est un effort pour les réconcilier.
Note : Jésus-Christ a désiré — non les unir, mais les séparer, ainsi que nous le voyons dans la parabole des brebis et des boucs ! Et ne disait-il pas : Je suis venu pour apporter non pas la Paix, mais le Glaive.
Le Messie ou Satan, ou Tentateur, était d’abord considéré comme un des Antidéluviens, c’est-à-dire : une de nos Énergies.
Un ange vint vers moi et dit : « Ô pitoyable jeune fou ! horrible ! Ô état effroyable ! Considère le cachot embrasé que tu te prépares à toi-même, pour toute l’éternité, et vers où te mène le chemin que tu suis. »
Je dis : « peut-être voudrez-vous bien me montrer mon lot éternel, ou nous le contemplerons ensemble et nous verrons, de votre lot et du mien, lequel est le plus désirable. »
Il me fit alors pénétrer dans une étable, puis dans une église, puis, au-dessous, dans la crypte de l’église à l’extrémité de laquelle il y avait un moulin. Nous pénétrâmes dans le moulin ; et au delà était une cave. En tâtonnant, nous suivîmes une pénible route, en spirale, qui descendait à travers la caverne, jusqu’à un espace vide, sans limites, qui s’ouvrit au-dessous de nous, comme un ciel ; et nous retenant aux racines des arbres, nous pendîmes au-dessus de cette immensité. Je dis alors : « Ange, si vous le voulez bien, nous nous abandonnerons à ce vide et verrons si la Providence est là aussi. Si vous ne le voulez point, moi je le veux. » Mais l’ange répondit : « Jeune présomptueux, ne suffit-il pas, tandis que nous demeurerons ici, que nous contemplions ton lot ; il va bientôt nous apparaître quand cessera l’obscurité. »
Je demeurai donc prés de lui, assis dans l’entrelacs des racines d’un chêne ; et lui se retenait accroché à un champignon qui pendait, tête en bas, sur l’abîme.
Peu à peu, la profondeur infinie devint distincte, rougeoyante comme la fumée d’une ville incendiée ; au-dessous de nous, à une immense distance, était le soleil, noir mais luisant ; alentour du soleil, des lignes de feu sur lesquelles d’énormes araignées évoluaient, se traînant vers leurs proies : lesquelles voletaient, nageaient plutôt, dans la profondeur infinie, sous forme d’animaux très affreux, issus de la corruption ; et l’espace était tout empli et paraissait composé d’elles ; ce sont là les Démons, et on les nomme Puissances de l’air.
Je demandai donc à mon compagnon quel était mon lot éternel ? Il répondit : « Entre les araignées noires et blanches. »
Mais, à ce moment, d’entre les araignées noires et blanches une nuée de flamme éclata roulant à travers l’abîme, assombrissant tout ce qui se trouvait au-dessous d’elle, de sorte que la profondeur inférieure devint noire comme une mer et s’agita avec un bruit terrible : au-dessous de nous, il n’était plus rien qu’on pût voir, qu’une noire tempête, lorsque regardant vers l’est, nous distinguâmes vers les nuées et les vagues, une cataracte de sang mêlé de feu et, distant de nous seulement de quelques jets de pierre, apparut et plongea de nouveau le repli écailleux d’un monstrueux serpent ; vers l’Est enfin, distant d’environ trois degrés, une crête enflammée apparut au-dessus des vagues : lentement cela s’éleva semblable à une rangée de rocs d’or, et nous vîmes deux globes de feu cramoisi, desquels s’échappait la mer en nuages de fumée, et nous comprîmes alors que c’était la tête de Leviathan : son front était divisé par des stries de vert et de pourpre, semblables à celles sur le front d’un tigre ; bientôt nous distinguâmes sa gueule ; ses branchies rouges pendaient juste au-dessus de l’écume en furie et teignaient de rais de sang le gouffre noir, avançant vers nous avec tout l’emportement d’une spirituelle existence.
L’ange, mon ami, grimpa de son poste dans le moulin : je demeurai seul, et voici ; cette apparence n’était plus ; je me trouvai couché sur une plaisante terrasse, au bord d’une rivière, au clair de lune, écoutant un joueur de harpe qui chantait en s’accompagnant sur ce thème : L’homme qui ne change jamais d’opinion, est comparable à l’eau stagnante ; il fomente les serpents de l’esprit.
Puis, je me levai et partis à la recherche du moulin où je trouvai mon Ange, qui, surpris, me demanda comment j’avais échappé.
Je répondis : « Tout ce qu’ensemble nous avons vu, procédait de votre métaphysique ; car, sitôt après votre fuite, je me suis trouvé sur une terrasse, écoutant un joueur de harpe, au clair de lune. Mais à présent que nous avons vu mon lot éternel, vous montrerai-je le vôtre ? » Ma proposition le fit rire, mais moi, soudain, je le saisis entre mes bras et fendis, en volant, la nuit occidentale ; et nous nous élevâmes ainsi jusqu’au-dessus de l’ombre de la terre : alors je me lançai avec lui tout droit dans le corps du soleil ; et là je me revêtis de blanc et prenant dans mes mains les livres de Swedenborg, je plongeai loin du glorieux climat, et outrepassant les planètes, nous atteignîmes Saturne. Là, je m’arrêtai pour me reposer ; puis m’élançai dans le vide, entre Saturne et les étoiles fixes.
« Voici ton lot, lui dis-je, ici, dans cet espace — si espace ceci peut être nommé. »
Bientôt nous vîmes l’étable et l’église ; et je l’emmenai vers l’autel et j’ouvris la Bible, et voici : c’était un puits profond dans lequel je descendis, faisant passer l’ange devant moi ; nous vîmes bientôt sept maisons de brique ; nous entrâmes dans l’une d’elles ; il y avait là quantité de singes babouins et d’autres de cette espèce, enchaînés par le milieu du corps, grimaçants et s’agrippant l’un à l’autre, mais empêchés par le peu de longueur de leurs chaînes. Pourtant, je les vis qui parfois devenaient plus nombreux, et le fort alors s’emparait du faible, et toujours grimaçant ils s’accouplaient d’abord, puis s’entre-dévoraient, arrachant un membre d’abord, puis un autre, de sorte que bientôt il ne restait plus qu’un tronc misérable, lequel ils embrassaient d’abord avec des grimaces de feinte tendresse, puis finissaient par dévorer également. De-ci de-là j’en vis qui épluchaient, avec gourmandise, la chair de leur propre queue. La puanteur nous incommodait grandement tous deux ; nous rentrâmes dans le moulin ; ma main ramena le squelette d’un corps ; c’était les Analytiques d’Aristote.
L’ange me dit alors: « Ta fantaisie m’en a fait accroire, et de cela tu devrais rougir. »
Je répondis : « Réciproquement chacun de nous en fait accroire à l’autre ; c’est vraiment perdre son temps que de converser avec toi qui n’as su produire que des Analytiques. »
Il m’a toujours paru que les Anges avaient la vanité de parler d’eux-mêmes comme étant seuls sages ; ils font cela avec la confiante insolence qui naît du raisonnement systématique.
C’est ainsi que Swedenborg se vante d’avoir écrit des choses neuves — bien que ce ne soit qu’une table des matières ou un catalogue de livres précédemment publiés.
Un homme conduisait un singe pour une parade, et parce qu’il était un peu plus sensé que le singe, il s’enflait de vanité et se considérait comme sept fois plus sage que les autres hommes.
Tel est le cas de Swedenborg : il dénonce la folie des églises et démasque les hypocrites, et en vient à imaginer que tous les hommes sont religieux et qu’il est le seul sur terre qui jamais rompît les mailles du filet.
Maintenant écoutez : ceci est un fait évident : Swedenborg n’a pas écrit une seule vérité neuve.
Et ceci en est un autre : il a écrit toutes les vieilles faussetés.
Et maintenant écoutez la raison : il conversait avec les Anges qui tous sont religieux, et ne conversait pas avec les Démons qui tous haïssent la Religion — car il en était incapable à cause de sa fatuité intellectuelle[9].
C’est ainsi que les écrits de Swedenborg ne sont qu’une récapitulation de toutes les opinions superficielles, et qu’une analyse des opinions les plus sublimes ; rien de plus.
Voici maintenant un autre fait évident : n’importe quel homme au talent mécanique peut, s’aidant des écrits de Paracelse ou de Jacob Boehme, produire dix mille volumes de valeur égale à ceux de Swedenborg, et s’aidant de ceux de Dante ou de Shakespeare des volumes en nombre infini.
Mais après qu’il aura fait cela, qu’il ne vienne pas se dire qu’il en sait plus que son maître, car simplement il tient une chandelle en plein midi.
Un jour, je vis un démon dans une flamme de feu, qui surgit devant un Ange assis sur un nuage ; et le démon dit ces mots :
« Le culte de Dieu est de rendre honneur à ses dons dans d’autres hommes, à chacun selon son génie, aux plus grands le meilleur amour. Envier ou calomnier les grands hommes, c’est haïr Dieu, car il n’est pas d’autre Dieu. »
L’ange en entendant ces mots, devint presque bleu ; mais se maîtrisant il jaunit, puis enfin tourna au blanc rose ; et souriant il répliqua :
« Ô idolâtre, Dieu n’est-il pas un ? Et n’est-il pas visible en Jésus-Christ ? Et Jésus-Christ n’a-t-il pas donné son assentiment à la loi des dix commandements ? et tous les autres hommes ne sont-ils pas des insensés, des pécheurs, des zéros ? »
Le démon répondit : « Broie l’insensé comme le grain de blé sous la meule ! Tu ne sépareras pas de lui sa folie. Si Jésus-Christ est le plus grand des hommes, tu lui dois le plus grand amour. Mais écoute à présent comme il a donné son assentiment à la loi des dix commandements : ne s’est-il pas moqué du sabbat, moquant ainsi le sabbat de Dieu ? N’a-t-il pas meurtri ceux qui furent meurtris en son nom ? Détourné la loi, de la femme adultère ? Volé le travail de ceux qui le faisaient vivre ? Supporté le faux témoignage en refusant de se défendre contre Pilate ? Convoité lorsqu’il priait pour ses disciples et qu’il leur enjoignait de secouer la poussière de leurs sandales contre ceux qui refusaient de les loger ? »
Je vous le dis, nulle vertu ne peut exister qu’elle ne brise ces dix commandements. Jésus était tout vertu ; il agissait par impulsion, non selon les règles.
Après qu’il eut ainsi parlé, je regardai l’Ange ; il écarta les bras, embrassa la flamme de feu, fut consumé et resurgit en Élisée.
Note. Cet ange qui maintenant est devenu un démon, est mon ami particulier ; nous lisons souvent la Bible ensemble, dans son sens infernal ou diabolique — que le monde connaîtra s’il se conduit bien.
J’ai aussi : la Bible de l’Enfer, que le monde connaîtra, qu’il le veuille ou non.
Traduit par ANDRÉ GIDE
��Tout nuage est possible encore. D'une pipe un filet monte en point d'interrogation. Selon que plus ou moins ton souffle s'émancipe, tu vois y moutonner d'autres créations.
Quenouille, à quel rouet ta laine se dévide sur le rythme d'un pied qui bat les temps égaux ? Tourne, fumée en rond ! Et le tabac se vide de fantômes l oncles mieux que des escargots.
Bleus turbans, mais ouvrez lafenêtre, ils s'envolent. Et rien que changer d'air nous ravit l'auréole. Pour un si vain plaisir tant d'argent dépensé !
Fumeur intoxiqué par trop de nicotine
et sourd — grand bien te fasse — aux critiques sensés,
tu vois naître sans fin le songe où tu t'obstines.
�� � VOLUTES I49
��II
��Quand je revois ta cuisse où le givre se colle, ô Diane de pierre, et le pli de ton sein, le temps que je n'allais pas encore à l'école vient reprendre sa course autour de ces bassins.
Chercher les pas de mon enfance, ô Tuileries l Vous défile^ toujours, gardes municipaux , mais il manque à T orgueil de vos cavaleries le casque et la blancheur des baudriers de peau.
Où flottent les rubans de vos coiffes, nourrices ? Fous dites qu'au printemps les orangers fleurissent ? C'est un plus jeune vieux qui charme les oiseaux.
Tandis que sur l'allée où la ronde s'est faite, tu suspends, chasseresse, une jambe parfaite, je pousse devant moi ces images, cerceaux.
�� � 150 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
��III
��A quel astre, ce soir, vais-je nouer ce vœu ?
Je te cherche parmi ces femmes et ces filles
— hauts peignes espagnols sur les divers cheveux —
visage, ô mon étoile où quelque feu scintille.
Mais plus seul au remous des foules, je ne suis, prêt toujours à cueillir la lune au bout des branches, qu'un rêveur écoutant son jardin dans la nuit mollement s'éventer d'un arbuste qui penche.
Le jeu de la mantille et du châle brodé, le rire, une fusée entre les feuilles sombres, quel sérieux regard leur pourrais-je accorder ?
Mille reflets sur l'eau des lumières qui sombrent. Et je donne à T aurore, 6 deux qui pâlisse-, cet ombrageux désir que je n ai pas fixé.
PAUL F1ERENS
�� � REMARQUE SUR LES GONCOURT
��De l'écrivain qui fait école, la gloire glisse parfois en un piège dont elle a peine à se dégager. Entre son œuvre et notre regard des contrefaçons innombrables interposent une série de rideaux, et toujours davantage l'œuvre recule dans l'invisible. Par sa nature même, le talent des Gon- court les désignait pour devenir de ce jeu du sort des victimes qu'ils auraient qualifiées d'« exquises ». Tandis qu'on les lit, il n'est pas toujours facile même à ceux qui les goûtent le plus de nettoyer la mémoire des paillettes poudreuses de tant de sémillants chroniqueurs, et en par- ticulier d'un certain style « avant-propos pour catalogue d'exposition » dont le rapport aux réussites des Goncourt est à peu près celui d'un domino sur lequel ii a plu, aux taches vives d'une aquarelle de Boudin ou à quelque berge frissonnante de Stsley.
De là peut-être le vent de réaction qui dans les années antérieures • à la guerre soufflait de tous côtés contre l'œuvre des deux frères. La réaction était d'ailleurs à ce point dépourvue de nuance qu'elle apparaissait proprement inique ; fille légitime, elle, de cette inintelligence même que l'on jugeait bon de reprocher à des hommes en leurs limites entièrement originaux ; qui ont retrouvé, ressuscité l'art de tout un siècle — et de ce siècle à la seule mention duquel certains détracteurs des Goncourt se prosternent aussitôt — ; qui annexèrent le Japon à notre culture et qui ont soumis nos habitudes visuelles à des exercices d'assouplissement et de précision singulièrement profi-
�� � 152 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
tables. Aussi, le centenaire d'Edmond de Goncourt se fut- il produit quinze ans plus tôt, les esprits qu'anime un souci d'équité eussent préféré garder leurs réserves pour eux. Mais les livres des Goncourt appartiennent doréna- vant à l'histoire ; de la direction nouvelle qu'ils imprimèrent au roman on peut discuter le principe : on ne saurait nier que non seulement ils furent les premiers en date, mais qu'ils remplirent leur objet de telle sorte que ceux qui prirent d'eux le mot d'ordre se trouvèrent réduits à la pâleur de la réplique ou à cette autre pâleur détournée que représente l'outrance. Aujourd'hui que la découverte éventuelle de nouveaux dessins de Watteau constitue à juste titre un événement ; qu'une exposition Prudhon est ouverte, on a le droit de postuler que règne au sujet des Goncourt cette fixité barométrique seule favorable aux restrictions des admirateurs sincères.
« Bien écrire, c'est bien penser, bien sentir et bien rendre. » Soutenir qu'envers le premier terme de la défini- tion de Buffon les Goncourt ne se soient pas acquittés est parfaitement inexact : on pense bien quand l'acte mental est adéquat à la fin qu'il se propose, et le fait de réclamer sans cesse d'un artiste qu'il pense davantage traduit le plus souvent une méconnaissance totale du rôle de la pensée dans l'art, — du plan où cette pensée est appelée à intervenir ; il n'en est pas moins vrai que c'est sur le second et plus encore sur le troisième terme de la défini- tion que dans la pratique les Goncourt ont insisté. Tout leur effort s'est concentré, — s'est crispé parfois, — sur le problème de « bien rendre » ce qu'ils avaient « bien senti ». C'est précisément pour avoir voulu maintenir avec une rigueur absolue l'équation qu'ils avaient établie entre ces deux termes que les Goncourt tombent sous le coup de certains des reproches qu'on leur adresse ; une relative vul- nérabilité esthétique naît en leur cas d'une trop méticu- leuse probité. De chaque pièce d'or, ils ont cru qu'il fallait jusqu'au dernier sou toujours restituer la monnaie : ils
�� � REMARQUE SUR LES GOXCOURT 153
n'ont pas su ouvrir ce compte de « Profits et Pertes » dont l'artiste tout à fait grand découvre bien vite que son indus- trie ne saurait se passer. Toutes les fois où comme ici c'est parce qu'il a trop préservé sa ligne qu'un artiste touche un écueil, il commande l'estime et suscite l'examen.
Le rendu strict des objets — et j'entends par là, non point cette suggestion grâce à laquelle les artistes du rang le plus haut peut-être obtiennent que l'objet se recompose irré- prochablement dans la vision du lecteur, mais bien l'acte qui pose l'objet lui-même devant nous à la façon dont on le place sur une table — ne s'introduit dans la littérature française qu'avec Théophile Gautier. Ce ne sont plus des analogies, ce sont des identités que l'artiste poursuit alors. Mais le succès d'une telle entreprise implique cette stabilité de l'esprit présidant au pacifique travail de la main qui constitue un des traits les plus beaux et les plus attachants de Théophile Gautier : il semble toujours que Gautier soit assis devant le modèle qu'il restitue. Or l'art de prédi- lection des Goncourt est celui où la grâce tremble au sein même de la beauté ; c'est le mouvement de la forme qu'en leur œuvre ils visent toujours, — et ce mouvement même, ils prétendent à le saisir de telle manière que dans leur transcription son tourbillon léger ne soit jamais suspendu. C'est en quoi la limite où ils s'établissent est périlleuse. Parce que les effets du peintre sont des effets dans l'espace, que ses rapports avec le temps se bornent à s'en assurer par sa science la toute puissante collaboration le peintre peut non seulement se permettre ce mouvement de la forme, mais y trouver un incomparable rehaut : la façon dont imper- ceptiblement une de ses figures a l'air de bouger est parfois chez lui l'indice même de la race : songez aux sanguines de Watteau. Mais l'écrivain qui se veut pictural est tenu au contraire de renforcer le caractère de fixité qu'a par nature le tableau peint : la fixité fait ici contrepoids, et c'est ce qu'ont admirablement compris Gautier et, après lui, Flaubert. L'inconvénient en effet de l'expression qui
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bouge, c'est que survienne le moment où elle aboutit à la trépidation ; et cette trépidation s'aggrave ici du lait que les Goncourt ont érigé le système nerveux en un facteur esthétique différencié et conscient à l'excès. Ils ont systé- matiquement provoqué chez eux l'entrée en jeu d'une force qui n'a toute son efficace et toute sa beauté que lorsqu'elle se dégage, électrique, à la pointe d'autres facultés dont elle s'offre alors à nous comme quelque merveilleuse antenne. Le réseau nerveux des Goncourt est si complètement à découvert que trop souvent l'on pense aux planches des atlas spéciaux.
Manquer de goût à force d'en avoir, — le cas des Gon- court nous apprend que pareille anomalie peut se produire : lorsqu'il est tout entier jouissance, le goût en matière d'art fausse parfois le tact en matière de style. La finesse même de la vision, le pouvoir de discrimination presque indéfinie qu'elle engendre, induisent certains artistes à mettre en cette finesse et en ce pouvoir toutes leurs complaisances, à modeler chaque sensation avec une insistance finalement indiscrète. « Est-ce beau ! Mais rendre ça !... le tripotis, le "roulement, ça ! » s'écrie un personnage de Charles Demailly devant le spectacle du bal de l'Opéra, et Charles lui-même, dans lequel les Goncourt ont su faire passer non seulement leur plus frémissantes mais aussi leurs plus nobles ardeurs, ne dit-il pas : « Combien dans ma vie aurai-je tripoté d'objets d'art, et joui par eux ! » Si, sur le plan d'une certaine bienséance, cet exercice déconsidère légèrement un artiste, le ravale au rang d'un collectionneur un peu gour- mand, du moins l'objet d'art n'en reçoit-il nulle atteinte : il n'en va pas de même de son équivalent verbal ; l'expres- sion, elle, ne se laisse pas tripoter sans qu'elle ne se chif- fonne quelque peu. Chez les Goncourt, il est vrai, le chiffonnage ne dépasse guère le point jusqu'où le mène à l'occasion une 1 ingère experte, tandis que certains de leurs imitateurs ont travaillé pour le chiffonnier sans plus. N'importe : cette continence esthétique qui chez le grand
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artiste bride toutes choses, y compris l'expression de l'incon- tinence elle-même, voilà la qualité qui aux Goncourt a trop manqué.
Mais la sensibilité visuelle, au degré où ils la possé- dèrent, est un don si rare que c'est à elle que dans leur cas il faut toujours revenir. S'ils ont excellé dans la « note », c'est que la « note » souffre les approches les plus fami- lières ; je dirai même qu'elle les appelle ; elle n'est vraiment « note » qu'à ce prix. Aussi, envisageant les Goncourt non plus comme initiateurs mais comme stylistes, je serais enclin à voir leur chef-d'œuvre dans les trois premiers volumes du Journal, — je dis les trois premiers, car, bien que ce soit le centenaire d'Edmond que nous célébrions aujourd'hui, c'est du vivant de Jules que l'œuvre atteint à mon sens son point de maturité. Chose singulière, c'est dans le Journal que le moteur ronfle le moins. S'ils l'on certainement écrit avec une arrière-pensée de publica- tion, du moins l'écrivaient-ils pour une échéance loin- taine qui put contribuer à calmer cette fièvre de l'effet à produire que leur honnêteté foncière et la dignité de leurs scrupules ne parvinrent cependant jamais à éliminer. Le Journal est bien davantage que le document inappréciable reconnu de tous aujourd'hui : en ces annales de deux esprits hautains mais torturés, d'une intégrité vétilleuse, obser- vations et aperçus pénètrent : on y rencontre plus d'un trait que Chamfort n'aurait pas désavoué, et chez les Gon- court la formule a toujours l'air de s'enlever sur un de ces fonds teintés qui avivent tel dessin de maître. En maints endroits ils se sont targués de ne point aimer la nature : cependant le Journal renferme certains paysages d'une précieuse matière saupoudrée devant lesquels on comprend tout le sens de l'expression : les caresses du pinceau. Les Goncourt ont su voir, et presque tous leurs défauts ne naissent somme toute que de l'excès même de cette qualité. Leur regard ne peut se poser sur les objets sans qu'il y contracte une ivresse qui se communiquant
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à la page étend jusqu'à nous sa contagion et nous monte un peu à la tête. Ils appartiennent à Tordre de ces écri- vains qui pour être pleinement goûtés ont besoin qu'on devienne à demi leur complice, — mais sont-ils vraiment si nombreux ceux qui peuvent se passer tout à fait de cette complicité là ?
CHARLES DU BOS
�� � ÉTUDE DE NU
��A Madame M. B.
Exploration ! La première fois que je te vis, je n'accueil- lis que les reflets qui se jouaient sur ton visage. Si j'avais avoué de quel lin fragile se reliaient alors nos regards, peut-être ne serais-tu jamais revenue... Le bavolet de ton chapeau était d'une faille cyclamen. Une broderie flottait sur ses bords. La soie vaporisait une clarté que les mailles éclaboussaient en étincelles. Des échanges s'opéraient entre ta pâleur et la soie. D'où l'imprécision de tes traits. Ta beauté se devinait. On n'eut osé l'affirmer. Captive entre les feux croisés des fards, des tissus lamés et des lampes voltaïques, tu te blessais de reflets. D'autres reflets te pan- saient. Des lanières d'arcs-en-ciel couraient en complexes spicas sur tes joues. Ajoutons tes lignes noyées dans un moutonnement de fourrures. Il y avait où s'irriter d'étreindre un nuage éphémère au lieu des contours désirés...
- *
Découvertes ! Tu retiras ton chapeau. Vrai, tu changeas de visage. Ta physionomie vacilla sous d'inattendus reflets. J'eus du mal à m'orienter. Le bandeau de métal serrant ce soir-là tes cheveux, les triples mousselines de la lampe, dans un coin une veilleuse, douce paupière abaissée, songe ! Quels rayonnements, fondus ou scindés tour à tour au hasard de tes regards luisant comme un poignard, au
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caprice de tes gestes — étendards d'ombre levés ! Ta coquet- terie — gourmande de curiosité — se plaisait à poser des énigmes. Un peu décorative, ta grâce. Tu évoquais la ballerine de qui chaque effet de pointes exige un effet de primes sur un tréteau à réflecteurs.
Somme toute, tu te dérobais. Tu fuyais sous les lueurs artificielles : une amoureuse d'antan eût fui sous un bos- quet. Craignais-tu de te livrer par l'exactitude de ton teint ? Il n'est pas impossible que ces fards aient caressé des joues timides.
Tu minaudais à coups de reflets. Les reflets dansaient des rondes autour de ta beauté. Les minauderies dansaient aussi autour de ton amour !
��* *
��Elle a franchi le seuil de la maison bien-aimée. La qualité de la lumière apprivoisa ses beaux yeux que le jour avait meurtris. Ses pupilles se dilatèrent comme des corolles inconnues. Ses voiles qui dérobent à son corps la parcelle d'éternité qu'il porte, ses voiles coulèrent : leur soie fut une fumée qui joua un instant entre ses doigts, puis à. ses pieds se condensa en flocons bleus. Ah ! pas plu- tôt ses mains nues, elles se mirent à s'ennuyer ! Mais elles ne furent plus que caresses et bien vite s'oublièrent. Ses hanches enserraient l'effroi d'être dévêtues et se cachaient dans l'étreinte. Ses doigts, posés sur mes yeux, n'empêchaient pas l'échu de son sein de diffuser en mon regard. Sous mes paupières caressées, glissait une extase de banquises...
�� ��C'est alors que j'eus tendance à devenir ennuyeux. Déjà je lui avais appris à secouer la tyrannie des modes ; amou- reuse des étoffes, à s'en moins faire l'esclave ; bref à les rendre, à leur tour, amoureuses de son corps. Elle était en
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progrès. Les plis de sa robe devenaient son mouvement même.
Mais, comme je commençais ainsi :
— Ne sois belle ni par tes voiles, ni par ta seule beauté... Si ta pose est d'une déesse, c'est que la fleur de ton âme courbe la tige de ton buste...
— « Mon âme ! » fit-elle, quasi choquée. Il ne faut pas dire de gros mots... Mon âme ! c'est déjà beaucoup ! N'ajoute pas une fleur au bout, comme au canon d'un fusil !
Elle ne comprenait pas que l'homme ait besoin de s'éblouir et de frapper sur l'amour comme sur le fer d'une enclume pour extraire des scintillations. J'aurais voulu la persuader qu'elle n'est pas si simple qu'elle pense, qu'elle résume toute la vie, que la torche de sa chevelure n'est pas seule à la distinguer ! Mais tes baisers, lui aurais-je inculqué, ne sont pas que des baisers. Ils arrachent les pétales collés de l'angoisse. Tes yeux ont des profondeurs où ton aban- don s'accumule. Tu ne t'en serais jamais doutée. L'ondu- lation de tes hanches anime des crépuscules. Mon orgueil — ah ! celui-là ! — résistant à tout hypnotique, dans le mystère de tes cheveux, il s'est mis à s'assoupir.
Ha ! la pauvreté de nos gestes! Pouvais-je devant elle en parler ! Je crois qu'elle s'en fut froissée et que c'eût été déplacé.
J'avais un attirail d'abstractions pour habiller ma pen- sée, tel que l'armure d'un croisé sur une vareuse « bleu horizon » lui eût semblé moins démodée. L'Eternité, à ses yeux, c'était un bloc d'anthracite, bon pour la locomotive de nos poussives métaphysiques !
Ii m'avait semblé deviner ce qui pouvait nous séparer. Elle a le géotropisme des fleurs qui, voulant s'ouvrir face au ciel, s'évadent des zones d'ombre et se jettent au cou du soleil. Pour elle, tout ce qui brille, c'est de l'or. Moi, j'ai un cœur de rhizome : mes ans se comptent aux racines. Mon géotropisme est contraire. Je bois l'humus ; elle, la lumière.
�� � l60 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Je cherche la raison des choses. Elle aime les choses sans raison.
Les eaux bleues qui portent ma nage, j'ignorais ce qui les portait et j'avais peur d'un lit de vase. Je préférais la certitude des fonds élastiques et fermes.
Elle posait ses mains sur ma bouche pour délicatement m'ôter le souci d'être importun — si bien que je finis par m'écrier :
— Oui, tu as raison... Tu es Femme ! Je veux redire ce seul mot !
Un baiser claqua si clair à ce moment que je crus avoir mis le doigt sur le déclic d'un secret. Je fis jouer à nouveau le déclic. J'avais trouvé le mot qu'il faut. Je sus d'autres mots bourdonnants. J'en fis une ruche mielleuse. Elle ino- culait dans mes veines des voluptés régulières, mais écœu- rantes et douceâtres comme un sérum glucose. Je prenais l'affreux parti de ne connaître jamais d'elle que son corps et des murmures.
��*
- *
��Pourtant j'eusse aimé la comprendre ou me rendre compte au moins du peu qu'il y avait à comprendre. Je fus bien stupéfait un soir. Elle fumait et se mit à parler. Je crus qu'il y avait une énigme dans ses paroles et dans les spires de fumée, un point d'interrogation. Ils n'existaient ni l'un ni l'autre. Lent à comprendre, je fus rapide à m'exal- ter. — Tu n'es pas sot, faisait-elle et tu me dois d'être moins bête. Tu ne t'exprimes plus par abstractions. Devant les mots que tu m'écris, tu ne mets plus de majuscules, mais tu manques d'imagination. Tu renifles les images à cent pas. Tu n'en éternues jamais. Sans doute, « la sève du printemps » nourrit l'étreinte de mes jambes, tu le répètes, c'est entendu... Tu exprimes à mon sein la «pulpe de je ne sais quel fruit » . Mais tu n'as d'armes à ton service que la chaude armure de mes reins... N'as-tu donc pu forger mieux ?
�� � ÉTUDE DE NU l6l
Qui eût osé te contester que je porte, par exemple, l'Equateur en ceinture, qu'en s'éveillant au creux de ma hanche on a fait le tour du monde ? A ta place, moi, j'au- rais dit : dans nos baisers — brrr ! d'y penser, fièvre et frissons ! — tournent des feux d'artifice (soleil d'été, fête nationale) qui lanceraient des boules de neige parmi les roses de salpêtre ! Enfin ma chair pourrait avoir des per- fidies de lagunes. Vicieux, mon haleine t'eût donné — ah ! des moiteurs de malaria ! Un sculpteur laisse bien dans la glaise son pouce et parfois son génie : que diable si mes talons sur les plages ne creusent des fossettes de sable où frissonne ma beauté ! Avant de me décoiffer, tu pourrais imaginer que mes tresses, sous l'arceau d'écaillé, ont le caprice des jardins anglais. Tu ne discuteras pas que nos cheveux, au réveil, sont des broussailles enflammées d'aube ! Quand nous roulions dans les gazons, le regard levé vers un ciel pris dans les glaces des nues, nos baisers pouvaient se donner le luxe de tremper dans l'onde antarctique !
Les jours d'introuvables images, tu aurais bien pu chan- ter qu'un amour universel s'engouffre au fond de mes bras, avec reprise au refrain :
Je suis l'amant de la Terre Puisque ton amant, ma chère !
Laisse-moi me moquer un instant ! Les jeunes gens sont désormais avertis et positifs. Il n'est plus de naïvetés qu'en palme, au front des poètes ! Puisque tu n'es pas homme de lettres, ne joue donc pas ce rôle-là. Le squelette de vos pantins ne s'articule qu'avec des mots. Vous dislo- quez l'existence. Par l'amas des métaphores se distingue un écrivain, comme un grand port se désigne au nombre de ses sémaphores. Soyons maniaques d'assonances ! Méta- phores, sémaphores ! Tel est le genre de vos trouvailles, quand vous désirez du tapage : les assonances sont vos cymbales.
Au fond, je ne me moque pas. Démence ? Fumisterie ?
ii
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��l62 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Ah ! je te jure que non. Je dis ce que tu n'as pas dit. J'aime ce que tu n'as pas trouvé. Qu'un nigaud me paraît beau ! Il sera peut-être amoureux. L'amour, ma seconde enfance ! Quand tu raillais : « Tu es Femme ! », tu voulais me mépriser. Cependant, simplement dit, ce mot me suffit. N'affirme pas superficielle, qui ne s'est pas donnée toute... Soyons simples si possible. Accoudons-nous au balcon et jouons à aimer les hommes. On lançait du bout des doigts son patriotisme aux soldats quand ils défilaient dans les rues. On a cargué les drapeaux. Les orages des patriotes faisaient redouter un naufrage... Laissons les fenêtres ouvertes. Les passants ne -se doutent pas qu'ils remplacent les régiments et que nous jetons notre amour sur la hâte de leurs soucis !... Mon abonné des « Belles Images », je t'offre un bonheur sans reflets et l'essor de ma taille libre. Tu aimes les âmes nues : n'entrave plus leur élan de la passementerie de tes phrases.
GIL ROBIN
�� � SILBERMANN
��i
��En troisième on passait au grand lycée. Il occupait la moitié de la construction totale et était identique à la par- tie où j'avais fait mes études pendant quatre années. Même cour carrée, plantée de quelques arbres, dont faisait le tour une haute galerie couverte, élargie à un endroit pour for- mer préau : même disposition des classes tout du long de cette galerie ; et sur les murs, entre les fenêtres, semblables moulages de bas- reliefs antiques.
Néanmoins, comme c'était la première fois, le matin de cette rentrée d'octobre, que je pénétrais dans cette cour, les choses me présentaient un aspect neuf et je portais de tous côtés des regards curieux. La pensée chagrine d'une indé- pendance qui expire me vint à l'esprit comme je remar- quais les portes et les croisées nouvellement repeintes. Leur couleur marron rouge était pareille à celle des jujubes que l'avant-veille encore je ramassais à Aiguesbelles, près de Nîmes, dans le jardin du mas. C'était là, chez mes grands parents, que nous avions passé les vacances ainsi que chaque année. Nous y restions jusqu'au soir du dernier dimanche, car ma mère se plaisait beaucoup à ces jours de cérémonie et de loisir qui lui rappelaient les réjouissances virginales de sa jeunesse. L'absence de mon père, qui rentrait à Paris au commencement de septembre, la rendait libre de les vivre de même façon qu'autrefois. Le matin, nous allions avec mes grands parents au temple. Au retour, ma mère ne manquait jamais de cueillir au gros figuier dont les vieilles racines noueuses étaient captives dans le dallage
�� � de la terrasse la figue la plus belle et la plus chaude. Elle me la tendait, ayant fendu en quatre la pulpe rose et granuleuse, et me regardait manger, cherchant dans mes yeux si j’aimais les fruits de cet arbre autant qu’elle les avait aimés à mon âge...
Mais dans cette cour où je me trouvais maintenant, et malgré une légère angoisse à l’idée des nouvelles contraintes scolaires, une joyeuse impatience chassait de moi tout regret. J’allais revoir Philippe Robin, qui était mon ami.
Il n’était pas encore là, car les élèves de l’institution catholique où il était demi-pensionnaire arrivaient au lycée juste pour l’entrée en classe. En l’attendant, parmi le bruit dont depuis deux mois je m’étais désaccoutumé, j’avais serré quelques mains et échangé quelques mots ; mais de la manière la plus insignifiante, la moins intime, réservant avec soin pour Philippe toute effusion essentielle. D’ailleurs, plusieurs des figures qui m’environnaient m’étaient inconnues ; d’autres l’étaient à moitié, ne portant pas de nom, ayant seulement la légende que je leur avais composée, les années passées, au cours des allées et venues quotidiennes.
Le détachement de l’école St-Xavier apparut.
En tête venaient de Montclar et de La Béchellière (c’était l’habitude chez nos professeurs de dire ainsi) qui tous deux avaient été dans la même division que moi en quatrième. Le premier, de taille moyenne, robuste, les traits énergiques, montrait cet air arrogant qu’il prenait toujours pour pénétrer au lycée. Il lançait des coups d’œil méprisants de droite et de gauche et faisait part de ses moqueries à son compagnon. Celui-ci, grand, le cou long, également d’aspect hautain, mais en raison de son buste étriqué et de ses gestes gourmés, laissait apparaître, en guise de réponse, une expression niaise sur son visage privé de couleurs. Enfin j’aperçus Philippe qui accourait vers moi.
Comme il avait changé ! Je ne pus retenir une exclamaSILBERMANN 1 65
tion en le considérant de près. Son teint était hâlé ; on lui voyait un duvet doré sur les joues ; et quand il riait, des fossettes se creusaient profondément, laissant ensuite de petites lignes sur la peau.
— Hein ! dit-il fièrement, je me suis bien bruni au soleil. C'est à Arcachon où j'ai passé le mois de septembre avec mon oncle Marc, comme je te l'ai écrit. Toute la journée, pêche ou chasse en mer. Quelquefois nous par- tions à quatre heures du matin et nous rentrions à la nuit... Et une chasse pas commode, mon vieux ! des courlis... Il n'y a pas d'oiseaux plus prudents et qui soient plus diffi- ciles à tirer. C'est mon oncle qui me l'a dit. Il n'en a tué que quatre pendant la saison, et pourtant il a tout le temps des prix au Tir aux pigeons.
Je n'avais jamais tenu un fusil. Chasser ne m'attirait nullement. Je connaissais un peu l'oncle de Philippe. C'était un homme d'une trentaine d'années, bien découplé, à grosses moustaches rousses, dont la poignée de main était brutale.
Philippe s'interrompit et me demanda distraitement :
— Et toi ? Tu es rentré hier ?... Tu as passé de bonnes vacances ?
— Oh ! dis-je, j'adore Aiguesbelles. Chaque année je m'y plais davantage.
— Eh ! bien, moi aussi, jamais je ne me suis autant amusé que pendant ces deux mois, surtout à Arcachon.
Il reprit son récit. Il me rapporta l'incident d'une barque échouée, me décrivit des régates à voile auxquelles il avait pris part. Il parlait sans s'occuper de moi et sur un ton fanfaron. J'eus le souvenir d'une grosse déception que j'avais éprouvée, étant enfant, un jour qu'un ami que j'avais été voir avait joué tout seul en ma présence, lançant des balles très haut et les rattrapant. Tandis que Philippe résumait cette vie folle et heureuse où je n'avais eu aucune place, où tout m'était étranger, son visage était devenu rouge de plaisir. Et cela me fut si désagréable, cette bouffée
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de sang, cela me parut la preuve d'une infidélité si profonde, que je détournai la tête. Le regard tombé sur le cailloutis poussiéreux de la cour, je m'avisai avec tristesse que depuis des semaines je songeais aux délices du moment où je me retrouverais avec lui... Et j'eus le pressentiment que nous allions cesser d'être amis.
Le tambour roula. Nous nous mîmes en rang.
— A Houlgate, pendant le mois d'août, poursuivit-il à voix moins haute, j'ai fait beaucoup de tennis. Mais, là-bas, c'était moins agréable parce que — il fit une moue — il y avait trop de Juifs... Sur la plage, au casino, partout, on ne rencontrait que ça. Mon oncle xMarc n'a pas voulu ) r rester trois jours. Tiens, celui-là y était. Il s'appelle Silbermann.
En disant ces mots, il m'avait désigné un garçon qui se tenait à la porte de la classe, en tête des rangs, et que je ne me rappelais pas avoir aperçu l'année précédente dans aucune division de quatrième. Il était petit et d'extérieur chétif. Sa figure, que je vis bien car il se retournait et par- lait à ses voisins, était très formée mais assez laide, avec des pommettes saillantes et un menton aigu. Le teint était pâle, tirant sur le jaune ; les yeux et les sourcils étaient noirs, les lèvres charnues et d'une couleur fraîche. Ses gestes étaient très vifs et captivaient l'attention. Lorsque, avec une mimique que l'on ne pouvait s'empêcher de suivre, il s'adressait à ses voisins, ses pupilles semblaient sauter sur l'un et puis sur l'autre. L'ensemble éveillait l'idée d'une pré- cocité étrange ; il me fit songer aux petits prodiges qui exé- cutent des tours dans les cirques. J'eus peine à détacher de lui mon regard.
Nous entrâmes en classe.
Les St-Xavier, au nombre d'une dizaine, se groupèrent, ainsi qu'ils en avaient l'habitude. Je me plaçai devant Philippe Robin. Sitôt entré, Silbermann avait couru avec un air de triomphe au pied de la chaire. Notre professeur était un homme autour de la quarantaine, aux regards pénétrants et froids, aux mouvements justes. Il procéda
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envers chacun de nous à une sorte d'interrogatoire, prenant des notes d'après les réponses. On apprit que Silbermann avait sauté une classe. Le fait était rare et motiva des explications.
— J'étais en retard d'une année, déclara-t-il, et c'est pour réparer ce retard, comme j'ai eu de bonnes places en cinquième.
— Je doute que vous puissiez suivre le cours.
— J'ai eu trois prix l'année dernière, répliqua-t-il avec insistance.
— C'est très bien, mais vous ne vous trouvez pas préparé comme vos camarades aux matières de notre ensei- gnement. Le programme scolaire est gradué, et qui manque un échelon risque fort de tomber.
— ■ J'ai travaillé pendant les vacances, Monsieur.
Durant ce dialogue, Silbermann s'était tenu debout et il avait parlé d'une voix très humble. Malgré cette attitude exemplaire, son ton sonna étrangement dans la classe tant il avait voulu être persuasif.
Lorsque nous sortîmes en récréation, quelqu'un s'appro- cha et lui dit en haussant les épaules :
— Voyons, tu ne pourras pas rester ici. Il faudra que tu redescendes en quatrième.
— Ah ! tu crois ça ? répondit Silbermann, faisant une mine ironique. Puis, la main vivement tendue, avec un petit battement âpre de la narine :
— Combien veux-tu parier que je serai au moins deux fois premier avant la fin du trimestre ?
��L'après-midi de ce premier jour, nous eûmes congé. Philippe Robin vint me voir. Ma famille le trouvait char- mant. Mon père me citait en exemple ses manières viriles et ma mère ses attentions courtoises. Ils avaient beaucoup encouragé notre camaraderie. La première fois que je l'avais nommé devant elle, ma mère m'avait demandé s'il n'habi-
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tait pas avenue Hoche, et, sur ma réponse affirmative, elle avait dit avec respect :
— Alors, c'est le fils du notaire. C'est une famille très connue, un grand nom de la bourgeoisie parisienne. Les Robin ont une étude depuis cent ans peut-être.
Et elle m'avait conseillé de l'inviter à la maison. Je sais bien pourquoi. Ma mère, depuis son mariage, n'avait eu d'intérêt dans la vie que pour la carrière de son mari. Elle avait poursuivi avec une patience unique tout ce qui pouvait hausser et étayer la situation de mon père dans la magistra- ture. Certes, elle ne songeait pas à ralentir son effort, car mon père, juge d'instruction à Paris, n'était encore qu'à mi- côte, ainsi qu'elle disait. Mais comme j'approchais de l'âge d'homme, elle s'apprêtait à faire le même chemin avec moi, tel un courageux cheval de renfort qui ne connaît qu'une seule tâche. Elle m'entretenait souvent de mon avenir, m'expliquait diverses professions, leurs avantages, leurs « aléas », décou- vrant à mon esprit des espaces un peu obscurs, d'aspect un peu rude, pareils à des forges, où, pour me stimuler, elle soufflait le foyer, brandissait l'outil, frappait l'enclume. Son horreur la plus vive était à l'égard de ceux qui ne travail- laient pas. Elle prononçait le mot « oisif » d'une façon qui mettait vraiment hors la loi celui auquel il était appliqué. Elle était d'une activité que livrait son agenda, chargé et surchargé de mille signes et posé tout ouvert sur sa table comme une bible. Si l'on avait rassemblé toutes ces pages depuis vingt ans et si l'on avait su y lire, on aurait démêlé à quelle sorte de travail sa vie avait été employée. On aurait pu suivre à travers ces notes de vaines occupations mondaines, visites ou assemblées d'œuvres charitables, un ouvrage mystérieux de galeries percées et étendues, dont l'utilité con- duirait toute à servir mon père. Dans cette fourmilière, savamment creusée autour de nous, il n'était point de voie qui ne fût entretenue avec régularité. Oui, elle avait mis à son effort l'application tenace d'une fourmi. Sur son livre de visites, les adresses biffées n'étaient pas seulement celles
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des personnes qui étaient mortes, mais encore celles des maisons qui n'avaient pas d'aboutissants, chemins où elle s'était fourvoyée et qu'elle abandonnait sitôt son erreur aperçue.
Ce que lui coûtaient ces démarches, ces manèges, je l'ai su plus tard, lorsque j'ai compris le sens des soupirs que je l'avais entendue pousser bien souvent devant son miroir, tandis qu'elle arrangeait ses cheveux grisonnants ou qu'elle entourait d'une voilette sa figure paie et effacée d'ouvrière trop laborieuse.
— Ah ! ce dîner Cottini... laissait-elle échapper... Cette visite chez M rae Magnot...
C'est que Cottini, directeur d'un grand journal, avait une réputation notoire de viveur, et que Magnot, le député, avait, disait-on, vécu plusieurs années en ménage avec sa maîtresse avant de l'épouser. Or ma mère jugeait les mœurs selon un code rigoureux et inflexible.
Instruite par cette expérience, elle désirait m'écarter de toute carrière ouverte à la brigue et soumise aux influences poli- tiques. Pour d'autres raisons, réussite incertaine, absence de discipline, elle repoussait les professions libérales ou celles qui dépendent d'une vocation souvent trompeuse.
— C'est se jeter à l'aventure, déclarait-elle. De nos jours, la sagesse est d'entrer dans une grande administration privée dont on connaît le chef. On suit la filière, c'est vrai, mais sans risque ; et si l'on est intelligent et consciencieux comme c'est ton cas, on avance rapidement tandis que les autres marquent le pas.
Aussi, alors qu'elle ne m'eût pas vu sans méfiance fré- quenter la magnifique maison des Montclar, « ces oisifs », elle se montrait fort contente de mon intimité avec Philippe Robin, le fils du notaire. Elle n'avait nas tardé à entrer en relations avec les parents de mon ami ; et généralement, au retour des visites qu'elle leur faisait, elle m'apprenait que « ce qu'il y a de plus huppé dans la bourgeoisie à Paris se trouvait Là ».
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Cette amitié entre Philippe et moi ne provenait pas d'une conformité de nature. Philippe avait un esprit positif ; il était d'une humeur très sociable et assez rieur. Moi, j'étais peu bavard, plutôt grave, et sensible principalement à ce qui joue dans l'imagination. Mais, surtout, notre morale, si l'on peut ainsi dire pour parler de règles dirigeant des cerveaux de moins de quinze ans, n'était pas la même.
Lorsque Philippe ressentait un vif désir, lorsqu'il cédait à quelque tentation, ses mouvements étaient bien visibles. Il ne dissimulait rien ; il se comportait avec franchise et insouciance, comme s'il eût la garantie commode que toute faute peut être remise. Il n'en était pas de même pour moi. J'étais tourmenté sans cesse qu'une mauvaise action me fit dévier pour toujours de la voie étroite qu'un idéal sévère me présentait comme le juste chemin. Vivant dans une atmosphère traversée par les foudres de la loi, je redoutais également le jugement de la société. Ces scrupules de cons- cience et ces craintes matérielles retenaient mes actes et me faisaient placer avant toutes qualités la réserve et le renon- cement. Quel succès, lorsque (souvent grâce à une habile dissimulation) je me sentais à l'abri de toute curiosité ! Quelle joie, lorsque je parvenais à triompher d'une inten- tion suspecte ! Joie si forte et jugée par moi si salutaire que je ne résistais guère au plaisir de la provoquer par un artifice. Ainsi, je me laissais quelquefois envahir sour- noisement par de mauvaises pensées, je favorisais leur développement dans mon imagination, je prenais plaisir à m'y exciter, puis, avec une sorte de passion, je coupais net ces mauvais rameaux. J'avais alors le noble sentiment d'avoir fortifié mon âme. De même, à Aiguesbelles, mon grand-père ordonnait au printemps que quelques pieds de vigne ne fussent point taillés, afin que lui-même, se prome- nant dans son domaine, eût la satisfaction d'y porter la serpe. Il se penchait sur le cep dangereusement délaissé, réduisait, rognait, avec une passion vétilleuse, puis me disait orgueilleusement en se relevant :
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— Vois-tu, petit, la meilleure vigne est celle qui est la plus soigneusement taillée.
��II
��En classe d'anglais, je fus placé à côté de Silbermann et pus l'observera loisir. Attentif à tout ce que disait le pro- fesseur, il ne le quitta pas du regard; il resta immobile, le menton en pointe, la lèvre pendante, la physionomie tendue curieusement ; seule, la pomme d'Adam, saillant du cou maigre, bougeait par moments. Comme ce profil un peu animal était éclairé bizarrement par un rayon de soleil, il me fit penser aux lézards qui, sur la terrasse d'Aiguesbelles, à l'heure chaude, sortent d'une fente et, la tête allongée, avec un petit gonflement intermittent de la gorge, surveillent la race des humains.
Puis, une grande partie de la classe d'anglais se passant en exercices de conversation avec le professeur, Silbermann, levant vivement la main, demanda la parole à plusieurs reprises. Il s'exprimait en cette langue avec beaucoup plus de facilité qu'aucun d'entre nous. Pendant ces deux heures, nous n'échangeâmes pas un mot. Il ne fit aucune attention à moi, sauf une fois avec un regard tel que si je lui eusse inspiré de la crainte. D'ailleurs, les premiers jours, il se comporta de la sorte vis-à-vis de tous ; mais c'était sans doute par méfiance et non par timidité, car, au bout de quelque temps, on put voir qu'il avait adopté deux ou trois garçons plutôt humbles, de caractère faible, vers les- quels il allait, sitôt qu'il les avait aperçus, avec des gestes qui commandaient ; et il se mettait à discourir en maître parmi eux, le verbe haut et assuré.
En récréation il ne jouait jamais. Dédaigneux, semblait-il, de la force et de l'agilité, il passait au milieu des parties engagées sans le moindre signe d'attention ; mais si une discussion venait à s'élever, elle ne lui échappait point et
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aussitôt il s'arrêtait, quel que fût le sujet, l'œil en éveil ; on devinait qu'il brûlait de donner son avis, comme s'il eût possédé un trop-plein d'argumentation.
Il recherchait surtout la compagnie des professeurs. Lorsque le roulement de tambour annonçait la brève pause qui coupe les classes et que tous nous nous précipitions dehors, il n'était pas rare qu'il s'approchât de la chaire d'une manière insinuante ; et ayant soumis habilement une question au professeur, il se mettait à causer avec lui. Puis, il nous regardait rentrer, du haut de l'estrade, avec un air de fierté. Je l'admirais à ces moments, pensant combien à sa place j'eusse été gêné.
On ne tarda pas à s'apercevoir que Silbermann était non seulement capable de rester en troisième, mais qu'il pren- drait rang probablement parmi les meilleurs élèves. Ses notes, dès le début, furent excellentes et il les mérita autant par son savoir que par son application. Il paraissait doué d'une mémoire singulière et récitait toujours ses leçons sans la moindre faute. Il y avait là de quoi m'émer- veiller, car, élève médiocre, j'avais une peine particulière à retenir les miennes. J'étais d'une insensibilité totale devant tout texte scolaire ; les mots sur les livres d'étude avaient à mes yeux je ne sais quel vêtement gris, uniforme, qui empêchait que je pusse distinguer entre eux et les saisir.
Un jour, pourtant, le voile se déchira, une lumière nou- velle fut jetée sur les choses que j'étudiais ; et ce fut grâce à Silbermann.
C'était en classe de français. La leçon apprise était la première scène d'iphigénie. Silbermann interrogé, se leva et commença de réciter :
Oui, c'est Agamemnon, c'est ton roi qui t'éveille. Viens, reconnais la voix qui frappe ton oreille.
Il ne débita point les vers d'une manière soumise et monotone, ainsi que faisaient la plupart des bons élèves.
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Il ne les déclama pas non plus avec emphase ; sa diction restait naturelle. Mais elle était si assurée et on y trouvait des subtilités si peu scolaires qu'elle nous surprit tous. Quelques-uns sourirent. Moi, je l'écoutais fixement, frappé par une soudaine découverte. Ces mots assemblés, que je reconnaissais pour les avoir vus imprimés et les avoir mis bout à bout, mécaniquement, dans ma mémoire, ces mots formaient pour la première fois image en mon esprit. Je m'avisais qu'ils étaient l'expression de faits réels, qu'ils avaient un sens dans la vie courante. Et à mesure que Silbermann poursuivait et que j'entendais le son de sa voix, des idées et des idées germaient dans ma tête d'un terrain toujours aride ; les scènes à'Iphigéaie se compo- saient, scènes positives, qui ne ressemblaient nullement à celles que j'avais vues au théâtre, entre des toiles peintes et sous un éclairage artificiel. J'avais la vision d'un rivage où se trouvait dressé un camp ; les flots, qu'aucun vent n'agitait, glissaient doucement sur le sable ; et là, parmi des tentes à peine distinctes dans le petit jour et d'où nul bruit ne venait, deux hommes dont le front était soucieux s'entretenaient.
Je n'avais pas cru jusqu'ici que cette représentation vivante et sensible d'une tragédie classique fût possible. Voir remuer un marbre ne m'eût pas moins ému. Je regardai celui qui avait fait jouer les choses pour moi. Silbermann avait dépassé la limite de la leçon et cependant il continuait de réciter. Son œil pétillait ; sa lèvre était légèrement humide, comme s'il eût eu en bouche quelque chose de délectable.
Entendant quelques élèves protester contre l'empresse- ment excessif de Silbermann, le professeur l'interrompit et le félicita. Il était heureux; je le remarquai à un petit souffle qui faisait palpiter ses narines. Mais ce souffle, me demandai- je, n'est-ce pas plutôt l'âme d'un génie mystérieux qui habite en lui? Cette idée plut à mon imagination puérile, qui était encore près du fantastique ; et comme je le cou-
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templai longuement au point d'être fasciné, il me fit songer, avec son teint jaune et sous le bonnet noir de ses cheveux frisés, au magicien de quelque conte oriental, qui détient la clef de toutes les merveilles.
Nous nous adressâmes la parole quelques jours plus tard, un dimanche matin, en des circonstances dont j'ai bien gardé la mémoire.
J'avais été au temple avec ma mère ; puis, à la sortie, je l'avais laissée. Je ressentais toujours quelque exaltation après le service religieux ; mais cette exaltation, je trouvais délicieux de l'user à des choses profanes. J'aimais me pro- mener seul, dans le Bois, et, encore ému par le bourdon- nement grave de l'orgue, excité par l'allégresse des canti- ques, j'aimais me livrer, en cet état d'ivresse spirituelle, à une activité toute animale : courir, bondir à travers les buissons, aspirer l'odeur de la terre et des feuilles, me laisser toucher par les vivants effluves de la nature. Fuis, ayant levé par hasard les yeux vers le ciel, je m'arrêtais, non pas calmé mais comme frappé d'amour. La vue d'un nuage voguant dans l'azur avait réveillé ensemble mon cœur et mon imagination. Tout frémissant, je soupirais vers un sentiment très doux, de qualité très noble, et je rêvais aux aventures où il m'entraînerait. Le plus souvent, ce sentiment se cristallisait sous la forme d'une amitié, où se mêlaient indistinctement une alliance mystique, une entente intellectuelle et un dévouement de toute ma chair.
J'éprouvais cette disposition confuse, ce matin-là, au Ranelagh, lorsque je vis s'avancer, dans la même allée, Silbermann. Il était seul. Il marchait à pas courts et pré- cipités, remuant fréquemment la tête ; il semblait plein de pensées inquiètes ; on l'eût dit poursuivi. Il m aperçut de loin mais n'en montra rien et ouvrit un livre qu'il avait à la main. Au moment qu'il allait passer, il leva vers moi des yeux incertains, esquissa un sourire, puis,
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comme je lui répondis par un bonjour très cordial, changea brusquement de physionomie, accourut et exprima sa joie de la rencontre.
— Tu habites donc par ici ? Et où cela ?
Il voulut connaître le nom de la rue, le numéro de la maison, me questionna sur mes habitudes, sur mafamillej et enveloppa cette enquête de manières si naturelles et si amicales que j'eus plaisir à répondre, malgré ma retenue ordinaire.
— De quel côté allais-tu ? ajouta-t-il. Veux-tu que je t'accompagne ?
J'acceptai, Il me montra son livre.
— C'est une édition ancienne de Ronsard. Je viens de l'acheter, dit-il en caressant la jolie reliure de ses doigts qui étaient maigres et bruns.
Il l'ouvrit et se mit a me lire quelques vers. J'eus la même impression qu'en classe. Le texte lu par lui semblait baigner dans une source qui m'en donnait fortement le goût. Les mots avaient une qualité nouvelle : ils flattaient mes sens ; émotion ignorée, sorte de frisson dans mon cer- veau. Mais de Silbermann lui-même que dire et comment dépeindre sa figure ? Il lut ces vers :
Fauche, garçon, d'une main pilleresse Le bel émail de la verte saison, Puis à plein poing enjonche la maison Des fleurs qu'avril enfante en sa jeunesse.
Ses narines se dilatèrent, comme piquées par l'odeur des foins, et des larmes de plaisir emplirent ses yeux.
Nous étions arrivés à l'angle d'une pelouse où est érigée une statue de La Fontaine. Silbermann m'arrêta et s'écria :
— Est-ce assez laid, ce buste que couronne une Muse ? Et ce groupe d'animaux, le lion, le renard, le corbeau, quelle composition banale ! Chez nous on ne connait que cette façon de glorifier un grand homme. Et pourtant il y en a d'autres. Ainsi, l'été dernier, j'ai été à Weimar et
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j'ai visité la maison de Gœthe. On l'a conservée intacte. On n'a pas déplacé un objet dans sa chambre depuis la minute de sa mort. Dans la ville, on montre — et avec quel respect ! — le banc sur lequel il s'asseyait, le pavillon où il allait rêver. Je t'assure que de tels souvenirs ont de la grandeur. En France, on ne voit rien de pareil. Il y a quelques années, on a fait une vente au château de Saint- Point, en Bourgogne, où Lamartine a vécu. Eh ! bien, mon père a pu acheter beaucoup d'objets qui avaient appartenu à Lamartine ; et, soit dit en passant, la plupart de ces reliques se sont trouvées être de très bonnes affaires. Nous étions toujours devant la statue.
— Est-ce que tu aimes La Fontaine ? me demanda-t-il. Et comme cette question me laissait embarrassé, il reprit
avec vivacité :
— Mon cher, c'est bien simple : La Fontaine est notre plus grand peintre de mœurs. Dans ces fables qu'on nous fait ânonner, il a dépeint son siècle. Louis XIV et la cour, la bourgeoisie et les paysans de son temps, voilà ce qu'il faut voir derrière les divers animaux. Et alors, comme l'anecdote prend de la valeur ! Combien il est audacieux dans sa moralité ! C'est ce que Taine a très bien compris... Tu as lu La Fontaine et ^es fables ?
Je fis signe que non.
— Je te le prêterai.
Je ne répondis rien. J'étais étourdi. Ce garçon qui pos- sédait des livres rares, qui distinguait avec assurance : « ceci est beau... cela ne l'est pas » ; qui avait voyagé, lu, observé, retenu des exemples, jetait en mon esprit tant de notions admirables que cette profusion me confondait. Je tournai les yeux vers lui. Qu'il fût supérieur à tous les camarades que j'avais, cela était évident et je n'en doutais pas ; mais je jugeais encore que je n'avais rencontré ni dans ma famille ni parmi notre milieu quelqu'un qui lui fût comparable. Ce goût si vif pour les choses de l'intelli- gence et cette façon si pratique de les présenter, cette
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adresse pour mettre à portée de main ce qui est élevé, étaient pour moi des qualités vraiment neuves. Et cette parole forte et aimable à la fois, qui imposait en même temps qu'elle charmait, qui donc s'en trouvait doué dans
��mon entourage ?
��Il n'avait pas cessé de parler, citant des noms d'écrivains et des titres d'ouvrages.
J'avais un immense respect pour tout ce qui touchait à la littérature. Je plaçais certains écrivains qui avaient éveillé mon admiration au-dessus de l'humanité entière à l'image des divinités de l'Olympe. Silbermann m'instrui- sait de bien des faits que j'ignorais, discourant facilement de l'un et de l'autre. Il me révéla finalement que son dieu était «le père Hugo». Je l'écoutais avec avidité. Cepen- dant, fut-ce cette familiarité, fut-ce l'éclat de sa voix ou la couleur un peu étrange de son teint ? je ne sais, mais j'eus à ce moment la vision d'une scène qui amena un léger recul de ma part. Souvent, à Aiguesbelles, un mar- chand de fruits, un Espagnol à la peau basanée, passait sur la route et arrêtait sa charrette devant le mas, criant bizarrement sa marchandise et maniant sans délicatesse les belles pommes écarlates, les pêches tendres et poudrées, les prunes lisses et glacées. Or, Célestine, notre cuisinière, n'aimait pas cet homme, « venu on ne sait d'où », disait- elle, et lorsqu'elle avait eu affaire avec lui, on l'entendait
��maugréer en revenant
��— C'est malheureux de voir ces beaux fruits touchés par ces mains-là.
Silbermann, ignorant ce petit mouvement instinctif, poursuivit :
— Si les livres t'intéressent, tu viendras un jour chez moi, je te montrerai ma bibliothèque et je te prêterai tout ce que tu voudras.
Je le remerciai et acceptai.
— Alors quand veux-tu venir ? dit-il aussitôt. Cet après- midi, es-tu libre ?
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Je ne l'étais point. Il insista.
— Viens goûter jeudi prochain.
Il y eut dans cet empressement quelque chose qui me déplut et me mit sur la défensive. Je répondis que nous conviendrions du jour plus tard ; et comme nous étions arrivés devant la maison de mes parents, je lui tendis la main.
Silbermann la prit, la retint, et me regardant avec une expression de gratitude, me dit d'une voix infiniment douce :
— Je suis content, bien content, que nous nous soyons rencontrés... Je ne pensais pas que nous pourrions être camarades.
— Et pourquoi ? demandai-je avec une sincère sur- prise.
— Au lycée, je te voyais tout le temps avec Robin ; et comme lui, durant un mois, cet été, a refusé de m'adres- ser la parole, je croyais que toi aussi... Même en classe d'anglais où nous sommes voisins, jen'ai pas osé...
Il ne montrait plus guère d'assurance en disant ces mots. Sa voix était basse et entrecoupée ; elle semblait monter de régions secrètes et douloureuses. Sa main qui conti- nuait d'étreindre la mienne comme s'il eût voulu s'atta- cher à moi, trembla un peu.
Ce ton et ce frémissement me bouleversèrent. J'entrevis chez cet être si différent des autres, une détresse intime, persistante, inguérissable, analogue à celle d'un orphelin ou d'un infirme. Je balbutiai avec un sourire, affectant de n'avoir pas compris :
— Mais c'est absurde... pour quelle raison supposais- tu...
— Pan_e que je suis Juif, interrompit-il nettement et avec un accent si particulier que je ne pus distinguer si l'aveu lui coûtait ou s'il en était fier.
Confus de ma maladresse, et voulant la réparer, je cher- chai éperdûment les mots les plus tendres. Mais dans ma
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famille, on ne m'avait guère enseigné la tendresse. Le gage d'amour que l'on offrait dans les circonstances graves était le sacrifice : et seule l'intervention de la conscience donnait du prix à un acte. Aussi, ayant reculé d'un pas tout en conservant la main de Silbermann, je lui dis solennelle- ment :
— Je te jure, Silbermann, que désormais je ferai pour toi tout ce qui sera en mon pouvoir.
Ce même jour, je passai l'après-midi chez Philippe Robin.
A la fin de la journée, l'oncle de Philippe, Marc Le Hel- lier, se trouva là. Il aimait beaucoup son neveu ; il le traitait en homme et non en écolier, ce qui flattait Phi- lippe. Il lui répétait que rien n'était plus absurde que l'éducation donnée dans les lycées, qu'un assaut d'escrime développait mieux le cerveau qu'aucune étude, et que savoir appliquer un coup de poing au bon endroit était plus utile dans la vie que tout ce que l'on nous enseignait en classe.
Il reprit ce thème en voyant sur la table de Philippe les gros manuels scolaires. Il fit, du revers de la main, le geste de les pousser à terre. Philippe rit aux éclats. Je songeai au mouvement de Silbermann caressant le volume de Ronsard et à la ferveur qui brûlait en lui lorsqu'il récitait une poésie.
— Sais-tu où j'ai été tout à l'heure, Philippe ? dit Marc Le Hellier. Aux Français de France, dont c'était la première assemblée depuis la rentrée. Ah! cela ne marche pas mal, notre ligue. Près de cinq cents adhérents nouveaux en trois mois. Maintenant nous pouvons agir.
Philippe faisait une mine fort intéressée. Son oncle l'avait attiré à soi, lui tâtait les bras, et je voyais que Philippe gon- flait orgueilleusement ses biceps.
— Et d'abord, continua Le Hellier, nous organisons une campagne contre les Juifs, qui sera menée avec soin et
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intelligence, je te prie de le croire. Pas seulement des manifestations dans la rue, comme on s'est contenté de faire jusqu'ici. Non : nous établissons des fiches, des dos- siers ; et comme, vois-tu, à la base de toute fortune juive il y a toujours quelque canaillerie, nous suivrons pas à pas chaque } T oupin suspect, et au moment propice, vlan ! nous lui casserons les reins.
Il fit de la main un geste coupant. Sous la moustache rousse, très épaisse, mais taillée court, la lèvre supérieure se retroussa et découvrit, aux coins, des canines fortes.
Je n'aimais guère cet homme, qui par les goûts violents qu'il tentait de communiquer à Philippe éloignait de moi .mon ami. Mais, ce jour-là, ce fut avec un vrai malaise que j'écoutais ces propos. Il me semblait entendre au loin la plainte de Silbermann : « Je croyais que tu refuserais de me parler... je n'ai pas osé... »
Aussi comme l'oncle de Philippe poursuivait sur le même sujet et que Philippe, les yeux brillants, lui témoignait la plus vive attention, je me levai bientôt et partis.
L'appel de Silbermann à ma pitié m'avait touché profon- dément. Toute la soirée, je songeai à lui, me sentant bien plus attiré que lorsque j'étais seulement ébloui par ses dons merveilleux. Je me ressouvenais de ses yeux craintifs, le premier jour ; je m'expliquais son hésitation àm'aborder le matin ; et ces images, qui le représentaient parmi nous comme un déshérité, me navraient.
Dans ma chambre, machinalement, je pris un de mes .cahiers et l'ouvris aux dernières pages. C'était là, sur des feuilles barbouillées, qu'on eût pu pénétrer mes secrets ; c'était là qu'il m'arrivait de commencer une confession, d'écrire à un ami imaginaire, de griffonner des prénoms féminins. Puis, lorsque je m'apercevais de la puérilité de ces choses, ou, rougissant de honte, de la rêverie trouble où elles m'avaient entraîné, je me hâtais de recouvrir
ncre tout mon travail.
Je me mis à écrire à Silbermann. Je l'assurai qu'il avait
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eu bien tort de croire que j'agirais avec lui ainsi que Robin, car je n'avais aucun sentiment hostile contre sa race. Je lui glissai d'ailleurs que j'étais de religion protestante. J'ajoutai que toute la journée j'avais pensé à notre rencontre et que ma conscience n'oublierait pas le serment d'amitié que j'avais fait en nous séparant.
Je ne comptais pas lui donner cette lettre. Toutefois, le lendemain, au lycée, lorsqu'il accourut vers moi, débor- dant d'intentions affectueuses, j'arrachai brusquement la page de mon cahier, la pliai et la lui remis.
Je passai la récréation suivante avec Robin. A ma grande gêne, je vis Silbermann approcher de nous. Il me dit à voix très haute :
— Alors c'est entendu, je compte sur toi jeudi. Et il s'en alla.
Philippe me regarda, surpris.
— Vous sortez ensemble jeudi ? Comment le connais- tu ?
Devenu très rouge, j'expliquai que je l'avais rencontré et qu'il m'avait proposé des livres.
— Tu sais que son père, qui est un marchand d'anti- quités, est un voleur. Mon oncle Marc me l'a dit.
Cet avertissement était prononcé d'un ton sec. Je fis un geste vague. Nous parlâmes d'autre chose.
Ce qui arriva le lendemain fut comme le présage des temps troublés qui devaient suivre.
C'était le jour de la Sainte-Barbe. A cette date, les élèves qui se préparaient aux hautes écoles de sciences organisaient un tapage quasi toléré par leurs maîtres. Les classes infé- rieures ne s'y mêlaient guère. Pourtant cela suscitait dans tout le lycée quelque effervescence.
Cette année, le tumulte fut grand. Comme la classe de l'après-midi finissait, la lumière d'un feu de bengale incendia brusquement la cour, puis s'éteignit, tandis que des cla- meurs et des chants éclataient. Un instant après une font détonation nous fit sursauter. Une sourde excitation se
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manifesta sur nos bancs. Moi, je regardai peureusement les vitres sombres, répugnant à ce désordre et à cette sauva- gerie. Le tambour roula. Les élèves se ruèrent vers la porte en criant, et l'un d'eux, je ne sais qui, passant devant Silbermann, le rejeta en arrière, hurlant férocement à sa face :
— Mort aux Juifs.
��III
��Les parents de Silbermann habitaient dans une belle maison nouvellement construite en bordure du Parc de la Muette. L'appartement, situé au dernier étage, était fort grand. Silbermann m'en fit les honneurs, m'arrêtant devant de magnifiques meubles de marqueterie et faisant jouer l'éclairage au-dessus des tableaux. Je n'avais jamais pénétré dans une maison qui contînt tant de richesses. L'impres- sion fut telle, que, des rayons de soleil entrant par les fenêtres, je crus à des voiles d'or jetés sur les objets. Je regardai par ces fenêtres. On n'apercevait que des arbres hauts et superbes, ceux du Parc de la Muette, puis, au loin, une ligne ondulée de coteaux, la campagne... Perspective que l'on peut avoir d'un château. Je passais en silence, ne pouvant rien dire tant le sentiment de mon humilité était profond. Je songeai au cabinet de travail de mon père, étroit et sévère, donnant sur une cour, et au petit salon de ma mère, où des meubles anciens, mais bien rustiques, choisis à Aiguesbelles, faisaient le plus bel ornement.
Heureusement, Silbermann, qui d'ailleurs me montrait ces choses aussi simplement qu'on pouvait le faire, ne pro- longea pas ma gêne et me conduisit à sa chambre. Là, l'aspect était bien différent, et j'éprouvai un petit mouve- ment de satisfaction à dire au dedans de moi-même- « J'aime mieux la mienne. »
En effet, la pièce était si modeste qu'on eût pu douter
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qu'elle fit suite à celles que je venais de visiter. Et, à l'examiner, je m'avisai que ma mère, à coup sur, eût peiné de ses mains plutôt que de me laisser dormir parmt le désordre que je remarquais ici.
Silbermann me désigna la bibliothèque qui garnissait presque tout un pan du mur.
— Voilà, dit-il.
Il y avait des livres de haut en bas. Il y en avait de somp- tueusement reliés et il y en avait d'autres, brochés, tout écornés par l'usage.
Je m'exclamai avec admiration :
— C'est à toi ? Tu as lu tout cela ?
— Oui, dit Silbermann avec un petit sourire orgueilleux. Et il ajouta : « Je suis sûr que tous les S'-Xavier réunis n'en ont pas lu la moitié, hein ? »
Il me les montra en détail, prenant certains exemplaires avec précaution et m'expliquant ce qui faisait leur rareté. Il en ouvrit plusieurs et, avec une sûreté et un choix qui me parurent extraordinaires, il me lut quelques passages. Il s'interrompait parfois, les yeux humides, disant : « Est-ce beau ? Ecoute ceci encore... »
Il était surtout sensible à la forme ou plutôt au mot qui fait image ; il le faisait ressortir d'un geste de ses doigts réunis, comme si les beautés de l'esprit eussent été pour lui matière traitable qu'il voulût modeler.
Le livre, la pensée écrite, exerçait sur moi un attrait irré- sistible. Aussi, devant cette bibliothèque (si différente de celle de mon père, laquelle était composée surtout d'ou- vrages ne touchant pas l'imagination) je feuilletais ces volumes avec émotion et pressai Silbermann de questions. Il avait l'art de qualifier en une phrase le sujet d'une oeuvre, de réduire celle-ci sous une formule commode.
— Les Misérables ?... répondit-il à une de mes questions. C'est l'épopée du peuple. Puis : « Tiens, voici le voca- bulaire de la langue française. »
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Et il me tendit un petit volume au dos duquel je lus : Œuvres de Paul-Louis Courier.
Ces vastes connaissances et cette promptitude de jugement me remplissaient d'admiration. Silbermann devina ce sen- timent. Il sourit et me dit :
— Prends ce que tu veux. Tu pourras venir ici aussi souvent qu'il te plaira.
Nous restâmes longtemps à causer. Il me donna des conseils à propos de mes études. Nous parlâmes de nos compagnons de classe ; et il en railla quelques-uns qui pas- saient pour sots et qu'il imita drôlement. Un mot qu'il semblait adorer revenait souvent dans sa conversation : « l'intelligence ». Et il le prononçait avec un sentiment si impétueux qu'on voyait apparaître à ses lèvres une petite bulle d'écume.
Je l'entretins de plusieurs livresque j'avais lus. Sur cha- cun il me donna des aperçus nouveaux pour moi. Nous étions assis l'un auprès de l'autre. Sa voix avait des inflexions si persuasives que par moments je me sentais dominé par lui aussi bien que s'il eût posé sa main sur ma tête.
Je fus présenté à sa mère. Elle allait sortir et était cou- verte d'un long manteau de fourrure. Je n'aperçus de son visage que des yeux noirs et allongés, des lèvres très rouges qui ne cessèrent de sourire. Elle reprocha à son fils de me tenir dans cette chambre au lieu d'un des salons. Elle me pria de venir déjeuner, fixa le jour et disparut, m'ayant flatté par son air élégant et sa complaisance.
Avant de partir, j'allai choisir quelques livres dans la bibliothèque de Silbermann. En déplaçant une rangée, je vis, cachée derrière, une collection de journaux. Mon regard tomba sur le titre : La Sion future.
Ce fut à ce moment que se déclara au lycée l'hostilité contre Silbermann.
Il avait été deux fois premier lors des compositions. Ce succès avait suscité des jalousies parmi les rangs des bons élèves. Et comme il lui échappait quelquefois une ironie
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méprisante à l'adresse des cancres, il n'y avait pas moins d'animosité contre lui aux autres degrés de la classe.
Les choses commencèrent par des taquineries assez inno- centes lorsque Silbermann se mettait à pérorer et à gesti- culer. Silbermann aggrava ces taquineries et les fit persister par sa façon de tenir tête et sa manie « d'avoir le dernier » ; elles furent un peu encouragées aussi par l'insouciance de la plupart de nos professeurs qui, malgré ses bonnes places, n'aimaient pas Silbermann. On s'en aperçut bien le jour où l'un d'eux, irrité de le voir venir trop souvent près de sa chaire, le renvoya avec une phrase brusque et cinglante que tout le monde entendit.
Bientôt, pendant les récréations, ce fut un amusement courant d'entourer Silbermann, de se moquer de lui et de le houspiller. Sitôt qu'il apparaissait :
— Ah ! voilà Silbermann, disait-on. Allons l'embêter.
On le bousculait, on prenait sa casquette, on faisait tomber ses livres. Silbermann ne se défendait pas mais il ripostait d'un trait qui, le plus souvent, frappait juste et exaspérait l'assaillant.
Au début, ces petits succès de parole lui procuraient tant de plaisir qu'il en oubliait les brimades ; et même il allait au-devant. Mais comme la répétition de ces scènes et aussi son physique bizarre lui valurent d'être en butte, dans la cour, à la curiosité générale, je crus m'apercevoir qu'il com- mençait à en souffrir. Enfin, peu après, les S'-Xavier venant s'y mêler, !e jeu prit le caractère d'une persécution.
Les S'-Xavier ne prenaient point part, si l'on peut dire, à la vie de notre lycée. Grands seigneurs obligés de passer par un lieu indigne d'eux, ils jugeaient inutile d'entrer en rela- tions avec des voisins de hasard. Chaque petite escouade se dirigeait vers sa place, affectant de ne rien voir et de ne rien entendre. Leur attitude vis-à-vis des professeurs était généralement correcte, jamais zélée ; leurs vrais maîtres, ils les retrouvaient en sortant. Et même, en classe, le visage d'un garçon tel que Montclar trahissait parfois un sentiment
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pire que l'indocilité, comme s'il y eût un ancien compte à régler entre lui et l'homme qui instruit.
Ce fut Montclar qui donna une direction nouvelle aux attaques contre Silbermann. Le premier, il le railla au sujet des caractères physiques de sa race et des pratiques de sa religion. Montclar n'avait pas d'esprit mais une sorte de fougue cruelle qui matait Silbermann.
Les autres, peut-être de convictions plus molles, mais flattés par la présence de Montclar au milieu d'eux, le sui- virent dans cette voie. On ne laissa plus échapper une occasion d'outrager Silbermann. Ainsi, tant que dura l'étude à'Esther, il dut supporter de voir, à chaque trait touchant les Juifs, vingt faces malignes tournées vers lui.
Il n'était pas le seul Juif dans notre classe, mais on ne s'en prenait pas aux autres. Ceux-ci étaient au nombre de deux : Haase, le fils du banquier dont on savait que la sœur avait épousé un d'Anthenay, et Crémieux, dont le père était député. Aucun n'avait un type sémite aussi mar- qué que Silbermann. Haase tentait d'effacer le sien par des modes britanniques : une coiffure qui défrisait et aplatissait ses cheveux, une prononciation guindée. Tous deux sem- blaient se placer au-dessus de Silbermann.
Ce fut une grande peine pour moi devoir Philippe se joindre aux persécuteurs. Je savais bien qu'il se plaisait aux jeux un peu violents ; je savais aussi que la façon d'agir d'un Montclar ou d'un La Béchellière n'était pas sans le guider ; mais son bon cœur l'empêchait toujours de com- mettre une action qui pût nuire à un autre. Je ne m'expli- quais pas cette haine instinctive et opiniâtre, telle que s'il eût senti ses biens et sa vie en péril.
Je me rendis déjeuner chez Silbermann. Je fus présenté à son père. C'était un homme d'aspect un peu lourd. Un accent étranger embarrassait sa parole. Des yeux sans vie, une chair jaunâtre, une barbe inculte, un gros nez, de grosses lèvres, donnaient à sa figure une expression stia-
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pide et comme endormie. Mais par moments il interve- nait d'un mot qui montrait que son esprit veillait.
M mc Silbermann avait un joli visage aux traits fins, ainsi qu'il m'avait paru au premier abord. Toutefois, son sou- rire était si charmant, si jeune et si répété qu'il communi- quait à la longue un peu de fausseté à sa physionomie. Ses gestes étaient menus et vifs ; mais une sorte de renflement charnu au-dessous de la nuque la privait de grâce dans beaucoup de ses attitudes.
Silbermann n'avait pas vis-à-vis de ses parents la situation d'un fils, ou du moins cette situation était bien éloignée de celle que j'occupais entre les miens. On lui demandait son avis ; il avait le droit d'interroger, de contredire, et ne se privait pas de la discussion. On eût dit d'un jeune roi. D'autre part, M me Silbermann semblait rester étrangère aux occupations de son mari. Tout cela était si extraordinaire par rapport à l'usage établi chez moi, que ces trois êtres me parurent unis moins par les liens de la famille que par ceux d'une association ou, si l'on veut, par les lois d'une même tribu.
Je fus accueilli par eux avec une considération à laquelle je n'étais point du tout accoutumé. M. Silbermann me demanda comment se portait mon père, « le grand magis- trat ». M me Silbermann m'apprit qu'elle avait souvent aperçu ma mère dans des ventes de charité. Ces propos déplurent à leur fils qui les interrompit. Il fut même plus brusque ensuite. Nos projets d'avenir étant en question, il déclara que, pour sa part, il suivrait la carrière des lettres. Tandis que sa mère approuvait ce dessein dont elle était flattée, me sembla-t-il, son père, secouant la tête, dit avec bonhomie :
— Non, non, David, ce n'est pas sérieux.
— Que veux-tu, papa, s'écria Silbermann avec vivacité, je ne pourrai jamais m'occuper des mêmes affaires que toi : cela ne m'intéresse pas.
— Oh ! Les antiquités, dit doucement M. Silbermann,
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il ne doit plus y avoir grand'chose à faire là-dedans, main- tenant que les gens du monde se font marchands. Mais il y a d'autres bons commerces. Moi, si j'avais vingt ans, je partirais pour l'Amérique avec un stock de perles.
Son fils ne dissimula pas une expression de mépris.
Après le déjeuner, il m'offrit de m'emmener au théâtre. Je montrai peu d'empressement, car lorsque j'étais avec lui je n'aimais rien tant que l'écouter parler. Et nous fûmes nous promener au Bois.
Tout de suite, je mis la conversation sur le sujet qui m'intéressait le plus : la littérature. C'était pour moi un domaine analogue à ces contrées quasi fabuleuses qui vous attirent obscurément et dont on rêve devant l'atlas. Silber- mann, lui, en avait parcouru toute l'étendue ; il connais- sait les points de vue les mieux situés, m'y entraînait et m'aidait à distinguer le détail qui fait que le paysage est beau. Parfois, prenant mon bras, il m'arrêtait, et comme il se fût écrié : « Regarde cette rivière argentée, regarde cette chaîne de montagnes », il me récitait deux vers ou une phrase magnifique. Alors je me sentais transporté et j'eusse désiré qu'il continuât toujours. Et de même qu'au voyageur qui m'eût décrit les Pyramides, j'eusse impatiemment demandé ensuite : « Et le Nil », je demandais, lorsque Sil- bermann m'avait instruit de tout ce qu'il savait sur un écri- vain : « Et Vigny?... Et Chateaubriand ?... » Alors il repar- tait, l'esprit aussi vif, aussi sûr, jamais lassé, explorateur dont la mémoire et l'enthousiasme étaient sans défaillance.
Après avoir marché longtemps, au hasard de nos pas, nous arrivâmes au bord d'un petit lac.
— Chateaubriand, Hugo... murmura rêveusement Sil- bermann, être l'un d'eux ! Posséder leurs dons, jouer leur rôle, voilà ce que je voudrais.
— Ah ! non, reprit-il, je n'ai pas l'intention de vendre des meubles ou des perles. Mon ambition est autre. Toutes mes facultés, tout ce que j'ai ici, dit-il en se frappant le front, je veux le mettre au service de la littérature.
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Puis, baissant le ton :
— Si on savait cela, peut-être me tourmenterait-on moins ?...
Il faisait allusion aux mauvais traitements qu'il subissait au lycée. Je sentis combien il en souffrait. Je cherchai un sujet qui détournât sa pensée et regardai alentour.
Nous étions seuls. La journée, qui était une des dernières de l'automne, était froide et triste. Une lourde nuée couvrait le ciel. L'eau du lac, toute sombre, frissonnait. Les arbres étaient dépouillés ; seule persistait la verdure d'un bouquet de sapins ; et ce feuillage pauvre et opiniâtre, cerné par des bois morts, éveillait l'idée d'une vie misérable et éter- nelle.
Nous fîmes halte.
— Ecoute, me dit Silbermann d'une voix dont le timbre était devenu un peu plus rauque, mon père s'est établi en France il y a trente ans. Son père avait vécu en Allemagne et il venait de Pologne. Plus haut, des autres, je ne sais rien, sinon qu'ils ont dû vivre honteux et persécutés, comme tous ceux de leur race. Mais je sais que moi, je suis né en France, et je veux y demeurer. Je veux rompre avec cette vie nomade, m'affranchir de ce destin héréditaire qui fait de la plupart d'entre nous des vaga- bonds.
— Oh ! je ne renie pas mon origine, affirma-t-il avec ce petit battement de narines qui décelait chez lui un mou- vement d'orgueil, au contraire : être Juif et Français, je ne crois pas qu'il y ait une condition plus favorable pour accomplir de grandes choses. Il leva prophétiquement un doigt. — Seulement, le génie de ma race, je veux le façonner selon le caractère de ce pays-ci ; je veux unir mes ressources aux vôtres. Si j'écris, je ne veux pas que l'on puisse me reprocher la moindre marque étrangère. Je ne veux pas entendre, sur rien de ce que je produirai, ce juge- ment : « C'est bien Juif ». Alors, vois-tu, mon intelligence, ma ténacité, toutes mes qualités, je les emploie à connaître
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et à pénétrer ce patrimoine intellectuel qui n'est pas le mien mais qui, un jour, sera peut-être accru par moi. Je veux me l'approprier.
Il scanda ce mot et du pied frappa le sol.
— Est-ce impossible ? Ces choses, ne puis-je les compren- dre aussi bien que Montclar ou Robin ? Est-ce que je ne les admire pas plus qu'ils ne les admirent, dis-moi ? Et à qui fais-je tort ? Il n'y a aucun calcul secret, il n'y a aucun mobile égoïste dans mon ambition. Alors pourquoi ne veut- on pas de moi ? Pourquoi m'accueillir par de la haine ?
Comme il parlait, je regardais fixement devant moi. Et son accent avait une telle portée que sur le fond rigoureux de ce paysage d'automne, il me semblait voir se succéder tout ce que je savais des vicissitudes d'Israël.
Je voyais un petit lac de Judée, pareil à celui-ci, des bords duquel, un jour, des Juifs étaient partis. J'avais la vision de ces Juifs à travers les âges, errant par le monde, parqués dans la campagne sur des terres de rebut ou tolérés dans les villes entre certaines limites et sous un habit infa- mant. Opprimés partout, n'échappant au supplice qu'en essuvant l'outrage, ils se consolaient du terrible traitement infligé par les hommes en adorant un dieu plus terrible encore. Et au bout de ces générations chargées de maux, je voyais, réfugié auprès de moi, Silbermann. Chétif, l'œil inquiet, souvent agité par des mouvements bizarres, comme s'il eût ressenti la peine des exodes et toutes les menaces, toutes les craintes sacrées endurées par ses ancêtres, il souhaitait se reposer enfin parmi nous. Les défauts que les persécutions et la vie grégaire avaient imprimés à sa race, il désirait les perdre à notre contact. Il nous offrait son amour 'et sa force. Mais ou repoussait cette alliance. Il se heurtait à l'exécration universelle.
Ah ! devant ces images fatales, en présence d'une ini- quité si abominable, un sentiment de pitié m'exaha. Il me parut que la voix de Silbermann, simple et poignante, s'élevait parmi les voix infinies des martvrs.
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Il dit :
— Demain je serai insulté, frappé... Est-ce juste ?
Et il mettait en avant ses deux paumes désarmées, ainsi qu'est représentée la personne du Christ au milieu de ses ennemis.
��IV
��Cette scène me troubla fortement. La nuit qui suivit, je songeai, moitié éveillé moitié rêvant, aux images bibliques qu'elle avait fait apparaître. Au matin, j'eus le sentiment qu'un devoir m'était dicté : réparer l'injustice des hommes à l'égard de Silbermann. Il me fallait non seulement l'aimer, mais prendre son parti contre tous, si difficile et si ingrate que fût l'entreprise. D'ailleurs ses ennemis principaux n'étaient-ils pas les S f -Xavier et n'avais-je pas toujours res- senti envers ceux-ci, Philippe Robin excepté, une inimitié naturelle ?
Je décidai de parler à Philippe afin de le détacher des adversaires de Silbermann.
Le jour même, j'allai le trouver. Je lui exposai combien étaient cruels les mauvais traitements infligés à Silber- mann. « Je sais qu'il en souffre beaucoup », ajoutai-je. Et j'en appelai au bon cœur de Philippe pour qu'il les tii cesser.
Philippe m'avait écouté attentivement mais avec froi- deur.
— Moi aussi, répliqua-t-il, j'ai quelque chose à te dire à ce sujet. Il m'est très désagréable de voir un de mes amis se lier avec ce garçon.
— Et pourquoi ? demandai-je.
— Pourquoi ?... Parce qu'il est Juif.
C'était bien la raison énoncée par Silbermann. Philippe avait articulé durement ces quelques mots. On sentait que pour lui l'argument était décisif.
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Cependant, cherchant une parole d'adoucissement, j'esquissai un geste d'insouciance.
— Oh ! je sais... reprit Philippe. Il se peut que pour vous autres cela n'ait pas d'importance.
Ce ton supérieur et cette allusion à ma religion me bles- sèrent au vif.
— C'est que nous autres, ripostai-je d'une voix vibrante, nous ne falsifions pas la parole de Dieu.
Philippe haussa légèrement les épaules.
— En tout cas, affirma-t-il, il faut choisir entre lui et moi.
Dans l'instant, je songeai à tout ce que comportait l'ami- tié de Philippe : un sentiment doux et bien réglé, des joies faciles et approuvées... Devant ces images aimables, je fus près d'abandonner Silbermann. Mais, de l'autre côté, se trouvait une tâche ardue; j'entrevis une destinée pénible ; et exalté parla perspective du sacrifice, je répondis d'un souffle irrésistible :
— Lui.
Nous nous séparâmes.
Dès lors, je me dévouai entièrement à Silbermann. A chaque récréation, je me hâtais de le rejoindre, espérant le protéger par ma présence. Heureusement, l'hiver venu, sa situation s'adoucit un peu. En raison du froid, nous restions dans les classes, où l'on n'osait rien contre lui ; et le soir, à la sortie, il s'échappait à la faveur de l'obscurité.
Nous nous retrouvions dans la rue. Nous faisions che- min ensemble et je l'accompagnais jusqu'à sa porte. Quel- quefois je montais chez lui et nous nous mettions à faire nos devoirs. Sa facilité au travail, autant que ses méthodes, m'émerveillait. Lorsqu'il faisait une version latine, je le voyais d'abord lire rapidement la phrase avec un regard tendu; puis réfléchir quelques secondes, mordant fiévreuse- sement ses lèvres ; enfin lire de nouveau en balançant la tête et les mains selon le rythme de la phrase ; et, ayant à peine consulté le dictionnaire, écrire la traduction. Assis
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en face de lui, dénué de toute inspiration, cherchant scru- puleusement le sens de chaque mot, j'avançais dans les ténèbres pas à pas.
Lorsque nous avions terminé, il allait vers la bibliothèque et me faisait part de sa dernière découverte. Car il n'y avait pas de semaine qu'il ne s'enthousiasmât sur une nou- velle œuvre. Enthousiasme désordonné, qui me faisait pas- ser tout d'un coup, d'un sonnet de la Pléiade à un conte de Voltaire ou à un chapitre de Michelet. Il prenait le livre et lisait. Souvent il me tenait par le bras et, aux endroits qu'il jugeait beaux, je sentais l'étreinte se resserrer. Il ne voulait jamais s'arrêter. Une fois, il me lut en entier la Conversation du Maréchal d'Hocquincourt, figurant tour à tour avec des intonations particulières et des mines comi- ques le père jésuite, le janséniste et le Maréchal.
Bientôt nous passâmes ensemble tous nos jours de congé. C'était lui qui décidait comment ils seraient employés. Je ne faisais jamais d'objections. Je sacrifiais mes désirs aux siens sans regret. Mon rôle n'était-il pas de me consacrer entièrement à son bonheur et de racheter par cet acte les actes des méchants ? Lorsque le consentement me coûtait, je répétais en moi-même : « C'est ma mission ». Et cette pensée m'aurait fait accepter n'importe quel déplaisir.
Cependant, tout en le suivant, je m'efforçais de le guider sans qu'il y parût. Car j'estimais que ma mission était aussi de le débarrasser de certains caractères préjudiciables, de le réformer peu à peu. Je ne savais trop jusqu'où s'étendait ce plan, je ne faisais aucun calcul ; toutefois il m'arrivait souvent de passer exprès avec lui devant le petit temple protestant de Passy. Je ne disais pas un mot, je ne désignais même pas l'édifice ; mais j'avais l'arrière-pensée qu'un jour peut-être je l'y ferais pénétrer avec moi...
J'avais parlé de lui cà mes parents. Ils désirèrent le con- naître et je l'invitai à déjeuner chez nous. Ma mère qui était sensible et avait horreur de la violence s'était beau- coup apitoyée, d'après mes récits, sur la situation faite à
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Silbermann au lycée. Les sentiments Je ma mère à l'égard des Juifs étaient difficiles à définir. Elevée dans un pays où catholiques et protestants se dressent encore les uns contre les autres avec passion, elle ressentait pour la cause des Juifs la sympathie qui unit généralement les minorités. En outre, elle se gardait de dédaigner pour la carrière de mon père l'appui du monde juif, et elle comptait là de nom- breuses relations. Mais précisément, j'avais toujours remar- qué chez elle, lorsqu'elle se trouvait en présence d'une personne de ce milieu, une façon — oh ! presque imper- ceptible — de se mettre sur son quant-à-soi. Et une autre observation que j'avais faite par hasard m'avait mieux éclairé encore.
Il y avait dans un certain quartier de Nîmes — où nous nous rendions souvent d'Aiguesbelles — une maison que l'on appelait « la maison du Juif ». Elle était construite selon une orientation particulière qui la mettait en évi- dence. Lorsque nous passions devant, ma mère ne man- quait pas de me rapporter l'histoire et les coutumes de la famille qui l'avait habitée autrefois. Il n'y avait jamais dans son récit la moindre marque de mépris ni la moindre intention sarcastique. Mais je sentais chez elle la même impression de mystère et le même mouvement de défiance que lorsque, évitant un peu plus loin, aux portes de la ville, un emplacement tout gâté par des ornières et des tas de cendres, elle me disait : « C'est l'endroit où campent les bohémiens. »
Aussi, n'avais-je mis aucune hâte à introduire Sil mann chez moi, ne sachant trop quelle figure on lui ferait. On va voir que je n'avais pas eu tort.
Lorsqu'il arriva, je me trouvais seul dans le salon. 11 exa- mina tout de très près. Apercevant un livre posé sur la table à ouvrage de ma mère, il le retourna et en regarda le titre. C'était, il m'en souvient, le Journal intimé d'Amiel. Silbermann eut un petit sourire que je ne m'expliquai pas mais qui me déplut. Il aborda mes parents avec un raffine-
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ment de respect, mais sitôt que la conversation s'engagea, j'eus un sentiment de malaise. A peine questionné, en effet, il se mit à discourir avec une volubilité qui, j'en étais assuré, était, au jugement de mon père, égal au pire ton. Il continua pendant le déjeuner, racontant toutes les histoires qui pouvaient le mettre en valeur. Il parla de ses lectures, de ses voyages, de ses projets... Je voyais ma mère l'envi- sager avec crainte, comme si elle eût soupçonné à cette rare activité intellectuelle un principe diabolique.
Mon père ne faisait entendre que des monosyllabes.
Et le plus singulier était qu'à mes propres oreilles cette verve, qui d'ordinaire me ravissait, sonnait déplaisamment. Silbermann, par le désir de briller, recherchait des récits extraordinaires et des opinions paradoxales. Et rien n'était plus choquant que l'effet de ses paroles dans une atmos- phère où je n'avais jamais entendu développer que des avis mesurés et le préjugé commun. Je sourirais véritablement en l'écoutant ; mes doigts étaient crispés. J'aurais voulu lui faire signe de se taire. Mais il ne se doutait aucunement de l'impression produite. Mon père et ma mère lui donnaient à tour de rôle un sourire forcé. Et il s'adressait successi- vement à l'auditeur gracieux.
Ce fut avec soulagement que je vis le repas prendre fin. Mon père se retira dans son cabinet de travail où, quelques moments après, Silbermann alla le saluer. Il considéra la bibliothèque, pleine de livres de loi et de répertoires juri- diques, et dit :
— En somme, l'idée de justice ne serait-elle pas née, comme l'a écrit La Rochefoucauld, de la vive appréhension qu'on ne nous ôte ce qui nous appartient ?
Mon père fit avec une courtoisie glacée un geste d'incer- titude.
Le soir, ma mère me dit :
— « Ton ami paraît très intelligent », du même ton que l'on dit d'un escroc : « il est très ingénieux » .
Cet insuccès ne diminua pas Silbermann dans mon
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esprit. J'y vis plutôt la preuve d'une certaine insuffisance de la part de ma famille. L'espace où je vivais me parut borné, étroit, incapable de faire place à l'intelligence. De petits usages auxquels j'avais toujours été soumis m'appa- rurent ridicules. Je m'aperçus que bien des objets de notre intérieur, que je n'avais jamais jugés tant ils m'étaient fami- liers, étaient très laids. Je pris moins de plaisir à rester dans notre maison, et, soit par honte de ces choses, soit de peur qu'il ne remarquât les mauvaises dispositions de mes parents, je m'arrangeai pour que Silbermann y vînt le moins possible.
Mais nos rapports n'en souffrirent pas. Il semblait d'ail- leurs que ma compagnie lui fût devenue indispensable. Il m'emmenait avec lui partout. Le dimanche, nous allions généralement au théâtre ; sitôt le rideau du dernier acte tombé, il prononçait sur la pièce et sur les auteurs un arrêt péremptoire, éloge ou condamnation, qui fixait mon esprit lentement ému. Le jeudi, nous nous rendions chez quelque libraire ; il discutait éditions, reliures ; il marchandait, achetait, faisait un échange. Il avait toujours la poche pleine d'argent, et sa générosité à mon égard, quand nous sortions ensemble, me faisait souvent rougir. A la fin de la journée, après avoir inscrit mes comptes — habitude impo- sée par mon père — je m'amusais à calculer ce qu'il avait dépensé et me trouvais en présence de grosses sommes.
Nos entretiens n'étaient pas seulement sur l'art ou la lit- térature. Il suivait avec un intérêt non moins vif les événe- ments politiques, le mouvement social, et aimait à discourir sur ces sujets.
Il m'entraîna un jour dans un quartier excentrique où avait lieu une manifestation populaire. Il avait décoré sa boutonnière d'une fleurette rouge et s'adressait fraternelle- ment à ses voisins. Je le suivais dans la foule, très effrayé, et au bout d'un moment je le conjurai de rebrousser che- min. En revenant, nous passâmes par un point, situé au sommet de Montmartre, d'où l'on découvre Paris. Nous
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nous arrêtâmes. La vue de la ville à ses pieds provoqua chez Silbermann une excitation singulière. Lançant vigou- reusement la voix dans l'espace, il développa ses théories et me fit un tableau de la société future. Tl affirma sa croyance à l'amélioration du sort humain et au bonheur universel.
— Ces temps viendront, clama-t-il. Cela est aussi sûr qu'il est sûr que le soleil se lèvera demain.
Enivré par cette promesse, je suivais avec enthousiasme son doigt qui, pointé vers la ville, indiquait d'un signe destructif ce qui devrait disparaître et traçait le plan de la communauté nouvelle.
— Assurer le paradis matériel de l'humanité, qui aura cette gloire ? dit-il rêveusement.
Et ses yeux s'illuminèrent, comme s'il avait eu l'éclair qu'il pourrait être ce Messie. Ainsi Dassa l'hiver.
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Au lycée, Silbermann remportait les mêmes succès dans ses études, bien qu'il fût souvent blâmé pour son manque de méthode. Notre professeur de français lui reprochait en outre l'abus qu'il faisait de ses lectures et l'habileté avec laquelle il s'appropriait les idées et le style des autres. Et il laissait voir que le procédé, venant de Silbermann, ne le surprenait pas.
Le printemps fut le signal de la reprise des hostilités contre Silbermann. Les jeux en plein air recommencèrent et chacun s'y livra avec une ardeur nouvelle. Dans la cour, on formait des rondes qui brusquement entouraient Silbermann et le tenaient prisonnier. Par des grimaces on singeait sa laideur, laquelle devenait de plus en plus frap- pante, car, à mesure qu'il se développait, il perdait cet air d'enfant précoce qui lui avait conféré une manière de grâce. Insulté, bousculé, ayant sans cesse un nouvel assail- lant dans le dos, il tenait tête avec rage, répondant à l'un et puis à l'autre ; enfin, excédé, il tentait de rompre le cercle et roulait à terre.
Cette année-là, il y eut des élections. Elles furent prépa-
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rées avec violence. Dans tout le quartier les murs se recouvrirent d'affiches dont les vives couleurs attirèrent nos regards. Nous nous arrêtions pour les lire et arrivions au lycée tout excités par la dispute des partis. La ligue des Français de France prenait une part importante à la lutte. Par des proclamations, des réunions, des conférences, elle multipliait ses attaques contre les juifs. Philippe Robin, pourvu par son oncle, distribuait à qui voulait des insignes et des libelles antisémites. Cette fureur trouva en Silber- mann une victime. Sur les murs, à côté des afiiches, on inscrivit son nom et on crayonna sa caricature. Enfin, au lycée, Montclar organisa contre lui une véritable bande.
C'était une figure singulière que Montclar. La plupart de ses condisciples de S'-Xavier, avec leurs membres grêles, leurs mains pâles et quelque signe distinctif reproduisant sur leur visage comme une pièce d'armoiries — un nez osseux et plat, un front resserré, un épidémie féminin — semblaient appartenir à une espèce caduque. Lui, tranchait par sa constitution normale et sa mine de chef.
D'un chef, il avait également l'âme- Il choisit en classe trois ou quatre garçons, parmi les plus brutaux, les plus épais, les plus serviles, et les excita contre Silbermann. Dans la cour, il allait, à leur tête, vers celui-ci et se tenant à quelques pas, car il feignait de ne pouvoir s'approcher d'un être aussi abject, il se mettait à l'insulter :
— Juif, dis-nous quand tu retourneras à ton ghetto, nous ne voulons plus de toi ici... Juif, pourquoi as-tu les oreilles d'un bon
Silbermann, tout en marquant des mouvements de crainte pareil;', a ceu? d'une bête faible qui se sent traquée, répliquait bravement à chaque mot. Puis, sur un signe de Montclar, on se précipitait sur lui. Il était jeté à terre et roué de coups. Si je tentais d'aller à son secours, j 'étais arrêté et maintenu. De loin, j'assistais à la bataille. J'en- tendais Montclar applaudir un de ses mercenaires et je voyais celui-ci reconnaître par un redoublement de bru-
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talité cette faveur de son chef. J'apercevais Robin parmi les assaillants. Il ne frappait pas bien rudement et, avec sa chevelure blonde en désordre, il semblait un page à ses premières armes. Souvent, nos regards se rencontraient, mais le sien se détournait aussitôt comme pour esquiver la supplication du mien. Et c'était pour moi chose affreuse de voir la grâce de ce visage naguère aimé durcir dans une exoression insensible.
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Quelquefois Haase ou Crémieux se trouvaient par hasard auprès de la bagarre. Ils se gardaient d'intervenir, et même il n'était pas rare que Haase eût un mot de flat- terie pour les agresseurs. Cependant on surprenait dans leurs veux une lueur de sympathie secrète ou de vague inquiétude — on ne savait bien — qui faisait songer aux obscurs sentiments qui agitent les chiens lorsqu'ils voient battre un de leurs semblables.
Silbermann se relevait, les vêtements souillés de pous- sière et déchirés. Je m'empressais vers lui et rassemblais ses cahiers et ses livres épars. Tandis qu'il était maintenu, on avait collé sur sa figure ces étiquettes que la propagande antisémite apposait à profusion sur les murs. Son front et ses joues étaient tatoués de petites rectangles multicolores où on lisait : A bas les Juifs ! Je l'aidais à les enlever et essuyais son visage. Ses yeux étincelaient. Sa bouche écu- mait. D'un coup de main j'arrangeais ses cheveux qu'on avait tiraillés. Autour de nous on ricanait. Je n'y faisais pas attention. J'avais conscience d'accomplir ma mission et cette gloire m'élevait bien au-dessus des sentences humaines.
Mais, à ce moment, Silbermann, qui n'était jamais abattu, ne pouvait se retenir de riposter. Encore tout frémissant de la défaite, il repartait à disputer, narguant par des gestes moqueurs ceux qui nous entouraient. C'était du courage si l'on veut ; c'était surtout l'espoir de vaincre, soufflé par un âpre orgueil ; c'était l'ambition, plus tenace qu'aucun sentiment, de prouver sa supériorité. Alors la bataille se
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rallumait. De nouveau on s'élançait vers lui. Et je le voyais, à terre, se débattre encore, comme le tronçon d'un ver remue sous le talon.
Je lui démontrai doucement ensuite, par un petit ser- mon, combien sa tactique était maladroite. Et il me répondait d'une voix rauque, avec une flamme dans le regard :
— Que veux-tu ! nous autres, plus on nous opprime, plus nous nous redressons.
C'était vrai. Je remarquais maintenant combien il était préoccupé de se venger. Toute occasion lui était bonne pour s'en prendre au parti adverse. Sa supériorité d'esprit ie servait. Une fois elle faillit lui coûter cher.
Notre professeur de français nous avait donné liberté d'apprendre comme leçon telle pièce de vers qu'il nous plairait. J'avais appris des stances d'André Chénier que je venais de lire grâce à Silbermann et dont l'inspiration m'avait laissé tout brûlant. Je demandai à Silbermann quel était son choix, mais il me le tint secret.
— Us vont voir... dit-il avec l'expression de quelqu'un qui prépare un bon tour.
La récitation commença. Les mauvais élèves, peu scru- puleux, s'étaient contentés de repasser quelque texte déjà connu d'eux à l'insu du professeur et riaient d'un effort qui leur avait coûté si peu. Les timides avaient été décon- certés par cette première liberté ; certains, en se levant, rougissaient de livrer leur préférence. On attendait avec curiosité Silbermann dont on savait les connaissances étendues et le goût original. Le professeur le nomma puis lui demanda ce qu'il avait appris.
— Des vers de Victor Hugo, Monsieur... Un passage extrait de Dieu.
Il se leva et, enveloppant la classe d'un regard plein d'arrogance, il se mit à réciter :
Dieu ! J'ai dit Dieu. Pourquoi ? Qui le voit ? Qui le prouve ? C'est le vivant qu'on cherche et le cercueil qu'on trouve.
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Qui donc peut adorer? Qui donc peut affirmer? Dès qu'on croit ouvrir l'être, on le sent se fermer. Dieu! cri sans but peut-être, et nom vide et terrible ! Souhait que fait l'esprit devant l'inaccessible ! Invocation vaine, aventurée au fond Du précipice aveugle où nos songes s'en vont ! Moi qui te porte, ô monde, et sur lequel tu vogues ! Nom mis en question dans les sourds dialogues Du spectre avec le rêve, ô nuit, et des douleurs Avec l'homme...
Dès le début, l'apostrophe étonnante avait fixé l'attention générale sur Silbermann. Puis à mesure que s'élevait la voix claire et puissante qui donnait à chaque mot sa force, à chaque pensée sa gravité, tous, en classe, s'étaient entre-regardés avec une sorte de trouble. Devant cette vision apocalyptique, devant cet éclair illuminant un chaos, chacun avait songé à ses rêves, à ses doutes, à ses angoisses, et avait désiré être rassuré par le visage de son voisin. Mais bientôt, comme s'ils s'étaient sentis de force à se mesurer contre cet audacieux exterminateur, dressé parmi eux, ils firent entendre un grondement d'indignation. La voix de Silbermann domina ce bruit. A peine interrompu, il lança avec un son retentissant :
Dieu ! conception folle ou sublime mystère !
Un tapage furieux éclata sur tous les bancs. Le profes- seur intervint, fit asseoir Silbermann et, une fois le silence rétabli, lui dit avec une sèche ironie :
— Vous avez sans doute voulu prouver à vos cama- rades à quel point vous manquiez de tact, Monsieur Sil- bermann !
Mais qu'importait à. Silbermann !
Je le regardai et je vis, malgré son calme apparent, com- bien il triomphait intérieurement. Il lançait des coups d'œil vers les Saint-Xavier, et l'orgueil dilatait ses narines.
La classe s'était ressaisie. Montclar fit passer furtivement
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un billet qui décidait des représailles contre Silbermann. Celui-ci se douta de la chose et, dès le roulement de tambour, il courut vers la porte et s'enfuit à travers la- cour.
Mais d'autres avaient été plus prompts et l'attendaient. En pleine course il fut atteint d'un croc-en-jambe et cul- buta net. Je le vis à terre, agitant les membres en tous sens. Ses traits étaient défigurés par l'angoisse ; sa bouche, grand ouverte, ne laissait échapper aucun cri : le choc extrê- mement violent lui avait coupé la respiration. J'accourus et le relevai. Je l'emmenai à l'infirmerie. Elle se trouvait à l'autre bout du lycée. Il me laissait faire et ne parlait pas. Nous y allâmes lentement. Je le soutenais. A un moment, il se mit à haleter et s'arrêta. Son teint, brun d'ordinaire, était affreusement livide. Son regard était vague. Ses lèvres frémissaient ou murmuraient je ne sais quelle prière. Une goutte de sang coula d'une petite déchirure faite à son front.
A ce spectacle, une pensée me traversa : « S'il allait mourir !... » Mon imagination prompte à assembler des scènes tragiques conçut tout le drame et même ce qui s'en ensuivrait. Déjà je me voyais allant le lendemain au devant des Saint-Xavier, ses bourreaux, et leur disant — de quel ton accablant :
— Eh ! bien, soyez contents, vous l'avez tué...
A ce moment, d'un mot qui me rassurait, Silbermann souffla sur ces songes. Nous reprîmes notre marche. Un peu plus loin il désira s'arrêter encore. Nous étions devant la chapelle du lycée. Là se trouvait un carré avec des bos- quets de lilas et quelques bancs. Silbermann s'assit. Il était appuyé contre le mur de la chapelle, au-dessous de vitraux qui représentaient un groupe d'anges. Ses deux mains soutenaient, aux tempes, sa tête qui s'inclinait ; et son ombre répétant ce geste dessinait sur le sol une silhouette mince et biscornue.
L'émotion avait si bien bouleversé ma raison qu'en le voyant à cette place, je me mis à rêver une étrange his-
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toire mystique. De nouveau j'imaginai qu'il allait mourir. Et je pensai que c'était sans nul doute Dieu qui le frap- perait afin de le punir de ses blasphèmes.
— Il va mourir ici, dis-je en moi-même, au seuil de cette chapelle.
Et, avec une inquiétude infinie, je me demandais si l'élection par la puissance divine de cette église catholique comme lieu de châtiment ne serait pas un signe qui dût me faire abjurer...
La sœur qui nous reçut à l'infirmerie dans une sorte de cuisine ornée d'objets de piété, était une petite vieille dont la figure toute ridée tremblotait. Silbermann me parut gêné pour s'adresser à elle. Aussi, je pris la parole et lui racontai la chute brutale en pleine cour.
— Miséricorde ! dit-elle en joignant les mains. Qu'il se repose un moment. M. le Docteur doit passer bientôt. En attendant je vais lui donner une tisane bien sucrée.
Silbermann ne ressentait plus rien de la commotion. Ses pupilles avaient repris leur vie et leur mobilité. Je croyais les voir sauter sur la cornette blanche de la sœur et sur les statuettes religieuses comme de noirs petits démons.
La sœur passa dans une autre pièce. Au bout d'un ins- tant que nous étions seuls, Silbermann se leva et me força à en faire autant.
— Je me sens tout à fait bien, ce n'est pas la peine de rester. Allons- nous en.
Je fus d'avis d'attendre le retour de la sœur. Il s'y refusa et m'entraîna dehors.
Nous refîmes le chemin en sens inverse. Il parlait avec abondance. Il avait retrouvé toute sa fierté et me demanda avec un air de triomphe si j'avais remarqué la longue figure toute scandalisée de La Béchellière pendant qu'il réci- tait. Puis il se mit à rire en pensant à la sœur qui devait nous chercher partout. Il se retourna vers l'infirmerie et ridant ses traits, il parodia d'une voix chevrotante :
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— Je vais lui donner une tisane bien sucrée...
Cette singerie me déplut. La parole évangélique me revint en mémoire : « Race incrédule et perverse... »
— Tais-toi donc, lui dis-je avec impatience.
C'était la première fois que je le traitais avec brusquerie. Il leva vers moi des yeux surpris. Et tout aussitôt, chan- geant de ton et d'expression, il porta la main à sa poitrine et dit :
— Je crois que je vais encore avoir un étouffement.
La scène violente de la cour avait été vue d'un répéti- teur. En raison des conséquences dangereuses qu'elle avait failli avoir, l'agresseur fut gravement puni, et l'affaire fit assez de bruit pour qu'on n'osât plus persécuter ouverte- ment Silbermann. Mais ses ennemis ne désarmèrent pas et changèrent seulement de tactique. Nous fûmes tous deux mis en quarantaine. Personne, ni en récréation ni en classe, ne nous adressa plus la parole. Les groupes s'écar- taient sur notre passage ; les bouches se fermaient. Main- tenant, tandis que je me promenais dans la cour avec lui, je tâchais, n'ayant plus à le défendre, à le perfectionner, ce qui était aussi ma mission. J'aurais voulu qu'il perdît ce besoin continuel de s'agiter, de parler, de se mettre en évidence. Je lui recommandais d'une façon détournée le recueillement intérieur et la discrétion, ces principes qu'on m'avait prêches avec tant de fruit dans ma famille.
— Est-ce que tu ne goûtes pas un plaisir particulier, lui disais-je, lorsque tu gardes secret quelque sentiment, lorsque tu caches soigneusement aux autres toutes tes pen- sées et tous tes désirs ?
Mais le plus souvent il accueillait mes conseils avec un air narquois, comme s'il eût eu une arrière-pensée railleuse sur cette morale.
Je m'aperçus bientôt que Silbermann était très sensible au délaissement où l'on nous avait réduits tous les deux. L'absence de discussion était pour son esprit un désœuvré-
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ment insupportable. Il portait vers ceux qui l'attaquaient naguère des regards presque mélancoliques, comme s'il eût regretté les âpres querelles soutenues contre eux. De mon côté, je me plaisais moins à cet état tranquille qui n'exi- geait plus de moi aucun service dangereux. Puis, dans le désert créé autour de nous, les petits ridicules de Sil- bermann grossissaient ; je veux dire que je les remarquais davantage. Souvent lorsque j'étais à côté de lui, son phy- sique, sa gesticulation, sa voix, me choquaient tellement que je me comparais à Robinson isolé auprès de Vendredi... Nos tête-à-tête languirent. Mais, à dire le vrai, ce fut un peu de mon fait. Chaque année, à l'approche des vacances, par une habileté mesquine que je ne m'avouais pas, je me détachais des amis que je m'étais faits au l) r cée. Je ne vou- lais point souffrir trop cruellement d'être séparé d'eux pen- dant les mois à venir. Et vers la mi-juin, en prévision de la morte saison, je réglais avec prudence l'économie de mon cœur et le fermais aux sentiments trop vifs.
(A Sltivir) JACQUES DE LACRETELLE
�� � RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE
LES JARDINS SUR L'ORIENT
Ce n'est évidemment pas d'aujourd'hui que se pose le pro- blème littéraire et moral des influences réciproques de l'Orient et de l'Occident. Si la question (politique) d'Orient remonte à Darius, la question des rapports spirituels est plus ancienne encore, puisqu'elle remonte au moins à Homère. Le premier poète occidental, le père de l'art occidental, vivait en contact étroit avec les Phéniciens, dont les périples lui servirent à bro- der les merveilleuses aventures d'Ulysse. Le couple Orient- Occident est, comme ceux du masculin et du féminin, du Nord et du Midi, des blancs et des jaunes, inscrit dans l'élan même, et la chair et la carte de la planète. Il n'a pas fini de donner des fruits d'amour et de haine, de mariage et de divorce, ■ — de fournir à de grandes individualités des façons de porter leur flamme, des registres d'art et des thèmes de vie.
Schopenhauer estimait que la révélation de l'Inde à l'Europe jouerait au xix e siècle un rôle non moins important qu'au xv e siècle la révélation de l'antiquité classique. Ces espoirs (que d'aucuns tourneront en craintes) n'ont pas encore été réalisés. Quand tout cela sera devenu passé, sujet de thèse, matière de bibliothèque, on attachera sans doute une grande importance à ces deux épisodes de l'après-guerre : le voyage de propagande de Rabindranath Tagore en Occident, les écrits et la prédica- tion du comte Kayserling.
Mais que les influences orientales correspondent à un prin- cipe de régénération ou à un principe de dissolution, ou, plus vraisemblablement, à une complexe alternance de l'un et de l'autre, il semble que la France demeure et doive demeurer un des pays les moins atteints par elles. L'esprit mystique de la
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Russie, l'esprit musical de l'Allemagne, l'esprit religieux de l'Angleterre, ont aujourd'hui avec l'Orient des rapports plus faciles que l'esprit clair et précis, oratoire et raisonneur, délicat et sceptique qui tisse les mailles souples, fines et sèches du génie français. La personne et la parole de Tagore n'ont guère eu en France qu'un succès de curiosité. Pierre Hamp, en un article singulièrement vigoureux, a ramassé tous les arguments et les sentiments qui empêchent un Occidental sain et normal de céder à ce doux mirage ; mais sans doute, au temps de Marc-Aurèle, des philosophes écrivirent-ils contre les chrétiens de petits trai- tés aussi pertinents, et l'empereur Julien parle parfois avec le même bon sens. Si les traductions anglaises des poèmes de Tagore ont eu la chance de trouver en Gide et en d'autres d'ad- mirables traducteurs français, ceux de ses ouvrages dont l'action en Europe est la plus forte ne nous ont guère touchés. Le livre Nationaîism n'a même pas été traduit. Et le roman la Maison et le Monde n'a eu dans sa veision française aucun succès. C'est pourtant, à mon avis, un pur chef-d'œuvre, non seulement de sentiment, mais de technique, écrit à la fois par un homme d'une sensibilité et d'une tendresse infinies, et par un artiste singulièrement intelligent, qui a su, quoi qu'il en dise, se mettre à l'école des romanciers anglais. Alors que les traducteurs n'ont pas hésité à nous opprimer sous d'effroyables pavés comme la Genèse du XIX e siècle de H. S. Chamberlain, le Journal de voyage d'un philosophe, qui est un des chefs-d'œuvre allemands du xx- siècle, n'a pas encore passé en français. (Mais quand on pense que le chauvinisme a bien arrêté la traduction des œuvres de Nietzsche !)
L'orientalisme ne projette pas chez nous les larges courants que semblent connaître les pavs germaniques. Il n'atteint pas aux profondeurs de notre vie religieuse et morale. Nous devrions lui faire un accueil d'autant meilleur que nous ne nous sentons nullement menacés d'être envahis par lui. Et défait, si nous l'introduisons peu dans nos maisons et dans nos âmes, nous avons du moins des jardins sur l'Orient, des jardins en Orient. Notre poésie au xix e siècle n'a été touchée ni moins ni plus que celle de l'Angleterre et de l'Allemagne par le goût de l'Orient et des imitations orientales. Il y a, en peinture et surtout en littérature, un orientalisme français, dont j'es-
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savais l'an dernier d'esquisser la physionomie en des arti- cles de la Revue de Paris sur Fromentin. Nombreux sont les Français (ainsi que les Anglais et les Allemands), qui demeurent toute leur vie, comme Loti, ensorcelés par des images et des rêves d'Orient. Mais eux-mêmes nous donnent ce rêve oriental comme un repos, une euthanasie, une manière de glisser vers la mort avec quelque douceur et quelque incons- cience. Ils ne trouvent pas dans l'Orient une raison de vivre, mais une manière de mourir.
De ces jardins sur l'Orient il n'en est peut-être aucun qui ait plus de raisons et de manières de nous charmer que la Perse. Elle ne nous dépavse pas trop. Sa littérature ne nous submerge pas comme celle de l'Inde, et ses grands poètes, à travers le voile de la traduction, nous donnent une idée de perfection et de conscience, un sentiment d'art heureux, parfait et mesuré, comme les meilleurs d'Occident. Hafiz et Saadi nous évoquent un La Fontaine ou un Horace religieux. Les Quatrains d'Omar Khayyam sont devenus au xix e siècle un des livres poétiques les plus populaires de l'Occident. La traduction de Fitz-Gérald l'a acclimaté chez les Anglais comme la traduction de Florio y avait acclimaté Montaigne. Des traductions moins artistiques, mais de plus en plus fidèles, nous ont permis de le goûter de plus en plus purement... M. Charles Grolleau en adonné récemment une, élégante et sobre, réduite aux cent cinquante-huit qua- trains qui paraissent seuls authentiques. Il n'y a peut-être pas d'oeuvre poétique qui condense avec une vibration à la fois plus intense et plus aisée l'essence et l'âme lumineuse d'une vie. Une belle journée humaine est un coquillage de soleil, de nacre et de sel, — d'intelligence, de plaisir et de larmes. Elle sent que la destinée du coquillage est de donner une goutte de pourpre, et elle la donne. Si Moréas avait mené une vie plus solitaire et moins gaspillée, si toutes ses Stances avaient la perfection des vingt plus belles, les Stances équilibreraient les Quatrains dans notre paysage littéraire. Cette forme ramassée et brève a été pour le Grec d'Athènes et le Persan de Nisha un moyen terme parfait, un crépuscule léger entre la parole et le silence.
M. Grolleau a eu l'excellente idée de joindre à sa traduction quelques jugements français sur Khavyâm, et ils sont bien curieux. Ils datent de la première traduction française, celle de
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Nicolas. Théophile Gautier, qui en 1867 souhaitait depuis long- temps d'être Persan, ou tout au moins Turc, écrit des pages, un peu pataudes, d'enthousiasme, qui restent savoureuses et fran- ches, le vrai article d'introduction que pouvait souhaiter ce bon et fin vivant de Khayyàm. Mais on voit, cette même année et à cette même occasion, Renan, dans son rapport annuel, à la Société Asiatique, sur les études orientales, parler du grand poète persan sur un ton de pharisaïsme (j'allais dire de cafardise) qui surprend d'abord, et que l'on comprend bien ensuite. « Mathématicien, poète, mystique en apparence, débauché en réalité, hypocrite consommé, mêlant le blasphème à l'hymne mystique, le rire à l'incrédulité... Qu'un pareil livre puisse circuler dans un pays musulman, c'est là un sujet de sur- prise ; car, sûrement, aucune littérature européenne ne peut citer un ouvrage où, non seulement la religion positive, mais toute croyance morale soit niée avec une ironie si fine et si amère. Le manteau hypocrite des explications mystiques couvre toutes ces hardiesses. » C'est exactement en ces termes que ses anciens camarades de Saint-Sulpice durent parler de la Vie de Jésus et de YAbbesse de Jouarre. Le comique est que Renan pen- dant les quinze dernières années de sa vie allait colporter la phi- losophie de Khayyâm dans les salons et les banquets. Et un autre comique naît quand on voit Renan parler d'explications mystiques, qui ont bien pu exister pour les commentateurs de Khayyâm, mais qui paraissent aussi absentes de son œuvre qu'elles le sont du Cantique des Cantiques, traduit et échenillé de ces mêmes commentaires, par le même Renan. Concluons simplement que Renan avait gardé de son éducation sulpi- ■cienne une tendance au conformisme des mots sous l'autonomie de la pensée.
��Des jardins sur l'Orient sont naturels à un Français cultivé et bien né. Depuis Chateaubriand le voyage d'Orient joue à peu près dans la vie d'un écrivain franvais, ou simplement d'un honnête homme, le rôle que remplissait au xvm e siècle le voyage d'Italie. L'Orient a été pour une bonne part dans les fonds, la substance, la richesse du génie lamartinien. Ce que Victor Hugo a tiré de son bref passage en Espagne et sur le
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�� � Rhin, de son long voisinage avec la mer, nous fait imaginer l’afflux énorme que le voyage d’Orient, auquel il ne parait jamais avoir pensé, aurait apporté à son génie. J’ai essayé de montrer, dans mon Flaubert, comment et pourquoi la vie litté- raire de Flaubert se divisait si nettement en deux : avant et après le vovaoe d’Orient. Bien entendu tout le servum venus l’a suivi. Apprenant qu’un certain Louis Enault, responsable de vagues et vaseux romans, va partir pour la Syrie, Flaubert, dans une lettre, pousse un rugissement : « Il devrait être défendu de sor- tir, comme en Ruisie, à de pareils cocos ! On va encore nous apprendre une fois ce que c’est qu’une mosquée et un bain turc ! Malheur !… »
Jvîais certes Flaubert eût signé avec enthousiasme, en 19 14, une autorisation de sortie à M. Maurice Barres. « Je refuse la mort avant de m’être soumis aux cités reines d’Orient », écrivait M. Barrés, autrefois. Il a attendu jusqu’au printemps de 1914 pour se soumettre à Constantinople et à Damas. Des besognes nombreuses l’ont empêché de donner encore au Voyage de Sparte le pendant d’un Voyage d’Orient. En attendant voici le Jardin sur YOronte.
M. Barrès parait avoir été toujours hanté par une certaine image, séduisante et un peu livresque, de l’Orient. Et le cas, depuis Flaubert, et même avant, était d’un romantisme normal. Astiné Aravian, Arménienne, parait un mélange de la femme d’Orient et de ces figures de femmes russes, fort populaires pendant vingt ans dans les milieux littéraires. Et le Yo\agc de Sparte est placé en partie sous l’invocation du jeune Arménien Tigrane. Je ne sais jusqu’à quel point était profond l’orienta- lisme de M. Barrés, mais il semble bien qu’il le porte avec une mauvaise conscience, et en éprouvant le besoin de se défendre contre lui. Dans les Déracinés, si Sturel n’est pas content de lui- même, ne réussit pas, et s’enlise en de déprimants échecs politi- ques, vous pensez bien que ce n’est pas sa faute, mais, comme dans le métier militaire, celle de On. Et On ici s’appelle Astiné Aravian ei Boutcillier. Sturel a été stérilisé, sinon tué, par l’Orient et par Kant. Et même, par une singulière alliance qui n’a évidemment jamais existé que dans le monde de la litté- rature, les leçons de Bouteillier sur les philosophes d’Ionie se
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sont associées, pour flatter et perdre Sturel, avec le charme oriental d'Astiné.
Ce que, de façon un peu artificielle, M. Barrés paraît avoir groupé sous son idée de l'Orient, ce sont d'abord les éléments féminins de sa nature (nous en avons tous en nous, et, par endos- mose, nous en puisons toujours plus ou moins chez les femmes) et c'est ensuite une sorte de principe inférieur et charmant, à la séduction duquel il s'efforce d'échapper. Les visages de la terre lui sont autant de jardins emblématiques qui servent de décor à quelque aventure moitié poétique, moitié idéologique. Un Jardin sur l'Oronte répond au Jardin de Bérénice. Mais le jar- din d'Aigues-Mortes servait de lieu à une âme, à un moi, jeune et un peu cruel, qui se construisait, qui avait devant lui la page blanche et frémissante de la vie. Bérénice, ayant joué son rôle de petite secousse, disparaissait dans un sillage de tendresse, laissant à Philippe, avec un trésor de larmes absurdes, chaudes et douces comme la pluie d'un jour d'été, le mouvement qui suit la secousse, un mouvement allègre sur les routes vivantes d'Occident, tout ce qu'a drainé l'homme arrivé à la pointe extrême d'Europe...
Un Jardin sur VOronie s'étend, par un jeu bien curieux de contraste, sur la terrasse ou la plaine opposés. Les deux jardins ce sont deux femmes, mais l'une soumise et l'autre reine. Béré- nice, depuis les familiarités de M. Prudent jusqu'au mariage avec Charles Martin, n'a connu en l'homme que le maître dont elle est la douce et l'humble servante, et le service (comme pour la Félicité d'Un Cœur Simple) fait toute sa poésie, toute sa beauté. Quand sa vie croise celle de Philippe, c'est-à-dire d'un poète capable de respirer cette fleur de sacrifice et de docilité, cette infinie et molle disponibilité d'émotion, Bérénice naît elle- même à la poésie, elle naît au svmbole, puisqu'entre son âne et ses canards elle personnifie la foule, la bonne foule électo- rale. Philippe a eu la chance de trouver et de poétiser une figure inclinée et ployante de tout ce que cueille sur la riche terre un jeune homme prédestiné à vivre. Mais voici que (équilibre habi- tuel sur ces hauts registres) il rencontre à son tour l'àme-reir.e dont il sera le jardin, comme Tàme-servante de Bérénice était le jardin de Philippe.
Mais laissons Philippe, puisqu'aussibien il n'a pas précisément
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survécu au Jardin de Bérénice. Il ne s'agit, dans Un Jardin sur TOronte, que de Guillaume, chevalier franc qui, en la personne d'une sultane d'Orient, a le malheur et la gloire d'aimer une femme-reine, et même et surtout d'en être aimé. Et laissons même Guillaume, Saint-Cyrien sage et droit dont l'âme n'est guère plus compliquée (et M. Barrés l'a bien voulue ainsi) que celle des capitaines de Y Atlantide. Mais Oriante, elle, ne nous paraît nullement l'Antinéa du cinéma. Elle occupe le centre et presque le tout du livre. Elle vit, comme Léopold Baillord, d'une vie originale et poétique sous le modelé de laquelle on sent le pouce intelligent de l'auteur. Le décor oriental, les vers des poètes persans, n'ont aucune importance, ne forment qu'un placage agréable et superficiel auquel celui-ci s'est amusé. Bou- quet de musulmanes sur des coussins dans le jardin de Qalaat, bouquet de Parisiennes sur des canapés dans un hôtel du XVI e arrondissement, cela se mêle et se transpose facilement. M. Barrés n'a pas prétendu récrire les Désenchantées, même sous la forme des Enchantées. Et nous dirons comme Corneille à la première représentation de Baja\et : « Voilà des Turcs qui res- semblent singulièrement à des Français ». Mais il y a beau temps que nous tournons cela en éloges pour Racine. Nous pouvons le faire aussi pour M. Barrés.
Quelle revanche de Bérénice, qu'Oriante semble d'abord con- tinuer, mais pour la quitter en un si riche et courageux éclat ! « Toute flexible, mobile et enthousiaste, Oriante semblait de ces esprits qui jamais ne disent non. A tous les conseils, à tous les ordres, à toutes les prières, avant même que les paroles en fussent entièrement formulées, elle s'élançait pour répondre oui, cent fois oui, mais sous cette faiblesse et cette docilité appa- rente, quelle force intraitable ! quelle énergie de fourmi et ■d'abeille ! l'énergie d'une âme dominatrice qui n'admet pas que rien entrave sa vocation secrète ! Les sourires, les acquiesce- ments, les soumissions et les enchantements qu'Oriante pro- digue n'empêchent pas qu'elle percerait le roc, monterait dans la lune, et livrerait à la maie mort ceux qu'elle aime, plutôt que d'abandonner sa ligne d'ascension. »
Ame de poésie dont le chant de rossignol sait emplir et illu- miner la nuit, âme de domination qui, comme toutes les âmes de domination, sait aimer et peut aimer violemment, mais
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sacrifie infailliblement cet amour à la domination ! Si M. Barrés a voulu se divertir à faire son Baja^et, son Oriante semble bien le contraire de Roxane. Il serait aussi inexact de parler d'héroïne cornélienne. On peut tout au moins le dire pour le retirer tout de suite après, ce qui est une manière de ne pas le taire complè- tement. Je songe aux femmes de Rodogune, j'attache une grande importance à ce mot d'une pureté magnifique, clou de diamant auquel pend cette draperie orientale et française : « Guillaume avait l'idée de tenir dans ses bras un jeune héros. »
Un jeune héros ! Le couple seul existe humainement. Mais sur un plan supérieur il peut être permis à l'homme de devenir un couple, les côtes qui lui demeurent tendent plus ou moins, comme les sœurs de Psyché, à la destinée de la première. Il n'est sans doute pas de grand artiste qui ne projette hors de lui quelque puissance féminine. Et la femme elle aussi (mieux encore peut-être puisqu'elle met l'homme au monde) peut éprouver en elle le génie des deux sexes. La femme, naturelle- ment, n'est ni poète, ni soldat, ni prêtre. Mais quand l'âme du poète vibre en Sapho, quand l'âme du soldat descend en Jeanne d'Arc, quand l'âme du prêtre investit Angélique Arnaud, la femme, sans perdre son sexe, assume dans ce qu'elle a de plus pur l'essence de l'autre sexe. Elle devient ce jeune héros que M. Barrés s'est plu à peindre sous des couleurs orientales ; seule- ment il n'y a pas de héros d'amour, pas de héros qui ne doive surmonter et dépasser l'amour. Oriante vit de cet éther supérieur. Guillaume en meurt, qui ignore la pointe de la vie héroïque. Que ne s'accommodait-il de la douce Isabelle, dont la plénitude amoureuse ne dépassait pas le cercle de chair qu'ont tracé à un homme les caresses maternelles ? Qu'il disparaisse dans l'âme éclatante d'Oriante comme Bérénice s'est évanouie dans le moi nuancé de Philippe !
��Les vingt pages de trop qu'on trouve dans le récit de M. Barrés et qui l'alourdissent à plusieurs endroits ne l'empêchent pas de nous retenir et de nous charmer en toutes sortes de manières. Evidemment il ne saurait guère devenir populaire. Je crois qu'il a laissé le public un peu froid et la cri- tique un peu déroutée. Mais comme il se place bien dans la file
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des œuvres de l'auteur ! Comme il plaît au simple amateur de phrases et de rythmes par ce renouvellement continuel du style, quiestune des forces de M. Barrés (« Toi seul, homme injuste, j'ai aimé » est-il une hardiesse ou un : C'est une étran- gère qui parle ? Dans ce dernier cas, acceptons-le) Que de points dans l'œuvre ancienne, auxquels nous pouvons rattacher la nouvelle guirlande ! Je pense au Voyage de Sparte, à cette lecture d'Antigone, Isabelle comme Ismène la femme sans génie, et Antigone qui, elle « nous déchire avec sa grosse voix de rossignol ». Et cette sagesse conciliante de l'évêque sur laquelle se clôt Un jardin, M. Barrés y pensait sans doute depuis longtemps, puisqu'il imaginait alors Tirésias sur ce modèle.
Pourtant cette fin reste un peu mystérieuse. Oriante devient a-bbesse. Soit. Le génie d'Angélique Arnaud ne sera pas un tombeau pour la femme-poète ou la femme-reine. Philippe aussi rôdait autour des cloîtres. Et en mourant Guillaume parle à Oriante comme Bérénice a dû parfois parler à Philippe : « Votre image demeurera sous mes paupières baissées, mais j'ai con- fiance qu'Isabelle (Charles Martin ? ou Bougie-Rose ?) m'assis- tera plus sûrement que vous qui n'êtes pas née pour vous détourner, fût-ce une seconde, de votre personne. » Tout cela va bien, et cette courbe, ces justes retours nous enchantent. Et les quelques pages de cette fin sont certainement une des suites les plus solides, les plus pures qu'ait jamais écrites M. Barrés. Aimons cette « tragédie à triple secret ». J'ai cru en discerner deux. Le troisième serait-il plus vulgaire ? Oriante serait-elle la femme de son nom, — l'Orient, une nature orientale avec laquelle il est beau de s'affronter et de lutter ? Le jardin sur l'Orontc prendrait-il imperceptiblement figure de bastion, comme dans le Génie du Rhin le bastion semblait commencer à être cultivé en jardin ? Il semble que le moment soit venu, pour l'auteur des Amitiés Françaises, d'étendre méthodiquement, et avec une prudence un peu sèche, ces amitiés. Il a employé ses jours d'Athènes àanalyserson désarroi. Souhaitons que l'Orient l'ait aidé à composer un enthousiasme, à revenir sous le signe de Du Sang, de la Volupté et de la Mort, — un Du Sang dont le Jardin sur FOronte nous offre aujourd'hui Y Amateur d'àmes.
ALBERT THIBAUDET
�� � CHRONIQUE DRAMATIQUE
��Un lecteur m'a écrit : « Vous avez manqué un numéro ? » Eh ! oui, j'ai manqué un numéro. Je n'étais pas en train. J'ai besoin, pour écrire, d'avoir l'esprit heureux. C'est un axiome que j'ai souvent énoncé et qui est juste au moins pour moi : on n'écrit bien que dans le plaisir, l'esprit excité par son sujet, sans chercher ses mots, la plume courant sur le papier, une sorte de plaisir physique se mêlant au plaisir spirituel. Autre- ment, écrire n'est qu'une besogne froide et plate et mieux vaut s'abstenir. N'est-ce pas, au reste, ce que St. appelait le moment du génie ? Si tous nous l'attendions peut-être écrirait-on moins et des choses plus intéressantes. Se forcer n'a jamais rien valu ni donné de bons résultats. Il en est là comme dans l'amour ; c'est le désir qui est tout.
Elle me manque quelquefois, cette heureuse disposition d'esprit. Je suis né désenchanté, je crois bien, et trop clairvoyant sur mon compte, trop porté à la réflexion et à la rêverie. Le métier que je fais pour gagner ma vie fait passer sous mes yeux la plus grande partie des ouvrages de littérature qu'on publie aujourd'hui. Il m'arrive quelquefois d'en regarder quelques- uns. Dire qu'il v a des gens qui s'amusent à écrire de pareilles choses et qui s'en contentent jusqu'à le publier ! Quel plaisir ont-ils pu avoir, ou sont-ils aveugles à ce point ? A moins qu'ils se moquent du tiers comme du quart, ce qui est une sagesse, et qu'ils se disent, — ils ont raison au moins sur ce point, — que la plupart des lecteurs n'y connaîtront rien. Je manque déci>- dément de cet aveuglement et de cette insouciance. Quand il m'arrive de relire ce que j'écris, ma parole ! le plus souvent j'irai bien me pendre.
Je vais même reparler de bêtes, à cette occasion. Si un lec-
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teur m'écrit que je commence à ennuyer avec les animaux, j'ai ma réponse toute prête : « Il m'arrive bien d'être ennuyé par des bêtes qui écrivent ! » J'assurerai ainsi, une fois de plus, sans grand effort, ma réputation d'esprit. J'étais d'autant moins en train d'écrire ces derniers temps, qu'il m'est encore arrivé de perdre deux de mes compagnons à quatre pattes. Ce sont le chat Chati et la chatte Petite Café. Si je dis que c'étaient deux êtres délicieux, vous penserez que j'exagère, comme ces gens qui trouvent ce qu'ils possèdent toujours les plus belles choses du monde. Vous le penserez si vous le voulez. Je ne dis que le vrai. Chati était un chat noir que des gens avaient laissé dans une chambre d'hôtel rue Saint-Jacques et que j'avais recueili, voilà trois ans. Il n'y a pas un animal qui ressemble à un autre. Ce sont les serins ou les gens qui les ignorent totalement qui se figurent que toutes les bêtes sont pareilles. Pour eux, un chat ou un chien sont ni plus ni moins qu'un autre chat ou un autre chien. Les animaux sont comme nous. Ils ont chacun leur indi- vidualité. Celui-ci n'est pas celui-là, qui, à son tour, n'est pas cet autre. Je le vois bien dans ma petite troupe de chats. Il y a les vagabonds et les sédentaires, les indifférents et les démons- tratifs, les hardis et les timides, ceux qui vont par groupe et ceux qui préfèrent être seuls — même pour manger. J'ai de mes chats, par exemple, qui, d'eux-mêmes ■ — entièrement libres et toutes les portes ouvertes, ne sont jamais montés au premier étage du pavillon que j'habite, d'autres qui m'y suivent aussitôt que j'arrive. Je vous nommerai, par exemple, la chatte Madame Minne, la dovenne, qui a de l'esprit plein sa frimousse, la chatte Lolotte, une petite pimbêche, qui ne connaît que moi, ne quitte pas mon cabinet de travail, ne fréquente personne, me suit partout, bavarde sans cesse, avec des manières de petite précieuse, les chats Riquet, Laurent, Bibi et Pitou, ce dernier que j'ai ramassé au marché Saint-Germain, gros comme le poing, sachant à peine boire tout seul, et qui, arrivé à la mai- son, quand je l'eus posé sur un canapé, soufflait après tout le monde. Je les ai tous six depuis bientôt dix ans. A cause de ce temps, et d'eux-mêmes, ils ont pris des habitudes plus intimes. Ils m'attendent, rangés sur la table de l'antichambre, à l'heure à laquelle j'arrive. Ilssontsurlatable, autour de mon assiette, quand je dîne. Ils se tiennent avec moi, dans mon cabinet, quand je
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lis, paresse, ou écris. Rien ne pourrait faire, quand je suis là, qu'ils ne soient pas autour de moi, surraesgenoux, mes épaules, me prodiguant leurs démonstrations affectueuses, si je ne fais rien, en parlant, — car les animaux, et surtout les chats, ont un langage et parlent, — ou me regardant, immobiles et silen- cieux, si je suis occupé. Je parle là du caractère. Il en est de même pour le physique. Sur ce point encore, les animaux sont comme nous. Ils ont comme nous deux yeux, un nez, une bouche et des oreilles, mais quelque chose dans l'expression les différencie chacun. Trois chats, — puisque je parle de chats, — noirs, tigrés, blancs ou jaunes, ne sont pas du tout, quand on regarde bien leur physionomie, trois chats noirs, tigrés, blancs ou jaunes, mais bien un chat, un autre chat, et encore un autre chat noir, tigré, blanc ou jaune. Des gens riront de ce que j'écris là, peut-être ? Ce sont des gens qui passent sans rien voir à rien. Ce qui est merveilleux aussi, c'est la confiance qu'on peut arriver à leur inspirer. J'habite un pavillon composé d'un rez-de-chaussée et d'un premier. Pour aller de l'un à l'autre, un escalier. Les chats aiment beaucoup un escalier. Ils y font de bonnes parties, dégringolades ou montées rapides, ou jeux d'attrape au long des barreaux de la rampe, ou si le soleil donne ils somnolent sur les marches. Il arrive que ma bonne ou moi, pour les soins de la maison, nous montions ou descendions cet escalier, rapidement, — moi surtout, qui n'ai pas les jambes dans ma poche, — chargés d'un seau, d'un broc, d'un balai, en faisant plus ou moins un certain bruit. Personne ne se dérange. Chacun sait bien qu'on saura passer sans les toucher. J'ai un énorme chien qui vit au premier. On le fait descendre de temps en temps pour les repas, pour la prome- nade dans le jardin. Aucun chat sur son passage ne se dérange davantage. Lui-même sait dégringoler l'escalier sans en toucher aucun. Il fait comme nous : il enjambe. Quant au ménage des chats et des chiens ensemble, c'est purement merveilleux. La nuit, les chiens sont enfermés. Quand ils retrouvent les chats le matin, c'est de leur part de grands bonjours, à coups de langue sur leur nez, les chats de leur côté leur prodiguent de petits coups de tête, en ronronnant d'aise. Les uns et les autres font de grandes parties dans le jardin, sans jamais la moindre brutalité de la part des chiens. Je viens de parler de cet énorme
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chien, nommé Nana, qui vit dans une pièce au premier. Le chat Pitou, que j'ai nommé plus haut, adore les chiens. Il arrive quelquefois que, par mégarde, et sans s'en apercevoir, on le laisse entrer et l'enferme avec Nana. Quand on vient le chercher, on le trouve trempé comme s'il sortait d'un baquet, et enchanté. C'est Nana, qui, le tenant entre ses pattes, l'a débarbouillé de toutes les façons. J'ai eu un petit griffon bruxel- lois, nommé Moukey, que Rouveyre m'avait donné. Le chat Laurent dont j'ai également parlé plus haut, et Moukey étaient inséparables. Ils se promenaient ensemble dans le jardin. Ils mangeaient ensemble. Ils dormaient l'un contre l'autre. On appelait Moukey, qu'on voyait aussitôt Laurent se montrer aussi. J'ai perdu Moukey en 1918. Pendant quinze jours, je ne dis que le vrai, Laurent le cherchait partout, sur le lit, jusqu'à soulever la couverture, sous le lit, sous les fautueils, sous la table, dans l'armoire. On n'avait qu'à prononcer tout haut le nom du chien : il vous regardait et attendait, comme si son compagnon allait venir. Toutes ces choses ne sont-elles pas attachantes ? Peut-on ne pas en être touché ? Les bêtes, toutes les bêtes, quand on sait s'y intéresser et qu'on les voit se montrer ainsi, ne méritent-elles pas tous les égards ? Le signe particulier de Chati était ceci : il fallait constamment l'avoir dans les bras, soit qu'on l'y prît, soit qu'il y sautât de lui-même. Installé là, il vous prenait par le cou et vous couvrait le visage de caresses. Le reposait-on à terre et s'éloi- gnait-on qu'il vous suivait, avec des yeux qui demandaient clairement qu'on le prît de nouveau à la même place. Je le dis pour les gens qui ignorent ce que sont les bêtes, et les chats en particulier, délicieux animaux si méconnus : n'est-ce pas mer- veilleux et attachant et troublant aussi de trouver tant de sensi- bilité chez un animal ? Et loin de moi l'idée de dire que les miens sont uniques, ni même particuliers. Presque tous sont de même, ou susceptibles de l'être. Tout dépend des mains entre lesquelles ils tombent. Les animaux rudoyés, ou dans les mains de gens indifférents, ceux qui vivent à l'abandon dans des ter- rains vagues ou dans des jardins publics, eux aussi ont ou auraient leurs gentillesses. De même c'est une erreur de se figu- rer qu'un animal qu'on élève montre un attachement plus parti- culier. Je n'ai pas élevé un seul des chats et des chiens qui sont
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chez moi. Je les tiens tous du hasard. Ce sont tous des bêtes que j'ai trouvées et recueillies, belles ou laides, jeunes ou non, ces questions ne m'occupant pas, mais seulement la détresse et le besoin. Eh ! bien, vraiment, je ne sais pas si le secours que je leur ai donné n'est pas pour quelque chose de plus dans l'atta- chement qu'ils me montrent. Je ne fais pas de sensiblerie exa- gérée à l'égard des bêtes. Je garde à leur endroit mon sens cri- tique. Elles ont tous les défauts des humains et, entre elles, elles ne valent guère mieux que nous entre nous. Je parle d'elles uniquement dans leurs rapports avec nous, en disant que des êtres faibles, muets, dans notre entière dépendance, que nous mêlons volontairement à notre vie sociale, ont droit à des égards, à la protection, et ne sont pas du tout des jouets qu'on prend un jour et qu'on met à la rue un autre jour. Mais alors, dans leurs rapports avec nous, quelles qualités intelligentes et effectives ! Je me rappellerai toujours le chien Span, mort il y a quelques années. Je l'avais rencontré, squelettique, effaré, dérouté, courant en tous sens, rue de Vaugirard, au coin de la rue de Tournon. Je le suivis, sans pouvoir le prendre, jusque passé l'Ecole Militaire. Je réussis enfin à le prendre et risquai d'être mordu par lui, dans sa frayeur et dans sa méfiance. J'achetai une bonne portion dans un restaurant et je remontai avec lui jusqu'à la place Saint-François-Xavier. Là, assis sur un banc, tranquilles tous les deux, je le fis manger. Je me rappelle- rai toujours la façon dont ce chien, presque féroce un quart d'heure auparavant, posa sa tête sur mes genoux et me regarda alors avec quels yeux rassurés et reconnaissants. Je n'eus qu'à me lever pour qu'il me suivît comme s'il m'eût connu de longue date. J'ai déjà parlé ailleurs de ce bon compagnon, qui ne vécut avec moi que quelques années. Je l'ai perdu en 191 3 et sa tombe est là, dans le jardin, comme celles de bien d'autres. Voilà aussi le chat Antoine. On verra là que les nouveaux venus ne m'intéressent pas moins que les anciens. Ma bonne l'a ramassé dans le pays, voilà deux mois, errant, efflanqué, craintif. Des gens avaient dû venir le perdre, ou le laisser là en partant ail- leurs. Le seul fait qu'il ait pâti me fait m'occuper de lui tout particulièrement. Il est si heureux de l'aventure qu'il ne veut plus me quitter. Tout cela pour dire qu'élever ou non un animal n'est pour rien dans son attachement. Xe voit-on pas
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des chevaux, dangereux entre les mains de brutes, devenir les olus dociles du monde entre les mains de conducteurs doux et patients ? C'est comme de se figurer que les animaux ne sont pas sensibles au confortable. Il faut n'avoir jamais vu un chien se coucher dans un fauteuil et fort bien mettre à profit un des accoudoirs pour poser sa tête. Je me rappelle à ce sujet le chat Oscar, — je lui avais donné ce nom. Je le trouvai, un jour de 19 19, dans la salle des pas perdus de la gare d'Orsay, efflanqué, noir de poussière. Il y avait plusieurs semaines des gens l'avaient laissé là, paraît-il, en partant en voyage, et il vivait dans la gare comme il pouvait, de ce qu'il trouvait, d'ailleurs nullement malmené par le personnel. Je le pris, et ne pouvant l'emporter le jour même chez moi, je le menai chez une amie. Sans le vouloir autrement, on le posa sur un fauteuil. Si vous l'aviez vu alors s'étirer, s'allonger, s'épanouir, soupirer d'aise, ma parole ! au contact moelleux du siège ! Il semblait vraiment exprimer qu'on était mieux que là d'où il venait.
Le seul ennui, avec toute cette ménagerie, ce sont les paquets à porter. Etre critique dramatique est certainement plein d'agré- ments. J'y ajoute souvent l'obligation de courir d'abord porter les provisions de « ces messieurs » comme dit Rouveyre, pour revenir ensuite m'installer au théâtre. Ce sont aussi tous les gens qui me tombent dessus. Je n'ai pas assez des bêtes que je trouve moi-même. Au moins chaque semaine, on vient me demander d'en prendre une. Il faudrait être riche, avoir une propriété à soi. On n'aurait alors que le plaisir, sans les soucis. Je crois bien que j'aurais un âne, alors. J'ai failli souvent en acheter un, dans ces bandes que je vois passer pour les abat- toirs. Le manque de loisir pour m'occuper de lui m'a toujours arrêté. Un âne ? Un âne pour de bon, vous m'entendez bien ? Un âne à quatre jambes !
La Petite Café était la fille de la chatte Café. Une exception : elle était née à la maison. Un jour de l'été dernier, dans le pou- lailler qui ne sert plus à rien depuis que j'occupe la maison, nous avions vu une petite boule tricolore sauter et gambader, se sauvant à la moindre approche. Avec elle, la chatte Café, qui semblait la surveiller et prendre soin d'elle. C'était sa fille, qu'elle nous avait faite là en cachette. Il fallut bien deux bonnes semaines pour l'apprivoiser. Depuis, elle trônait dans la maison
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et dans le jardin. Une petite bête fine, jolie, maniérée, volon- taire, coquette. On s'occupait beaucoup d'elle. Il semblait qu'elle le savait. Il en est là encore des bêtes comme des gens. Voilà les deux êtres charmants que j'ai encore perdus. On pense si j'étais en train d'écrire et de m'occuper de théâtre. La pitié, la colère, le découragement... J'ai beau en avoir perdu beaucoup. Je ne suis pas devenu insensible. Ils sont maintenant tous les deux dans la corbeille de rosiers, à côté du chat Toutou, le cuisinier, qui découvrait toutes les casseroles. Une tombe de plus dans ce jardin qui en contient déjà tant. C'est peut-être le plus dur : enfouir ainsi ce qu'on a tant chéri et caressé. Il semble qu'on n'ait de consolation qu'en pensant qu'un jour on mourra aussi et qu'il en sera pour soi, sous deux mètres de terre, ni plus ni moins que pour eux. Voilà qui fera plaisir aux spiritualistes.
J'ajouterai un détail pour finir. On dit que les animaux se cachent pour mourir. Probablement les animaux dont on ne s'occupe pas? Je n'ai jamais vu cela chez moi. J'ai perdu trois chiens. Quand ils n'étaient pas dans la pièce dans laquelle je me trouvais, ils ont toujours trouvé le moyen de m'y retrouver pour mourir à côté de moi. Mon premier chien, par exemple, le barbet Ami. Le dernier jour qu'il vécut, après quelques jours de maladie, à sept heures du soir, il voulut descendre du pre- mier. On le suivit. Il alla jusqu'à la porte d'entrée du pavillon, s'arrêta sur le perron, regarda le jardin, en tournant la tête à droite et à gauche, puis remonta. Je l'avais installé pour la nuit sur un canapé. A la dernière minute, épuisé pourtant, il trouva la force de sauter sur mon lit pour mourir là, une minute après, la tête dans ma main. Je viens encore de perdre deux chats. Ils ont été malades pendant douze jours. J'ai vu une fois de plus ce que j'ai vu souvent. Chaque fois qu'on les approchait ils s'accro- chaient de leurs griffes à nos mains comme pour nous garder près d'eux. Tout ce que cela ajoute au souvenir qu'on garde.
Je me suis laissé entraîner à parler des bêtes plus que je ne me le proposais. Un mot en amène un autre, les souvenirs reviennent. La plume marche, on se laisse aller. Je voulais parler des dernières pièces que j'ai vues. Je n'en ai pas dit un mot. Ce sera pour la prochaine fois.
MAURICE BOISSARD
�� � NOTES
��LITTÉRATURE GÉNÉRALE
LA CAMPAGNE AVEC THUCYDIDE (Ed. de la Nouvelle Revue Française); GUSTAVE FLAUBERT (Plon-Nourrit), par Albert Thibaudet.
Ces deux livres parachèvent l'image de Thibaudet critique, en montrant chacun l'une de ses facultés maîtresses à l'état pur. Sa Campagne avec Thucydide montre son inépuisable faculté d'invention critique. Sa monographie de Flaubert montre son inépuisable faculté d'intuition analytique (s'il est permis d'ac- coupler ces deux termes : l'un bergsonien, l'autre intellec- tualiste). Facultés contradictoires, ou en tout cas bien rarement conjointes : la première est d'essence poétique, et à son plus haut degré : métaphysique ; la deuxième d'essence historique et à son plus haut degré : tragique. La première rapproche, assemble et construit ; la deuxième démonte, dissocie, anato- mise.
Dans son Maurras, dans son Barrés, dans son Mallarmé, Albert Thibaudet usait alternativement de ces dons opposés. Dans la Campagne avec Thucydide, c'est son imagination qui se donne libre cours ; dans le Flaubert, il se contente d'analyser et d'établir les dessous et les préparations d'un grand ouvrage. Il paùe dans son avertissement du « caractère un peu scolaire » de cette monographie, relevé d'un cours public professé à l'Uni- versité d'Upsal (heureux étudiants d'Upsal !). Ce caractère y est rarement apparent, ou s'il apparaît, c'est par simple coquetterie. Non, le vrai, c'est que si la conscience et la nature de Thibau- det le poussent à commencer par l'analyse la plus fouillée et la plus subtile qui soit d'un auteur et de son œuvre, son aspiration le conduit plus volontiers au delà. Son Flaubert montre quel
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peintre de portraits excellent il sait être, mais son goût est de peindre à fresque. Le titre général de son grand ouvrage en cours, c'est Trente ans de vie française. Maurras, Barrés, Bergson sont pour lui des rassembleurs de pensée et de sensibilité épar- ses, qu'ils cristallisent dans leurs œuvres, les miroirs d'une époque.
Le portrait en pied de Flaubert par Thibaudet, tout définitir qu'il soit, n'apporte à la méthode monographique de Faguet ou de Jules Lemaître qu'un seul perfectionnement qui est de ne s'embarrasser d'aucune considération morale, doctrinaire ou impressionniste dans l'analyse et le jugement et de sympathiser avec son sujet, au lieu de le sournoisement « débiner ».
Mais c'est par sa façon d'étudier les ensembles que Thibaudet a vraiment fait progresser la méthode critique et montré une féconde originalité. Les trois méthodes françaises les plus récentes pour étudier les ensembles étaient celle de Michelet, celle de Taine, celle de Brunetière. Il serait trop long de les caractériser en détail dans ce qu'elles ont de positif, mais leur défaut commun est celui-ci : un schématisme qui les contraint à faire rayonner arbitrairement toute leur matière autour d'un centre arbitrairement élu, un emprisonnement dans un système clos que la réalité déborde de toute part.
Thibaudet, en partie par inclination naturelle, en partie par bergsonisme, s'est évadé de ces préjugés intellectualistes. Le reproche le plus courant qu'on lui adresse, c'est de manquer de centre. Reproche qui n'a de portée que superficiellement et méconnaît la nouveauté de sa critique. Systématique et généra- lisateur comme tout vrai critique doit l'être, Thibaudet est exempt du cause-finalisme de Taine (milieu) ou de Brunetière (évolution des genres). Ses systèmes et ses généralisations sont des coupes successives faites en divers sens, des sondages qui se complètent, des encadrements du réel qui le mettent en meil- leure lumière et en meilleur relief, un sacrifice consenti au pré- jugé spatial, mais sans jamais oublier que l'élément primordial et véritable est la durée.
La critique de Thibaudet, c'est une série d'images hypothé- tiques dont chacune est légèrement déformante de la réalité lit- téraire, mais dans le sens d'une grande loi psychique ou socio- logique. Thibaudet, pourrait-on dire, est un « entrepreneur
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d'illuminations », d'abord en ceci qu'il projette une lumière artificielle, mais violente et révélatrice sur la matière étudiée (comme le savant au microscope colore ses préparations bacil- laires) et ensuite en ceci qu'il fait fulgurer en éclair une vision soudaine et intuitive que l'analyse la plus poussée serait impuis- sante à révéler. Et il est en même temps « entrepreneur de transports », par son don des rapprochements, des raccords, des liaisons entre les choses les plus opposées ou les moins analo- gues en apparence. Une étude de lui fait toujours penser à une carte géographique ferroviaire où les petits ronds individua- lisant les villes ne comptent plus, mais où toute l'attention se concentre sur les sillons qui les joignent les uns aux autres.
La Campagne avec Thucydide, qui est un parallèle entre la guerre du Péloponèse et la guerre de 1914, montre cette con- ception et ce don à leur état-limite. Ce livre qui continue les Discours sur la première décade de Machiavel, les Considérations de Montesquieu, certains ouvrages de Ferrero, ce livre à la recherche du permanent historique est celui où Thibaudet, libéré de la contrainte d'un sujet, se montre le mieux à nous. Il sait d'avance toute la part de jeu que comporte un ouvrage de cette sorte et sa foi dans la philosophie de l'histoire est mitigée. Dans tout événement, dit-il, un tiers à peu près ressemble à ce que des circonstances analogues ont déclanché, un tiers eût donc pu être prévu. Cette acceptation à demi des lois histo- riques éternelles est encore atténuée par les trois petites notes de 1922 qui figurent à la fin du volume.
Thibaudet, enclin aux rapprochements, né pour en faire, ne peut se soustraire, quoi qu'il en ait, à l'impression profondément ancrée par cette guerre dans tous les hommes qui l'ont faite, à savoir qu'il est impossible d'écrire l'histoire vraie. Le Clio de Péguy, tout le monde en admet le fond aujourd'hui. Quant au matérialisme historique, c'est une notion qui apparaît bien sim- pliste, sans de nombreux correctifs. L'historien d'aujourd'hui se trouve en présence d'une matière si complexe, qui déborde son sens de l'humain, qu'il ne peut que se sentir impuissant. Le grand développement pris par la géographie, et surtout par la géographie humaine, depuis quelque temps, est un effort qui tend indirectement à rendre à nouveau possible la grande histoire.
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Il faudrait à présent examiner point par point les comparai- sons instituées par Thibaudet : la thalassocratie athénienne attaquée par Sparte continentale ; la destruction de l'hellénisme suivant la mauvaise paix comme la ruine de l'Europe suit les traités de 1919 ; la longueur des deux guerres ; les guerres locales qui les ont précédées, etc.. Tout cela est frappant d'in- géniosité et de vigueur imaginative et conduit aux plus fruc- tueuses méditations.
Dans l'étude sur Flaubert, ce qu'il faut mettre hors ligne, c'est le chapitre sur le style. Puis entre autres vues nouvelles, il convient de noter les passages sur la « normalité » de la liaison avec Louise Colet, sur l'intérêt pris par Flaubert à écrire Madame Bovary, contrairement à la légende de Madame Bovary exercice et pensum, sur le sens historique de Flaubert à propos de Salammbô, sur la portée de YÊducation sentimentale... et enfin de signaler la conclusion. C'est le premier ouvrage où Thibaudet conclut d'une façon normale et formelle.
Son manque ordinaire de conclusion nette lui est souvent reproché. Là encore c'est le méconnaître et ne pas comprendre l'originalité de sa méthode critique, qui s'oppose à la méthode statique et conclusive de ses prédécesseurs, et constitue la pre- mière tentative valable de ce qu'on pourrait appeler une critique
dynamique. benjamin crémieux
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SAINT-JUST, par Marie Lenéru (Grasset). — JOURNAL de Marie Lenéru (Crès).
Ce n'est pas Balzac qui nous intéresse dans ses créations, mais un Stendhal, c'est lui que nous cherchons à travers ses héros et quoi qu'il écrive. Il y a les créateurs transcendants du type Balzac et les créateurs immanents du type Stendhal. Appli- quée à la littérature d'aujourd'hui, cette distinction rangerait par exemple : Barrés, Gide, Giraudoux, Larbaud parmi les imma- nents, Kipling, Romains, Morand même (malgré les appa- rences) parmi les transcendants t .
Chez le transcendant, c'est le résultat qui importe, chez l'im-
��1 . Mais où ranger Marcel Proust ? Il est transcendant et immanent à la fois. C'est peut-être là sa nouveauté et sa richesse.
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manent les voies de sa recherche et de son inquiétude. Marie Lenéru appartient à la race des transcendants. D'où la valeur topique de ses drames ou de son Saint-Just, l'intérêt moindre de son journal.
Pour qu'un journal ait de l'intérêt, il faut ou bien, comme celui des Goncourt, qu'il soit riche en faits, en anecdotes, en tableaux et notations de mœurs ; ou bien, comme celui d'Amiel, qu'il offre avec des traits grossis un type d'humanité normale. On n'écrit d'ailleurs un journal intime du genre de celui d'Amiel que si l'on a tendance à exagérer, — ou tout au moins à analyser, ce qui revient peut-être au même — ses idées et ses sentiments. Le lecteur y retrouve ou y découvre, comme dans un miroir grossissant, des parties de lui-même mal connues ou inconnues et y peut prendre un vif intérêt psychologique ou moral.
Mais le journal d'un anormal (quand il ne finit pas par prendre l'apparence d'un véritable roman) n'alimente qu'une curiosité vite lassée. Sourde et pendant quelques années aveugle, c'est l'impossibilité où elle se trouvait de vivre une vie féminine qui a jeté Marie Lenéru dans l'étude et dans la culture du moi. Que ce soit faute d'avoir pu être une femme adulée, adorée, que Marie Lenéru a écrit ses œuvres, qu'elle n'ait accepté de devenir femme de lettres que comme une déchéance, cela, loin de nous retenir, nous détournerait plutôt d'elle. Son infirmité la fait trop différente de nous pour que nous puissions nous incorporer à sa vie comme nous le pouvons à celle, par exemple, de Marie Baskirtscheff. Tout ce qui chez Marie Lenéru est de toute évidence conditionné par sa malheureuse destinée physique nous trouve pitoyables, mais non pas, au sens premier du mot, sympathiques. C'est seulement quand elle nous la laisse oublier que son journal prend une grande valeur. Mais ce n'est plus une valeur de « journal » : c'est la valeur d'une belle page criti- que ou sociologique.
Une âme de la trempe et un esprit de la vigueur de Marie Lenéru ne manquent pas d'avoir par instants des cris qui émeuvent en nous beaucoup de choses assoupies. Mais ces cris sont rares, si on les compare à ceux de ses drames.
Infirmité à part, Marie Lenéru était faite pour livrer l'endroit et non pas l'envers de sa pensée. Que son superbe égotisme et
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son grand sentiment de l'honneur prennent source dans cer- taines mesquineries et, avant de jaillir, parcourent cent canaux tortueux, peu nous importe à condition qu'on ne nous montre que le jaillissement.
La vraie forme du Journal intime de Marie Lenéru, c'est un essai comme son Saint- Just publié par les Cahiers Verts. C'est elle qu'elle cherche dans l'implacable Conventionnel, c'est plus une image d'elle que de Saint-Just qu'elle nous offre, et pour- tant cela reste de l'art transcendant. La confession n'est pas directe, mais médiate. L'espèce de génie qui habitait Marie Lenéru se manifeste ici pleinement.
Je crois que rien en Occident n'a été écrit d'aussi pénétrant depuis quatre ans sur l'état d'esprit des dirigeants bolchevistes et en particulier des chefs de la Tchéka que cet essai d'une jeune fille d'avant-guerre. Il y a là une prescience, une intuition des grandes lois historiques, une intelligence des phénomènes « ambition » et « révolution » qui atteignent au plus beau lyrisme, sans jamais cesser d'adhérer à la réalité la plus quoti- dienne. BEXJAMI\ r CRÉMIEUX
��ART POÉTIQUE, par Max Jacob (Emile-Paul).
Le livre ouvert, sa division en phrases courtes séparées les unes des autres par de petits signes typographiques fait songer à un recueil de maximes ; mais c'est un livre de critique. Les Arts poétiques, celui de Boileau comme celui de Jacques Pelle- tier du Mans, sont, à proprement parler, des suites de conseils nécessaires à créer une belle œuvre ; celui de Max Jacob est plutôt une critique du beau. Ce qui rend son Art poétique unique et nouveau, c'est le moyen qu'il y emploie pour tenter d'imposer ses idées au lecteur : la psychologie. Plus de beau absolu, défini d'abord, partant plus de procédés susceptibles de le créer ; mais des remarques psychologiques, souvent très fines, dont l'auteur tire des conséquences. Les sous-titres : Art poétique, Poésie moderne, l'Hamlétisme, Fréquentation des grands hommes, Art chrétien, sont assez arbitraires. J'eusse préféré : Psychologie de l'Artiste et Psychologie du Sentiment artistique, cette seconde partie séparée en deux chapitres : l'Art moderne et l'Art chrétien. La psychologie de
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l'artiste, écrite seulement pour aider à celle du sentiment artis- tique, est peu poussée ; mais les notes sur l'Art moderne cons- tituent la meilleure justification du mouvement littéraire dit « cubisme » que l'on ait écrite jusqu'ici. Plus étendue et moins personnelle que celle de Pierre Reverdy, plus exacte que celle de M. Epstein, elle me semble susceptible de rendre sensible à un lecteur non prévenu le charme que M. Max Jacob appelle la poésie moderne ; et son apologie du Cornet à Dés est excel- lente.
Mais Max Jacob use d'arguments pipés dès qu'il nous parle de l'art chrétien. « L'art chrétien, dit-il, réprouve la passion. » Cela n'est pas très exact. L'art chrétien réprouve les passions humaines, et non la passion ; car il la sollicite lorsqu'elle n'a pas d'autre objet que Dieu. Ce n'est pas la passion même qu'il réprouve, mais bien l'indignité des objets sur lesquels elle s'exerce d'ordinaire ; et comme, jusqu'au xvn e siècle, l'art chré- tien fut seulement un art religieux, il fut passionné. « Le xvn e siècle littéraire, dit-il encore, est entièrement chrétien même quand il est athée : la force, le renoncement, l'obéis- sance, l'ordre, l'humilité, la pauvreté d'esprit, la sobriété, la chasteté, le respect sont à la fois les vertus esthétiques et les vertus chrétiennes » et « On entend par art chrétien l'art de la tenue ». Max Jacob veut donc que l'art chrétien ne soit pas l'art créé par l'artiste chrétien, mais un art possédant certaines qualités définies. Il est pourtant regrettable de constater qu'aucun chrétien ne s'est exprimé par cet art hors de la tra- dition latine (Ruysbroek, Ekkehardt, l'auteur anonyme du Muspilli, Thérèse d'Avila, Jean de la Croix, Catherine Erame- rich, etc.); que les deux mouvements par lesquels ces qualités se sont le mieux exprimées — dans l'ordre plastique, il est vrai — l'époque grecque qui commence par les archaïques et se termine à Phidias, et la première Renaissance italienne, sont l'un strictement païen, l'autre déterminé par les Albigeois hérétiques ; et que, si nous acceptons la proposition que nous fait Max Jacob, et qui lui est évidemment chère, nous ne pouvons considérer Dante comme un artiste chrétien, alors que nous pouvons le faire d'André Chénier.
ANDRÉ MALRAUX
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LE ROMAN
LES AMORANDES, par Julien Benda (Emile-Paul).
M. Julien Benda a la passion de comprendre. Mais au contact direct de la vie brute il a d'abord préféré les constructions intel- lectuelles des hommes. Il semble se défier de ses propres sens. Il aime mieux évaluer, classer que percevoir. Il fait jouer son esprit sur les apports des autres. On trouve en lui du bibliothé- caire ou du collectionneur. Son esprit a besoin d'impulsions étrangères. Et ces souffles qui le font mouvoir, ils ne viennent pas de la terre, mais des philosophes ou des poètes.
Il est vif, souple, pénétrant. Il nou-s étonne toujours par son ingéniosité, par sa finesse et par sa précision. Il nous apporte un plaisir délicat. Mais ce plaisir est-il complet? Tant d'efforts sur une matière déjà élaborée nous déçoivent parfois. Devant certaines de ces pages nous éprouvons ce divertissement sans joie profonde que donne, malgré la plus brillante perfection, l'inu- tile travail d'un trapéziste.
Le philosophe constructeur part des multiples sources réelles, c'est-à-dire du particulier et, condensant les infimes images que tant de sources lui apportent, il forme lentement un faisceau, une notion large, générale, une idée. M. Julien Benda travaille sur ces faisceaux déjà formés ; il raisonne sur ces matériaux déjà polis par la raison. Et parfois il devient subtil.
La subtilité est le défaut principal de M. Benda lorsqu'il veut être philosophe. Mais philosophe, il ne veut pas toujours l'être. Cet amant des systèmes aime aussi la vie et, si ce n'est la vie brutale, au moins le reflet que les poètes lui apportent. Goût du raisonnement et goût des richesses sensuelles du monde, entrevues à travers le voile des poètes, c'est le caractère double de cet esprit. Rencontre délicate, qui n'arrive pas à être une alliance harmonieuse et qui, parfois, fait vaciller M. Benda. Dans la philosophie il se sent insatisfait, il évoque la vie. En face de la vie, trouble analogue. Et il fait appel au raison- nement.
M. Benda, qui si longtemps s'est nourri de livres, qui semble n'avoir vécu que par l'esprit, sent bien quelle sécheresse en résulte. Ses efforts vers la vie restent d'abord timides. Il met sa pensée en dialogues, il dramatise ses exposés. Il s'enhardit
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ensuite. Il écrit des histoires imaginaires : l'Ordination, les Amorandes aujourd'hui. Faut-il dire des romans ? Livres étranges, de son particulier, et qui portent toute l'incertitude de M. Benda.
La couleur générale, les formes surannées de la phrase, je ne sais quoi de noble, de mélancolique, de plaintif, presque de troubadour, évoquent le premier Empire, Constant écrivant Adolphe, Chateaubriand écrivant René (Chateaubriand très apaisé). Le parfum très doux, un peu passé de Dominique flotte aussi sur ces Amorandes. C'est un livre recueilli et qui ressuscite les musiques de jadis. M. Benda, qu'on a pris souvent comme champion du classicisme,- n'est peut-être qu'un esprit sensible aux charmes du passé. La beauté classique, qu'il aime tant, lui a été lentement révélée par les livres. La cadence de son livre est d'un amant d'hier.
Le sujet est le plus simple, le plus grand de la poésie : un homme aime une femme ; l'ordre social l'arrache à elle. M. Benda reprend ainsi le drame d'Enée abandonnant Didon, de Titus laissant Bérénice. Elevé à l'école classique, il dédaigne l'invention du sujet. Le thème choisi est assez général pour qu'un chef-d'œuvre naisse. Mais général et ban; 1 .! sont presque synonymes. Et si le thème n'est pas reforgé par une flamme neuve, c'est un roman d'Henry Bordeaux qui peut surgir.
Ici, M. Benda hésite. La flamme neuve est-elle en lui ? A-t-il l'ingénuité de cœur nécessaire, la simple spontanéité d'où sor- tent les accents profonds ? Racine reprenait des thèmes éter- nels ; après Euripide il s'attachait à Phèdre, mais lorsque Racine descendait en lui-même, lorsqu'il sentait son cœur, il percevait des élans inconnus. M. Benda craint sans doute de ne pas trouver ces élans et, de même que sur les idées des philo- sophes il subtilise, il réduit son sujet, le particularise, il essaie de remplacer la profondeur par l'étrangeté du sentiment.
L'homme, qui devait être le centre de cette œuvre, perd sa virilité. Il n'est pas le mâle passionné qu'une femme retient par des correspondances intimes. C'est un enfant blond, « un éphèbe blessé », orphelin dès l'enfance, et qui trouve dans une vieille maitresse la mère qu'il a perdue trop tôt. Le thème est donc resserré, particularisé. C'est l'étude d'un cas réel, mais exceptionnel : l'homme-enfant et la maîtresse-mère. Thème
�� � déjà traité, mais loin encore d’être épuisé, malgré Maman Colibri et l’admirable Adieu que M me de Noailles vient de publier.
Mais M. Benda est bien mal préparé à l’étude d’un cas. Son goût du particulier reste toujours fugitif, simple réaction contre sa passion du raisonnement. Dès qu’il sent la voie s’étrécir, il recule, il revient à son thème premier. L’amante-mère se transforme en éternelle Hélène, la jeune épouse en éternelle Velléda. Quant à l’ephèbe blessé, il redevient l’homme. Jusqu’au bout du livre, M. Benda hésite entre les deux formes de son thème. L’œuvre, à mi-chemin entre deux conceptions, n’est ni vivante, ni claire. Elle n’hallucine pas l’imagination, elle laisse insatisfaite la raison.
Dans ce livre que l’auteur de Belphégor a écrit, on cherche l’ordre en vain. Des scènes empruntées à la vie quotidienne se mêlent à des exposés philosophiques coupés de citations de Spencer ou de D’Annunzio. M. Benda croit peut-être grandir son œuvre en y mettant des épigraphes poétiques, en comparant ses personnages à Brùnehild ou à Wolfram. S’il croyait profondément à Etienne ou à Geneviève, il oublierait sans doute devant eux les plus beaux vers des poètes antiques ou les Walkyries d’opéra.
Pour le style, il semble d’abord purement intellectuel, car il est articulé vigoureusement comme celui d’un philosophe. Pourtant il laisse des incertitudes, parfois il se contourne. M. Benda voudrait-il être obscur pour se croire profond ? Dans sa phrase même on le retrouve, irrémédiablement hésitant. S’il commence d’exprimer une idée, il appelle aussitôt une image, image usée, sans valeur sensuelle, qui se plaque artificiellement à l’idée, la fait miroiter, mais ne l’éclaire pas.
L’HOMME TRAQUÉ, par Francis Carco (Albin Michel. Grand Prix du Roman 1922).
M. Francis Carco a débuté dans les lettres par des plaquettes
de vers. Si ce n’est pas toujours une garantie, c’est souvent un
indice favorable. On aime à penser d’un écrivain qu’il a d’abord
écrit pour son plaisir, puis qu’il a pris plaisir à son métier.
Ainsi de M. Francis Carco. On lui a fait grief de son goût pour un certain ordre de sujets et de personnages. On a feint quelquefois d’y voir une volonté préméditée d’acquérir une manière, d’être le romancier spécial qui impose son nom au public grâce à sa spécialité. C’était méconnaître la nature vraie de l’émotion qui commande l’œuvre de l’auteur de Jésus la Caille.
Les êtres qu’il s’est plu à faire vivre sont ceux que le hasard de sa propre vie a mis en présence de son adolescence clairvoyante et précoce, qu’il a regardés vivre, qu’il a pénétrés. Pour M. Carco la découverte du cœur humain est attachée au souvenir d’un visage de prostituée. « Le cœur humain de qui, le cœur humain de quoi », interroge ironiquement le poète romantique. Et de fait il est vrai que la hiérarchie des sentiments ne suit point celle des classes, ni leur qualité celle des mœurs.
Où l’outrance romantique apparaît c’est lorsque cette constatation déclanche l’exaltation, la révolte où le parti-pris intellectuel. Je vois que l’Homme traqué est dédié à M. Paul Bourget, qui ne fait pas mystère de l’estime en laquelle il tient le talent de Francis Carco. L’un et l’autre de ces romanciers auront longtemps placé les héros de leurs récits dans un milieu particulier, considéré comme favorable à l’observation et à la peinture des passions. Entendez par là qu’aucun d’eux n’a prétendu être le romancier du « monde » ou de la « pègre », pas plus que Racine ne voulut se faire le peintre de l’amour chez les rois et les princesses. Un homme de génie qui n’aurait jamais vu que des sauvages écrira très bien un livre universellement et éternellement humain. Les Dialogues de bêtes de Mme Colette et le Livre de la Jungle de Kipling, sont tout chargés d’humanité. Car il ne s’agit guère d’observer, encore moins de noter, et pas du tout de découper minutieusement des morceaux de cette écorce qu’on nomme l’apparence. Le romancier qui me touche, l’auteur que j’aime est celui qui sait accorder les sentiments de ses personnages aux siens propres, qui éprouve leurs joies et leurs peines, ou du moins me donne l’illusion qu’il a éprouvé et vécu lui-même toutes celles qu’il décrit. Mais il faut prendre garde à la qualité de cette sympathie, qui pour toucher le lecteur ne doit jamais tourner à la partialité ou à l’esprit de système ou à la manie de prédication. NOTES 233
Rien de pareil chez M. Francis Carco. Aussi ses livres, et singulièrement l'Homme traque, ont-ils un accent grave et un peu dur : « Voilà, semble nous dire l'auteur, comme vous seriez, comme vous pourriez devenir, si vous aviez été livrés à vous-mêmes, à moins que vous ne fussiez sans cœur, sans nerfs et sans instincts. » M. Eugène Marsan a finement marqué le point où la psychologie de Carco rejoint la morale catholi- que, et l'intérêt de la rencontre.
A vrai dire l'espèce de gêne qui nous reste en quittant l'Edu- cation sentimentale, voire même M me Bovary n'est-elle pas due à ce défaut de sympathie profonde entre l'auteur et ses héros qu'il nous présente comme des imbéciles et qu'il traite avec une pitié ironique, sinon avec mépris. Il faudrait montrer aussi comment la charité de Carco diffère de celle de Ch. Louis Phi- lippe par exemple. M. Paul Souday, mis en défiance par la dédicace suspecte de l'Homme traqué, et par ailleurs attentif aux moindres traces d'esprit réactionnaire et clérical, a immé- diatement flairé chez Carco un romancier de droite en puis- sance et l'a exécuté en quelques lignes d'un récent feuilleton littéraire du Temps. Du moins cette partialité prouve-t-elle qu'il a compris. C'est le principal pour lui, sinon pour ses lec- teurs.
Le sujet de ce roman est fort simple. Lampieur, ouvrier bou- langer, a tué une vieille concierge pour la voler. Il a accompli ce crime à l'heure où les prostituées du quartier qui ont envie d'un petit pain ont coutume de faire descendre par le soupirail une pièce de monnaie attachée au bout d'une ficelle. Il s'en trouve donc une qui n'ayant rien vu remonter, connaît l'absence de Lampieur et peut la rapporter au crime dont les journaux ont indiqué l'heure précise. Le tourment de Lampieur est de décou- vrir la femme qui sait son secret, et de partager avec elle la trouble appréhension qui dans un être grossier tient lieu de remords. Mais c'est un fardeau trop pesant pour leur misérable amour. Lampieur parune imprudence involontaire et pourtant comman- dée par sa conscience obscure, se livre à la police. Ce dénoue- ment a été critiqué. (A ce propos observons que le livre « qui finit mal » est sur le point de passer tout à fait de mode.) On n'en voit pourtant pas d'autre possible. Peut-être M. Carco a-t-il abandonné un peu vite son triste héros à son destin. C'est que
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le vrai sujet du livre était épuisé. Et c'est une belle invention que ce lien de peur, de honte et d'amour, tendu parla vie entre deux êtres douloureux et touchants. Qu'est-ce que le roman d'aventure, sinon cela ? Mais comme dans tout roman d'aventure le difficile est de finir, sans le secours du mystère, si favorable aux débuts d'un récit. Les cent premières pages de l’Homme traqué sont extrêmement émouvantes et le reste est encore de premier ordre. Le style est net, sobre, dépouillé et retient pourtant tous les reflets de la vie.
Après Rien qu'une Femme on ne pouvait plus craindre que M. Carco demeurât prisonnier d'une formule. Après Y Homme traqué on doit penser qu'il saura toujours briser autour de soi les entraves du succès.
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LES DON JUANES, par Marcel Prévost (Renaissance du Livre).
M. Marcel Prévost a créé un mot : demi-vierge. C'est sa plus grande gloire et il a voulu recommencer. Il a forgé, il a lancé Don Juane. Le mot est mal formé ; il a un son rasta, il sent le feuilleton. Une grande œuvre pouvait l'imposer. M. Prévost a écrit un gros livre.
Porter en une femme l'instinct de Don Juan, cette insatis- faction du plaisir de la terre, cette solitude qui ne peut se gué- rir, cette soif de trouver et d'aimer, féconder cette idée, jeter en pleine chair cette magnifique figure, Balzac n'y suffirait pas. Il faudrait Shakespeare.
M. Prévost n'a pas frémi. Nous attendions une Don Juane, il nous en donne quatre : l'une allumeuse par jeu, éternellement vierge par infirmité physique, par impuissance, l'autre vieille Lampito couronnée, entôlée par un beau danseur, la troisième directrice de banque abandonnée par son chef de titres, la qua- trième... La quatrième séduit un jeune homme, mais je ne veux pas dire par quel moyen de mélodrame M. Prévost dénoue cet amour.
Où est Don Juan dans ces quatre vieilles lâchées ? M. Pré- vost avait besoin d'un titre.
M. Prévost évolue. Il perd ses qualités premières, celles qui lui avaient donné tant de Madame Bovarys et de petites filles
�� � curieuses. M. Prévost avait des qualités ; on ne prend pas la foule avec rien. Les Georges Ohnet eux-mêmes apportent quelque chose. M. Benoit a sa solide construction dont on commence seulement à sentir la monotonie, M. Bordeaux a un bel équilibre de médiocrité, une santé parfaite, M. Bazin a de la douceur, une allure paisible et de beaux sentiments. M. Prévost vaut mieux que ses trois concurrents et il a réussi quelques lettres de femmes. Sa fluidité intarissable, dans un billet de femme devient presque gracieuse. Il a surtout ce goût de la tare et de la difficulté physiologique qui est son apport particulier dans la littérature française et qui chatouillera toujours les sens ignorants ou insatisfaits. Il a l’art de jeter des voiles sur ces petites polissonneries, d’aguicher ainsi la curiosité en l’énervant d’un parfum de sacristie jésuite, de confessionnal élégant.
Malheureusement pour les Don Juanes, on ne fait pas un roman avec si peu de chose. Les lectrices de M. Prévost frissonneront au chapitre où l’impuissante vient consulter le gynécologue, s’évanouit dès qu’on veut le toucher. Mais ce n’est qu’un chapitre. Le livre a 400 pages.
Sur la bande l’éditeur annonce qu’avant le tirage 100.000 exemplaires étaient commandés. Vendre ce livre avant qu’on le connût, c’était bien le meilleur parti.
LUCIENNE, par Jules Romains (Editions de la Nouvelle Revue Française).
J’avais refermé ce beau livre de Lucienne, où Jules Romains nous fait part d’une figure inédite de l’amour, et relevais vers les choses un regard interrogateur : elles m’ont fait l’une de ces réponses fugitives, mais profondes, que l’on en reçoit parfois au sortir des régions de l’art. (L’œuvre en effet, tandis que vous vous occupez d’elle, s’occupe de vous : elle donne subreptice- ment le mot au monde). Ce que j’aperçus alors de l’univers — ce morceau d’univers que fait le coin d’une chambre — n’avait pas de forme verbale. C’était une pure idée, l’idée la plus limpide, la plus lucide, de la transparence et des puissances de chaque objet. Les murs solidement joints et bien d’équerre, les vouloirs des passants de la rue visibles au travers d’eux, 236 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
les livres marqués de jugements aussi évidents que leurs reliures.
Cette qualité de certitude, vous la connaissez. Vous l'avez ressentie chaque fois qu'une œuvre irréprochable venait de vous instruire, de son sûr et léger langage, à la fois articulé et ailé. Et je serais surpris, lecteur, ou, plutôt, lectrice (car le destin de ces confidences féminines sera sans doute d'être d'abord écoutées par des femmes : ce sont elles qui feront le succès de Lucienne), je serai surpris si, quand vous aurez pris connaissance des progrès mystérieux de l'action, de ces passions subtiles, réticentes et évasives, de ces douleurs et de ces douceurs qui se fondent les unes dans les autres, de tous ces éléments troubles et secrets, dont Romains a établi la décantation avec tant de respect et d'adresse, si ce qui vous restait enfin n'était point une idée de clarté et, en quelque sorte, d'explication dûment acquise.
L'intrigue du roman ? Elle se devait d'être bien simple. Lucienne, qui nous conte sa vie, est une jeune fille que des événements de famille ont obligée à quitter Paris. Elle donne des leçons de piano dans une ville de province : son amie Marie Lemiez, professeur au lycée, l'a fait connaître à la famille Barbelenet. Elle y aura pour élèves Marthe et Cécile. Arrive l'homme : Pierre Febvre, commissaire de marine, venu se reposer dans une ville d'eaux voisine. Tour à tour chacune des deux élèves de Lucienne le croit épris d'elle-même et s'éprend de lui : mais...
Mais vous lirez cette histoire. Vous assisterez à cette vie solitaire et profonde d'une âme que le dénuement a jeté dans une « sombre joie »; à cette émouvante marche, la nuit, au- delà du fleuve des rails, vers l'étrange maison Barbelenet ; à ce prophétique et fulgurant passage du rapide qui ouvre les événe- ments ; aux pompes bourgeoises et aux mystères des Barbe- lenet : repas au goût intense et recuit, importance, maladies et verrue de Madame Barbelenet, rivalité des deux sœurs. Vous connaîtrez et vous n'oublierez plus ni ces visages de Marthe et Cécile dessinés, à la façon des sculpteurs, d'un trait simple et total, ni cette leçon de piano qui vous arrivera comme l'un des événements de votre vie, ni ces amitiés passionnées où, sans donner dans le banal écueil des jeux suspects, l'auteur est allé
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si loin dans la chair et dans l'âme, ni ces gaillardes confidences de Pierre Febvre, le marin, ni nulle de ces révélations successives que sont pour Lucienne la prescience, le désir, la terreur et la gloire de l'amour.
L'amour? Il domine et pénètre tout le livre. L'amour : le plus usé, le plus rebattu des sujets : mais n'y reste-t-il pas à jamais des régions à découvrir ? De même que la « cristallisation » en donna jadis une interprétation qui fut si nouvelle, il semble bien que cette secrète marche suivie par la passion dans le cœur de Lucienne, nous montre des foulées que nous ne connaissions pas. Ces détours nous initient à des rites singuliers. Il semble que nous assistions à l'invasion d'une personne humaine, à la prise de possession de celle-ci par une divine personne qui lui impose son caractère à soi, ses exigences, ses habitudes, son égoïsme. Mais je manque encore du recul nécessaire pour con- naître toutes les idées que l'on peut tirer des données fécondes d'un tel livre.
Ce n'est point à dire que cet ouvrage, si fourni de dessous qu'il soit, présente la moindre obscurité. Romains, au con- traire, a su y répandre la plus extraordinaire évidence. N'importe quel lecteur de ciné-roman peut assister, sans être arrêté nulle part, à ces délicates évocations de sentiments ou d'idées, à ces nuances irisées qui s'emparent tour à tour de l'univers, à ces méditations dont les plans se superposent avec la même sécu- rité que s'il s'agissait de la charpente des plus grossiers événe- ments. La réussite de «métier » est étonnante : et ce n'est point assez que de parler de clarté, le style, bref mais point brisé, ne se borne pas à préciser les événements intimes, il sait encore en garder le frémissement vivant, la poésie. Et j'en reviens à cette impression de certitude que je signalais tout à l'heure : l'explication que reçoit ici le lecteur n'est point affaire de mots, il est introduit dans le déplissement et le développement même des forces.
Or ce livre de Romains n'est pas seulement une œuvre qui, en soi, s'impose à l'attention : il apporte à divers égards cer- taines indications précieuses.
D'abord parce qu'il marque un nouvel élargissement dans la manière de l'auteur de la Vie Unanime. Le jeune poète de jadis qui, dès ses débuts, nous a proposé une si puissante idée du
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monde moderne et des groupes humains, nous avait déjà signi- fié avec les Copains — cet ample épanchement de la joie de vivre — avec Mort de Quelqu'un — cette profonde étude de la suprême destinée des hommes — avec Europe, avec Cromedeyre-lc-Vieil, sa volonté de ne point s'en tenir à ses premières conquêtes. Il est trop d'artistes dont la marche est en quelque sorte linéaire : ils ne peuvent entrer dans une idée sans en quitter une autre, et, s'ils vous présentent tel ou tel mérite, c'est parce qu'ils viennent de renoncer à telle ou telle vertu. Les étapes, chez Romains, se font de façon toute différente, par adjonctions suc- cessives. Sans rien céder des lieux rudes et hauts où il s'est établi d'abord, il s'agrandit peu à peu, comme par des pentes et des plaines : il s'élargit sans cesse. C'est peut-être à cette ferme assise que son œuvre doit d'être regardée de loin comme l'un des repères auxquels se reportent ceux qui veulent mesurer notre époque. L'ordonnance qui gouverne de plus en plus impérieu- sement cet ensemble d'ouvrages ne doit pas inquiéter : Romains possède assez de spontanéité et de verve pour résister à ce que ce pouvoir-là manifeste parfois d'appauvrissant — et Lucienne, le dernier apport de l'écrivain, y parait situé à la pointe extrême, vers l'horizon.
Si nous essayons maintenant de situer ce roman, non plus parmi les autres oeuvres de son auteur, mais dans notre littérature actuelle, nous soulignerons d'abord la forme narra- tive que Romains a adoptée. Le « récit », qui avait été naguère assez délaissé, porte volontiers d'excellents fruits dans ce coin d'Europe d'où nous sommes, ce généreux terroir entre Seine, Rhône et Garonne : rappelons-nous deux fortes œuvres récentes, Un Homme Heureux de Schlum berger et la Confession de Minuit de Duhamel, (encore que Lucienne n'ait rien de commun avec elles que le fait de donner parole non à l'auteur, mais au princi- pal personnage). Cette réapparition chez nous d'une forme de roman aussi allègre et alerte nous paraît mériter d'être signalée,
D'autre part, à envisager non plus l'aspect de l'ouvrage, mais sa teneur, que nous révèle cette dernière ? Toutes les forces valables de la littérature de notre temps se dirigent, crovons- nous, vers un art largement humain et un mode d'expression simple et direct tel que le fut celui des classiques (que l'on me passe ce rappel : agaçant pour quelques-uns, trop agréable pour
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d'autres, il est peut-être motivé). Or si certaines de ces forces ont pour point de départie lyrisme, d'autres l'intuition, il nous semble que, malgré la passion, le mystère même partout empreints dans Lucienne, cette oeuvre est de l'ordre de celles où prévaut l'acuité de ta conscience — où l'élément intellectuel est le maître. Et il nous apparaît qu'entre celles-ci, mais par ses propres voies et à sa façon, c'est-à-dire avec une aisance décisive, l'important livre de Jules Romains apporte, à tels pro- fonds problèmes que porte en soi-même chacun de nous, mieux qu'un témoignage: un modèle d'élégante solution.
LUC DURTAIN
LE THÉÂTRE
PITOEFF ET LA FONDATION A PARIS D'UN THÉÂTRE DE RÉPERTOIRE ÉTRANGER.
Que des gens bien intentionnés fassent le projet de voir une pièce mais qu'elle ait déjà disparu de l'affiche lorsqu'ils s'avisent de louer des places, ils éprouvent la même sorte de regret que s'ils arrivent trop tard dans un grand magasin où l'on annonçait des « occasions » intéressantes. Pour un peu ils jalouseraient les dégourdis qui ont su se précipiter à temps. Il ne leur entre pas dans l'esprit qu'une pièce n'est pas une mar- chandise qui peut attendre le client, mais un être vivant qu'ils ont laissé mourir de faim. On a vu, au Vieux-Colombier, un public renoncer à cette attitude déplorablement passive, à cette mortelle nonchalance et en être récompensé. Il faut qu'un appui analogue vienne soutenir les efforts de Pitoëff.
Une sympathie très chaleureuse avait accueilli, l'an dernier, les représentations de la Puissance des Ténèbres et de YOncJe Vania. Chacun comprenait que toute une partie du théâtre étranger ne peut nous être rendue accessible que par des étran- gers. Quelque intelligente et bien documentée que soit une interprétation française, il lui manque un je ne sais quoi, cer- taines intonations, une certaine allure, un certain relent qui, mieux qu'aucun commentaire, révèlent le sens d'une œuvre. On l'a constaté pour la Puissance des Ténèbres qu'Antoine avait donnée avec une force, une ampleur, une sûreté de moyens auxquelles la compagnie de Pitoèff ne pouvait prétendre.
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L'interprétation d'Antoine avait plus de grandeur, mais on a le sentiment que dans sa simplicité, sa bonhomie, son absence de solennité, celle de Pitoëff restait plus fidèle à la Russie. De même pour YO)icîe Vania. Malgré une distribution qui désaxait la pièce en faisant passer au second plan le personnage princi- pal, on respirait l'atmosphère même de Tchekhof. Et l'on se réjouissait à la pensée que nous aurions enfin à Paris ce théâtre européen qui nous manque et qui pourrait être un vivant lien avec les pays du nord et de l'est, les seuls auprès desquels, depuis cinquante ans, notre art dramatique aurait pu trouver à s'enrichir.
Le principal atout de Pitoëff, c'est sa connaissance, son sens de ce théâtre-là. Il n'y est gêné ni par des préjugés à vaincre ni par un zèle indiscret de néophyte. Il y est chez lui ; il peut s'y laisser aller à sa fantaisie, à son invention de metteur en scène. Ayant débuté, comme le Vieux-Colombier, dans des conditions qui le forçaient à monter un grand nombre de spec- tacles à peu de frais, il a gardé une sorte de désinvolture char- mante en ce qui concerne décors et costumes, et la nécessité lui a fait acquérir une ingéniosité qui lui permet d'aborder, sans en être écrasé, un programme abondant et divers. La composi- tion de sa troupe, où l'accent russe alterne avec l'accent vau- dois, lui interdit une certaine perfection que l'on est en droit d'exiger lorsqu'il s'agit d'une pièce de chez nous ou d'un spectacle qui vaut surtout par une forme raffinée. On a pu le constater pour la Salomé de Wilde qui n'est plus qu'une fan- tasmagorie prétentieuse et démodée sitôt que le luxe et le renchérissement de l'artifice ne lui prêtent plus d'éclat. C'était pitié de voir M me Ludmila Pitoëff, dont le grand talent est tout émotion et probité, essayer de donner de la vraisemblance aux insupportables fioritures du dialogue et cueillir avec tant d'honnêteté ces fleurs vénéneuses. L'inconvénient n'est plus aussi sensible dès que les qualités de l'œuvre sont profondes. Assurément une meilleure diction contribuerait à faire valoir les beautés d'une pièce de Shakespeare, et la traduction si ferme, si bien sonnante que M. Guy de Pourtalès a donnée de Mesure pou?- Mesure eût prêté à une mise au point plus serrée. Mais l'intérêt de l'œuvre est si grand et l'on est si reconnais- sant à une troupe de nous donner une telle comédie sans
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aucun tripatouillage, qu'on ne sait comment se montrer assez reconnaissant.
Tant que Pitoëff n'était à Paris qu'un hôte de passage, il pouvait compter, quelles que fussent les pièces qu'il jouât, sur un auditoire restreint mais averti. Etabli définitivement chez nous, il faudra qu'il s'appuie sur un public plus large, partant plus rétif, et qu'il adapte avec d'autant plus de rigueur son répertoire à ses moyens. 11 ne peut pas tout jouer, mais il est seul à pouvoir jouer, d'une façon vivante et suivie, tout un ensemble d'oeuvres qu'il faut que nous connaissions. Le succès de la Mouette ou des Bas-fonds montre que la curiosité n'est pas si difficile à éveiller. On peut détester une pièce comme Celui qui reçoit des gifles et ne pas regretter d'avoir eu l'occasion de juger, une fois pour toutes, la déplorable qualité du théâtre d'Andréief ; car rien n'est significatif comme l'engouement qu'à la veille de sa décomposition la Russie a éprouvé pour cet auteur. Presque tout le théâtre étranger (Strindberg, Gogol, Wedekind, etc.) reste pour nous une carrière à peu près inex- ploitée. A l'imposante série de pièces jouées cette saison à la Comédie des Champs-Elysées, d'autres séries doivent s'ajouter. De la sorte Pitoëff nous lavera quelque peu d'une ignorance qui nous couvre de ridicule et, ce qui est plus important, il travaillera à donner au public français quelques lueurs sur la sensibilité des peuples étrangers. C'est là, pour notre bonne conduite dans le monde, un point si capital et qui constitue pour nous une si grave faiblesse que rien n'est négligeable de ce qui peut contribuer à y remédier.
JEAN SCHLUMBERGER
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LES TROIS MIRACLES DE SAINTE CÉCILE suivis du MARTYRE DE SAINT VALÉRIEN, par Henri Gbéon (Société littéraire de France).
Comme il nous en avertit lui-même au commencement de la préface, l'auteur a pris le sujet de cette tragédie sacrée dans un ouvrage de Dom Guéranger, bénédictin : Sainte Cécile et la Société romaine aux deux premiers siècles. La joie, la douleur et la gloire de Sainte-Cécile sont représentées comme en un trypti- que « suivant l'ordre des mystères du saint Rosaire ». Nous
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assistons d'abord aux noces de Cécile et de Valérien selon le rite païen, puis à la conversion de l'époux qui touché par la pureté et la vertu de sa femme accepte de renoncer à consommer le mariage. Dans la deuxième partie, Valérien et son frère Tiburce, convoqués au tribunal du préteur pour y répondre d'une infraction aux édits de l'empereur contre les chrétiens, marchent joyeusement au devant du martyre. Cependant Cécile, seule avec son ange, assiste par la pensée aux tourments de son époux, un instant partagée entre les a honteux attache- ments de la chair et du monde » et l'amour divin. Enfin, c'est lafournaise où Cécile subit « un supplice sans tourment », sym- bolisant l'Eté de Dieu qui mûrit les âmes et les purifie avant la mort. L'auteur s'est donc astreint à suivre exactement les Actes, mais il a fait œuvre de dramaturge en prêtant à ses person- nages des sentiments ou des faiblesses communs à tous les hommes. Le conflit n'est pas entre la passion et le devoir, mais entre la nature et la sainteté.
M. Henri Ghéon a du reste pris soin de déclarer que les Trois Miracles de Sainte Cécile sont d'abord une oeuvre de foi, vou- lant marquer par là que son esthétique différait foncièrement de celle qui inspira par exemple le Martyre de Saint Sébastien. Peut-être le souvenir du « mystère » de d'Annunzio n'est-il pas demeuré tout à fait étranger sinon à la conception, du moins à la réalisation scénique de l'œuvre de l'écrivain catholique. Mais il faut surtout retenir l'affirmation de la joie et de la force que procure au dramaturge « l'obéissance à un sujet qui lui est venu du dehors ». Il est vrai que rien n'est plus propre qu'une telle contrainte à favoriser le jaillissement de la sensibilité: au lieu de se répandre au hasard de l'émotion personnelle elle suit le lit creusé par l'histoire, assez large pour contenir le flot le plus impétueux et le plus abondant. On n'a garde d'oublier que Racine, en ses préfaces, se flatte d'observer la vérité historique et s'excuse lorsqu'il a cru devoir prendre avec elle quelques libertés. Les chœurs de Sainte Cécile, où se rencontrent beau- coup de pensées nobles et touchantes et d'images gracieuses, font penser à Esther et par la grâce volontairement un peu fruste de leur poésie à Monchrestien. Des parties de dialogue pleines d'énergie, les stances cornéliennes que l'auteur place volontiers dans la bouche de ses personnages ont souvent une fermeté
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digne de Polyeucte, de Y Imitation ou de ces Entretiens solitaires de Brébeuf qui sont une des perles de la poésie catholique. En empruntant à des maîtres le ton le plus convenable sans aucun souci apparent d'originalité, M. Ghéon fait preuve d'une humilité fructueuse, car il a ainsi réalisé une œuvre d'un très grand charme, pleine de poésie et d'effusion, où la monotonie est éludée avec beaucoup d'art, et qui est très supérieure, non seulement au Pauvre sous l'escalier, mais encore à tout ce qu'on a tenté dans le même esprit, depuis bien longtemps. Ce sont, a-t-on dit, des pièces pour patronages : sans doute, mais la tragédie classique est née dans un collège. Si elle y retourne, ne serait-ce point qu'elle n'a plus de place ailleurs. A ce compte Cromedexre-h-Vieil. un des rares ouvrages dramatiques où l'on ait senti passer un vrai souffle lyrique, ferait l'effet d'une pièce à l'usage d'un patronage nietzehéen.
ROGER ALLARD
LA MUSIQUE
« LE MARTYRE DE SAINT SÉBASTIEN » A L'OPÉRA.
L'Opéra vient de reprendre le Martyre de Saint Sébastien auquel ont collaboré un musicien de génie, Claude Debussy, un prestigieux créateur d'images verbales, Gabriel d'Annunzio, un peintre chez lequel une imagination exubérante, mais réglée, s'allie à un métier infaillible, Léon Bakst. Et c'est M me Ida Rubinstein qui incarne, comme lors de la création, en 191 1, le personnage du saint. Jamais, peut-être, on ne vit semblable collaboration. D'où provient donc la sensation de fatigue et d'ennui que dégage cette vaste et complexe composition ?
Je ne crois pas que la responsabilité en incombe aux exécu- tants. Que la réalisation n'ait pas été à la hauteur des intentions du musicien et du poète, que ces intentions aient même été complètement trahies — cela n'est pas douteux : il faut avouer que rarement nous eûmes à l'Opéra spectacle plus déplorable, et puisqu'il s'agit d'un artiste tel que Debussy, le mot « crime » pourrait être sans exagération aucune appliqué à la réalisation de la partie musicale de l'œuvre. Je n'insiste pas sur la mutila- tion subie par le texte et la musique du fait de la suppression
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d'une scène entière, celle de la Chambre Magique : la longueur du spectacle pouvait jusqu'à un certain point expliquer, sinon excuser cette coupure ; mais l'orchestre et les chœurs surtout produisirent la plus pénible impression : intonation défectueuse, rythme vacillant, sonorité compacte et grossière, tout se tenait si mal qu'à certains instants on pouvait craindre la catastrophe* Il est vrai que M. Defosse, qui conduisait l'orchestre, avait remplacé au pied levé M. Caplet lequel, au dernier moment, s'était récusé et avait refusé de prendre part à 1' « exécution » du saint. Mais ces histoires de coulisse ne nous concernent pas : l'auditeur n'a pas à se préoccuper des dessous du spectacle,
M me --Rubinstein-Saint Sébastien mise à part, la réalisation des personnages fut franchement mauvaise (M me Suzanne Desprès : la Mère ; MM. Desjardin : César; Krauss : le Préfet) : gestes qui prétendaient être nobles et majestueux, mais qui n'étaient que grotesquement compassés, récitation ampoulée, parfaitement conforme d'ailleurs aux plus anciennes, mais aux plus mauvaises traditions de l'Ecole, hurlements déchirants, soi-disant passionnés, mais d'une fausseté à faire grincer des dents. Rien de cette naïveté quelque peu précieuse à laquelle tendait certainement d'Annunzio.
Nos seules joies furent les attitudes admirables de M me Ru- binstein, son corps tendu, tel un arc, ses gestes sobres et harmonieux. Sa voix, lorsqu'elle ne la force pas, est une divine musique aux inflexions quelque peu monotones, mais puissam- ment expressives dans leur chaude pureté.
Je me représente chacun des principaux rôles tenus par des artistes du style de M me Ida Rubinstein et qui auraient trouvé la note juste, aussi éloignée d'un naturalisme déplacé que d'une emphase fatigante. Cela n'aurait pourtant pas suffi à me faire accepter Saint Sébastien.
Jamais œuvre ne voulut plus sciemment, plus exclusivement être belle : tout y est subordonné à un certain idéal purement esthétique. On a la sensation très nette que les auteurs, et par- ticulièrement le poète et le décorateur n'ont pas perdu de vue un seul instant le plaisir esthétique du spectateur : ils n'ont eu d'autre but que de créer une impression de beauté. L'émotion religieuse, mystique est ici la matière de l'œuvre ; la forme est jusqu'à un certain point déterminée par les mystères du Moyen-
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Age : dans ce cadre, avec cette matière, d'Annunzio veut uni- quement « faire beau », conformément à une certaine formule de beauté harmonieuse, faussement naïve et précieuse. Le peintre le soutient dans son effort : en Bakst, d'Annunzio trouve le décorateur idéal ; mais c'est grâce à lui justement que le vice de l'œuvre apparaît. Sans doute la réussite est complète ; pas- une fausse note dans cette symphonie de couleurs et de lignes. S'il y a des dissonnances, elles sont voulues, et l'artiste les résoud immédiatement avec une habileté prodigieuse. C'est splendide, comme sont splendides certains vers de d'Annunzio. Mais jamais je n'ai mieux senti le vide affreux de la seule manière, du seul savoir-faire, de la virtuosité pure, indifférente à ce qu'elle traite. Vers la fin de ce spectacle de beauté, on n'a plus qu'un désir : briser ce cadre magnifique, voir transparaître un seul sentiment humain, saisir un mot, une forme qui ne soient pas conditionnés exclusivement par des considérations de style, d'élégance, de goût, par le désir surtout de satisfaire les aspirations d'un certain public.
Si le Martyre ne durait qu'une heure, ce serait acceptable, mais il est pénible de respirer cinq heures durant cette atmo- sphère de paradis artificiel au goût parisien de 191 1.
La musique de Debussy a suscité des enthousiasmes que, malgré tout mon bon vouloir, je ne parviens pas à partager : il y a certainement en elle tout autre chose que de la pure vir- tuosité, du parfait métier et les formules d'une esthétique déjà périmée. Le monde des sensations et des sentiments mystiques fut autre chose pour le compositeur que matière à jolies com- binaisons, et, si l'on confronte la transparente musique de Debussy avec les chatoiements d'un Bakst, d'un d'Annunzio, on reste confondu de la pauvreté de ces formes, de ce texte. Mais le musicien s'est aussi laissé subjuguer jusqu'à un certain point par une formule conventionnelle de beauté mystique qui implique l'immobilité, la simplicité et une certaine monotonie dans la noblesse, formule qui fut déjà désastreuse pour le Par- sifal de Wagner. En écoutant Saint Sébastien, ma pensée se reportait invinciblement à Pelléas où l'artiste suivait sa propre loi sans songer à faire beau, sans penser à faire plaisir aux autres.
Il semble que, quelle que soit sa conception de la beauté,, l'artiste ne doive jamais tâcher de l'atteindre directement : iL
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cherche la vérité, l'expression, le grotesque, le tragique et atteint indirectement, par ricochet, à une certaine forme de beauté. En poursuivant sciemment le beau, rien que le beau, on atteint le joli. Le Martyre de Saint Sébastien n'est que joli ; mais, vu les proportions de l'oeuvre, ce joli a quelque chose de monstrueux. eoris de schlœzer
CORRESPONDANCE
1. PROUST ET EINSTEIN
Nous avons reçu la lettre suivante de M. Camille Yettard, qui rédi- gea avant la guerre la chronique des romans dans la Nouvelle Renie Française :
Mon cher Rivière,
Je lis aujourd'hui seulement dans la Nouvelle Revue Française du I er juin l'article sur Sodome et Gomorrhe ou Marcel Proust moraliste, dans lequel M. Roger Allard fait allusion à la compa- raison que « certains critiques » auraient faite de l'œuvre de Proust avec celle d'Einstein... Je ne connais pas ces critiques (au pluriel;, et M. Roger Allard ne les connait, semble-t-il, que par ouï-dire (« il parait, écrit-il, que certains critiques ont comparé l'œuvre de Proust à celle du savant allemand »). Mais je me suis plu moi-même à ce rapprochement des noms de Proust et d'Einstein, et, dans une dédicace à l'auteur de Swann et des Jeunes Filles en fleurs, — qui est encore inédite mais qui n'est pas inconnue à la Nouvelle Revue Française, — j'ai dit quelques mots qui peuvent faire comprendre la pensée qui m'a dicté ce rapprochement entre un très grand romancier psycho- logue et un très grand physico-mathématicien.
Vous voudrez bien me faire l'amitié de croire que, vivant, non pas à a. 6. 500 pieds au-dessus de la mer et des choses humaines », mais à plus de 800 kilomètres de Paris, dans une solitude presque complète, entre un couvent et des montagnes, je suis à peu près soustrait aux influences de la mode. En fait il y a trois ans que des lectures de Proust et d'Einstein — je passais de l'un à l'autre — ont suscité en moi une admiration et un enthousiasme égaux et semblables à ceux que j'avais éprouvés, bien des années auparavant, pour Bergson.
M. Borel a dit qu'Einstein « nous a apporté une manière
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nouvelle de regarderie monde » et qu' « il est désormais impos- sibles tous ceux qui l'ont lu de penser comme ils l'auraient fait s'ils ne l'avaient pas lu ». C'est exactement ce que je dirai de Marcel Proust. Comme cet oculiste dont il parle dans sa Pré- face au livre de Morand, Tendres Stocks, Proust a fait subir à nos yeux une opération salutaire, et un monde nouveau, bien diffé- rent de celui auquel nous étions habitués, nous est apparu, singulièrement attachant et « parfaitement clair ». C'est dire que Proust, comme Einstein, a fait une œuvre géniale (il faut entendre que sa nouveauté est variée, profuse, profonde) et si, au lieu de le rapprocher de tel peintre ou de tel musicien de génie, je l'ai rapproché d'un savant, c'est que j'estime qu'A la Recherche du Temps perdu, — et ceci n'a pas été suffisamment mis en lumière, sauf peut-être par Jacques Boulenger — est en même temps qu'une œuvre d'art, une œuvre de science, une de ces œuvres dont on peut dire, ainsi que l'a fait Merejkowski des livres de Dostoïevski, qu'elles font penser « à cette union nouvelle de l'art et de la science que les plus grands artistes et les plus grands savants ont pressentie, et qui n'a pas encore de nom » (M. Merejkovski signale à ce propos certaines poésies de Gœthe et quelques dessins de Léonard de Vinci). Proust — n'oublions pas qu'il est, comme Flaubert, fils d'un médecin, d'un clinicien réputé, le professeur Proust — a d'ailleurs par- faitement conscience de ce caractère de son œuvre, si j'en juge par une lettre de lui publiée dans les Annales, où il déclare que son « instrument préféré de travail est le télescope », et qu'on a eu tort de croire, parce qu'il disait « je », qu'il se bornait à « s'analyser, au sens individuel et détestable du mot », alors qu'il cherche « à découvrir des lois générales ». Henri Poincaré a dit — je le rappelle puisque Proust parle de télescope — que l'astronomie nous a fait une âme capable de comprendre la nature. C'est cette âme qui m'apparait chez un Proust comme chez un Einstein. L'un et l'autre ont le sens, l'intuition, la compréhension des grandes lois naturelles. (Je comparerai encore Proust, si vous le voulez, à un histologiste maniant non plus un télescope, mais un scalpel extraordinairement acéré).
Maintenant, on peut fort bien ajouter, je crois, que le monde Proustien, où le temps joue un si grand rôle, est un monde à quatre dimensions, comme le monde Einsteinien de la relativité
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restreinte, ou que Proust, comme Einstein, a tenu compte, dans sa description du monde, de décimales jusqu'ici négligées. On peut dire avec M. Allard que « si la notion de relativité morale peut être déduite d'une œuvre d'imagination et de psycho- logie », c'est « de celle de Marcel Proust où les points de vue sont multipliés à l'infini, où l'indépendance des sentiments à l'égard des mœurs est rendue sensible, où les terres inconnues de l'inconscient sont réduites à une ceinture mince comme une ligne d'horizon. » Il est encore possible de faire un rapproche- ment entre cet Univers Einsteinien de la relativité généralisée dont la courbure varie en chaque point et le monde — extérieur ou intérieur — infiniment changeant et nuancé que nous dépeint Marcel Proust. Enfin, ceux qui savent ce qu'Einstein entend par « mollusque » ou mieux « pieuvre de référence » (à savoir, comme le dit à peu près M. Gaston Moch, « des axes de coordonnées qui ne sont plus des droites ni des courbes, mais des filaments continuellement agités en tous sens et qui se tordent comme les bras d'une pieuvre ») verront peut-être dans la phrase de Proust, avec ses incidentes, ses parenthèses, ses tirets, ses innombrables propositions subordonnées et ses mul- tiples images à facettes, quelque chose d'analogue. Ce sont là des analogies, des images — je l'entends bien ainsi — qui ne sautent pas aux yeux de purs lettrés, mais qui s'imposent, je crois, à ceux qui sont un peu moins anachroniques et savent, au xx e siècle, un peu d'algèbre et de physique mathématique. Elles ne sont pas plus ridicules et elles sont peut-être un peu moins forcées et un peu plus inévitables que tant de comparai- sons sentant l'huile que nous infligent, à chaque ligne, bien des ouvrages contemporains que je ne serais pas embarrassé de citer.
J'approuve tout à fait Gide lorsqu'il met Proust seul dans son temps et lorsqu'il déclare que nul écrivain ne nous a plus enri- chis. Il n'a peut-être pas tout à fait tort en ajoutant : « Lorsque nous lisons Proust, nous commençons de percevoir brusque- ment du détail où ne nous apparaissait jusqu'alors qu'une masse. C'est, me direz-vous, ce qu'on appelle : un analyste. Non : l'analyste sépare avec effort : il explique, il s'applique : Proust sent ainsi tout naturellement. Proust est quelqu'un dont le regard est infiniment plus subtil et plus attentif que le
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nôtre... » Non, Gide n'a pas tout à fait tort de dire cela, mais M. Henry Bidou, dans un article récent de la Revue de Paris sur Sodonie et Gomorrhe, n'a pas tort non plus de parler de « l'analyse sans répit » de Proust. Comment s'entendre ? Il faut concevoir chez Proust une sensibilité et une intelligence également extra- ordinaires qui sont, par je ne sais quel miracle, merveilleuse- ment fondues et conciliées. Les sens de Proust ont une hyper- acuité prodigieuse, mais son jugement est aussi extrêmement aiguisé. De plus, organes des sens et cerveau ont une rapidité, une vitesse telle (et l'on peut ajouter le cœur) qu'il n'y a plus de durée, de solution de continuité appréciables, et que l'on ne sait plus si c'est le cerveau qui pense et l'œil et le cœur qui sentent ou si ce n'est pas au contraire le cerveau qui sent et l'œil et le cœur qui pensent. Nietzsche a dit un jour que « nos oreilles, grâce à l'exercice extraordinaire de l'entendement, se sont faites plus intellectuelles... ; notre musique donne maintenant la parole à des choses qui n'avaient jadis aucune langue. Pareillement quelques peintres ont rendu l'œil plus intellectuel... «Plusloin, Nietzsche dira : « Plus l'œil et l'oreille deviennent susceptibles de pensée... » et parlera de ces «"dix mille personnes aux prétentions toujours plus hautes, plus délicates, écoutant de plus en plus à l'audition d'une symphonie ce que « cela veut dire »... « Le parfum d'ambre de cette signification, ajoute-t-il, se répand de plus en plus... » Il est évident que les sens de Proust sont extraordinai- rement intellectuels et susceptibles de pensée, et, de plus, de même que Baudelaire a intellectualisé l'odorat, l'auteur de Swann a intellectualisé, rendu susceptibles de pensée, doté d'un langage et d'une signification, notre corps tout entier, nos organes, nos viscères, notre coenesthésie et notre crvptomnésie, nos rêves et nos sommeils (il faut bien penser de nouveau qu'il est fils d'un médecin), nos moindres expressions, nos moindres mouvements musculaires. Il a rendu notre corps d'une transpa- rence éclairée de cristal, translucide notre chair la plus téné- breuse ; il a illuminé nos replis les plus obscurs, comme une rampe de gaz s'illumine dans la nuit. Il a dit lui-même du romancier d'introspection qu'il doit « tirer hors de l'inconscient pour le faire entrer dans le domaine de l'intelligence, mais en tâchant de lui garder sa vie, de ne pas la mutiler, de lui faire
�� � subir le moins de déperdition possible, une réalité que la seule lumière de l’intelligence suffirait à détruire, semble-t-il. » « Pour réussir ce travail de sauvetage, ajoute-t-il, toutes les forces de l’esprit et même du corps ne sont pas de trop. C’est un peu le même genre d’effort prudent, docile, hardi, nécessaire à quelqu’un qui, dormant encore, voudrait examiner son sommeil avec l’intelligence, sans que cette intervention amenât le réveil. »
Nietzsche a très justement remarqué encore que « plus l’œil et l’oreille deviennent susceptibles de pensée, plus ils s’approchent des limites où ils deviennent immatériels ». C’est bien parce qu’il a pénétré son corps tout entier de pensée que Proust apparaît comme une spiritualité pure, que tout chez lui parait esprit et semble lui apparaître esprit, et que son monde — le monde qu’il nous a révélé — est un monde irisé, éthéré, volatil et mobile, où rien « ne pèse et ne pose ».
Je ne voudrais effaroucher personne en faisant encore allusion à propos de Proust à un autre mathématicien qu’Einstein. (J’aurais pu faire, plus haut, allusion à un psychologue, à Maine de Biran). M. Hadamard a dit un jour (le propos a été rapporté dans un article de la Grande Revue par M. Milhaud) que « les idées de Henri Poincaré se présentaient si naturellement qu’on avait peine à comprendre qu’elles n’eussent pas germé plus tôt dans l’esprit des hommes ». Ce n’est pas, je l’espère, ma faute, si ayant lu Proust et Poincaré, je ressens à la lecture de l’un comme de l’autre cette impression de naturel. Cela vient sans doute d’une même aisance et d’une même rapidité à penser. Mais cela vient aussi, je crois, de ce que chez l’un comme chez l’autre, la pensée est traduite de la façon la plus simple, la plus adéquate, la plus nécessaire. M. Bergson avait, paraît-il, l’habitude de conseiller à ses élèves d’habiller leur pensée sur mesure et non à la confection. On peut dire que la phrase de Proust est faite sur mesure. Il n’y a pas dans sa pensée écrite appauvrissement, diminution, ou, pour mieux dire, trahison de la pensée pure. L’écart entre la parole et l’image ou l’idée est si infiniment resserré, réduit à la limite, qu’il n’existe plus et qu’on n’a pas à déplorer « ce rapt visible que la phrase fait de la pensée et cette déperdition que la pensée en subit » que Proust regrette tant d’avoir à signaler chez Ruskin (ce Ruskin dont l’exemple et les préceptes ont peut-être encouragé tant de hardiesses géniales, tant d’audaces heureuses de Proust). Qu’on songe, au surplus, à ce qui est dit dans Swann de la Sonate de Vinteuil, et, dans le Côté de Guermantes, du jeu de la Berma. Qu’on relise aussi les études sur Ruskin, l’article sur Flaubert et la Préface au livre de Morand.
J’aurais beaucoup à dire encore, si je me laissais aller, sur l’art de Proust (sur ce qu’il a de commun, par exemple, avec l’art de cet Elstir qui nous est présenté dans les Jeunes Filles en fleurs), sur les découvertes psychologiques de Proust qui s’apparentent à celles de Freud, sur les anachronismes, les intermittences, la dissociation perpétuelle du moi (dans la durée et en profondeur) que nous révèlent les personnages d'A la Recherche du Temps perdu, ce livre si savant et pourtant si étrangement attachant qu’on le lit avec autant de plaisir que l’on l’on faisait, enfant, (comme l’a dit Jacques Boulenger) les Trois Mousquetaires... Mais, je n’ai déjà que trop cédé au plaisir de parler de Proust et de livrer, au courant de la plume, des réflexions qui n’ont qu’un rapport bien lointain avec ce rapprochement des noms d’Einstein et de Proust qui a motivé cette lettre.
On aura vu, je pense, dans quel esprit j’ai fait ce rapprochement et j’avoue que j’estime, avec M. Allard, qu’il est assez séduisant pour l’imagination. Dirai-je maintenant, et pour finir, que M. Allard a peut-être tort d’écrire : « Faut-il dire que Proust a bouleversé la psychologie, comme on dit qu’Einstein a fait la physique ? » Je vois d’ici M. Bouasse, le physico-mathématicien de Toulouse, bondir et fulminer à ces mots de bouleversement de la physique, car il n’y aurait bouleversement que s’il y avait changement de méthode, et la méthode de la physique est bien fixée. Je me suis quelquefois diverti à appeler M. Bouasse, qui est une intelligence étonnamment claire et un terrible confrère peu respectueux des gloires établies, un « Stendhal de la physique ». Appelons de même M. Proust un Einstein de la psychologie ou M. Einstein un Proust de la physique, sans penser que la théorie de la Relativité généralisée se retrouve dans la Recherche du Temps perdu, ni M. de Charlus ou les découvertes psychologiques et stylistiques de Proust dans les équations covariantes d’Einstein, mais en 252 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
nous disant que l'un et l'autre ont créé un nouveau monde. Veuillez agréer, mon cher Rivière, l'expression de mes sen- timents les plus sympathiques. Camille Vettard
P. S. — Cette lettre à Jacques Rivière était déjà écrite et envoyée depuis plusieurs jours, lorsque j'ai lu, dans la Revue Hebdomadaire du 17 juin, les pages sur le Cousin Pons, où M. Paul Bourget définit Balzac, en termes très heureux, un visionnaire analytique et ajoute avec une extrême netteté : « Balzac possédait, réunies en lui par une éton- nante richesse de nature, ces deux facultés contradictoires : une magie d'évocation qui donne à ses moindres personnages la plus intense couleur de vie et une acuité de dissection anatomique, qui, derrière chacun de leurs gestes, chacune de leurs paroles, discerne et met à nu les causes... Chez Balzac, le miracle d'équilibre entre la vision et la Science s'est accompli d'une façon si permanente qu'il nous est impos- sible de séparer en lui le peintre et le philosophe, le poète et le cri- tique. Ils sont fondus ensemble à une profondeur qui fait de ses livres une chose unique, etc., etc.. «J'indique, très rapidement, pour prendre date, que je vois très bien une étude sur Proust où l'auteur d'A la Recherche du Temps perdu serait également défini un « visionnaire ana- lytique » et rapproché à ce point de vue (et à quelques autres, tels que celui du don de sympathie, de métempsychose, de mimétisme), de l'auteur de la Comédie Humaine. (Il y aurait lieu de montrer à ce propos toutes les grandes lois psychologiques que Proust a découvertes ou merveilleusement illustrées et artistiquement exprimées : lois de l'habitude, en particulier, de l'adaptation, lois de la mémoire, du pas- sage de l'inconscient au conscient, de la dissociation du moi, etc., etc..) Il ne serait pas difficile de mettre en relief ce qui distingue, au contraire, de la sensibilité d'un Balzac la sensibilité d'un Proust que je rapprocherai de celle d'un Shelley, d'un Keats, d'un Maine de Biran, et l'on pourrait montrer à cette occasion comment Proust a intellectualisé son hyperimpressionnabilité somatique... Il y aurait lieu de définir ce style qui, tel que celui d'un Henry James, tend et réussit, (par des phrases, pleines d'images, de finesses et de nuances, chargées de con- jonctions et enchevêtrées de parenthèses et d'incidentes, où les impres- sions, les pensées et les faits sont savamment tissés ensemble et se réfractent les uns dans les autres) à rendre la tonalité d'une âme ou d'une atmosphère à différentes époques d'une même vie. Enfin on montrerait comment la composition chez Proust est basée non sur les lois d'un exposé didactique, discursif et, disons-le, scolaire, mais sur les lois de la réminiscence et delà création subconsciente. C. V.
�� � CORRESPONDANCE 253
IL UNE VUE OPTIMISTE SUR LA SITUATION DE LA FRANCE
En réponse à l'article paru dans le numéro de juillet de la Nouvelle Revue Française sur les Dangers d'une politique conséquente, M. Adolphe Delemer nous adresse les intéressantes considérations qu'on va lire :
J'ai lu avec une satisfaction extrême le dernier article de Rivière. Répond-il aux préoccupations de beaucoup de Fran- çais ? On serait aise de le savoir. Je crois, pour ma part, com- prendre le souci qui l'a dicté. J'ai connu le même déplaisir.
Quiconque possède une cervelle active et des nerfs sen- sibles, qui se sent vivre et qui pense, souhaite invinciblement que l'esprit règne sur les choses ; il l'imagine pareil au nageur qui pèse sur l'eau et la fend, apte à se gouverner parmi les forces qui l'entourent. Être, penser, agir, pour lui, ne font qu'un. Sa pensée va droit à la vérité, nulle entreprise n'abou- tissant dans l'irréel.
Le contraste entre cet appétit intellectuel et la pâture journa- lière est vraiment rude. Nous sommes abreuvés d'éloquence, mais, pour les idées, mis à jeun. Quand donc avons-nous vu paraître une conception forte et pleine, qu'on sentit accrochée par de fermes racines au terreau fécond des choses ? Un trait marque le temps présent : on y bavarde, on y crie, comme dans la salle d'un banquet, à l'occasion de mille détails vains ; sur le principal on se tait. La libre recherche des soins qu'il serait urgent d'appliquer à un monde en défaillance, est en faveur dans certains pays. Point chez nous ! Comme un chœur hypnotisé, nous entonnons sans relâche, au rythme scandé par les politiciens, nos formules sacrées, que l'univers et que les faits repoussent. L'étranger, qui nous écoute, se demande quelle perte de substance cérébrale a bien pu affaiblir à ce point l'esprit français. La guerre a-t-elle donc emporté tout ce qui, parmi nous, vivait, pensait, agissait ?
Etrange atmosphère ! Partout se respire comme une odeur de chloroforme. Les têtes sont assoupies. Elles cèdent à une indicible mollesse, qui fait la fortune despipeurs. On les devine individuellement remplies de préoccupations si étrangères à ces affaires qui les lassent, que l'on est pris de la peur de parler. On se sent devenir timide. On se renferme. L'on rougirait de
�� � 254 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
dire ce que l'on pense, tant il y a d'inconvenance à penser ! Le peuple français fait, à ses guides d'occasion, l'effet d'un fiévreux près duquel il faut parler bas. Et les journaux sont comme des chambres de malades.
Voilà des symptômes fâcheux. Céderons-nous pourtant à l'inquiétude ?
��*
- *
��Après tout, ce peuple rieur n'a-t-il pas adopté, en matière politique, l'attitude la plus sage, la plus conforme aussi à ses instincts tranquilles ? Ne s'en plus soucier. Est-ce une illusion ? L'on se demande si jamais ces questions complexes ont rencon- tré de sa part plus d'indifférence, si jamais la presse, vouée à deviner ses inclinations, a été moins chargée de matière, plus floconneuse et plus vague. Heureux symptôme ! Cela prouve que la paix commence à poindre. Réjouissons-nous. Cette apparente insouciance témoigne du sentiment où est la France, qu'il est des choses plus sérieuses que ces débats infinis. Elle travaille ; elle renaît. Quoi d'étonnant si elle préfère, après l'effort, se divertir ? Vraiment, de quelque côté qu'on les prenne, les problèmes politiques n'ont rien de divertissant. Sait-on d'ailleurs de quelle conséquence il est pour la destinée nationale qu'on les résolve avec ou sans bonheur. Tant d'élé- ments s'interposent, qui diminuent le prix d'un succès et l'inconvénient d'un échec ! Avantages et obstacles naturels balancent souvent ce qu'on s'imagine avoir gagné ou perdu par une signature. S'il arrivait à certains de juger, d'après l'expérience passée et présente, que les Français n'ont qu'un faible génie politique, la réponse irait de soi : ils ont tant d'autres privilèges. La nature leur fut si clémente qu'ils peuvent sans risque fermer les yeux; grâce à elle, nous pouvons jouir, en même temps que d'autres luxes, de celui du scepticisme.
C'est donc sans l'ombre d'intention critique, qu'il convient d'examiner les faits et gestes des hommes d'esprit qui nous gouvernent. Si l'on ne veut être injuste envers aucun d'eux, il ne faut aucunement les distinguer les uns des autres. Malgré l'appa- rence, ils ont tous suivi depuis quelques années la même route, et n'ont différé que par la manière. Cette route était celle sur laquelle ils croyaient que la volonté nationale leur prescrivait de se tenir, et cette docilité méritait les applaudissements qu'ils obtinrent.
�� � CORRESPONDANCE 25$
Si, pourtant, l'on voulait apprécier, d'après la norme de cette raison bizarre, qui jamais ne cesse de s'agiter en nous, et cherche à comprendre et distingue le mieux et le pire, les événements de la politique contemporaine, l'on serait enclin peut-être, non pas à ce limpide optimisme, mais au sombre pessimisme qui naît en l'homme dès qu'il juge. L'on n'aurait point de peine à discerner maintes erreurs, et plusieurs de celles-ci radicales. L'on pressentirait que l'échec de la politique française envers l'Allemagne était inévitable, si l'on ne prenait à son égard que des manœuvres exclusivement propres à surex- citer sa fureur. On verrait plus clairement encore que prise comme nous l'avons prise, l'entente franco-anglaise n'a été qu'un mirage, et qu'après lui avoir consacré beaucoup d'en- cens, tant qu'a duré la guerre, nous avons fini par lui consentir maint sacrifice, et sans profit. Mais ce ne sont là que des vues arbitraires, émanant de la fausse raison qui raisonne.
L'on voit trop ce qui fut perdu, trop peu ce qui fut gagné. Il faut un effort de réflexion pour le comprendre en effet : nous avons gagné du temps pendant lequel nos gens ont peiné, ont commencé de reconstruire ce que la guerre avait détruit, si bien que l'attention générale se détournant de la scène interna- tionale, l'on espère enfin qu'un moment viendra, où l'on pourra sans encombre baisser le rideau sur la comédie. Les peuples auront eux-mêmes aplani la difficulté que l'usage commande aux gouvernants de faire semblant de résoudre.
Nous parlions d'erreurs ; mais celles-ci, vues sous ce jour, ne sont-elles pas des vérités ? Constatation consolante, consta- tation nécessaire ! On croyait avoir entrevu de belles chances, offertes à la politique, aux politiciens français. L'on ressentait quelque amertume à les voir s'évanouir. L'on en souffrait dans la préférence que l'on garde à son pays, et qui subsiste, si peu plaisantes que soient les contrefaçons d'un tel sentiment, ou ses excès. L'on regrettait de voir nos hommes d'Etat se buter partout, partout apparaître comme les plus entêtés à s'aveugler sur les aspirations invincibles d'un monde qui va se transfor- mant toujours. On se demandait si, à la longue, nous ne fini- rions point par être débordés, les peuples après tout ayant besoin de vivre, et les sophismes que nous opposons à l'évi- dence des causes qui paralysent leur activité impatiente, ne pouvant tromper leur faim. Et dominé par ces vues critiques,
�� � 2)6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
surpris à la fois de la faiblesse des raisons fournies par les par- tisans du statu quo, obligé de reconnaître, comme un fruit se reconnaît au goût, leur misère intellectuelle, l'on sentait en soi une tendance vers le blâme et le regret. Mais non ! La nature répare les ruines avec l'aide des plus humbles parmi les hommes, et tout l'art politique ne consiste qu'à distraire la pensée, comme une chanson de route, pendant qu'elle agit.
Le miracle véritable de notre politique, c'est que l'iso- lement de notre pays apparaissant plus manifeste chaque jour, la substance des réparations fondant sans cesse, de telle sorte que l'heure semble proche, où les réparations mêmes ne seront plus qu'un article de compte à passer par profits et pertes, l'opinion reste inébranlable, aussi confiante dans le gouvernement, et pas un frémissement ne la parcourt. Elle a compris, elle ne juge plus, bref, — nous avons tous « fait la
��guerre », — elle s'en f...
��*
- *
��S'il reste malgré tout en France, quelques esprits curieux de méditation, voici pour eux une occasion assez rare. Tandis que la politique s'est faite la chose la plus quotidienne, à qui le fait de chaque jour à lui seul suffit, chose sans passé, sans avenir, sans logique et sans lois, un jeune écrivain vient d'écrire une histoire des trois années dernières. Et par une tendance d'esprit devenue vraiment singulière, en ce temps où le dadaïsme, niant les effets et les causes, sert de symbole à la confusion générale, il s'est efforcé d'établir des rapprochements, de cher- cher des explications, d'ouvrir des perspectives, de formuler un plan d'action. Nous ne saurions affirmer que le livre de M. Fabre-Luce sur la Crise des Alliances, ne passera pas inaperçu, que sa clarté et sa fermeté ne paraîtront pas des faiblesses. Ceux-là se plairont pourtant à le lire, qui aiment à se rendre compte des rapports réels entre les faits, et qui croient, comme l'auteur, qu'il est des questions, même politiques, que « l'intelligence peut résoudre ». Nous sommes, lui, vous et moi, mon cher Rivière, entièrement du même avis.
ADOLPHE DELEMER
LE GÉRANT ; GASTON GALLIMARD. ABBEV1LLE. — IMPRIMERIE F. PAILLART.
�� � 2^7
��PAUL VALÉRY, POÈTE
��Une grande intelligence inappliquée : tel m'apparaît d'abord Paul Valéry. Et nulle intention n'est en moi de le diminuer par cette définition. Car aussitôt j'ajoute que si cette intelligence eût trouvé à quoi s'attacher, nous per- dions un des poètes les plus rares, les plus inattendus de notre littérature.
Il a fallu que les idées, dans un cerveau, par miracle, se maintinssent pures de tout objet pour que devînt enfin pos- sible ce monstre : un poète idéologue, un chantre de l'enten- dement :
Quoi ! c'est vous, mal déridées !
Que fîtes-vous, cette nuit,
Maîtresses de l'âme, Idées
Courtisanes par ennui ?
— Toujours sages, disent-elles,
Xos présences immortelles
Jamais n'ont trahi ton toit !
Nous étions non éloignées,
Mais secrètes araignées
Dans les ténèbres de toi ! 2
Tout le monde aujourd'hui est d'accord pour admettre qu'une vérité, c'est-à-dire une idée en contact avec les choses et les reproduisant, est inexprimable en poésie, ou
i. Le recueil complet des poèmes écrits par Paul Valéry depuis la Jeune Parque vient de paraître aux éditions de la Nouvelle Revue Fran- çaise sous le titre de ChUtrmes.
2. Aurore, dans Charmes, pp. 7 et 8.
1/
�� � 258 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
n'y peut passer qu'en l'infectant de prosaïsme. La poésie tend de plus en plus à se différencier du jugement, et même de la perception (à cause de ce qui y est impliqué de jugement) ; elle s'ouvre de plus en plus sur cet abîme que nous portons en nous, différent à la fois du cœur, des sens et de l'esprit, et elle se dévoue, avec une docilité croissante, à en recueillir les incertains murmures. Ainsi semble-t-il qu'elle exclue de plus en plus sévèrement de son sein le lyrisme intellectuel.
Oui, mais Valéry s'est rencontré, doué d'anormales antennes pour tout ce qui est intelligence en formation, et conscient de son esprit comme d'autres peuvent l'être de leurs sentiments, qu'ils voient naître sans savoir encore à quoi ils s'attacheront. Un œil antérieur lui a été donné pour ce travail secret des idées quand à peine encore elles se dégagent des images et s'étirent « mai déridées ». Il sent dans toutes ses circonvolutions le grouillement de ces « secrètes araignées ».
Et sans attendre qu'elles se soient fait jour, il les
exprime, il trouve les mots qui conviennent à leur informité
spécifique.
Ne seras-tu pas de joie
Ivre! à voir de l'ombre issus
Cent mille soleils de soie
Sur tes énigmes tissus ?
Regarde ce que nous fîmes
Nous avons sur tes abîmes
Tendu nos fils primitifs
Et pris la nature nue
Dans une traîne ténue
De tremblants préparatifs r . . .
Et en effet c'est toujours à l'état latent et comme embryon- naire que le sens habite chacun des poèmes de Valéry ; il est présent en chaque vers ; et sans doute, en chaque vers, le même ; mais justement en aucun plus clair ni plus déve-
1. Aurore, p. 8.
�� � PAUL VALERY, POETE 259
loppé que dans le précédent. Rien de plus curieux que de suivre, tout le long du Cimetière marin par exemple, l'espèce d'effort constant que fait l'idée pour soulever sa dalle et apparaître au lecteur, et l'art souverain avec lequel le poète la maintient dans ses bandelettes et jusqu'au bout larvaire. Elle est, cette idée, d'aspiration tout au moins, extrêmement abstraite et générale ; on la sent d'essence quasi-mathématique; c'est sans doute une pensée sur l'Eternité et sur son contraste avec le Devenir ; mais jusqu'au bout elle refuse la clarté et la vérité auxquelles elle semble vouée pour émettre des effluves strictement poétiques et toute cette série d'images denses et radieuses qui font dans notre esprit comme :
Cent mille soleils de soie.
En décrivant ainsi l'Intelligence sous son aspect pure- ment virtuel, Valéry évite le danger d'ébranler en nous la réflexion, de nous donner à penser et de dissiper par là notre attention sensible, qui est toute celle dont a besoin la poésie. Il conserve à celle-ci son caractère de création pure, de traduction de l'immédiat, d'inexplication. Il se donne le luxe d'être le poète des Idées et de ne pourtant jamais nous caresser qu'avec de l'ineffable :
J'étais présent comme une odeur, Comme l'urSme d'une idée, Dont ne {misse être élucidée L'insidieuse profondeur. l
��Valéry traite l'intelligence comme d'autres autour de lui l'Inconscient ; il y voit avant tout une source qu'il faut regarder bouillonner ; elle ne lui apparaît que comme un cas particulier de cette obscure fomentation dont nous sommes le siège plutôt que les auteurs.
1. Ebauche d'un serpent, p. 66.
�� � 260 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Ce n'est pas sans raison que les Dadas l'ont un instant considéré comme un de leurs maîtres, ni que lui-même s'est senti pris d'une si vive curiosité pour leurs efforts.
Valéry est profondément de notre temps et participe de cet « esprit nouveau » qu'André Breton est si anxieux de voir enfin défini, par son respect du hasard, de la chance verbale, mais surtout de la chance intellectuelle. Tout son travail (lui-même ne cache pas combien il peine sur sa page) ne tend qu'à la provoquer. C'est en définitive d'un spasme de son esprit, longuement à l'avance chatouillé, qu'il attend le succès, qu'il attend même simplement la suite de ce qu'il vient de dire.
L'inspiration pour lui n'est pas ce long souffle logique par quoi les anciens poètes se laissaient interminablement enchanter. Sa méditation est explosive. De sa contention il ne sait absolument pas ce qui va naître; il ne veut pas le savoir, pour mieux le dire :
Elle s'écoute qui iremble Et parfois ma lèvre semble Sou frémissement saisir '.
Aux dadaïstes, tenants de la plus rapide sténographie, Valéry s'apparente, d'une manière paradoxale, par sa pa- tience, qui est, en effet, d'abord, elle aussi, un hommage à l'Inconscient. (Et ainsi il nous aide à reconnaître la filiation, à première vue un peu cachée, du dadaïsme à Mallarmé.)
L'attente de ce qui viendra existe chez Valéry comme chez les Dadas : elle est seulement plus longue. Elle s'accompagne peut-être aussi d'une foi moins aveugle dans l'immanquable qualité de ces présents du hasard.
��Et même d'une certaine révolte.
i. Aurore, p. 9.
�� � PAUL VALÉRY, POETE 26 I
Nous touchons ici à ce qui fait la véritable originalité de Valéry ; après l'avoir vu plongé dans son temps, nous découvrons par où il s'y oppose, ou tâche tout au moins d'en éluder la coutume ; ainsi gagne-t-il ce peu d'exil parmi les siens, qui est le signe de la vraie grandeur.
(Et ce ne peut pas être non plus sans raisons qu'après l'avoir révéré, les Dadas se sont légèrement détournés de lui.)
Je ne puis m'empêcher de voir dans la Pythie une véri- table confession personnelle :
— ■ Oh ! maudite /... quels maux je souffre !
Toute ma nature est un gouffre !
Hélas ! Entrouverte aux esprits,
J'ai perdu mon propre mystère !..'.
Une Intelligence adultère
Exerce un corps qu'elle a compris. l
Il y aurait quelque puérilité à se représenter Valéry comme à la lettre « exercé » par un démon vraiment étranger à lui-même, vraiment « adultère », et comme désespéré par cette « possession ». Pourtant cette bouche intérieure dont souffre la Pythie et qu'il s'applique lui aussi à laisser parler au fond de son esprit, pas plus que la Pythie il n'en accepte avec une entière soumission les oracles. Elle n'est en lui qu'
Une bouche qui veut se mordre Et se reprendre ses aveux. 2
Un besoin d'ordre, d'harmonie, de composition le tra- vaille qui l'empêche de se complaire dans une indistincte et fortuite vaticination.
Un besoin de personnalité surtout. Il sent bien le di- lemne terrible qui se pose de plus en plus impérativement
i. La Pythie, p. 38. L'expression « entr'ouverte aux esprits » se retrouve dans Ebauche d'un serpent, p. 65, ligne 5. 2. La Pythie, p. 39.
�� � 262 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
au poète moderne : ou se faire la voie par où viendront à la lumière, intacts, prédominants, les monstres de l'In- conscient et perdre ainsi toute forme et toute réalité per- sonnelles, ou s'attacher à sa propre différence, à son moi, et risquer la pauvreté, la maigreur, l'éloquence, tout ce dont la poésie ne veut plus. Tout en luttant contre ce second péril, Valéry, comme la Pythie, pourtant répugne à voir « toute sa nature » devenir « un gouffre ». Au moment même où il « s'entr'ouvre aux esprits » et où il provoque à s'exprimer cette « Intelligence adultère » dont il est habité, il craint de « perdre son propre mys- tère ». Comme la Pythie de son beau corps uni et cons- tant, une nostalgie le prend de son intégrité spirituelle *. Avec la Pythie, volontiers, il se lamenterait sur l'invasion qu'il subit :
Le temple se change dans Vautre Et l'ouragan des songes en: An même ciel qui fat si beau. 2
Il résiste, il cherche à se reconstruire. Avec la Pythie en- core, il prie la « Puissance créatrice » :
Sois clémente, sois sans oracles ! Et de tes merveilleuses mains, Change eu caresses les miracles, Retiens les présents surhumains ! C'est en vain que tu comtmtnifi A nos faibles tiges, d'uniques Commotions de ta splendeur ! L'eau tranquille est plus transparente
��i . Ailleurs il se voit comme les grenades éclatées sous la pression de leurs grains :
Cette / ■.■mineuse rupture Fait rêver une unie que j'eus De sa secrète arebiteetu
(Les Grenades, pp. 24-25.) 2. La Pythie, p. 42.
�� � PAUL VALÉRY, POETE 263
Que toute tempête parente D'une confuse profondeur ! ?
Reste à savoir comment il reprendra sa « tranquillité » et sa « transparence », comment il corrigera en lui les soubresauts de l'Esprit. Il lui faut à tout prix trouver un instrument de régulation, une cadence extérieure à lui-même, à quoi il puisse conformer ses délires.
C'est le langage qui va la lui fournir :
Honneur des hommes, saint langage, Discours prophétique et paré, Belles chaînes eu qiti s'engage Le dieu dans la chair égaré, Illumination, largesse ! Voici parler une Sagesse 2 ...
Avec un peu de mysticisme, Valéry considère le langage comme doué de propriétés intrinsèques et qui peuvent aussi bien agir sur celui qui l'emploie ; il lui reconnaît une valeur magique.
Et le sens profond de sa poésie nous apparaît enfin ; elle est, avant tout, pour lui, un moyen de se guérir de ses hasards.
Nous disions tout à l'heure qu'elle tâchait de les expri- mer, et même qu'elle les attendait pour naître. Oui, mais c'est avec l'intention de les réduire, de les appri- voiser.
On sent en elle quelque chose d'incantatoire :
— Calme, calme, reste calme ! Connais le poids d'une palme Portant sa profusion ! 3
Valéry, par ses chants, s'invite lui-même à l'ordre et à
��1. La Pythie, pp. 43-44.
2. Ibid., p. 47.
3. Palme, p. 76.
�� � 264 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
l'harmonie. Il sait que les mots ont entre eux, dans l'ab- solu, des affinités secrètes ; non de sens, de forme plutôt, ou même simplement de démarche :
Salut encore endormies
A vos sourires jumeaux,
Similitudes amies
Qui brilleiparmi les mots ! T
Ce sont des ressemblances si subtiles et si injustifiables que le poète seul est capable de les remarquer ; le sens plus souvent les voile qu'il ne les révèle.
Cest sur elles pourtant qu'il compte pour s'arracher à l'arbitraire; il sent bien qu'elles seules, justement, ont avec le hasard assez de complicité pour pouvoir le séduire et le ramener enchaîné.
Il va donc les toucher, il les frappe comme de pacifiantes cymbales.
Tout le problème pour lui consiste, aidé par la méca- nique du vers, à rallier secrètement les mots épars, à révéler leur latente parenté, à les engager dans une sorte de conspiration harmonique et à rétablir ainsi dans son intelligence un substitut de l'ordre et de la nécessité dont sa vacance la prive. Les « belles chaînes » des mots vien- nent remplacer l'enchaînement du réel ; elles empêchent les idées de se débander ; les vers courent après elles et, comme avec de confuses mains, les appréhendent, les retiennent, les apparient.
Brandissant son poème, Valéry veut :
Que cette plus pâle des lampes Saisisse de marbre la nuit 2 .
Et en effet, au sein de la nuit mentale, de pures « co- lonnes » s'élèvent peu à peu et « chantent » ; une régula- rité se déclare, à laquelle, avec le poète, nous nous atta-
1. Aurore, p. 7.
2. La Pythie, p. 40.
�� � PAUL VALÉRY, POETE 2o5
chons instinctivement. Le « temple » se reconstruit — de sa personnalité et de la nôtre. Un rythme nous reprend avec toutes les obligations qu'il comporte. Le « saint lan- gage » nous régénère et nous sauve.
��*
- *
��« Charmes » ! Pour bien lire les poèmes de Valéry, il faut y chercher avant tout des entraves sensibles à la trop grande liberté de l'esprit ; ils ne révèlent toute leur force que si l'on se décide à se laisser « charmer » par eux dans ses incertitudes ; à qui leur confie sa pensée en dérive ils apportent les digues les plus suaves qui se puissent rêver :
Patience, patience Patience dans l'a%ur ! Chaque atome de silence Est la chance d'un fruit mûr ! Viendra l'heureuse surprise : Une colombe, la brise, L'ébranlement le plus doux, Une femme qui s'appuie, Feront tomber cette pluie Où l'on se jette à genoux ! '
Qui ne se sentirait réduit et déterminé dans sa plus secrète contingence intellectuelle par une si parfaite, par une si liante strophe ?
Le grand mystère dune telle poésie est qu'elle parle à peine aux yeux, caresse sans doute l'ouïe, mais cherche surtout l'intelligence comme un sens à émouvoir, et l'at- teint ; c'est sur l'intelligence que portent presque sans aucun intermédiaire ses attouchements ; elle agit sur elle à la façon d'un magnétiseur.
Valéry retrouve, sans les imiter le moins du monde systématiquement, le secret qu'avaient les classiques de
i. Palme, p. 79.
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forcer au parfum les mots abstraits; rien que par la façon dont il les amène dans le vers et comme s'il fléchissait pour nous la branche qui les porte.
Par moments nous nous sentons vraiment comme la Jeune Parque :
... la narine joinh 1 au vent de l'oranger.
Le délice est si fort que toute autre exigence en nous se tait pour un instant.
Et pour exprimer encore d'une autre façon le charme comme physique que peuvent exercer certains de ces vers, ils sont, dirai-je, par leur allure prudente et divine, par les « pas admirables » qu'ils font en nous, par leur pureté, par leur grâce, par leur silence, comme de belles nymphes qu'il faut faire appel à toute sa sagesse pour ne pas poursuivre et enlacer.
Pourtant une impression côtoie, si j'ose dire, notre enivrement : l'impression que nous ne sommes ici que des invités. Nous participons aux voluptés, à la tranquillisation que s'offre le poète, mais nous n'y baignons pas; elles n'ont pas été préparées pour nous et par instants peut-être nous en apercevons-nous à une hésitation de notre plaisir.
Dans tout usage curatif, c'est-à-dire égoïste, que fait un écrivain du langage ou de la poésie, il y a un danger. Les mots ne peuvent être à la fois tournés vers celui qui les suscite et vers celui qui les reçoit, vers le poète et vers le lecteur : s'ils servent au premier déjà à se guérir, ils servi- ront un peu moins à ravir le second. S'ils font au premier une galerie d'images modératrices et l'environnent de douces remontrances, ils induiront moins facilement le second en extase.
Peut-être Valéry, comme M. Teste, se parle-t-il, parfois, un peu trop uniquement à lui-même. On le sent, à certains moments, qui s'adresse ses vers pour son exclusif apaisement ; il ne s'ensuit pas d'obscurité véritable ; mais ce quelque chose cesse entre eux par quoi ils seraient
�� � PAUL VALÉRY, POETE 267
portés tous à la fois dans notre esprit ; un parallélisme les gagne, une sorte de symétrie ; nous ne passons plus des uns aux autres » ils ne se joignent que par la racine et elle est ailleurs qu'en nous.
Voici mes vignes ombreuses, Les berceaux de mes hasards ! r
L'art — inégalable d'ailleurs — de Valéry est de réserver des emplacements, de créer pour la pensée qui va naître des berceaux où elle se trouvera abritée, encadrée. Mais comme il ne la connaît pas à l'avance, ni ses dimensions, ni même sa forme exacte, il est obligé de lui laisser un certain jeu. De là, par moments, ces mots abstraits qui viennent se placer les uns auprès des autres, sans se préciser mutuel- lement et comme si chacun voulait garder l'entière et vague provision de tous ses sens pour faire face à des éventualités imprévues.
Etre !... Universelle oreille !
Toute l'âme s'appareille
A l'extrême du désir 2 ...
De là aussi ces vocatifs continuels, si souvent délicieux, mais qui ne sont qu'un appel que l'esprit lance à son propre futur encore indeviné.
En d'autres termes, le hasard, chez Valéry, ne me paraît pas toujours assez exactement conjuré. La dépense inouïe que fait le poète, d'intuition verbale, la finesse incomparable avec laquelle il palpe, ausculte et choisit les mots selon leurs vertus les plus secrètes, n'arrivent pas toujours à remplacer cette élection naturelle qui se ferait entre eux s'il les employait à traduire quelque sentiment. Pour mieux débrouiller certaines équivalences, il aurait besoin parfois d'être affecté plus fortement. Les « ébranlements » qu'il subit sont souvent trop « doux », trop indistincts.
1 . Aurore, p. 9.
2. Ibid, p. 9.
�� � 268 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Heureusement la sensualité veille en lui, sèche, nette, ardente et qui sait, elle, à merveille, ce qu'elle veut. Ah ! sitôt qu'on la sent s'émouvoir en lui, quelle joie ! Comme immédiatement les mots se groupent, s'ajustent, s'en- tr'aident ! Comme ils vont vite et légèrement au but ! Comme leur sens revit et s'aiguise ! Comme leur dard reparaît !
j'ai grand besoin d'un prompt tourment :
Un mal vif et bien terminé
Vaut mieux qu'un supplice dormant !
Soit donc mou sens illuminé
Par cette infime alerte d'or
Sans qui l'Amour meurt ou s'endort ! '
Toute l'âme, en effet, du poète s'anime à la suite de cette piqûre physique ; elle s'ordonne, sans aucun secours exté- rieur cette fois ; elle ne se demande plus où aller; elle devient urgente comme le corps lui-même qui l'entraîne.
Et du même coup on voit se dessiner dans le poème un mouvement continu ; le désir lui communique sa douce perpétuité : et nous retrouvons cette sensation de progrès et d'instance, sans laquelle il n'est peut-être pas de vérita- ble poésie.
Comment m'empêcherais-je de recopier ici, à titre d'exem- ple et en guise de conclusion, cette délicieuse Fausse Morte, 2 qui me paraît bien être, en définitive, le chef-d'œuvre du recueil :
Humblement, tendrement, sur le tombeau charmant,
Sur l'insensible monument, Que d'ombres, d'abandons, et d'amour prodiguée,
Forme ta grâce fatiguée, Je meurs, je meurs sur toi, je tombe et je m'abats,
��i. L'Abeille, p. 2. 2. p. 24.
�� � PAUL VALÉRY, POETE 2 ^9
Mais à peine abattu sur le sépuîchre bas, Dont la close étendue aux cendres me convie, Cette morte apparente en qui revient la vie, Frémit, rouvre les yeux, m'illumine et me mord, Et m'arrache toujours une nouvelle mort Plus précieuse que la vie.
JACQUES RIVIÈRE
�� �� � IPHIGÉNIE
Ce jeune Yankee décoratir qui regarde le Texas avec des yeux de relativisme, vois, Einstein, comme il est mince, et fragile, sur une route, en Amérique. Il a sur le front une couronne de véritable pâleur, et il porte dans ses mains des lis inutiles à ce récit. Son étroite moustache blonde correspond à ses sentiments. Son veston sort de la maison Meldrun et Hill, d'Austin. Il a des yeux d'élégie, et d'adorables joues roses destinées à quelque collection. Vraiment, il est beau comme Iphigénie.
Parfois, il mord une tige de roseau coupée dans les pages de quelque pastorale. Et parfois il se ronge les ongles comme un petit garçon sale. Puis, il ôte son lorgnon cerclé d'or, le casse, et le jette dans la prairie de pissen- lits. Maintenant, il tire de son gousset en drap austral une grosse montre civilisée, avec deux aiguilles polaires dont Tune avance et dont l'autre recule, à cause du détraque- ment de son cœur.
Des hommes glabres, tous les cent ans, l'amènent là, au carrefour des rites. C'est la coutume prescrite par les vieillards. Les Cavaliers Rouges viendront en prendre livrai- son, et le conduiront au Pays Rouge. Justement les voici. Ils sont quatre, montés sur des chevaux nus. Ils arrivent directement des quatre points cardinaux. Je crois que ce serait le moment de les peindre, malgré le crépuscule. Mais je n'ai pas de pinceau sous la main. Et puis je m'inquiète plutôt du jeune Yankee. Il ne bouge pas. Ah ! je com- prends : il est enchaîné, par ses bottines vernies, à la Pierre des sacrifices.
�� � 1PHIGÉNIE 27I
��Les Cavaliers Rouges mettent pied à terre avec un ensemble cinématographique. Le plus jeune se découvre le sein, d'où coule un lait noir, et allaite un enfant qui vient de naître sous ma plume. Serait-ce donc un symbole ? Je ne crois pas. Les critiques avisés affirment professionnellement que le symbolisme est mort. A vous, Henri de Régnier ! Au fond, c'est le Grand Barbu qui a le meilleur rôle. Il s'approche d'Iphigénie, le baise sur la couture du pantalon, et délace ses jolies bottines. Bravo ! Iphigénie est libre ! Puis il l'emporte dans ses bras, et le couche en travers de sa selle. Les quatre Cavaliers remontent à cheval. Ils galo- pent toute la nuit, à travers la Prairie. Parfois, un loup passe dans le sentier maléfique, maigre, et les oreilles pleines d'étoiles. Ou bien, dans quelque hacienda, un coq poitrinaire chante la mort. Au loin flambe quelque grand feu de pâtres, d'ailleurs dépourvus de la moindre astro- nomie. — Et Iphigénie ? Iphigénie dort. Je vous parlerai de lui tout à l'heure. Pour l'instant, les Cavaliers Rouges traversent une ville ; ce doit être San-Antonio. Je ne l'ai jamais vue ; mais je vais la décrire tout de même. Elle est blanche et grasse comme une misstress. Elle a ôté son square en forme de bague, et l'a posé sur un guéridon ; elle a remisé la Colonne de l'Indépendance dans un étui de laque fourré de soie; elle a ouvert sa Grande Avenue comme une Bible, fait sa toilette près du Temple, soufflé dix mille bougies, et s'est endormie sur l'épaule du Palais de l'Exposition. Rien ne saurait l'éveiller, ni le grincement de ma plume, ni le passage de quatre Cavaliers Rouges. Ils galopent maintenant sur la route du Mexique. Ne me demande pas, ami lecteur, où ils vont. J'en serais réduit à te tirer les oreilles, ou à interroger Iphigénie. Il dort toujours. Ce jeune Yankee a certainement lu les œuvres complètes de l'abbé Delille. Soudain, le Grand Barbu regarde l'heure à la montre australe, et me tend une tran-
�� � 272 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
sition. Iphigénie laisse pendre ses jambes nues dans l'atmos- phère. Il rêve à la Grande Ourse et au général Washington. Pendant ce temps, le Grand Barbu lui déboutonne le panta- lon, l'enlève, et le jette dans le firmanent. Il lui ôte le veston, et en affuble le torse d'un singe malade surgi à point au bout de ma phrase. Il défait le faux-col immaculé, la cravate à pois, et met le tout dans sa poche. Il ne reste plus qu'à délacer la chemise. Et voici Iphigénie tout nu. J'ai beau me voiler la face, le Grand Barbu pousse un cri d'amour, les chevaux hennissent, le soleil se lève, les Peaux-Rouges surgissent de toutes parts, et la cavalcade s'arrête sur les bords du Rio Grande del Norte...
��Nous voici, me dis-tu, en pleine imagination. Non point ! Mon imagination à moi est un escargot gras qui adhère à la réalité avec son mol ventre. Il se balade sur le monde, sur les oreilles des femmes, et sur les tableaux de maîtres, et tâte la substance des choses avec ses deux cornes flasques. Critique, ô crétin, qui considères un Rembrandt ou un Maurice Denis du haut de deux grosses lunettes, à la dis- tance réglementaire de huit pas, sache que nul ne saurait comprendre un tableau, s'il n'a passé sept fois sa langue sur la peinture sèche et acre, s'il n'a sept fois écouté, l'oreille contre la toile, le bruit tricentenaire de la brosse. Tu dis, homme à une dimension, que le soleil brille. Mais l'ima- gination de mon escargot sait que, à neuf heures, sur un talus du Texas, il a le goût ferme d'une de ces prunes violettes mûries par vent du Nord ; que, à quinze heures, sur Chandernagor, il parfume d'oeillet pourri l'âme avariée des congaïs ; et que, à minuit, par la ligne des Antipodes, il me communique à travers le globe son essence souter- raine d'orchidée. — Mon imagination est encore une douairière japonaise à monocle shelleyen... Mon imagina- tion est aussi un grattoir de rengaines et de parchemins... etc.. etc.. Nous l'avons laissée sur les bords du Rio Grande
�� � IPHIGÉNIE 273
del Norte. Elle y est encore, en compagnie des Peaux- Rouges. Un Peau-Rouge est un personnage ovale, superflu et éloquent, au teint bistré, aux mœurs cossues, avec de grosses épingles dans la cravate et des plumes sur la cervelle, et muni selon les longitudes d'accessoires aquatiques, de poil, et d'un cheval. On peut citer parmi les Peaux-Rouges : les Andalous, les Cubains et les Iro- quois. Mes Peaux-Rouges, par hasard, sont rouges ! Tant mieux ! Le paysage même est rouge : de ces grosses mon- tagnes artificielles enveloppées dans du papier mâché. Le Rio est plutôt un torrent ; et Chateaubriand ne l'a jamais vu. — Et Iphigénie ? Iphigénie se tient debout, regardant une vieille peau-rouge qui lit Pétrone dans le texte. Il est nu, et il tâche de cacher sa nudité avec ses cheveux, qui lui descendent jusques aux tempes. Je ne vois pas ses mains; et il me paraît sensiblement moins décoratif qu'au premier acte. Voici qu'un vieillard à face noire lui passe un manus- crit peau-rouge. Mais Iphigénie ne connaît que l'anglais. Alors, un autre vieillard, vêtu de laine blanche, s'approche, et l'interpelle : « Tu es beau, jeune Yankee ! Ta chair est rose comme celle des pastèques, et ton nombril est aussi blanc qu'une manchette de celluloïd. Je prie le Dieu Peau- Rouge qu'il t'agrée avec ta poitrine, tes joues, et tes jambes. Et je te sacrifie selon les rites pour l'accomplissement des destins ! »
Avant prononcé ces grandes et fortes paroles, le vieillard se tait. Un personnage inédit apporte, sur un plateau de cuir, la vieille hache à quatre tranchants. Des torches de caoutchouc s'allument çà et là. Une fumée liturgique monte dans le ciel peau-rouge. Deux jeunes vierges cou- chent Iphigénie sur la grande Pierre Plate, enduite de cire et de graisse de porc. Et un enfant impubère, saisissant la hache dans ses mains potelées, fait d'un seul coup tomber la tête d'Iphigénie.
Priez pour lui !
JOSEPH DELTEIL
18
�� � TERRE
��Sphère lourde où conspire un croissant cimetière, Triste de tous les dieux frigides qu'on déterre Le nez brise, sous le soleil d'or incassable, Pourras-tu longuement te hisser à la table Des planètes avec tes villes amarrées, Tes fleuves, ta vapeur de lune, tes marées, Ta ceinture en plein vol de nues et colibris, D'ombres peinant vers les concaves paradis, Vieille belle voilant à moitié ton visage Parmi la nuit, pour profiter de l'éclairage, Et laissant au vent vif qui cherche une patrie, Une odeur de fatigue et de coquetterie?
Aurons-nous du tonnerre encore dans mille ans Sous un ciel qui feindra toujours Félonuement, La foudre, les éclairs, réclame lumineuse, Et la petite neige antique et gracieuse Oui fait toujours les mêmes mines en tombant Depuis bien avant Homère, depuis Satan, La pluie et les beaux jours, l'aube primordiale ?
�� � TERRE 275
Terre, tu nés qu'une aventure conjugale ;
Courbe, tu chéris trop tes faciles rondeurs,
Ton vieux cadran qui rabâche Us vingt-quatre heures,
Et tes géographies affichées au collège,
Des bosses dé l'Afrique aux criques de Norvège,
Tes continents à qui tu infliges des formes
Et qui doivent dompter leurs inclinations,
— Pauvres ailes des mers, ccumeux goélands,
Oui veulent' vainement prolonger le rivage.
Attendrons-nous longtemps sous le mobile ciel
Un sort que nous savons terreux ef solennel ?
Serons-nous tes courtois cadavres jusqu'à l'os,
Eunuques des cinq sens et des qiMtre saisons?
Ah ! prends garde à l'humeur des hommes élastiques,
Aux complots retardés de ces fumeurs de pipes,
Las de ta pesanteur, de tes objections,
A notre envol un long jour de migration
Fers l'Océan du ciel aux claires colonies,
Pour refaire le toit de nos mélancolies
Avec la paille fraîche des constellations !
JULES SUPERVIELLE
�� � FRAGMENTS D'UN JOURNAL DE GUERRE
��FRITZ VON UNRUH
Les lignes que Ton va lire sont extraites du journal de guerre, encore inédit, de Fritz von Unruh. L'on s'accorde généralement, en Allemagne, pour voir dans cet écrivain un des plus impor- tants que la guerre ait révélés.
Né à Coblence en 1885, il entra très jeune dans l'armée, et fit la campagne dans l'entourage immédiat du Kronprinz. La guerre aura été un événement capital dans la vie de Unruh, un de ces instants qui marquent et orientent définitivement un caractère ou une activité. Il a su trouver les accents convenables pour en parler dignement, et quoique ses ouvrages soient aussi peu que possible imprégnés de l'esprit militariste, on a pu dire de lui à juste titre qu'il est le génie même de la guerre.
Cet officier de carrière sait ce qu'est une armée, ses manœu- vres et ses mouvements pesants; il connaît, pour y avoir goûté, l'exaltation de la victoire et la contagion de la défaite ; il sait apprécier l'état d'esprit d'une troupe au combat et juger, d'un seul coup d'œil, le retentissement profond, en chacun des com- battants, des ordres reçus ou transmis. Mais cette guerre dont il parle en homme de métier et en poète, (et c'est ce qui rend son témoignage doublement précieux et émouvant), il sait dès les premiers jours qu'il ne l'approuve pas. La révolte s'enfle, portée sur les ailes du plus sombre désespoir, et grandit, s'élevant contre cet état de choses cruel et t} T rannique qui le force à mener une vie si véritablement inhumaine. Les ordres même qu'on lui donne, il ne peut s'empêcher de songer à leur incompréhensible inanité, et toute sa conscience se débat aux
�� �� � FRAGMENTS d'uX JOURNAL DE GUERRE 277
prises avec cette époque qui ne sait que se renier et se déchirer elle-même. Mais ce combat contre la guerre qu'il mène jusqu'au cœur même de la bataille, ne le conduit jamais à la polémique ; il ne verse pas dans la littérature politique. C'est un poète qui parle, et c'est avec le lyrisme le plus vigoureux et le plus dé- pouillé qu'il flétrit les horreurs dont il est, malgré lui, le témoin.
Opfergang r , son œuvre la plus importante jusqu'à présent, (avec sa trilogie dramatique Une Race, où passent, par mo- ments, des souffles véritablement Eschyliens) fut interdite par la censure impériale, et ne put paraître qu'en 19 19. Ce roman avait été écrit dans les tranchées devant Verdun.
Le lvrisme de Unruh, contrairement aux tendances habi- tuelles de la littérature allemande, est simple et nerveux. Les images naissent, fortement cernées par les mots, et s'expriment sans défaillance. L'usage d'une phrase souvent extrêmement elliptique et d'un schématisme voulu, lui permet une violence et une netteté prodigieuses. C'est que son esprit nourri des grands classiques, de Shakespeare, et des tragiques grecs, connaît également les exigences des champs de bataille, où tout est réduit à l'essentiel, où chaque détail prend toute sa va- leur et où chaque instant se révèle riche d'éternité.
Unruh se veut une pensée nettement occidentale. Il ne prêche pas un vain pessimisme. Il sait qu' « au détour, déjà le but commence » et que l'homme est tout entier entre les mains des dieux.
Son style, qui évoque par certaines tournures la manière sobre et virile de Tacite ou de César, il ne le met pas au service des vaines philosophies prophétiques, actuellement en vogue dans les pavs d'Outre-Rhin. Sa sensibilité ne se com- plaît pas dans les molles séductions d'un Nirvana agréable et réconfortant. Il ne fuit pas devant la Vie, mais l'accepte tout entière, telle quelle, sans honte comme sans vain orgueil, parce qu'il est un homme, et que c'est à lui d'en justifier les dons les plus magnifiques ; et devant le carnage et la destruction universels, il se sent gonflé soudain de la présence consolante et inexplicable de « deux ou trois choses divines ».
J. BENOIST-MÉCHIN
1. Titre malaisément traduisible, et dont le sens approximatif est « la Marche au Sacrifice ».
�� � 2 7§ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
��8 septembre 1914.
Un sous-officier me réveille en me secouant. Je sors, effaré d'un sommeil pesant. Les naseaux reniflants de mon cheval me frôlent le visage.
Qu'y a-t-il ?
— Patrouille vers Parigny.
Je regarde vers l'aube. Le clair de lune s'étend sur la dévastation du dernier jour d'assaut. Doux, laiteux, son éclat baigne le visage grimaçant de la nuit. Dans l'air : plaintes et gémissements de blessés. L'atmosphère tinte comme du verre cassant. Le vent chasse toutes choses devant lui, vers leur dissolution. Devant moi, le ciel rougit. La main de la guerre s'abat comme la foudre et saisit un village dont elle consume les maisons ; il n'en reste bientôt plus que des tisons charbonneux. Les Uhlans de ma patrouille sont en selle. Le froid monte vers moi du fond des prairies de la Marne. Lointaines et calmes scintillent les étoiles. Dieu qu'ai-je à faire avec cette exis- tence qui me chasse toujours plus loin de mon cœur ou bien... ou bien...
Le sous-officier rit : Nous sommes à la veille d'une grande décision. Nous partons. Les arbres, les champs sur notre route, sont blancs de la poussière du jour accablant. La lune argentée pâlit. Le matin s'avance frissonnant. Pareille à l'heure qui précède le lever du soleil, sur les sables des déserts d'Egypte, voici s'étendre de toutes parts la lumière naissante. La lumière, comme la transfiguration du sang répandu. Un vent lugubre passe dans les crinières des chevaux. Une truie, dans un champ de pommes de terre, grogne et s'enfuit. Ses oreilles brillent, touchées par le soleil levant, comme des rubis dans la luzerne. Des villages en flammes piquent l'horizon de leurs feux pointus et métalliques. Hors des décombres des anciennes nabi-
�� � FRAGMENTS d'un JOURNAL DE GUERRE 2~ -)
tations s'élèvent des cheminées. Crayeuses, sans vie, exi- lées, elles témoignent des foyers où les hommes venaient jadis apporter leur pain. Nous parcourons au trot des villes mortes. Voici un petit soulier d'enfant, sur un tas de bouteilles d'eau-de-vie cassées. Des nuages déchiquetés passent comme des oiseaux de nuit devant le disque rouge et fumeux du soleil. A gauche, dans le petit bois que nous traversons, sifflent des shrapnells, comme un triom- phe de démons.
Un soldat, avec un bras blessé, qu'il tient attaché au- dessus de sa tète, nous croise, le regard égaré. Derrière lui trotte lourdement un veau. Des vagues nous appor- tent par bouffées l'odeur de la décomposition. Nous subis- sons les choses comme dans un cauchemar. Les façades des maisons s'effondrent autour de nous comme des fan- tômes. Des hauts murs s'anéantissent sans laisser de traces. Le feu lèche toutes les pierres. Le feu brûle la charpente des toits. Le feu brûle dans les caves. Pourquoi une seule flamme, Dieu Tout-Puissant, ne brûle-t-elle pas toute cette folie qui tient ta terre aux entrailles ? Ou ceci est-il déjà le commencement de ton jugement ? Un troupeau de chèvres se presse et se bouscule à notre approche. Les bêtes noires, dans les nuages de fumée épaisse, ressemblent à des diables. Un poste nous arrête, le chemin est barré. Nous sautons à terre et poursuivons notre route à pied. Devant moi galope un cheval sans maître, dessellé. Sur sa robe blanche se mélangent les reflets du ciel bleu, et la lueur des incendies. Il dresse les oreilles. Je le saisis par le licol. Une grenade éclate et il se sauve au galop., comme un Pégase errant. Les étincelles dansent, volent autour de lui.
L'artillerie commence son tir de préparation. Un pom- mier resplendit chargé de fruits, intact au milieu d'un jardin dévasté. Ses branches s'étendent jusqu'à une église dont le transept est brûlé. Nous devons enjamber u:\ cheval bouffi et éventré. Une patte pend, rabattue comme
�� � 280 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
un jouet de papier mâché. La tête saigne dans un champ de betteraves. De l'autre côté de la rue, une table Louis XV minaude lugubrement au milieu de cadavres et d'usten- siles de bivouac éparpillés. Sur elle scintille, de tous ses feux, un verre à liqueur, comme un diamant. Les rafales d'artillerie s'enflent et gagnent tout le front. Nous passons un à un le canal de la Marne sur un pont. Les grenades le criblent de leurs éclats. Les Français défendent le canal avec acharnement. Nous entrons dans les ruines fumantes de Parigny. Je m'oriente près de la gare. Mes semelles deviennent humides. Je regarde à mes pieds et m'aperçois que je suis dans une mare de sang, auquel se mélange le vin rouge qui s'écoule de bouteilles renversées à l'alentour. Les guichets et les salles de bagages sont détruits. Sur la voie gisent des cadavres. Un d'entre eux a la bouche entr'ou- verte, d'où s'échappe un filet de sang noir.
Derrière des maisons, des compagnies accroupies s'abri- tent. Nous nous frayons un chemina travers des décombres. Hors d'un tas de fumier, un vieillard me regarde fixement. A côté de lui la pièce est déchiquetée par les grenades. Une odeur d'eau croupie s'exhale du plancher. Une femme morte gît sur un large lit. Deux petits enfants vivants sur sa poitrine. Tout à côté, dans un fauteuil roulant, une très vieille femme. Le souffle me manque. Mort, mort ; tout est mort. Deux uhlans arrachent les enfants à la mère déjà froide et les emmènent. Je les remets au passage à une ambulance. La vie passe comme l'éclair. A présent j'ai fini avec la terre et avec le ciel. Les mâchoires grincent con- tractées. L'artillerie, avec toutes ses munitions de renfort, n'a pu réduire la batterie française au silence. L'infanterie, la baïonnette au canon, s'élance par vagues et monte à l'as- saut. Hourra-hourra-hourra... et puis, des pelotons san- glants qui crient, houleux.
Un officier s'approche de moi : En avant, en avant, excitez les soldats comme la flamme ou César ! C'est main- tenant qu'il nous faut des hommes qui connaissent la
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mort et la vie. Qui puissent mourir. — Et nos âmes ? Aujourd'hui, aujourd'hui c'est la décision, c'est le jour aujourd'hui ! Puis il fuit en avant. Des grenades éclatent. Des gémissements s'élèvent de chaque motte de terre.
Vous tous des villas et des banlieues, spectateurs, avec délices, de ce théâtre sanglant, la tragédie de Macbeth ne rassasie-t-elle plus votre soif d'horreurs, dont vous savouriez les angoisses au fond de vos loges sombres, que vous nous contraigniez maintenant à ce festin abominable ? C'est vous-même, c'est vous qui le payez, et y calculez encore votre profit. Les grenades éclatent parmi l'Alphabet ! Ce qui auparavant, avait de la valeur pour vous, nous le rejet- terons avec dégoût. Les larves doivent parvenir à la lumière de notre âme. Le jour de la connaissance approche ! Oui, nos ailes couvrent encore la vapeur du sang, que vous ne l'entendiez pas, que vous ne la voyiez pas, — mais les années viendront où nous ne viderons plus le calice jusqu'à la lie. Oui ; oui... elles viendront sur vous tous.
Un verrat, devant moi, couvre une truie. Sur son dos volète un canari échappé. A côté, sur un lit, gît un capi- taine français. Pâli, des bas de soie rouge éclairent ses jambes jusqu'au genou. Un membre, atteint çà et là, pend à son tronc, noir, décomposé. Mon œil le regarde sans pourrir. O cette image se creuse, s'enfonce en moi. Voici le chemin du symbole ! Oui ! la sainte vie, le bien le plus précieux de la création, vous avez osé y porter la main ! Dois-je, m'emparant du destin à la manière des Grecs, dévoiler le sens des augures et prononcer une prophétie ? Mais à quoi bon ? chaque chose a son temps, et bientôt sur ce champ de carnage, s'élèvera le hurlement des Eryn- nies.
Sur un mur, à côté d'une jumelle de campagne, détruite, la tête en plâtre de la Vénus de Milo. Derrière elle les nuages épais des grenades et des shrapnells. J'arrive à l'Etat- Major. Partout une agitation angoissée. Trois cents hommes de réserve passent. Les esprits deviennent nerveux. L'artil-
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lerie lourde française se fait plus proche. Un commandant se précipite vers le général. « Le vent tourne. La fortune nous est contraire. » Les rapports s'entre-croisent. « Le ... e régiment bat en retraite. » Le Général : « Impossible, les commandants du régiment m'ont juré de tenir le canal jusqu'au dernier. » Des officiers sont envoyés aux bagages. Les grenades françaises nous survolent. Crac, crac. Un capitaine d'Etat-Major devient pâle, oublie, se trompe, interroge, se renseigne. Une armoire déchiquetée tombe du grenier dans la cour. Un pantalon encore au crochet la suit en voltigeant. Le général avec ses officiers descend l'escalier, courbé. Les corridors sont bondés. Un avion français. Nos howitzers le mitraillent. Des nuages devant et derrière lui. Boum ! c'était dans la fabrique. Boum ! celle-ci dans la cour.
Voix : a Ils tirent bien les cochons. Il faut le leur accor- der. L'école de Napoléon. »
Le Commandant du quartier-général de l'armée arrive en auto. Il chuchote avec le général.
Voix : « Les mortiers en avant. — En temps de paix il faudra faire plus de grenades que de shrapnells. — Les grenades ont un effet plus démoralisant. » Boum ! Une fumée du diable, et l'église de Parigny s'effondre d'elle-même. Tous cherchent un abri. Je marche sur un zouave tué. Mâchoire inférieure et gorge sont complètement arrachées, de sorte que je puis voir l'intérieur de son crâne. Devant un mur, intacte entre deux cierges, une vierge tend, comme d'habitude, ses mains bénissantes. La ligne de la Marne est enfoncée.
11 Septembre.
« Jour funeste et malheureux ! » Un officier entre brus- quement avec ces mots. « Qu'v a-t-il ? » Des lampes de poche et des voix s'éveillent. « Les bagages et les ambu- lances doivent reculer encore de 1 5 kilomètres. — Reculer ? Vous êtes fou ! — Avant toute lumière. »
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Je saute, je me précipite vers la rue. Des chevaux passent au galop. Des voitures grincent. « A 6 h. 30 tout en ordre démarche. — Nous reculons. » Un commandant d'Etat- Major rit nerveusement et setend du miel sur du pain. D'autres se tiennent autour des cuisines roulantes et avalent rapidement du thé chaud. « Les Français vont en faire une figure, je voudrais être là pour les voir quand ils décou- vriront que nous sommes tout à coup partis. Ils le prendront naturellement comme une grande victoire. Pourvu seule- ment que les avions ne sortent pas trop tôt! Allais, Dieu merci, le ciel se couvre complètement. Aujourd'hui leurs batteries tirent en champ libre 1 » Rire général. « On doit avoir entrepris un changement de front. — Est-ce qu'il faut toujours placer les mortiers en avant ? — Non, ce n'est plus nécessaire. — Mais nous voulons aller cher- cher nos how itzers. » Le vent du matin traverse la plaine en sifflant. Je titube. Les régiments reviennent par groupes isolés de trente hommes, a Reculer ? » Ce mot s'élève dans l'espace comme un point d'interrogation sombre. « Recu- ler. » Le général regarde par la fenêtre et demande à un homme : « Où étiez-vous ? — Près de la ... c Division. — Et ...? » Il se penche hors du cadre. « Les soldats veulent savoir pourquoi nous reculons. On crie, on grogne : d'abord on nous précipite en avant, maintenant en arrière. Il faut simplement abandonner les positions acquises. » Le général met la main dans sa poche. « C'est dégoûtant, il va pleuvoir. » Ses cheveux blancs se soulèvent dans le vent. « Affreux. » Il se caresse la moustache. « Nous chan- geons de front, ou plutôt, Dieu sait ce que nous faisons. Moi non plus, je ne suis pas orienté. » Il nous regarde tous tristement. « Tout allait bien là-bas cependant ? Il semble que l'armée formant aile droite ne nous ait pas suivis ! Cest peut-être pour cela qu'on nous ramène en arrière. » On apporte la nouvelle de fortes pertes. Le général la regarde, soulève un appareil photographique qui est sur le rebord de la fenêtre, le repose soigneusement. Il met son
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képi et referme la fenêtre. Un chef de batterie passe au galop. « Comment ramener nos pièces ? — Les rendre inutilisables. — Mais comment ? — Enlevez les cu- lasses. — Ils ont des pièces de rechange. — Alors faites sauter. — Les canons sont encore solides. — Alors amenez-les. — Ce serait mieux. — Nom de Dieu, le mieux serait encore que nous ne reculions pas. » Un major s'avance. « Quoi, quoi ! nous reculons ? Qu'est-ce que cela veut dire, reculer ? — Reculer, par- bleu, que l'on abatte sur le champ celui qui emploie ce mot autrement que suivant son sens habituel ! — C'est très bien, que cette stupide course en avant s'arrête. — Il semble que de la cavalerie française et des troupes anglaises se soient glissées entre la première et la deuxième armée.
— Concessions à l'ensemble de la situation. — Encore une fois c'est parfait que ce tohu-bohu délirant de victoire ait cessé et que nous puissions connaître enfin la dureté des temps. — C'est bien comme ça, ce n'est plus une pro- menade vers Paris. — Il semble que nous le devions à une armée qui croyait tout pouvoir faire à elle seule. » Quelques soldats abattent des pommes dans les arbres. Les nuages, bas, rasent la plaine. « Comment rédigeons-nous les ordres ? — D'abord attaquer puis nous retirer encore? Drôle de commandement, diront ceux de la troupe.
— Doit-on demander son avis à chaque soldat séparé- ment ? — Les officiers seuls doivent savoir ce dont il s'agit. — On murmure, on serait devenu nerveux en Orient. — Le plan de campagne du général von Schlieffen ne sera pas tenu. D'abord Paris, puis les Russes. On a l'air de vouloir le retourner : d'abord les Russes et ensuite Paris. — Avez-vous confiance en Moltke ?» — On secoue la tête.
Nous partons à cheval. Les phrases que je viens d'en- tendre tournent dans ma tête, mélangées à mes songes. Une petite pluie fine tombe sur toutes choses. Je reste avec quelques uhlans. Pour attendre les ordres. On emmène
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les blessés légèrement atteints. Les grands blessés sont laissés sur place. Des imprécations terribles sortent des ambulances. Des voix appellent,* crient, gémissent. Des infirmiers, des infirmières, des caporaux restent auprès d'eux avec une grandeur calme et tranquille.
Maintenant seulement, ce recul prend corps en moi. Maintenant seulement, car une honte brûlante monte à mes tempes. La honte que nous soyons forcés d'abandon- ner à leur destin ces frères humains et mutilés. Oh : c'est comme si un remords implacable nous chassait de ce délire, hors duquel nos camarades sanglants nous regar- dent d'un œil fixe et dilaté. Des colchiques se balancent, douces, mauves, répandues dans les prairies. Des troncs de bouleaux s'élèvent lentement, comme des fantômes dans le matin. Derrière un officier court un pinchernoir. Il saute devant chaque cavalier. Devant le plus faible bruit, il rabat sa queue entre ses pattes. Chaque fois qu'il saute vers un soldat on le rejette brutalement au milieu de la rue. « Arrière. »
Du fond des jardins, monte la lueur pâle des dahlias et des soleils. Vous voici. O fleurs dans la guerre, étoiles solitaires dans les ténèbres de ce délire. Les feuilles autom- nales jonchent le sol, ou descendent vers la terre en gémis- sant. La nostalgie me tient, de mon pays lointain et abandonné. Nostalgie ! Nostalgie ! Les nerfs tendus à l'excès se relâchent. Oh, je voudrais m'écouler dans l'Amour, dans la Joie ! M'abandonner à de nouvelles vies ! Toutes ces vies dont la révélation peuple ma poitrine de leurssoupirs gémissants. Je ne suis plus un homme. Mes mains se replient inconsciemment. Le monde s'effondre, s'effondre autour de moi. Je suis saisi de vertige. Qui m'a forgé les chaînes de cette existence barbare ? Pardonnez- moi, Dieu Tout-Puissant, mais une malédiction, une malé- diction terrible sur mes ancêtres et mes pères, m'étreint la gorge. Vous m'avez poussé à ce métier, et voici que l'âme du soldat me fait soudain défaut ! Ne pas penser, ne pas
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penser ! Sans quoi la nuit tombe sur tout entendement. A peine arrivé dans un village, de nouveau partir. « Plus, plus loin, en arrière. » Voix : « Ces Français avan- cent, il faut reculer encore ! — Est-il vrai que nous abandonnons toutes nos positions ? Aussi l'Argonne ? Aussi Reims ? Quelle folie ! — Hautes mesures straté- giques. — Et combien de temps encore voulez-vous nous cacher la vérité ?» — Les communications télépho- niques sont coupées. Je vais... je vais... je vais...
La route est boueuse. Autour de chaque arbre un trou s'est creusé, plein d'eau. Le vent froid siffle à travers des espaces incultes. Les sabots de mon cheval glissent et patau- gent dans le sol humide. « En arrière, en arrière ! »
Sur la chaussée des autos font hurler leurs sirènes, tout le long des fourgons à bagages. « Dégagez la voie, dégagez la voie. » C'est le signal éternellement renouvelé. Un trou- peau de moutons bêle égaré parmi nous. Les arbres sifflent, échevelés, sous les rafales de vent intermittentes et brus- ques. Des masses épaisses de nuages noirs passent, chas- sées, au-dessus de ma tête. Comme un déluge elles se déli- vrent de l'horizon. Elles viennent de France !. Elles viennent, noires !
Yeux-tu nous saisir ? Veux-tu nous saisir ? Qui dévoilera le sens de ce retour ? Qui, qui, qui ? Oh ! que je sois frappé d'oubli ! Que ceci au moins soit épargné à mes songes...
FRITZ VON UNRUH
Traduction de Jacques benoist-méchin.
�� � SILBERMANN
��v
��Aig.uesbelles m'offrait, chaque été, un spectacle identique, méthodiquement réglé. On eût dit qu'une ordonnance supérieure eût assigné à tous les habitants du mas une tâche exacte devant laquelle ils ne viendraient à faiblir qu'au moment de la mort.
Mon grand-père s'occupait de son domaine avec un soin invariable. Tous les jours, avant le coucher du soleil, quel que fût le temps, il allait inspecter ses vignes en voiture, suivant des chemins tracés exprès dans la terre labourée et par lesquels lui seul passait. On apercevait au loin son buste qui restait rigide en dépit des cahots et se dressait au-dessus de l'horizon.
M'a grand'mère était sans cesse en mouvement malgré son âge. Elle allait, du matin au soir, de la ferme à la magnanerie, son beau visage aux pommettes fraîches abrité sous un grand chapeau de paysanne. Préoccupée perpétuellement par l'amélioration du mas, elle décidait des changements qui s'effectuaient aussitôt, non sans qu'elle- même, qui bouillait d'activité, y eût mis la main. Lors- que par hasard nous la surprenions à ne rien faire, elle se sentait si honteuse qu'elle se troublait et disparaissait après nous avoir dit :
— Il faut que je vous laisse, mes enfants, j'ai tant de besogne !...
i. Voir la Nouvelle Revue Française du ie r août 1922,
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La tâche de ma mère, entre ces deux êtres, était de les servir avec un amour parfait. Je me demande si sa cons- cience scrupuleuse ne lui reprochait pas comme une tra- hison envers ses parents l'amour qu'elle portait à mon père, et si chaque année elle ne revenait pas à Aigues- belles avec le cœur d'un enfant qui veut se faire par- donner.
Sous cette tradition austère, si bien revêtue de douceur, le devoir se présentait avec une saveur exquise. Je me plaisais à me fixer gravement de petites tâches secrètes que je m'évertuais à mener à bien. Au crépuscule, à l'heure où les travaux des hommes cessaient dans le mas, j'allais me recueillir dans ma chambre.
Ma chambre était située à l'étage le plus élevé de l'habi- tation. Les murs étaient blanchis à la chaux et le plancher recouvert de carreaux rouges. Il y avait, accrochée au mur, une image que je regardais souvent. C'était une grande photographie représentant un de mes oncles, un frère aîné de ma mère, qui était mort et que je n'avais jamais connu, mais dont la figure farouche et la destinée énigmatique hantaient mes pensées.
Ma mère m'avait fait sur lui bien des récits. Elle m'avait décrit, à travers la confusion de ses impressions d'enfance, les scènes auxquelles elle avait assisté lorsque ce frère, à l'âge de dix-huit ans, obéissant à un singulier vœu de renon- cement plutôt qu'à un désir d'aventure, s'était enfui de la maison « afin d'accomplir ma mission », avait-il écrit ; il ne savait laquelle. Elle m'avait raconté comment, revenu après plusieurs mois, le révolté était resté sourdement obstiné à sa mystérieuse vocation, allant jusqu'à maudire ses parents qui s'efforçaient de le retenir. Enfin j'avais appris qu'à vingt-deux ans il s'était joint à un groupe de missionnaires qui se rendaient à Madagascar et était mort en mer.
De ma fenêtre, je découvrais presque tout le domaine. J'aimais à m'y tenir au déclin du jour. J'entendais le piéti-
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nement du troupeau qui rentrait à la bergerie. D'un côté, je contemplais, à l'infini, les lignes parallèles des vignes ; de l'autre, le clos des mûriers, le bois d'oliviers. Et à con- sidérer cette graisse de la terre dont je me trouvais pourvu, j'étais exalté par un sentiment de reconnaissance. Je mur- murais :
— Faire le bien... faire le bien... Je me demandais :
— Qui puis-je sauver ? A qui me dévouer ?
J'allais interroger l'image de mon oncle, et j'étais dans une telle fièvre que je croyais voir dans la pénombre les lèvres du jeune missionnaire me dicter une tâche.
Pendant les vacances, Silbermann, qui avait peut-être senti le refroidissement de nos relations et s'en inquiétait, ne me laissa point l'oublier et correspondit fréquemment avec moi.
Il faisait en compagnie de son père un voyage en automo- bile à travers la France. Ses lettres, fort détaillées, me décri- vaient les régions qu'il visitait. Il portait, sur le pays et les gens, des jugements critiques bien rares à notre cage et qui me paraissaient le signe d'un cerveau supérieur. Grâce à sa mémoire qui était extraordinaire, grâce aussi, sans doute, à l'aisance d'un esprit libre de toute attache, il assimilait promptement tout ce qui passait sous ses yeux et composait de vastes tableaux qui débordaient mes vues étroites. Ces lettres rappelaient une foule de faits historiques et abon- daient en citations littéraires. Celle qu'il m'écrivit d'Amboise me fit une peinture de la cour des Valois ; peinture chargée de sang et de poison, bien faite pour justifier le sentiment d'aversion que m'inspirait la dynastie de la Saint-Barthé- lémy. Il se plaisait aussi à imiter le style d'un écrivain célèbre. Il réussissait cet exercice à merveille, trop bien même, selon l'opinion de notre professeur, ainsi que je l'ai rapporté. Passant à Chinon, il m'écrivit plusieurs pages dans la langue de Rabelais, qui me divertirent fort.
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Il m'entretenait des monuments et des objets d'art avec une richesse de connaissances qui s'expliquait par la pro- fession de son père. L'intérêt que celui-ci portait aux édifices religieux me frappa. J'appris qu'il faisait de longs détours afin de visiter de petites églises de campagne. J'attribuai cette particularité à ses goûts artistiques, d'au- tant que, dans ses lettres, Silbermann accordait des dévelop- pements enthousiastes à l'architecture religieuse.
Pour ma part, j'étais toujours resté insensible à la beauté de cet art. Une cathédrale, si grandiose fût-elle, me fai- sait le même effet, sous la carapace de ses sculptures, qu'une espèce de monstre préhistorique, unicorne ou dragon, qui eût été conservé à travers les âges. Je n'y trouvais rien d'explicable et la considérais seulement avec une vague curiosité.
Une des lettres de Silbermann fut pour moi une révé- lation à ce sujet. S'étant arrêté quelques jours dans une ville célèbre pour les sculptures de sa cathédrale, il me les décrivit entièrement. Il me démontra que cette multitude de scènes et d'ornements, qui étaient si embrouillés à mes yeux, reproduisaient toutes les connaissances spirituelles et matérielles des artisans au Moyen-âge. Il me rendit intelligible tout ce qui était inscrit sur les pierres. Inter- prétant un à un le sujet des scènes religieuses, commen- tant le geste de chaque statue et le rapportant à la légende du modèle, il me donna d'abord un tableau merveilleux de la pensée mystique à cette époque. Puis, passant aux parties qui relataient la vie de l'homme, il me montra les bas- reliefs où était représenté le cycle des travaux rustiques : labour, semailles, moisson, vendange... Il ne négligea pas la plus petite pierre. Il alla jusqu'à me décrire les guir- landes de feuillage, composées uniquement, disait-il, de plantes poussant dans la province ; et il rapprocha de cette décoration humble et bornée la foi naïve exprimée dans les motifs religieux.
J'eus, en lisant cette lettre, une impression analogue à
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celle que j'avais reçue le jour que j'avais entendu Silber- mann réciter en classe les vers à!Iphigènie. Il me sembla qu'un trait de lumière était jeté sur tous ces monuments que j'avais si mal distingués jusqu'ici. Je revis leurs sveltes ogives, leurs rosaces parfaites, leurs fines galeries brodées sur la nue, et cet art m'apparut soudain adorable. De grises figures de pierre que j'avais contemplées avec froi- deur saillirent dans ma mémoire, nouvellement parées d'une grâce ou d'une détresse ravissantes. Et devant ces visions, je restai un instant confondu, comme, par un beau soir succédant à des nuits brumeuses, devant un ciel constellé.
Après avoir reçu cette lettre, je songeai aux paroles que Silbermann m'avait dites un jour : « Ces choses, ne puis-je les comprendre aussi bien que Montclar ou Robin ? Est-ce que je ne les admire pas plus qu'ils ne les ad- mirent ? »
Quoi ! c'était lui, qui lisait comme à livre ouvert dans la tradition de la France, qu'on traitait d'étranger ! Lui, qui pénétrait jusqu'aux qualités les plus profondes de notre terroir, qu'on voulait chasser de ce pays ! Ah ! ces senti- ments insensés soulevèrent mon indignation. Je les com- parai à ceux qui avaient provoqué jadis la révocation de l'édit de Nantes et fait perdre finalement à la France — je l'avais maintes fois entendu — la partie la plus digne et la plus travailleuse de sa population.
Ce rapprochement fortifia grandement dans mon esprit la cause de Silbermann. Et avant de quitter Aiguesbelles, regardant droit aux yeux le portrait de mon oncle, je jurai de ne point faillir à ma mission.
J'avais espéré qu'une nouvelle année scolaire, avec tous les changements qu'elle apporterait à nos habitudes, modi- fierait la situation de Silbermann au lycée. Mais il n'en fut rien. La composition de la classe fut à peu près la même. Le jour de la rentrée, Philippe Robin passa à côté de moi
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sans m'adresser un regard. Les haines, la rancune, persis- tèrent ; la quarantaine continua.
Notre nouveau professeur était un vieil homme qui ne se souciait plus guère de l'enseignement qu'il donnait. Il se plaisait surtout à observer chez ses élèves les travers des natures et à voir jouer les petites passions. Nous étions pour lui des marionnettes auxquelles il distribuait malicieusement de temps à autre des coups de bâton.
La figure et les gestes de Silbermann, le petit drame qu'il devina autour de lui l'alléchèrent aussitôt. Il vit là un acteur bon à lui donner un spectacle divertissant et il le mit en vedette.
La même intimité reprit entre Silbermann et moi. J'évitais, par crainte de mes parents, de le recevoir sou- vent à la maison, mais je me rendis presque tous les jours chez lui.
J'assistai de là, une fois, à une scène dont le souvenir m'est resté.
C'était à l'époque où de nouvelles lois concernant l'exer- cice des cultes devaient être appliquées. A cette occasion, le propriétaire du château de la Muette invita les évêques de France ainsi que de nombreuses personnalités du monde catholique à se réunir chez lui afin de conférer sur la situation faite au clergé. Nous vîmes, par les fenêtres, les ecclésiastiques passer et repasser lentement dans le parc. On distinguait les gants violets et le liseré des soutanes. Quelques graves personnages, tête nue, les escortaient. L'attitude de tous était empreinte de mesure et de résigna- tion. Ce spectacle faisait sur moi une impression très forte. Je ne disais mot. Silbermann était posté au carreau voisin ; ses yeux dardés et son nez écrasé contre la vitre donnaient à sa figure un type sauvage. Tout à coup, prenant mon bras et le serrant avec force, il s'écria :
— Retiens cette date... A partir de ce jour, le règne de la papauté cesse sur la France, et bientôt sans doute il va décliner dans le monde entier. Retiens cette date. Il se
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peut qu'elle soit conservée dans l'histoire comme celles qu'on nous fait apprendre aujourd'hui et dont on a marqué la chute des régimes.
Il avait quitté la fenêtre et était au milieu de la pièce, en proie à une agitation frénétique. Il prononça encore quelques paroles ; mais je ne les entendis pas, tant sa volubilité fut grande, comme s'il eût voulu précipiter la destruction qu'il prophétisait. Puis, il revint vers la fenêtre, et, désignant l'assemblée des prélats, il dit :
— Le dernier concile.
Ces mots détournèrent sa pensée. Et tandis qu'une sin- gulière expression sensuelle apparaissait sur son visage, il laissa échapper :
— Ah ! comme Chateaubriand eût dépeint cette scène !... Hein ! Vois-tu sa phrase ?
Et après une seconde de réflexion il déclama :
— Spoliés de leurs augustes palais, les princes du catho- licisme étaient réunis en plein air, comme les premiers serviteurs du Christ...
Mon esprit se trouvait à ce moment fort éloigné de la littérature. Il me semblait voir des adversaires abattus, mais des adversaires si proches que leur ruine m'atteignait. Je m'écartai de la fenêtre et entraînai Silbermann.
Maintenant de tels éclats étaient fréquents chez Silber- mann. Sa nature s'altérait. Il dénonçait constamment, avec une ironie amère, les injustices et les ridicules qu'il aper- cevait ; et même il allait jusqu'à considérer avec une hor- rible complaisance les malheurs des autres.
Comment ne pas l'excuser lorsqu'on songe à l'alarme profonde où vivait sa pensée ? Je m'avisai de cela un jour : nous causions tranquillement ensemble ; je fis, par hasard, un geste de la main ; il crut que j'allais le frapper et pro- tégea vivement son visage.
Puis, je m'aperçus à certains de ses propos combien il avait le sentiment que son ambition échouerait, combien il se savait rejeté par nous. C'est ainsi qu'il disait fréquem-
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ment de telles phrases : « Les Français agissent de la sorte... Les Français ignorent cette qualité... » comme si, de lui-même, il se fût retranché de notre nation.
Je faisais de mon mieux pour détruire cette impression. Ainsi, je lui parlais souvent des belles théories sociales qu'il m'avait exposées. Elles avaient germé dans ma tête et je rêvais à leur réalisation.
— C'est toi, lui disais-je, qui par tes livres, par ton éloquence, feras s'accomplir ces choses en France.
Mais il n'avait plus la même foi dans son idéal et me répondait par un geste sceptique. Quant au grand rôle que je lui assurais plus tard, il me disait avec une grimace amère :
— Tu oublies que je suis Juif.
— Mais ce qui se passe actuellement n'a pas d'impor- tance, répliquais-je. Hors du lycée cette hostilité ne durera pas.
— Elle durera — reprenait-il d'une voix singulièrement profonde, tandis que ses joues se chargeaient d'un rouge sombre — elle dure pour moi aussi haut que je remonte dans mes impressions d'enfance. Ah ! tu ne peux savoir ce qu'est de sentir, d'avoir toujours senti, le monde entier dressé contre soi. Oui, le monde entier. Chez tous, même chez ceux qui n'ont point de haine nous devinons à leurs regards, à un certain air, une arrière- pensée qui nous blesse. Mais, tiens ! ne serait-ce que la manière dont on prononce le mot «Juif»... Ah ! tu n'as jamais remarqué?... Les lèvres avancent en une moue méprisante pour accen- tuer la première svllabe, puis, faisant glisser la seconde, reviennent vite en arrière, comme afin d'expulser le mot sans se souiller. Ce mouvement, j'ai appris à le recon- naître et à le déchiffrer, à force de le voir répété sur les lèvres de tous ceux qui me regardent : « C'est un Jû-if... il est Jû-if ».
Que répliquer à cela ? Quand j'entendais ces confi- dences poignantes, je frissonnais, comme si ayant passé la
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tète dans un cachot affreux j'avais aperçu un homme y vivant.
Et en même temps, par une sorte de bravade ou bien peut-être afin d'amortir sa disgrâce personnelle, il avait pris la manie de me conter des histoires où ceux de sa race étaient tournés en dérision. Il les développait avec art, imitant l'accent des Juifs et empruntant leurs noms les plus communs. Dans son cas ces bouffonneries avaient quelque chose de sinistre. Loin de me faire rire, elles me glaçaient, comme lorsqu'on entend plaisanter sur son mal quelqu'un qui se sait mortellement frappé.
Mon zèle pour lui redoublait. Nulle expression ne définit mieux le sentiment qui m'arymait. Il n'entrait dans ce sentiment rien de ce qui couve d'ordinaire à cet âge sous une amitié ardente, les tendres pensées, le désir de caresses, la jalousie, et la fait ressentir comme la première invasion de l'amour. Mais le soin exclusif, l'abnégation, la constante sollicitude de l'esprit, les soucis déraisonnables, donnaient à cet attachement tous les mouvements de la passion. J'étais tourmenté sans cesse par la crainte de mal accomplir ma mission. Je m'accusais de relâchements imaginaires. La nuit, cette angoisse me hantait et se trans- formait en cauchemar. J'avais la vision de Silbermann se noyant ou se débattant au fond d'un précipice ; alors je me jetais à l'eau ou m'élançais dans l'espace afin de le sauver. Et le matin, je m'éveillais dans un tel trouble que, pareil à l'ami de la fable, je courais l'attendre à la porte de sa demeure.
Cette visible agitation inquiéta ma mère. Elle m'inter- rogea. Je répondis de façon confuse, mêlant à mes expli- cations le nom de Silbermann, et je vis qu'elle fronçait les sourcils. Elle avait appris que je m'étais brouillé avec Philippe Robin à ce sujet et m'en avait vivement blâmé.
Bientôt, l'exigence de Silbermann, qui me retenait auprès de lui sans souci de mes devoirs de famille, apporta quelque irrégularité dans mes habitudes et me valut les
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remontrances de mon père. Souvent je me sentais observé par lui comme si une grave accusation pesât sur moi. Mais, si je continuais à les chérir tous deux, ni ma mère, par ses bons enseignements, ni mon père, par ses justes sentences, n'avaient plus de pouvoir sur ma conduite. Lorsque le soir, ayant passé la journée avec Silbermann, l'ayant suivi, veillé, servi, je me retrouvais devant eux, c'était avec le détache- ment des âmes mystiques en présence de leurs terrestres amours. Entendant agiter des questions telles que l'avance- ment de mon père ou les occupations charitables de ma mère, j'éprouvais l'insensibilité mêlée d'indulgence que ces âmes témoignent aux propos des mondains. Quelquefois, peut- être, mes parents voyaient un sourire rayonner vague- ment sur mon visage. C'est que, rêvant au sort de Silber- mann, j'imaginais un subit revirement éclatant sur terre en faveur des Juifs, la fin de son tourment, bref un dénoue- ment imité de celui d'Estber. Mais le plus souvent, au contraire, mon imagination, sans doute afin de multiplier les amorces incomparables du sacrifice, se plaisait aune pein- ture très rude de l'avenir et me faisait tirer de toutes choses des pressentiments funestes.
Ainsi, un jour, au lycée, je vis Robin dire quelques mots à Montclar. Puis celui-ci s'approcha de Silbermann et lui cria en ricanant :
« Eh bien ! Juif, il paraît qu'on a pris ton père la main dans le sac ? »
Silbermann blêmit et ne répondit rien.
Aussitôt, d'après cette scène, je conjecturai tout un com- plot ourdi par les ennemis de Silbermann, je vis un désastre inouï fondant sur lui...
Hélas ! cette fois-ci le pressentiment était juste. Quel- ques jours plus tard, Montclar, Robin et les autres élèves de Saint-Xavier, arrivant au lycée le matin, annoncèrent, montrant un journal, qu'une plainte était déposée contre le père de Silbermann.
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��VI
��Dès que cela me fut possible, j'allai vers Silbermann et lui posai des questions. Il me répondit avec un mouve- ment d'insouciance mais cependant sur un ton précipité qui trahissait son trouble :
— Il arrive à mon père ce qui arrive très fréquemment dans son métier. Il a vendu comme authentiquement anciens des objets qui ne le sont pas ou qui avaient été restaurés. Il les reprendra, indemnisera l'acheteur, et l'affaire n'aura pas de suite.
Il se trompait. Le lendemain, de nouveaux détails appri- rent que la vente s'était faite à l'aide de faux papiers et que l'acheteur lésé maintenait sa plainte. Ces explications étaient produites par le journal qui avait le premier ébruité l'affaire, La Tradition française, et qui appartenait à la ligue des Français de France. On ajoutait que d'autres faits plus graves encore pourraient être reprochés à l'antiquaire Silbermann.
Deux jours passèrent. L'anxiété de Silbermann grandis- sait visiblement. Etant avec moi, il tomba à plusieurs reprises dans de lourds silences d'où il sortait par une animation factice s'il se voyait observé, comme font ceux qui veulent détourner de leur personne un soupçon.
Ce soin était nécessaire, car l'affaire Silbermann était devenue au lycée le sujet de toutes les conversations. Dans la cour, on chuchotait sur son passage, on le montrait du doigt ; et me rappelant ce qu'il m'avait confié sur sa sensi- bilité, sur son œil toujours en éveil, je pouvais imaginer quelles étaient ses souffrances.
Un matin, La Tradition française annonça qu'une nou- velle plainte était déposée. Il s'agissait cette fois d'achat et de recel d'objets volés. J'étais assez au courant des choses juridiques pour savoir les conséquences possibles de ces
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actes. Le soir, je m'empressai d'acheter un journal ; je l'ouvris fiévreusement. Je lus que le parquet avait retenu la plainte et je vis, recevant un choc, que mon père était le juge d'instruction désigné.
Le hasard fit que ma famille ne resta pas à la maison ce soir-là et que je pus ainsi abriter mon trouble dans la soli- tude. Mais dans la solitude mon imagination grossit les choses. Je comparai la situation où je me trouvais à l'un de ces conflits, amenés par une horrible fatalité, qui for- ment le sujet des tragédies. Déchiré par les scènes que je présageais, je restai éveillé toute la nuit.
Le lendemain matin, comme je partais pour le lycée, je vis, m'attendant au coin de la rue, Silbermann.
« Eh bien ! tu sais ce qui se passe ? dit-il avec viva- cité. Mon père est victime d'une machination abominable. Je vais tout te raconter. Mais, d'abord, qu'est-ce que ton. père t'a dit ? »
Je répondis que nous n'avions pas parlé de l'événement.
« Ecoute-moi, reprit Silbermann. Il faut que tu saches la vérité. Les Français de France, soit pour une vengeance personnelle dont nous ignorons le motif, soit par simple antisémitisme, se sont mis en campagne contre mon père. Chaque jour, dans La Tradition française, il est insulté copieusement et accusé de délits imaginaires. Or, pour le perdre, on n'a rien trouvé de mieux que de lui tendre un piège. Cet été, au cours de notre voyage en province, mon père a acheté beaucoup d'objets d'art provenant des églises et que les bons curés se hâtaient de soustraire aux inventaires du gouvernement. Oui, il faut croire que ces richesses tutélaires ont moins de prix pour eux que les espèces son- nantes... Le plus souvent, ces achats se faisaient indirecte- ment. Aujourd'hui, on accuse mon père d'avoir, à plu- sieurs occasions, acheté des objets volés. Il ne peut s'adresser aux vendeurs qui agissaient très probablement à l'instiga- tion de ses ennemis et qui ont disparu. D'autre part, s'étant déjà défait de quelques objets, il est dans l'incapacité de
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les restituer. Voilà les faits. Voilà sur quoi on ouvre une instruction contre lui. »
Il s était exprimé avec vigueur et clarté. Visiblement il se servait de tout son art pour me persuader. Mais il en avait à peine besoin, tant sa parole me trouvait crédule. Puis, je me ressouvenais des propos tenus un jour chez Philippe Robin par l'oncle de celui-ci, et ils concordaient avec les dessous que Silbermann me révélait.
Silbermann souffla un instant ; ensuite il reprit sur un ton plus bas, grave, pathétique :
« Telle est la vérité. Il importe que ton père la con- naisse. Rapporte-lui tout ce que je viens de te dire, je t'en conjure. Fais-lui admettre ces choses. Arrange-toi pour qu'il conclue tout de suite à un non-lieu. Il ne faut pas que mon père soit inculpé. S'il était poursuivi, songe à mon avenir. Qu'adviendrait-il de ces beaux projets que tu es seul à connaître, mon ambition d'écrire des livres, d'être un grand Français ?... Peut-être serais-je obligé de quitter le lycée ?... Que deviendrais-je ? Sauve-moi de ce désastre... sauve-moi... Une fois, tu te rappelles, tu as juré que tu ferais pour moi tout ce qui serait en ton pouvoir... Eh bien ! je te le dis, mon sort dépend de toi. »
A ces paroles, je l'interrompis. L'émotion serrait ma gorge. Mais je trouvais cette émotion si délicieuse que, de gratitude, je pressais les mains et les bras de Silbermann. Je lui promis de parler le soir même à mon père. Et tant de naïveté entrait dans mes sentiments éperdus que je ne doutais pas que mon père, entendant ce récit, ne ressentît la même émotion que moi. 11 me parut que ce serait comme un beau présent que j'apporterais et que je parta-
��gerais avec lui.
��Le soir, sans hésiter, le doigt tremblant toutefois, je frappai à la porte du cabinet de mon père. Sa voix juste et sans nuances cria d'entrer.
Dans la pièce étroite, tendue d'étoffe vert sombre, mon père était au travail devant son lourd bureau de chêne
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noirci. Derrière lui, dans une bibliothèque de même bois, s'alignaient sous une monotone reliure de grosse toile, noire également, les livres juridiques. Sur ce fond sévère se détachait sa figure aux traits droits, privée d'élégance mais non d'un air de noblesse tant mon père y arborait de raideur.
Je lui dis bonsoir d'une voix imperceptible, car, à peine entré, il m'était apparu que ma démarche était insensée. Et, tout de suite, je lui annonçai que j'avais des renseignements à lui donner au sujet de l'affaire Silbermann. Je me mis à débi- ter d'une haleine tout ce que j'avais entendu le matin, les raisons politiques et les manœuvres suspectes de l'accusation, l'impossibilité où le père de mon ami était de prouver sa bonne foi, la nécessité d'un prompt non-lieu afin d'arrêter les attaques, enfin la version même dictée par Silbermann.
Où prenais-je l'audace et l'habileté nécessaires à ce plai- doyer, moi si timide d'ordinaire et silencieux à l'excès ? Je l'ignore. Il me semblait avoir devant la vue une flamme que rien de terrestre ne pouvait obscurcir et qui faisait rayonner dans mon esprit une chaleur extraordinaire. Ma mission, répétais-je en moi-même, ma mission !
Mon père m'avait écouté sans m'interrompre. Puis il me fit signe d'approcher.
« As-tu vu récemment cet homme, M. Silbermann ?
Je répondis que non.
— Alors, c'est par ton camarade que tu es informé de tout cela ?... C'est lui qui t'a sollicité d'intervenir, peut-être?
— C'est lui qui m'a rapporté la vérité, mais c'est ma conscience, père, ma conscience qui m'a conduit vers toi.
— Tu emploies les mots sans discernement, mon enfant. Ta conscience aurait dû au contraire t'interdire un acte qui risque de dévier la justice. Je n'ai pas encore pris connaissance des faits qui sont reprochés au père de ton ami. Je ne veux rien retenir de ce que tu viens de m'en dire, et je ne saurais préjuger la décision que je prendrai. »
A ces mots, je compris que j'échouais dans ma mission.
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Mais comme si j'avais eu aux oreilles le « sauve-moi » de Sil- bermann, je voulus tenter un dernier effort. Pour apitoyer mon père, je lui représentai la malédiction qui poursuivait Silbermann, son martyre secret, les transes où il vivait actuellement. Je lui avouai combien cet état me touchait ; je lui livrai, espérant l'attendrir, des preuves de ma folle amitié et de mon tourment. C'était la première fois que j'analysais mon cœur, et, grisé par les paroles, je me dénon- çais avec une ardeur candide. Dans mon emportement, je poussai ce cri ingénu :
« Ah ! je ne savais pas qu'on pouvait éprouver un tel sentiment pour d'autres que ses parents ! »
Et dans un geste suprême, je tendis vers mon père des mains suppliantes.
Mon père s'était levé. Ces mains que je tendais, il les avait prises dans les siennes ; il ne les serrait pas fortement mais les retenait aux poignets avec la fausse douceur d'un médecin. J'avais levé le visage vers lui. Son regard plon- geait dans mes yeux.
« Ce sentiment n'est pas normal envers un camarade. D'où provient cet attachement entre vous ? »
Il avait dit ces mots avec une force qui trahissait une arrière-pensée. Je ne pouvais répondre clairement à sa ques- tion. Il m'aurait fallu bien connaître les régions les plus délicates et les plus mystiques de mon âme. J'esquissai un geste d'embarras... Et tout d'un coup, dans ses yeux sombres qui étaient restés fixés sur moi, j'entrevis, comme une salissante ténèbre m'enveloppant, la basse conjecture où il s'égarait.
Le soulèvement de mon être fut tel que, après avoir laissé échapper un cri de révolte, je ne songeai pas à me discul- per mais à fuir. Honteux de mon père, je détournai le visage et tentai de défaire son étreinte. Mais, maintenant, mon père serrait les doigts.
« Avoue... avoue, proférait-il. »
Je relevai la tête. Ce n'était plus mon père. Sa figure,
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constamment rigide et rarement émue, était devenue méconnaissable tant le soupçon et l'inquisition y impri- maient d'excitation et de vie. Elle s'était rapprochée de la mienne, et, les prunelles brillantes, le souffle pressant, elle m'interrogeait dans un langage muet, adroit et presque complice, que je comprenais aussi mal qu'un innocent l'argot des criminels.
Puis, cette expression disparut. Mon père réfléchit un moment. Enfin il me libéra lentement, et, levant l'index vers le ciel, il prononça ces mots :
« Je me garderai de te condamner sans preuves. Mais écoute-moi bien, mon enfant. Une amitié excessive telle que celle qui te lie à ce garçon, est toujours à éviter. Dans ce cas particulier, vu la situation présente de son père et la mienne, elle ne saurait subsister. Je te prie donc de ne plus le considérer comme un de tes camarades. »
Il avait repris sa physionomie habituelle. Et tandis que je me retirais à reculons de son cabinet, ayant devant les yeux son front empreint de justice et d'austérité, je m'avisai avec stupeur combien ces vertus irréprochables favorisaient les décisions inhumaines et les pensées indignes.
Le lendemain matin, je trouvai de nouveau Silbermann posté au coin de la rue. Il me demanda anxieusement le résultat de ma démarche. Je ne lui racontai pas la scène qui avait eu lieu. Je lui dis seulement que mon père ignorait encore l'affaire et qu'il ne m'avait rien promis.
« Mais qui pourrait agir sur lui ? dit Silbermann avec impatience... Un de ses collègues ? Une personnalité poli- tique?... Mon père en connaît plusieurs. »
Je haussai les épaules et le détrompai. Etait-il raisonnable de croire que celui qui avait accueilli si rudement la prière de son fils pût se laisser fléchir par un étranger ?
Silbermann reprit d'un ton accablé :
« Ce matin encore, il y a dans La Tradition Française un article terrible contre mon père. Maintenant que son cas
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est soumis à la justice, est-ce que ses ennemis ne devraient pas l'épargner ? »
Nous fûmes dépassés à ce moment par un groupe d'élèves de S r -Xavier qui se rendaient au lycée et qui, à la vue de Silbermann, se retournèrent à plusieurs reprises, en ricanant et en sifflant. Aussitôt Silbermann se redressa et prit mon bras avec une feinte désinvolture, tout en me disant sour- dement :
« Hein ! Regarde-les... Quelle cruauté !... Ah ! je la sens bien, la charité chrétienne ! »
Puis il continua avec une figure farouche :
« Mais ils ne triompheront pas de moi. Ils veulent me chasser d'ici. Je résisterai, je leur prouverai que moi, je les ai, les qualités que l'on prête à ma race. Après tout, je ne suis pas le premier Juif que l'on persécute. »
Et je sentis ses doigts qui s'agrippaient profondément à mon bras.
Mais s'il n'était pas le premier, on eût dit que sa chétive personne fût chargée de la réprobation universelle et légendaire jetée sur Israël. Car, au lycée, depuis que Silber- mann passait pour le fils d'un voleur, ceux qui le taquinaient par simple jeu et non parce qu'il était Juif, changeaient de disposition à son égard. Il semblait que cette disgrâce eût ouvert leurs yeux ; ils découvraient maintenant le type sémite de Silbermann, de même que l'on remarque le pouce monstrueux et les oreilles décollées de l'homme placé entre deux gendarmes. Mêlés aux autres, ils accep- taient de le flétrir par l'invective commode de «sale juif». Et à présent, chacun, sans exception, accablait Silbermann sous l'opprobre de sa race. De même, chacun, sans dis- tinction d'opinion, lisait le journal royaliste où tous les jours le père de Silbermann était traité de voleur, de pilleur d'églises, et dépeint sous des traits comiques et odieux. Sil- bermann en trouvait des exemplaires partout, jetés à sa place en classe ou glissés dans sa serviette.
Les attaques avaient repris et devenaient chaque jour
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plus violentes. On guettait l'arrivée de Silbermann dans la cour, et dès qu'il était aperçu, les huées s'élevaient. Alors je volais vers lui et lui frayais son chemin. Nous avancions ensemble au milieu de la poussée générale. Les railleries et les injures s'entrecroisaient sur notre passage.
« Voleur... En prison... » lui criait-on.
Craignant par-dessus tout, ainsi qu'il m'en avait fait part, que le retentissement donné à l'aventure de son père ne l'obligeât à quitter le lycée, Silbermann s'efforçait de ne pas grossir ces scènes et ne ripostait plus comme naguère. Endurant les insultes et les coups, baissant le front, il se dirigeait vers la classe avec une adroite ténacité, comme si atteindre son banc eût été la seule pensée dans sa tête.
Et moi, tandis que j'allais ainsi côte à côte avec lui et confondu dans la même ignominie, je savourais un sen- timent délicieux. « Je lui offre tout, disais-je intérieu- rement, l'affection de mes amis, la volonté de mes parents et mon honneur même. » Et en me représentant ces sacrifices, un grand souffle gonflait ma poitrine, tel que si j'avais été transporté sur une cime.
Nos professeurs eux-mêmes ne dissimulaient pas à Sil- bermann leur improbation. L'un l'avait relégué au fond de la classe, comme s'il l'eût jugé indigne d'y prendre place, et ne l'interrogeait que du bout des lèvres. L'autre tolérait sur le tableau noir les inscriptions insultant Silbermann qu'on y traçait fréquemment, et même se plaisait à les lire du coin de l'œil. Ces procédés n'échappaient pas à Silber- mann, mais il ne le montrait point. Là encore, pour les mêmes raisons prudentes, il maîtrisait sa fierté et son caractère prompt. Je reconnaissais à peine sa figure ; sauf une grimace amère de la bouche, comme s'il eût vraiment bu l'affront, elle prenait à ces moments une expression humble et insensible. On eût dit que maintenant, poitt arriver à ses fins, il déguisât sa jeune et superbe nature sous un vieil habillement légué par ses pères, habillement servile et honteux mais d'une trame à toute épreuve.
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Le tapage autour de Silbermann grandit au point que le proviseur fut obligé de prendre certaines mesures. On redoubla de surveillance dans notre cour. Un répétiteur fut chargé de se tenir à la porte du lycée et de l'escorter jusqu'à sa classe. Alors on n'entendit plus cette rumeur qui annon- çait sa venue, mais tous les élèves, formant la haie en silence, allaient le voir passer. Silbermann avançait. Son visage était affreusement pâle. J'apercevais entre ses pau- pières, fixement abaissées, un regard court et aigu tel une dague perçant sa gaîne. Il se glissait le long du préau, suivi d'un homme en noir à la physionomie sévère et ennuyée. Et cette sorte de cérémonie donnait à ses malheurs comme une confirmation officielle qui les aggravait.
Mais si douloureuse que fût sa situation, il l'acceptait.
« Tout m'est indifférent, me disait-il, pourvu que je reste au lycée. »
Hélas ! Il ne se doutait pas que ce serait à cause de celui-là même auquel il se confiait qu'il n'y resterait pas.
Un jour, comme nous venions de sortir du lycée où il avait dû subir quelque pénible avanie — et c'était peut- être aussi un jour que son père était interrogé — il se laissa aller au découragement.
« Je suis à bout, soupira-t-il. Toute cette haine autour de moi !... Ce que j'ai rêvé ne se réalisera jamais, je le vois bien... A quoi bien persister ?... Je devrais partir. »
Je voulus le réconforter et, pour qu'il sentît mon affec- tion, je lui dis :
a Et moi ? Que deviendrais-je si tu me quittais ?
— Toi ? répondit-il avec une certaine rudesse, tu ne tarderais pas à m'oublier, tu irais retrouver Robin.
Je protestai, indigné :
— Jamais. »
Je saisis sa main et la gardai dans la mienne. Mais il con- tinua à se lamenter ; et son accent était si désespéré, si fatal,
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annonçait avec tant de force le dénouement inévitable que, machinalement, comme cédant à l'injonction du destin, je lâchai sa main. Et à cet instant précis, je vis, à quelques pas, sortant de l'ombre où sans doute elle guettait mon passage, ma mère. Elle avança vers moi.
— C'est ainsi que tu obéis à ton père, me dit-elle d'une voix haute et sévère.
Silbermann, ayant ôté son chapeau, s'était approché d'elle, la main tendue.
Se tournant à peine vers lui, elle lui jeta sans pitié :
— Vous devriez comprendre, Monsieur, que les cir- constances ont rendu impossibles toutes relations entre vous et mon fils. »
Cet affront amena instantanément sur le visage de Sil- bermann une expression de haine qui, se mélangeant à l'intention courtoise, lui composa un masque bizarre et équivoque. Arrêté net dans son salut mais encore courbé, son corps parut prêt à bondir. Sa main, revenue en arrière, se dissimula par un geste contourné. Et je sentais au dedans de cet être, longtemps opprimé, un bouillonnement si violent que, sa face un peu asiatique et son attitude double se rapprochant dans ma mémoire de je ne sais quelle image romanesque, j'eus la pensée que j'allais voir reparaître cette main, brandissant férocement sur ma mère une longue lame courbe.
Il resta hésitant un moment, grimaça vers moi un sou- rire qui découvrit des mâchoires serrées, et nous tourna le dos.
Mais déjà ma mère m'entraînait à grands pas.
Son air n'eût pas été plus grave si elle m'eût surpris en train d'incendier notre maison.
« Malheureux ! tu ne songes sans doute pas aux con- séquences de tes actes, dit-elle d'une voix frémissante. Ne comprends-tu pas que tu risques de ruiner la car- rière de ton père ?... Il suffirait que quelqu'un de malin- tentionné ébruitât tes relations avec ce garçon pour que
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ton père fût blâmé, changé de poste, destitué peut-être !... Et comment ne vois-tu pas qu'en même temps c'est ton propre avenir que tu es en train de compromettre ? Ce Silbermann, ce Juif beau parleur, qui te mène comme il veut et que tu soutiens contre tous, que te donne-t-il en échange ?... Il te fait perdre tous tes amis ; il t'éloigne des milieux qui pourraient t'être utiles plus tard. Bientôt, il te faudra choisir une carrière, prendre ta course... qui te mettra le pied à l'étrier ? Un marchand d'antiquités plus ou moins véreux ?... Bonne recommandation ! Vois comme elle agit aujourd'hui : son fils et toi vous êtes dans la cour du lycée ainsi que deux parias... oui, je sais cela. Je sais aussi que tu passes des journées entières dans la maison de ce garçon... Mon enfant, comment as-tu pu en arriver là ?... Toi si délicat, si sensible à la tradition de notre famille... toi qui naguère n'admirais rien qui s'éloi- gnât de notre foyer... qui répétais, quand tu étaii petit, en te redressant : « Je veux ressembler à père et à grand- père »... comment te plais-tu à présent avec ces gens qui n'ont ni feu ni lieu ? »
En rappelant à ma conscience ces engagements puérils, ma mère espérait me regagner. Mais elle ne réussissait pas. Au contraire : frappé déjà par la manière brutale dont elle avait attaqué Silbermann, j'éprouvais à mesure qu'elle parlait une surprise qui m'éloignait d'elle. Cette voix que j'avais toujours entendue vanter le bien et la bonté trouvait des accents plus forts pour exalter l'intérêt et me pousser aux actes calculés. Etait-ce possible ? Je n'en revenais pas. Lorsqu'elle me demanda quels avantages je retirais de mon amitié avec Silbermann, je crus une seconde, dans l'obs- curité tombée, qu'une autre femme, une inconnue, avait pris sa place et me questionnait. Je la regardai, étonné. Elle portait ce jour-là une ample mante de couleur sombre, qu'elle revêtait lorsque l'œuvre de bienfaisance dont elle était la secrétaire la chargeait de quelque enquête dans une famille d'indigents. Ainsi enveloppée, ses mouvements
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restaient cachés. Et je me demandais si les pensées véri- tables de ma mère ne s'étaient pas toujours dissimulées de la sorte sous des plis austères.
Son agitation ne s'apaisait pas. Elle attendait de moi une parole de soumission, une promesse. Mais je m'obs- tinai dans le silence. Nous arrivâmes à la maison. En me laissant, elle me dit :
— Puisque tu ne veux pas entendre raison, je saurai bien te soustraire à cette influence. »
Le lendemain, qui était jour de congé, je ne vis pas Silbermann. Le jour suivant, il ne parut point à la classe du matin. Et bientôt on apprit que le proviseur avait envoyé une lettre à ses parents, leur donnant le conseil, vu le désordre dont il était la cause, de retirer leur fils du lycée.
VII
Comme je veux, aujourd'hui, retracer mes sentiments lorsque j'appris cette nouvelle, il me semble que mes souvenirs sont les lambeaux d'un rêve, et d'un rêve affreux. Je me retrouve au lycée ayant presque perdu la notion de ce qui m'entoure, remarquant à peine les figures railleuses de mes compagnons et restant indifférent à leurs sarcasmes. Dans ma tète, des questions s'élancent avec un bourdonnement infini : « Est-ce ma mère qui l'a fait renvoyer ?... Que devient-il ?... Où le voir ?... Com- ment le sauver ? »
Je lui écris successivement deux lettres ; elles restent sans réponse. Et comme je n'ose me présenter chez lui où je sais que maintenant mon nom est haï, je vais rôder autour de son habitation dans l'espoir de le rencontrer. Une fois, je m'enhardis à interroger quelqu'un de sa mai- son et, sur l'information vague qu'il est sorti, je décide d'attendre son retour. Il y a devant sa demeure un jardin dont la grille est entrebâillée. Je me glisse là et, posté dans
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l'obscurité, je surveille les allées et venues dans la rue. Tenant des mains les barreaux de fer dont le froid me glace, je jure de ne desserrer les doigts que quand Silber- mann apparaîtra et pour me précipiter vers lui. Chaque ombre, chaque voiture qui passe, me font tressaillir. Les heures s'écoulent. La nuit est tout à fait tombée. Enfin, les mains engourdies, épuisé de fatigue, je rentre chez moi, me reprochant rudement ce manque de fermeté. Mes parents, après m'avoir attendu longtemps, se sont mis à table et achèvent de dîner. Est-ce réellement moi pour qui la règle du foyer fut toujours un évangile, qui rentre de la sorte, le visage hagard et sans un mot d'excuse ? Est-ce moi, si épris des traits sereins de ma mère, qui les laisse ainsi désolés par l'anxiété et la peine ? Est-ce moi, si respec- tueux envers mon père et si soumis, qui repousse sa demande d'explications avec un tel accent que mon père, décontenancé, bat en retraite ?
Oui, ces scènes furent réelles ; mais elles avaient comme la teinte du rêve ou plutôt il me semblait qu'elles s'enchaînaient hors de ma volonté. Et tout se présentait, ce soir-là, sous une apparence si nébuleuse que, regardant droit devant un miroir et apercevant un visage farouche et des yeux enfiévrés, je crus me trouver dans ma chambre d'Aiguesbelles, en face du portrait de mon oncle, l'étrange missionnaire en révolte contre sa famille.
Dix jours passèrent pendant lesquels je n'eus aucune nouvelle de Silbermann. J'avais peu de renseignements sur l'affaire de son père ; je savais seulement, par les journaux, que l'instruction se poursuivait et que mon père avait convoqué plusieurs témoins. Enfin, au bout de ce temps, je reçus une lettre de lui. Il m'offrait un rendez-vous, me fixait la date, et il ajoutait : « Je pars le lendemain. »
Le lieu qu'il m'avait indiqué était près de sa maison.
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Je m'y trouvai avant lui. Je le vis venir de loin ; et, comme je l'aperçus, je me ressouvins de notre première rencontre. Il avançait avec la même démarche, tout agité, le front inquiet ; mais, cette fois-ci, ce n'était point une apparence qui le faisait imaginer entouré d'en- nemis.
Je courus vers lui. L'émotion, la gêne, me rirent balbutier je ne sais quoi. Il m'interrompit :
« Je n'ai pas répondu à tes lettres, ne voulant pas être cause d'un désagrément entre tes parents et toi.
Son ton était très calme, mais je sentais qu'il se contenait. Il reprit :
— Tu sais que ce sont eux qui ont demandé mon ren- voi du lycée ?
Je fis un geste navré.
— Oh ! Cela vaut peut-être mieux. Ma situation était devenue impossible... Alors — continua-t-il d'une voix moins assurée — je pars... je pars demain... pour l'Amé- rique.
— Tu vas en Amérique ? m'écriai-je. Mais pour combien de temps ? Quand reviendras-tu ?
— Jamais, répondit-il d'un ton résolu. Je m'établis chez un de mes oncles.
J'étais consterné.
— Pourquoi prendre une telle décision ? murmurai-je faiblement en saisissant ses mains.
— Pourquoi ?... Parce que l'on m'a chassé de ce pays, déclara-t-il en se dégageant par une saccade.
Un passant remarqua ce geste et se mit à nous ob- server.
— Prends garde, dit ironiquement Silbermann. Ne res- tons pas ici. Il ne faut pas que tu sois vu en aussi indigne compagnie. »
Il m'entraîna vers le Bois de Boulogne. Nous primes un petit chemin qui serpentait sur les fortifications et où personne ne se montrait. Je marchais silencieusement à son
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côté. Mes bras, écartés par lui, étaient retombés et me sem- blaient tirés par des poids.
« Oui — dit-il, étouffant avec peine sa colère — je pars, j'abandonne mes études, je renonce à tous mes projets. Le frère de mon père, mon oncle Joshua, qui est cour- tier de pierres précieuses à New-York, me prend dans ses affaires.
Us triomphent, les Français de France ! Songe donc : un Juif de moins auprès d'eux !... On va se réjouir à Saint-Xavier lorsqu'on apprendra cette nouvelle !... Ah! les imbéciles ! Croient-ils, parce qu'ils ne me verront plus ici, qu'ils auront un ennemi de moins ? Ne savent-ils pas que c'est pour avoir été rejetée toujours et par tous que notre race s'est fortifiée au cours des siècles ? »
Sa voix sifflait. Les muscles de son cou, raides et gonflés, faisaient penser cà une nichée de serpents re- dressés.
Puis, éclatant tout à coup et lançant les mots avec feu comme s'ils jaillissaient d'un brasier secret :
« Pourquoi cette explosion d'antisémitisme en France ? Pourquoi l'organisation de cette guerre contre nous ? Est- ce un mouvement religieux ? Est-ce le vieux désir de ven- geance qui se ranime ?... Allons donc ! Votre foi n'est plus si vive ! Non, ce n'est pas si haut qu'il faut chercher les raisons de vos attaques. Je vais te dire quels sont les véritables mobiles qui vous font agir : c'est un bas égoïsme, c'est l'envie la plus vile. Depuis quelques années, il est venu dans votre pays des gens plus subtils, plus hardis, plus tenaces, qui réussissent mieux dans toutes leurs entre- prises ; et au lieu de rivaliser avec eux pour le meilleur résultat commun, vous vous liguez contre eux et cherchez à vous en débarrasser. Votre haine, c'est le sentiment qui fait que quelquefois dans une équipe d'ouvriers, celui qui travaille plus habilement ou plus vite reçoit des autres un coup de couteau. Cela est si vrai que la classe la plus acharnée contre nous est la bourgeoisie, la haute bour-
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geoisie, parce qu'elle voit apparaître des concurrents dans des carrières qui jusqu'ici étaient son apanage. Regarde la fureur avec laquelle ton ami Robin, dont la nature est pourtant bien innocente, défend la charge de son père, le notaire, celle de son oncle, l'agent de change. C'est autour de lui, bien plus que dans l'aristocratie, laquelle en raison de son oisiveté a besoin de notre richesse, bien plus que dans le peuple, qui ignore tout de cette prétendue guerre traditionnelle, que l'on crie le plus fort « Mort aux Juifs ».
Il y a, il est vrai, le cas d'un Montclar, mais de tels cas sont l'exception. Ils se produisent lorsque l'hérédité d'un lointain ancêtre noble — chef de bandes qui vivait d'aventures — se réveille tout à coup et veut s'exercer dans un temps qui n'est plus celui des croisades et des grandes rapines. Nés violents et durs, méprisant la pensée, répu- gnant à tout métier, ceux-là se jettent dans toutes les que- relles, si déloyales, si funestes qu'elles soient, et finalement, désœuvrés dans notre civilisation, ils vont se faire tuer en Afrique.
Comment justifiez-vous votre aversion pour le Juif ? Par les traits affreux que la légende lui attribue ?... Ils sont tous absurdes. Sa ladrerie, par exemple ?... Tiens, regarde plutôt par ici, considère ces maisons... »
Il me désignait le riche quartier nouvellement fondé à la Muette, en bordure du Bois. Toutes les habitations, par leur architecture, éveillaient l'idée de luxe et de prodi- galité.
« Là est l'hôtel que Henri de Rothsdorf fait construire pour ses collections. Derrière, se trouve celui de Raphaël Léon, qui a fait copier un pavillon Louis XVI. Ce toit élevé, c'est la maison qui appartient à Gustave Nathan, le plus bel immeuble de Paris, dit-on. A côté est celle où j'habite, ainsi que les Sacher et les Blumenfeld. Et ainsi de suite... Je pourrais te citer toutes les constructions voisines. C'est une vraie juiverie que ce quartier. Mais elle n'est pas mal, hein ? Nous faisons bien les choses !...
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Quoi donc encore ? Les Juifs sont sales?... Vraiment? Où crois-tu que l'on trouve plus de salles de bains, dans ces maisons-là ou dans les hôtels du Faubourg ?... Ils sont rapaces aussi ?... Est-ce que tout homme qui tra- vaille ne cherche pas à gagner de l'argent ?... Ils sont voleurs?... Ah ! mon ami, si tu connaissais les louches brocantages que les plus beaux noms de France viennent proposer à mon père, tu conviendrais que notre façon de nous enrichir dans les affaires est bien honnête ? Si tu avais entendu, comme moi, la scène qui a eu lieu un jour, chez nous, entre le duc de Norrois et mon père, tu serais éclairé. Norrois, dans je ne sais quel marché avait volé mon père, mais là, volé, ce qui s'appelle voler. Mon père l'avait découvert. De la pièce voisine je l'entendais qui criait : « Comment ! Vous avez fait cela ? » Ah ! il ne lui donnait plus du Monsieur le duc !... Et l'autre, la voix suppliante : « Du calme, mon bon Silbermann, du calme... je réparerai tout... vous serez indemnisé... je vous en donne ma parole. » Le lendemain, la duchesse de Norrois envoyait des fleurs à ma mère. Mon père n'a jamais été remboursé de ce qu'il avait perdu. Il n'a jamais porté plainte.
« Je sais, je sais... vous n'alléguez pas seulement contre nous les tares individuelles. Vous soulevez des questions plus graves. Il y a, paraît-il, l'inconvénient social : nous formons un état dans l'état ; notre race ne s'assimile pas au milieu ; elle ne se fond jamais dans le caractère d'un pays... Comment en jugez-vous ? Est-ce possible autre- ment ? Durant des siècles nous avons vécu parqués comme des troupeaux, sans alliances concevables avec le dehors. Il n'y a pas cent ans que, en certains pays, nous avons cessé de voir des chaînes autour de notre résidence. Veut-on que nos liens héréditaires se dénouent du jour au lendemain ? Et ne comprenez-vous pas que vos dispo- sitions haineuses ne font que les resserrer ? Et puis, est-ce que chacun, dans une même nation et malgré un sang
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collectif, n'est pas soumis aux courants variés de son héré- dité, hérédité de classe, hérédité de religion ? Si, moi, je suis Juif, es-tu assez protestant, toi, avec ta conscience scrupuleuse, tes pactes solennels, ton prosélytisme sour- nois, ta sentimentalité retenue sous un air austère ? Ah ! tu es resté bien ïidèle à tes ancêtres calvinistes. Et entre un Montclar, issu d'une caste de chefs, rebelles même à leur prince ; un La Béchellière, fils de médiocres hobe- reaux qui n'ont jamais vu plus loin que l'étendue de leurs terres ; un Robin dont la famille n'a pris rang que depuis la Révolution ; et toi, d'une humble lignée huguenote... il y a autant de différence qu'entre des types de race distincte ; il y a chez vous autant d'éléments prêts à se combattre.
« Mais ce n'est pas tout. Votre grand grief, c'est l'es- prit juif, le fameux esprit juif, ce dangereux instinct de jouissance immédiate qui corrompt tout génie, empêche de rien créer qui soit éternel, avilit la pensée !... Or, ne crois-tu pas qu'un peu de cette semence pratique ferait du bien à votre sol ? Si dans ce pa) r s partagé entre les vision- naires du passé et ceux de l'avenir, quelques hommes venaient qui vous enseignaient à tirer plus de profit du temps que vous passez sur terre, n'apporteraient-ils pas précisément ce dont vous avez besoin ? Et si, une fois mêlées au vôtre, quelques gouttes de ce sang nouveau, riche en sensualité, redoublaient chez vous la faculté de sentir, vous ne seriez pas transformés, comme certains le craignent, en bêtes flairant les choses. L'intelligence d'Israël a assez brillé à travers les âges pour que vous soyez rassurés.
« Etre Juif et Français, que cette alliance pourrait être féconde ! Quel espoir j'en tirais ! Je ne voulais rien ignorer de ce que vous avez pensé et écrit. Quelle n'était pas mon émotion lorsque je prenais connaissance d'une belle œuvre née de votre génie ! Tu le sais, toi, tu m'as vu à ces moments. Il m'arrivait alors de rester silencieux ; tu me
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questionnais en vain... C'est que j'écoutais cette beauté s'unir sourdement à mon esprit, oui, à mon vil esprit juif!
« Je me souviens du jour où j'ai ouvert pour la première fois les Mémoires d' Outre-tombe. Je ne connaissais que le Génie du Christianisme ; je jugeais mal Chateaubriand ; je n'aimais pas ces tableaux pompeux et froids. Et tout à coup, je contemple Combourg ; je découvre le passage sur l'Amérique, sur l'émigration ; je suis entraîné dans le tumulte prodigieux de ce cerveau... Quelle fièvre m'a saisi ! En moins d'une semaine, j'ai achevé les huit volumes. Je lisais une partie de la nuit et, lorsque j'avais éteint la lumière et fermé les yeux, certaines phrases res- taient dans ma tête comme des feux éblouissants qui me tenaient éveillé.
« Je me souviens aussi des heures passées à former et reformer mes projets d'avenir : d'abord le plan de mes études au sortir du lycée, puis le sujet de mes premiers essais. Je n'avais point d'impatience, car je ne voulais pas être marqué de la hâte et de l'avidité que l'on reproche à ceux de ma race. Pourtant, je rêvais du jour où je lirais mon nom imprimé... Eh ! bien ce souhait a été réalisé. Une fois mon nom a été imprimé ; et il était même suivi d'une description. C'était dans La Tradition Française : Silbermann fils, un hideux avorton juif... Ainsi vous m'avez accablé de coups, moi qui ne songeais qu'à vous servir. »
Sa voix était étranglée. Il s'arrêta et baissa la tète. Des larmes coulèrent sur ses joues.
Ce discours singulier, ce mélange de plaintes et de malé- dictions, avait provoqué en moi autant de compassion que d'embarras. Je voulus placer un mot.
— Mais je n'ai pas agi ainsi, procestai-je. Je t'ai tout donné. Je t'aurais sacrifié tout. Maintes fois je te l'ai prouvé.
Alors, relevant la tète et redressant brusquement le ton :
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— Crois-tu donc que je ne le méritais pas ? N'en déplaise à ta mère, cette bonne protestante qui a si bien pratiqué à mon égard la charité évangélique, mon amitié valaic mieux pour toi qu'aucune autre, sois-en assuré. Rappelle-toi nos entretiens, songe à tout ce que je t'ai fait connaître et comprendre. Trouvais-tu un profit analogue auprès de tes camarades ordinaires et même auprès des gens de ton entourage ?... Allons, réponds !... Mais je n'ai qu'à revoir ta figure lorsque tu m'écoutais, je n'ai qu'à répéter tes propres paroles. Une fois tu m'as dit que dans une conversation avec moi tu avais l'impression que les idées te venaient plus vites, plus nombreuses, et que tu pouvais les développer plus intelligemment... Eh ! c'est un mérite estimable que d'exercer une telle action sur l'esprit de quelqu'un. Cette capacité d'animer un cerveau n'est pas départie, que je sache, aux êtres inférieurs... Oui, voilà le fait qui domine tout : nous sommes mieux doués que les autres, nous vous sommes supérieurs. Si tu n'en es pas convaincu, compte-nous à travers le monde : sept millions... en France quatre-vingt mille... puis vois les places que nous occupons. Ecoute bien ce que je vais te dire : le peuple d'élection, ce n'est pas une divagation de prophète mais une donnée ethnologique à laquelle je crois de toutes mes forces. »
Il s'interrompit et humecta ses lèvres comme altérées par cette proclamation ardente. Tout en parlant, il était allé se placer à quelques pas devant moi sur une petite élévation que formait le terrain et d'où il dominait l'espace environnant. A travers les larmes une expression superbe avait paru sur sa face ; ses lèvres, devenues vermeilles, étaient épanouies. C'était Sion renaissant de ses ruines.
Le ciel, ce jour-là, présentait un aspect qui frappait. D'un côté, le disque orange du soleil, se rapprochant de l'horizon, faisait imaginer de chaudes terres méridionales. Et à l'opposé, plus haut, frileusement cachée en partie dans un azur neigeux, une lune pâle transportait l'esprit
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sous un climat boréal. Sur ce fond qui contenait l'uni- vers, la silhouette de Silbermann se dressait telle une vision allégorique. L'air tremblait sous ses paroles, était fouetté par ses bras. Il semblait le maître du monde.
— Comprends-tu à présent combien j'ai été outragé ? reprit-il. Et me demandes-tu encore pourquoi je quitte la France sans intention de retour ?... Oh ! je sais, j'aurais pu supporter ces débuts difficiles, m'habituer ou patienter, comme bien d'autres de ma race. Non, ceux-là je vous les laisse. Vois-tu, chaque pays a les Juifs qu'il mérite... ce n'est pas de moi, c'est de Metternich.
<( Maintenant, je suis sorti de mes rêves. En Amérique, je vais faire de l'argent. Avec le nom que je porte, j'y étais prédestiné, hein !... David Silbermann, cela fait mieux sur la plaque d'un marchand de diamants que sur la cou- verture d'un livre ! Je ne me suis guère préparé jusqu'ici à cette profession, mais mon avenir ne m'inquiète pas ; je saurai me débrouiller. Là-bas je me marierai suivant la pure tradition de mes pères. De quelle nationalité seront mes enfants ? Je n'en sais rien et ne m'en soucie pas. Pour nous, ces patries-là ne comptent guère. Où que nous soyons fixés à travers le monde, n'est-ce pas toujours en terre étrangère ? Mais ce dont je suis sûr, c'est qu'ils seront Juifs; et même j'en ferai de bons Juifs, à qui j'enseignerai la grandeur de notre race et le respect de nos croyances. Alors, s'ils sont hideux comme moi, s'ils ont une âme aussi tourmentée que la mienne, s'ils souffrent autant que j'ai souffert, n'importe ! ils sauront se défendre, ils sauront surmonter leurs épreuves. Ils seront soutenus par ces secrets invincibles que nous nous transmettons de génération en génération, par cette espérance tenace qui nous fait répéter solennellement depuis des siècles : « L'an prochain à Jéru- salem. » Non, je ne suis pas en peine de ce qu'ils devien- dront. Si c'est la puissance de l'argent qui prime toutes les autres, ils suivront la même voie que leurs pères. Si cette souveraineté est éoranlée, si un principe nouveau vient
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bouleverser l'ancien ordre, alors ils changeront de profes. sion, de nom, et ils exploiteront les idées régnantes, tandis que vous autres, pauvres niais, vous vous y o ppo- serez ou vous les subirez, mais vous ne les utiliserez pas.
« Voilà. J'ai fini. Je désirais faire entendre toutes ces choses à quelqu'un. Maintenant nous n'avons plus rien à nous dire. Adieu. »
Il toucha mon épaule d'un geste définitif, descendit du glacis en trois bonds et en un moment il disparut, comme un prophète cesse d'être visible aux yeux des humains qu'il est venu avertir.
Je le laissai aller sans un mot, sans un geste. J'étais comme stupéfait. Après quelques instants, tandis que les paroles que je venais d'entendre retentissaient encore en moi, je regardai alentour. Les fortifications m'offraient une perspective désertée. Assez loin, au pied d'un bastion, un groupe de soldats s'exerçaient au clairon. Ils réapparu- rent minuscules et pareils à des jouets.
��VIII
��Ce fut ma dernière entrevue avec Silbermann. Notre séparation me fut moins douloureuse à la suite de ces étranges adieux. Toutefois lorsqu'il eut cessé définitivement d'être mêlé à ma vie, je tombai dans une profonde déso- lation. Sa personne même ni la fin de notre amitié n'en étaient cause. Je souffrais de ne plus recevoir, chaque matin, à mon réveil, en même temps que la première flèche du jour, l'inspiration de cette tâche glorieuse. Habitué aux rudes efforts et aux sacrifices qu'elle m'imposait, je me résignais mal à des actes indifférents et sans nobles visées. L'existence avait perdu tout prix et m'apparaissait affreusement morne.
Cette impression provenait aussi de ce que Silbermann, en m'apportant une multitude de notions nouvelles, avait
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détruit la plupart de celles que je possédais. Et maintenant que son esprit mobile n'était plus là pour entraîner le mien, je m'apercevais de ces ruines.
Elles se trouvaient partout.
Enclin à contredire, prompt à exercer son sens critique, Silbermann m'avait rendu habile à discerner le défaut des choses. Ainsi, en matière de littérature, il avait l'habitude d'appuyer toute admiration par quelque dénigrement ; et comme son goût changeait souvent, il était fréquent de l'entendre dépriser par un raisonnement subtil une œuvre que peu auparavant il avait placée au-dessus de toute autre. Je l'avais trop écouté. Par ces rabaissements successifs il avait abouti à me démontrer l'imperfection de tout ce que j'avais lu. Maintenant, quand je relisais un livre que j'avais aimé naguère, je ne retrouvais plus jamais le même sentiment absolu. La notion obscure que toute qualité est relative empoisonnait les jouissances que me procurait la lecture et arrêtait mes curiosités nouvelles. Enfin, instruit par Silbermann avec légèreté et confusion, je ne voyais plus, dans tout ce que les hommes ont écrit, qu'un stérile remuement de pensées et d'images qui se perpétuait depuis des siècles. Et devant ma bibliothèque, comme si la trop avide intelligence du jeune Juif m'eût communiqué la satiété fameuse d'un de ses rois, je son- geais aux paroles de YEcclésiaste : « Quel avantage revient- il à l'homme de la peine qu'il se donne ?... Tout n'est que vanité et poursuite du vent. »
Mais c'était dans notre foyer que les ruines causées par le passage de Silbermann étaient le plus sensibles. Là, tous mes dieux étaient renversés. Les idées en honneur, nos petites lois domestiques, notre conception du beau, tout avait perdu son prestige. Et l'autorité de mes parents devait subir bientôt une déchéance pareille.
Déjà, depuis quelque temps, je n'avais plus la même vénération aveugle envers eux. J'avais eu le soupçon à deux reprises que certaines de leurs pensées m'avaient toujours
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échappé. Je n'avais pas oublié l'étrange figure de mon père s'acharnant à m'imputer des actions infâmes, ni l'attitude de ma mère cherchant à me détacher de Silbermann par les moins nobles arguments.
Un soir, comme j'allais pénétrer dans la salle à manger où ils se trouvaient, j'entendis prononcer le nom de Sil- bermann. Je m'arrêtai sur le seuil. J'étais caché par une portière.
— Sa culpabilité ne fait point de doute, disait mon père. Mais en somme on peut dire que les charges relevées contre lui ne sont point précises.
— S'il en est ainsi, mon ami, considère combien l'appui d'un député influent peut te servir. En faisant ce que Magnot te demande, tu acquiers tous les droits à sa reconnaissance.
Je soulevai la portière et entrai.
Ma mère s'interrompit. Son visage et celui de mon père prirent aussitôt cette contenance grave et recueillie que je leur voyais toujours au moment que nous nous instal- lions à la table du repas. Oui, c'était devant moi, sous la lumière du globe suspendu, le tableau quotidien, la céré- monie habituelle. Cependant, le changement de leur phy- sionomie n'avait pas été si prompt que je n'eusse surpris dans les traits de ma mère une expression mélangée de cupidité et d'insistance, et dans le regard de mon père une sorte de vacillement. Alors, brusquement, la question que Silbermann m'avait posée un jour me revint en mémoire : « Qui pourrait agir sur ton père ?... une personnalité poli- tique ?... Mon père en connaît plusieurs. » Je compris que l'on avait fait certaines démarches en faveur du père de Silbermann ; je compris que ma mère, mise au courant des faits, était en train d'évaluer avec une âpre connais- sance le profit à tirer de la situation, et que le juge, mon père, qui avait toujours présenté à mes actes l'exemple d'une droiture inflexible, hésitait et même penchait vers la fraude.
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Je pris place entre eux. Mes pensées étaient vagues. Il me semblait que le sol sur lequel j'avais posé mes pas jusqu'ici perdait soudain toute fermeté. Mes parents se doutaient-ils que j'avais surpris leur conversation ? Je ne sais ; toutefois j'ai le souvenir d'une certaine gêne chez eux. Ils m'observaient à la dérobée. Le repas commença en silence.
Je songeais au sermon sur l'intégrité de la justice que mon père m'avait fait entendre dans son cabinet, à son accent majestueux et quasi divin lorsqu'il prononçait le mot conscience. Je songeais aux blâmes sévères que ma mère portait si souvent sur les actions des autres. Ils n'agissent point comme ils me le donnent à croire, disais- je intérieurement, ils me trompent, ils m'ont toujours trompé.
Cette pensée réfléchissait sa lumière sur le passé. J'avais souvent comparé la conduite de mes parents et le système de leurs actes à ces tapisseries au canevas que ma mère brodait avec patience et régularité durant nos veillées. Et maintenant, il me semblait découvrir l'envers de l'ouvrage ; derrière les lignes symétriques et les beaux ornements aux tons francs, j'apercevais les fils embrouillés, les nœuds, les mauvais points.
Mes parents m'adressèrent quelques paroles engageantes. Je répondis par monosyllabes. Le regard fixe, je revoyais, comme si la tapisserie se fût déroulée devant moi, leurs gestes simples, leurs préceptes stricts, leurs actions nobles; et chacune de ces belles images s'ajustait à une trame hor- rible. Ah ! que m'importait que ce qu'ils ourdissaient main- tenant eût pour conséquence de sauver le père de Silber- mann ! Dans le soudain bouleversement de mes notions morales je ne pensais plus à cet événement.
Bien mieux, au lendemain de cette scène, espérant de toute mon âme que mon père ne céderait pas aux pressions exercées sur lui, je souhaitai que la preuve m'en fût donnée par la mise en accusation de l'antiquaire. « Sa culpabilité
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ne fait point de doute », avait affirmé mon père. Et je tremblais qu'il ne se prononçât contrairement/ à cette con- viction.
Quelques jours plus tard, ma mère, me prenant à part avec une mine mystérieuse et complice, me dit que puis- que je m'intéressais au père de mon ancien camarade, je pouvais être rassuré sur son sort : les conclusions de l'ins- truction lui étaient favorables et seraient certainement approuvées par le parquet.
Ainsi, la conscience de mon père, qui était restée fermée à tout sentiment de pitié, avait fléchi devant la considéra- tion d'un avantage personnel.
J'écoutais les paroles de ma mère avec un air si mépri- sant qu'elle rougit et détourna la tète.
Peu après, en effet, une ordonnance de non- lieu fut ren- due en faveur du père de Silbermann. Et par un singulier revirement, cette décision que nous avions tous deux si impatiemment attendue naguère toucha peut-être à peine Silbermann dans sa nouvelle patrie ; et moi, à qui elle con- firmait l'indignité de mon père, je l'accueillis avec des larmes de honte.
Alors, après ce dénouement, un sentiment de révolte éclata en moi contre mes parents. Je pensais avec colère aux rigides principes de morale qu'ils m'avaient inculqués sans les observer eux-mêmes ; je pensais à la voie étroite et difficile que je m'étais toujours évertué à suivre ? Vers quel but ? Et de quelle utilité cette dure servitude ? Quel- quefois, dans la rue par le goût de m'obliger à de petits devoirs, je m'appliquais à marcher sur la ligne marquant la bordure du trottoir. N'était-ce pas d'une manière analogue que je me conduisais dans la vie, regardant à peine les choses, l'esprit obsédé par une règle rigoureuse et absurde ?
Je comptais toutes les privations que je m'étais infligées ; je songeais à la réduction que je faisais constamment subir à mon être, lorsque, avec autant de soin et autant de joie que mon grand-père tandis qu'il rognait sa vigne, je
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retranchais mes sentiments trop vifs et réprimais mes beaux désirs.
Il me parut qu'on avait abusé de ma crédulité d'enfant ; et avec une sourde violence, je me dressai contre ceux dont j'avais été la dupe. J'évitai autant que je pus la com- pagnie de mes parents. Peu à peu je cessai même de leur adresser la parole.
Je ne sais ce qu'ils pensaient de ma conduite, car j'affec- tais d'ignorer leur présence et ne levais plus jamais les yeux sur eux. Néanmoins il m'arrivait parfois de les épier obliquement dans un miroir ou dans une surface polie, et j'apercevais alors le regard de ma mère désespérément atta- ché à ma personne.
Quelque temps passa. Je vivais dans un affreux ennui, n'ayant plus foi en la vertu et n'ayant point de goût pour le mal.
Un soir, comme je rentrais à la maison, je vis ma mère venue à ma rencontre dans l'antichambre. Elle tenait à la main un journal et me dit avec une émotion joyeuse :
— Ton père est nommé conseiller à la cour. La nou- velle est annoncée officiellement ce soir.
A ces mots, en dépit de mes efforts pour rester insen- sible, je ne pus réprimer un signe d'intérêt. C'est que cet avancement était attendu dans ma famille depuis des années. Maintes et maintes fois j'en avais entendu parler. Je savais qu'il marquait une étape considérable dans la carrière de mon père. Je n'ignorais pas l'activité déployée par ma mère pour le hâter. « Passer à la cour »... s'excla- mait-elle souvent en joignant les mains... Toutes ces pensées me remuaient malgré moi...
Ma mère discerna sans doute ce trouble. Elle dit grave- ment ces simples mots :
— Mon entant, ne te joindras-tu pas à nous en ce jour de bonheur ?
Je levai les yeux vers son visage. Depuis longtemps je
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m'en étais obstinément détourné. Et comme si retrouver ce visage me l'eût fait voir mieux, j'y découvris certains signes que je n'avais pas remarqués encore : quelque chose d'épuisé dans les orbites et un certain amincissement aux tempes. Il me parut pour la première fois que cette figure n'était point formée, ainsi que les enfants le croient de leurs parents, d'une chair inaltérable et comme idéale, mais, au contraire, périssable et qui déjà était usée. Je ne sais quel fut le sentiment qui se fit jour dans mes yeux ; mais je vis ma mère qui abaissait la tète et faisait un geste acca- blé. Alors, fondant en larmes, je me jetai tout d'un coup vers elle.
Je ne pleurais pas seulement par attendrissement ou par repentir ; je pleurais surtout sur la misère qui se révélait à moi. Car j'avais compris, en reconnaissant la fragile matière de ce pur visage, qu'il n'est point d'âme, toute ver- tueuse et toute tendue à la sainteté qu'elle soit, qui puisse s'élever hors de l'imperfection humaine. J'avais compris que l'application d'une haute morale est impossible à aucun d'entre nous. Et je pensais tristement qu'il me fallait renoncer aux belles missions que j'avais rêvé d'accom- plir.
Sans doute ma mère distingua-t-elle la vraie raison de mes larmes. Une expression de douleur et d'humiliation parut sur ses traits. Peut-être allait-elle me confier com- bien elle avait souffert, au cours de sa vie, de ses luttes morales et de ses défaillances. Mais je voulus lui épargner tout aveu et appuyai doucement mon front sur ses lèvres frémissantes.
Entraînant avec légèreté son fardeau, elle poussa la porte du cabinet de mon père. Mon père sourit à notre vue et, laissant son travail, il vint vers nous. Il me baisa au front. Nous restâmes tous les trois unis un moment. La servante entra et annonça le dîner. Alors, à ces mots, mon père, récitant le verset avec une pointe d'enjouement :
— Mangeons et réjouissons-nous, car mon fils que voici
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était mort et il est revenu à la vie ; il était perdu et il est retrouvé.
Et ma mère, avec des mouvements ravissants, fit le geste de me vêtir d'une belle robe et de me passer au doigt un anneau, ainsi qu'il est écrit au retour de l'enfant prodigue.
Au lycée, après le départ de Silbermann, je m'étais replié dans l'isolement auquel m'avait condamné mon amitié pour lui. Par une rancune tenace je restais parmi mes com- pagnons aussi fermé et aussi farouche qu'en face de mes parents. Et puis, est-ce qu'aucun d'eux était capable de remplacer Silbermann ? En voyais-je un seul, même entre ceux qui goûtaient le plus les choses de l'esprit, qui fût animé d'une passion intellectuelle semblable à celle du jeune Israélite ? Quand je pensais à la curiosité qui agitait perpétuellement celui-ci, quand, rappelant nos entretiens, je me remémorais cette qualité brûlante et capiteuse qu'il savait transmettre aux idées abstraites, il n'y avait point d'intelli- gence autour de moi qui ne me parût dénuée et sans force.
Cependant, j'aurais pu renouer facilement quelques camaraderies, car le conflit qui m'avait fait mettre à l'écart était oublié peu à peu. Au dehors, l'activité des partis poli- tiques s'était amortie et la ligue des Français de France avait perdu beaucoup de son importance. A l'intérieur du lycée, l'excitation antisémite avait cessé pour plusieurs raisons. D'abord, les Juifs étaient chaque jour en plus grand nombre et, de ce fait, moins remarqués. Puis, à la suite d'une grave incorrection envers un professeur, Montclar avait été renvoyé. Privés de leur chef, ses compagnons s'étaient cal- més ; La Béchellière avait repris ses manières froides et gourmées, et Robin était retourné à d'inoffensifs plai- sirs.
Je ne pensais plus guère à Robin et ne cherchais pas à me rapprocher de lui.
Un jour, environ le printemps, comme nous étions en classe, je le vis qui rêvait avec une gravité inaccoutumée
�� � vers la croisée. On apercevait à travers la vitre, détachés sur le ciel bleu, les premiers rameaux verdoyants. Puis, soudain, son regard se dirigea de mon côté et se posa lentement sur moi. Mais ne recueillant aucun consentement, aucune réponse, ce regard repartit. La surprise passée, ce signe de concorde ainsi hasardé m’émut profondément. Je songeai, sans bien savoir pourquoi, au premier coup d’aile de la colombe après les sombres jours du déluge; et j’eus le présage d’un apaisement définitif de toutes choses. Mais soit fierté, soit faiblesse, nous n’osâmes rien l’un envers l’autre ; et plusieurs semaines passèrent sans nouvelle tentative.
Le printemps apporta, cette année, une chaleur prématurée. Les pluies furent rares, et l’air, sous le ciel ardent, fut étouffant.
Dans la solitude où je me trouvais, j’étais particulièrement sensible à cette aridité ; j’éprouvais comme une altération de tout mon être et rêvais d’une source nouvelle qui rafraîchirait ma vie.
Un soir, sur le chemin de la maison, je passai devant l’école St-Xavier. C’était l’heure de la sortie. La température était tiède. Le soleil se couchait derrière quelques nuées. Et soudain, sans un coup de tonnerre, dans l’air entièrement calme, de grosses gouttes de pluie commencèrent à tomber. J’allais m’abriter contre un mur, sous un échafaudage qui était en saillie. Les élèves de S l -Xavier s’éparpillèrent dans la rue. Quelques-uns, des plus jeunes, qui portaient encore l’uniforme de l’école, la courte veste bleue et la casquette ornée d’un ruban de velours, se mirent à courir et, par jeu, levant les bras, criant et riant sous l’ondée bienfaisante, adressèrent des louanges au ciel.
Je les regardai, à l’étroit dans mon coin, et haussai les épaules. Par nature ou en raison d’une éducation un peu puritaine, j’avais toujours tenu la libre expansion de la gaieté, la réjouissance trop éclatante, pour une manifestation choquante et niaise. Et cependant, il y avait tant SILBERMANN 327
d'ingénuité et de gentillesse dans les .mouvements et les mines de ces garçons, ils me parurent avec une telle évi- dence plus heureux que je ne l'étais, que l'envie me vint de me mêler à eux et de recevoir le même baptême déli- cieux...
A ce moment, quelqu'un, qui tête baissée se protégeait contre la pluie, se réfugia à côté de moi. Sous l'abri, la tête se releva; et je reconnus Philippe Robin. En me voyant, il s'arrêta, rougit et esquissa un sourire. Sans rien dire, je m'écartai un peu pour lui faire place. Et comme je fai- sais ce mouvement je découvris derrière nous un dessin sur le mur. C'était une caricature au fusain représentant grossièrement Silbermann. Les traits avaient pâli, mais ils avaient entaillé la pierre et étaient encore bien visibles. On reconnaissait, surplombant le cou maigre, le profil angu- leux, le nez recourbé, la lèvre pendante. Au-dessous on lisait une inscription : Mort aux Juifs.
Le regard de Robin s'était porté en même temps que le mien vers le mur. Il rougit plus fort, hésita un instant, puis, d'une voix humble et caressante, il murmura :
— Veux-tu que nous oublions tout cela et que nous redevenions amis ?
Oublier?... Etait-ce possible ? A la vue du dessin et de l'inscription, une ardeur comme mystique s'était rallumée en moi. Je pensais à ce que j'avais appelé ma mission, je me remémorais ma promesse initiale, la longue lutte sou- tenue, mes efforts pour sauver Silbermann ; j'avais le sou- venir du frissonnement extraordinaire qui s'emparait de moi lorsque, à ses côtés, honni et frappé autant que lui, je répétais : «Je lui sacrifie tout »... Non, ces choses ne pouvaient point s'effacer. La moindre parole de réconcilia- tion me parut un reniement. J'eus l'impression qu'elle ne pourrait sortir de ma gorge ; et raidi, les dents serrées, je demeurai dans un silence farouche.
Mais comme je repassais mentalement par ces épreuves, j'aperçus la voie où j'étais engagé ; voie difficile, abrupte, où
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l'on gravit sans repos, où l'on se heurte à mille obsta- cles, où le moindre trébuchement amène une chute. J'eus la vision d'une vie pénible et dangereuse au cours de laquelle on s'écorche chaque jour davantage. Et vers quel but? Ne savais-je point maintenant que sur les cimes où j'avais rêvé d'atteindre nul humain ne vivait?
Philippe Robin, attendant une réponse, ne disait plus rien, mais il m'observait du coin de l'œil. Son visage était gai et serein. Il semblait se tenir sur une route bien plus facile, où étaient ménagés des biais commodes, des sauve- gardes propices, et qui côtoyait les abîmes sans s'y perdre jamais.
J'eus le sentiment que j'étais placé devant ces deux che- mins et que mon bonheur futur était suspendu au choix que j'allais faire. J'hésitais... Mais tout d'un coup le pay- sage du côté de Philippe me parut si attrayant que mon être se détendit ; et, faiblement, je laissai échapper un sou- rire. Philippe, devinant mon acquiescement, mit la main sur mon épaule. La pluie avait cessé. Il m'entraîna.
Et comme je faisais le premier pas avec lui, je me retournai vers la caricature de Silbermann et, après un effort, je dis sur un petit ton moqueur dont le naturel parfait me confondit intérieurement:
— C'est très ressemblant.
FIN
JACQUES DE LACRETELLE
(Copyright by Librairie Gallimard.)
�� �� � RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE
��LE GERMANISME ET LA FRANCE
L'attitude énergiquement anti-germanique qu'a prise au mo- ment de la guerre et que garde encore en grande partie l'in- telligence française était un fait naturel et nécessaire, qui corres- pondait à des attitudes analogues chez tous les peuples en guerre. Nécessaire au point de vue logique, et nécessaire aussi au point de vue du but à atteindre, qui était la victoire. Tout ce qui tendait et soutenait les forces belliqueuses, tout ce qui met- tait le spirituel et le temporel de la France en état de défense contre l'étranger pouvait être considéré comme bon. L'esprit n'avait qu'à faire la gymnastique nécessaire pour conserver, en même temps que sa liberté, les conditions de cette liberté, à savoir une patrie.
Aussi la liberté spirituelle était-elle beaucoup plus facile à maintenir pour un combattant, qui vivait à même le matériel de ces conditions, que pour un civil, qui ne pouvait faire, comme Diogène, que rouler son tonneau, en essayant de lui commu- niquer, sur le pavé de la cité, un bruit de canon, et que mobi- liser un spirituel beaucoup plus difficile à démobiliser que le temporel du poilu. C'est à ces moments que l'on sent à quel point il est utile d'avoir appris de Montaigne, de Descartes et de Pascal la distinction des ordres, la pluralité des tableaux sur lesquels se joue une existence humaine, et que comporte bien plus encore une existence nationale.
Le manque de souplesse, les retards que paraît aujourd'hui com- porter notre démobilisation spirituelle s'expliquent en bonne par- tie par des considérations très sérieuses, et par une situation maté-
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rielle encore plus sérieuse. Je ne blâme personne, mais il ne faudrait pas que ces conséquences naturelles d'une position diffi- cile vinssent encore ajouter, par elles-mêmes et de surcroît, aux difficultés de cette position. Que nos colères contre le germa- nisme (considéré dans son bloc depuis le douanier jusqu'au philosophe) aient ralenti par exemple, jusqu'à le supprimer presque, le courant des échanges intellectuels, condamné l'un et l'autre peuple à se voir longtemps encore à travers les déformations soupçonneuses de la passion, c'est aussi inévitable que des gelées au printemps ou de la chaleur à la canicule. La même saison ne dure pas toujours. Ce qui serait dangereux, ce serait que cette crise aiguë et locale, cette réaction nécessaire de l'organisme après la guerre (car une maladie peut fonctionner comme réaction utile) passât à l'état chronique et généralisé. Ce serait enfin, pour appeler les choses par leur nom, qu'il s'éta- blit en France, pour une certaine période, un courant xéno- phobe.
J'y songeais en lisant le livre de M. L. Reynaud sur Y Influence allemande en France au XIX e siècle '. M. Reynaud n'est évidem- ment pas un xénophobe de goût et de profession, mais bien plutotlecontraire.il enseigne à l'Université de Clermont la langue et la littérature allemande. Il s'est consacré depuis long- temps à l'étude des rapports intellectuels entre la France et l'Allemagne à toutes les époques de leur histoire. Son ouvrage encore inachevé sur les Origines de l'influence française en Alle- magne marque, en général avec le parti pris d'une thèse, mais souvent avec des preuves convaincantes, à quel point l'influence française a agi au moyen âge sur la civilisation allemande, l'a créée en bonne partie. Son Histoire générale de l'influence fran- çaise en Allemagne nous donne un très bon manuel sur cette question. Le livre qu'il publie aujourd'hui est écrit avec une netteté, une intelligence remarquables. Admirablement informé, il apprend beaucoup. Il n'est pas éloquent, mais, ce qui vaut mieux, ironique et incisif.
Bien qu'il présente, par sa forme, un genre d'intérêt diamé- tralement opposé, on pourrait le mettre à côté du Stupide XIX e siècle de M. Daudet et du Romantisme français de M. Las-
i. Hachette, 1922.
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serre. Mettons que le livre de M. Daudet est crié fortement sur une estrade de réunion publique, celui de M. Lasserre plaidé dans les plis d'une robe d'avocat, celui de M. Reynaud parlé élégamment dans une salle de conférences à des étudiants ins- truits. Tous trois dénoncent le xix e siècle comme une période d'occupation étrangère en France. Le chartreux qui présen- tait le crâne de Jean sans Peur à François I er lui indiquait, en partie ou entièrement, la trace du coup de hache de Tanneguy Duchâtel comme le trou par lequel les Anglais étaient entrés en France : le trou qui a amené cette occupation étrangère c'est la fameuse échancrure de Genève et de Coppet. Genève, dit M. Lasserre. Ah ! ce Jean-Jacques ! — Coppet, dit M. Reynaud. Ah ! cette Germaine ! (si bien nommée !)
Ce n'est pas seulement l'influence allemande que M. Reynaud dénonce comme un mal, c'est l'influence étrangère en général. Depuis plus d'un an, l'hostilité entre la France et l'Allemagne tend à se doubler d'une hostilité entre la France et ses anciens alliés, c'est-à-dire que nous sommes menacés par une crise de xénophobie totale. Il serait possible (et je le ferais si je m'adres- sais à des étrangers) de plaider en sa faveur des circonstances atténuantes, mais, comme j'écris ici pour des Français, je crois plus utile de la déplorer et de nous mettre en garde contre elle. Or l'exemple de M. Reynaud nous montre comment cette xéno- phobie, d'abord dirigée contre un seul peuple, s'étend facile- ment à d'autres. L'influence allemande, pour lui, est solidaire de l'influence anglaise (p. 7). Voici en quels termes sont exposées les influences allemandes d'après 1848, sur Taine et Renan principalement : « Cette nouvelle offensive se produisit après 1854. C'est à partir de ce moment en effet que Hegel, effleuré seulement parla génération précédente, devient l'objet d'études et d'efforts de vulgarisation qui se prolongèrent pendant toute la période impériale. Goethe et Heine secondent son influence. L'Angleterre, qui ne manque jamais au rendez-vous lorsqu'il est besoin de soutenir la pénétration allemande, envoie fort à pro- pos son Darwin, dont les théories semblent merveilleusement s'accorder avec le panthéisme, puis son Spencer... » Mais vrai- ment, emprunter ainsi des images au militaire et à l'économi- que, n'est - ce pas employer son encre à rayer tout ce qui fait les caractères propres et distinctifs de l'intelligence ? Que
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cherche un pays par son effort militaire ? La force. Que cher- che-t-il par son effort économique ? Le profit. Une force qui vient gêner notre force oblige celle-ci à l'arrêter par des forts et des tranchées. Une production qui vient gêner notre produc- tion et diminuer notre profit est contrôlée et filtrée par nos douanes. Mais en quoi la lecture de la Logique de Hegel par un philosophe français peut-elle être assimilée à une « offensive » ? En quoi l'étude et l'examen des théories de la sélection natu- relle par un naturaliste français peut-elle être comparée à un « envoi » de cotonnades anglaises, que le public français devra bien acheter si elles lui coûtent moins cher que celles de Rouen ? Une marchandise étrangère est utile ou nuisible. Il appartient au gouvernement de juger si ce qui est apparemment utile à tels vendeurs ou à tels acheteurs français n'est pas en réalité nuisible à l'ensemble des acheteurs ou des vendeurs français, et d'entre- tenir dans l'intérêt général un système de douanes et de tarifs. Mais une théorie anglaise est vraie, ou probable, ou fausse, exactement de la même manière et pour les mêmes raisons qu'une théorie formulée par un naturaliste auvergnat ou par un philologue catalan. Un tarif douanier ne taxe pas une fourrure parce qu'elle est ou n'est pas élégante ou pratique, mais parce qu'elle n'est pas de fabrication française : l'intelligence, la pensée (à moins de consentir à leur déchéance) font tout autre chose. Elles vivent sur cette idée, incontestablement justifiée par l'histoire, que jusqu'ici les vérités scientifiques et les grandes doctrines philosophiques ont été trouvées par des hommes de nations très différentes, et qu'il en sera probablement de même demain. L'influence de Hegel et de Darwin n'a pas été particu- lière à la France. Elle s'est exercée sur tous les peuples civilisés; et dans la proportion où ils l'étaient. En Angleterre et en Italie, où Hegel a eu de l'influence, Comte et Bergson, qui sont Fran- çais, en ont eu leur tour. Mais en Turquie où l'on n'a jamais entendu parler de Hegel (les femmes turques ne lisent Kant et Schopenhauer que dans les Désenchantées) on n'entendra pas davantage parler de Comte et de Bergson.
Je sais bien qu'on s'est livré depuis 1914 à un emploi immo- déré de la métaphore militaire. Pendant la guerre on a épuisé toutes les ressources de l'article et de l'affiche pour faire enten- dre aux populations que souscrire aux emprunts c'était (en
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même temps que toucher un revenu « intéressant ») tenir la tranchée, se ruer sur l'ennemi, charger à la baïonnette, vomir les grenades. Le journaliste en pyjama, qui faisait son article à côté de son chocolat, il ne faisait pas son article, il était sur la brèche, comme au temps de Vauban, ou, plus moderne, il opé- rait des tirs de barrage, il repérait l'adversaire, il veillait au cré- neau. Laissons à la littérature sa pâture de ces métaphores. Mais ne serait-ce pas une tâche possible, modeste, honorable, que d'en défaire ce champ réduit qui s'appelle la critique litté- raire ? Le problème des influences est le plus délicat, le plus compliqué, le plus dangereux qui soit. La littérature comparée, dont M. Reynaud me parait un des excellents ouvriers, a déjà assez de peine à s'y débrouiller, pour que nous n'ajoutions pas à son embarras en lui laissant sur la tête le casque Adrian de ces images guerrières. Même si certaines branches de la science doivent rester au service, celle-là mérite un tour de faveur pour être démobilisée la première.
Ne nous étonnons donc pas si le livre encore mobilisé de M. Reynaud comporte, dans sa riche information de détail, quelque déformation d'ensemble. La principale me paraît celle- ci. France et Allemagne, dans toute la période qui précède 1870, sont prises par lui comme des réalités politiques, analo- logues à l'Allemagne unifiée et hostile d'après 1871. Il a dès lors beau jeu à reprocher leur germanisme et leur aveuglement à tous les Français qui ont été curieux de choses allemandes et perméables à l'influence allemande. La Revue des Deux Mondes ayant tenu, jusqu'en 1870, son public au courant des choses d'Allemagne, M. Reynaud nous apprend que Buloz lui donna le caractère d'un « organe du staélisme dans la politique et les lettres. Ce programme comportait essentiellement la diffusion du germanisme. La Revue des Deux Mondes négligea si peu ce côté de sa mission qu'elle fut, au xix e siècle, le véhicule par excellence de l'influence allemande en France. » Ne croirait-on pas entendre parler de la Galette des Ardennes ou du Bonnet Rouge ? Buloz faisait son métier d'informateur, et de directeur d'une publication qui essayait alors de tenir les promesses de son titre en mettant ses lecteurs au courant de ce qui se passait dans les « deux mondes ». On ne pouvait raisonnablement demander aux gens de 1850 de se placer au point de vue du
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bismarckisme, de la dépêche d'Ems et de Sedan. — Ce n'est pas faute d'avoir été avertis ! Quinet, qui était pourtant le contraire d'un germanophobe, avait prédit le rôle de la Prusse. — Pour- quoi l'événement qui s'est produit aurait-il été, avant de se pro- duire, plus probable que celui qui ne s'est pas produit ? Mais enfin la politique est une chose, l'intelligence, la littérature, la philosophie en sont d'autres. Certes les hommes politiques devaient analyser, plus qu'ils ne l'ont fait, la possibilité et surtout les possibilités d'une Allemagne unifiée, et nous avons expié leur erreur. Mais l'Allemagne qui a exercé sur nous une influence intellectuelle vivante, par ses artistes eî ses penseurs, n'était pas encore cette Allemagne unifiée. C'était l'expression géographique qui désignait alors les hommes parlant et écrivant l'allemand. M. Reynaud y comprend les Rhénans et la Suisse alémanique. Il regarde Gessner et Haller comme des Allemands. Depuis le xvm e siècle tout se ramène pour lui à un duel véritable entre la culture allemande et la culture française, et il considère comme aveuglés les Français qui n'ont pas eu conscience de ce duel. Il ne veut aucun bien aux bâtisseurs de ponts, à ceux qui ont fait entre la France et l'Allemagne office d'agents de liaison. Il n'emploie pas le mot boche, mais il le remplace par le terme teuton. « Grimm n'a pas encore éliminé son virus teuton. » Il ne paraît pas admettre qu'un étranger puisse apporter quelque profit à la culture française. Traitant les Suisses alémaniques comme des Allemands, il traite les Genevois comme des Suisses alémaniques, et de peuple en peuple nous voyons dans son livre la xénophobie faire tâche d'huile.
Il appelle gallophobe Rousseau, qui pourtant a toujours pro- testé de son amour pour la France. Il estime que « le sentiment national n'existe pas chez M me de Staël, par rapport à notre pays ». Et il lui reproche de « s'afficher à Vienne avec des enne- mis de son pays ». Reproche singulier. Petite-fille d'un Brande- bourgeois, née d'un père genevois et d'une mère suisse, sué- doise par son premier mariage et suisse par son second, M me de Staël n'eut jamais la nationalité française. M. Reynaud l'appelle d'ailleurs fréquemment la Genevoise. Si elle a souhaité, par la chute de Napoléon et la dissolution du Grand Empire, la libé- ration de son pays, nous la voyons tout de même écrire en 1814 à un Russe : « Je ne souhaite point que les alliés aillent à
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Paris ; la conquête de la France me fait mal, et je souffre des malheurs du pays où je suis née et où mon père a été sept ans le premier ministre. » Je sais bien qu'Alfred de Musset l'a appelée un Blùcher femelle, et que cette boutade a été reprise par notre littérature nationaliste. Pour moi, le rayonnement de cette âme chaude et puissante reste lié au rayonnement même de la civilisation française dans tout ce qu'elle eut de débordant, de généreux, de fécond. Je ne vois pas ce que nous pouvons gagner à rétrécir jalousement notre peau de chagrin. « Rien de profond en M me de Staël n'est français » s'écrie M. Reynaud. Ce que je vois de profond et de français en elle c'est le génie de la société et de la conversation, élargi en libéralisme, poussé vers les grands sujets et répandu dans les grands courants.
M me de Staël c'est de la France qui se fait, en une période de transformation et d'expansion ; c'est une demi-étrangère à qui la France apprend à tenir le salon de l'Europe, en un temps où des Geoffrin et des Du Deffand paraîtraient bien grêles et bien dépaysées. M. Reynaud cite ces mots d'une de ses lettres ^(Naî- tre Française avec un caractère étranger, avec le goût et les habitudes françaises et les idées et les sentiments du Nord, c'est un contraste qui abîme la vie. » Cela peut abîmer une vie, l'abîme même généralement, mais ces dissonances d'une géné- ration deviennent accord et richesse dans la génération sui- vante. Dans les vers magnifiques que Lamartine écrivait sur la mort de la duchesse de Broglie, fille de M me de Staël, substi- tuez cette génération spirituelle à la filiation matérielle :
Elle était née un jour de largesse et Je fête, D'une femme immortelle au verbe de prophète; Le génie et l'amour la conçurent d'un vœu ! On sentait, à l'élan que retenait la règle, Que sa mère l'avait couvée au nid de l'aigle, Sous une poitrine de feu.
Les palpitations de l'âme maternelle Au-delà du tombeau se ressentaient en elle ; Elle aimait les hauts lieux et le libre horizon ; Un élan naturel l'emportait vers les cimes Où la création donne aux dînes sublimes Les vertiges de la raison.
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Symbole involontaire de l'idéal du xix e siècle : imposer une discipline classique à une âme romantique, — idéal jamais atteint : les deux facteurs restent malgré tout séparés, le plus souvent hostiles ; mais l'effort qu'ils ont fait pour se rejoindre, les forces de répulsion qui les écartent, tout cela forme un drame vivant entre l'élan et la règle, drame vivant avec lequel sympathise tout ce qu'il y a en nous-mêmes de vivant.
M. Reynaud estime que Y Allemagne de M me de Staël a donné sa figure permanente à l'idée que le xix e siècle français s'est faite de l'Allemagne. Idée évidemment inexacte, dit-il. Soit. Mais ce dont le xix e siècle français avait besoin, c'était ici d'un ébranlement pour faire du nouveau. Et c'est un fait qu'en ma- tière littéraire tous les novateurs éprouvent le besoin de s'ap- puyer surun exemple, de s'autoriser d'une tradition. Dans le temps et dans l'espace. Dans le temps, le classicisme s'est appuyé sur les anciens, le romantisme sur Shakespeare. Dans l'espace, la Pléiade a demandé une impulsion à l'Italie, le xvn e siècle à l'Espagne, le xvm e siècle à l'Angleterre, le xix e siècle à l'Alle- magne. Le livre de M me Staël s'est trouvé là pour faire fonction de Lettres Anglaises. Mais toutes ces influences n'ont servi en somme que des causes occasionnelles. Quand le génie d'un pays est sain et vigoureux — et ce fut notre cas dans nos quatre siè- cles — elles le font (pour parler en platonicien) ressouvenir de ce qu'il savait sans savoir qu'il le savait, elles mettent une étiquette étrangère et un décor éclatant sur ses fruits autoch- tones. M. Reynaud montre lui-même que la littérature roman- tique ne doit à peu près rien à la littérature allemande, mais que celle-ci a contribué à ébranler et à allumer le lyrisme fran- çais. Il n'en est pas tout à fait de même en histoire et en philo- sophie, et là il faudrait varier un peu les termes de la formule ; mais d^une façon générale l'action du génie étranger sur le génie français a toujours provoqué en celui-ci l'invention plutôt que déclenché une imitation.
Ce que reproche M. Reynaud à l'Allemagne c'est peut-être moins d'avoir exercé une grande influence que de nous avoir fait croire qu'elle en exerçait une. Comme le soulier de l'Auver- gnat, elle a tenu de la place. Mais M. Reynaud n'exagère-t-il pas lui-même le volume de ce soulier ? Le fait de réunir toutes les marques de l'influence allemande en un livre ne l'a-t-il pas
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porté à en aggraver le poids ? La masse n'est imposante que concentrée artificiellement. L'œil soupçonneux et chagrin de l'auteur voit de la germanophilie partout. «En 1840, la Marseil- laise de la Paix, nous dit-il, correspondit mieux à l'opinion et pro- duisit une impression plus forte que le Rhin français (p. 174). » Je ne sais sur quels textes il appuie son affirmation, mais nous en avons précisément un de Lamartine, qui écrit : « Ces vers, que je relis aujourd'hui avec plus de satisfaction qu'aucun des vers politiques que j'aie écrits, pâlirent complètement devant \epetit verre et le petit vin blanc des strophes de Musset. Je fus déclaré un rêveur et lui un poète national. » Ce qui était bien naturel. « De ce long poème d'amour et de reconnaissance que notre dix-neuvième siècle a chanté à la nation voisine, il n'y a proba- blement pas d'autre exemple dans l'histoire », dit M. Reynaud. Mais ce poème son information érudite ne l'a-t-elle pas un peu créé, avec des éléments bien dispersés, qui restaient assez inof- fensifs et même utiles dans leur dispersion ?
Tout cela d'ailleurs M. Reynaud le sait et le sent. Il y a un singulier contraste entre le parti pris du gros de l'ouvrage et le caractère équilibré, raisonnable de la conclusion, pleine de jus- tesse, de bon sens et de vérité, et à laquelle, pour mon compte, je souscrirai sans réserve. Si je joins à ce bénéfice la riche information que me procure l'ensemble du livre, je puis considérer le livre de M. Reynaud comme un précieux compa- gnon. L'influence allemande comporte, comme toute influence, un tableau des gains et un tableau des pertes, et notre souci doit être de l'accepter et de l'utiliser, non de la subir passive- ment. Lisez ce passage si juste : « Si l'on veut se rendre compte de ce que représente pour l'intelligence française cet enrichisse- ment, on n'a qu'à comparer par exemple la méthode critique de Lemaître, esprit tout français au sens traditionnel du mot, à peine effleuré par la science et la philosophie allemandes, avec celle d'un Taine par exemple. D'un côté du goût, de l'esprit, de la finesse de style, mais peu ou point de sens historique, de vision des ensembles, de divination ; de l'autre, moins d'art et d'agrément sans doute, mais un point de vue plus large, plus compréhensif. Faguet était aussi un de ces esprits que l'in- fluence anglaise ou allemande avait peu touchés, et il est incon- testable qu'il manque à ses analyses individuelles, si aiguës, un
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arrière-fond historique et philosophique ; il n'en esquisse même pas les lignes les plus indispensables. » Optime. Mais pourquoi alors reprocher à Madame de Staël d'avoir rendu un Taine possible, surtout dans un pavs où un Taine n'empêche pas plus un Lemaître que la pomme à cidre de Bretagne n'em- pêche le citronnier de Provence ? Bien au contraire, la réaction contre Taine est un excellent moyen, pour le génie français, de produire des Lemaître, la réaction contre le germanisme (encore une circonstance atténuante au bénéfice de M. Regnaud) une excellente source de délicatesse et d'esprit de finesse. Il y a pour une oeuvre, pour une influence, deux moyens d'agir : provo- quer une imitation, provoquer une réaction. Imitation et réac- tion forment la chaîne et la trame par lesquelles la durée d'une Littérature entrecroise sa tapisserie variée.
ALBERT THIBAUDET
�� � CHRONIQUE DRAMATIQUE
��Marigxy : Péché de jeunesse, comédie nouvelle en 3 actes, de M. Marcel Gerbidon.
Théâtre Edouard VII: Une petite main qui se place, comédie en 3 actes et un épilogue, de M. Sacha Guitry.
La Chimère : Césaire, pièce en 2 actes, de M. Jean Schlum- berger. La farce de Popa Ghéorghé, pièce en 4 tableaux, de M. Adolphe Orna.
Comédie-Fraxçaise : Vautrin, pièce en 4 actes, d'après les personnages des romans de Balzac, par M. Edmond Gui- raud.
Les Escholiers : Le Regard neuf , pièce en 4 actes, de M. Gabriel Marcel.
Gymnase : Barbe blojrde, comédie en 3 actes, de MM. Jehan Bouvelet et Edward Bradbv.
��*o v
��Nous parlerons de théâtre, aujourd'hui.
On a joué au Théâtre Marigny, pendant quelques soirées, une comédie en trois actes de M. Marcel Gerbidon : Péché de jeunesse. Comme cadre, le grand hôtel d'une ville de jeux. Comme sujet, un joueur décavé et peu scrupuleux, au courant d'une somme que doit toucher chez son notaire un brave pro- vincial de passage dans cet endroit. Il réussit à faire subtiliser dans la poche du provincial, par une camarade de noce, le reçu tout préparé, et à obtenir d'un jeune homme qui a besoin d'ar- gent pour s'offrir les faveurs d'une aventurière, qu'il aille encaisser la somme en question, tous les deux devant partager. La chose se fait, mais la somme est en titres, dangereux à négo- cier, et le jeune homme tombe soudain amoureux de la fille du provincial. Résultat : il épouse, restitue l'argent, reste honnête,
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le joueur décavé en est pour son tour et la morale est sauve. M. Marcel Gerbidon intitule sa pièce : comédie nouvelle. Mettons : comédie, tout court.
Le fait le plus remarquable de ces représentations, au moins le soir que j'étais à Marigny, a été ceci. Il paraît que j'ai une figure qui surprend certaines gens. Pourquoi ? Je l'ignore. J'ai beau me regarder : je ne me trouve rien d'extraordinaire. Parce qu'on ne ressemble pas au premier commis de nouveautés venu, devient-on un objet de curiosité et de surprise ? C'est en tout cas un fait que je ne suis pas indifférent à la plupart des gribouilles au milieu desquels il me faut me trouver quand je vais au théâtre. Je me promenais donc, à Marigny, pendant un entr'acte, dans un couloir, allant et revenant, sans m'occuperde personne, attendant simplement que l'acte suivant commençât, quand je remarquai qu'une dame, assise sur un canapé à côté d'une autre, quand je passais devant elles se mettait à rire en me montrant à sa voisine. On voit si je suis dénué de fatuité ou de vanité, je ne sais trop quel mot des deux convient, pour racon- ter ces choses le plus bonnement du monde. Je suis fort indiffé- rent à ce qu'on peut penser de moi, mais la bêtise m'agace, j'en conviens. Je crus tout d'abord m'être trompé, et revenant sur mes pas, je passai de nouveau devant ces femmes. De nou- veau, rire et coup de coude. Je continuai jusqu'au bout du cou- loir, je revins ensuite dans le sens opposé, et arrivé au canapé je m'arrêtai face à la dame que je faisais si bien rire, et me pen- chant vers elle, le visage tout près du sien, du ton le plus aimable, je lui dis : « Vous êtes bien plus drôle que moi, Madame ! » Interloquée, déconcertée, faisant l'hypocrite, elle cherchait ses mots, se défendait, voulait me faire croire que je m'étais trompé. « Je vous répète, Madame, que vous êtes bien plus drôle que moi » lui dis-je encore sans lui laisser le temps de parler. Je la laissai là-dessus, faisant une figure ! Elle ne savait plus où se mettre. Sans être bien jolie, ni de la première jeu- nesse, cette femme n'était pas absolument laide. Je l'ai bien regretté. Ma réplique eût alors été toute autre, a Je suis enchanté d'amuserune aussi jolie femme » luiaurais-je dit. J'espère bien la placer une autre fois.
Une nouvelle pièce de M. Sacha Guitry est toujours un grand plaisir. Ce diable d'homme va de succès en succès. C'est à cha-
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que fois une nouvelle merveille d'ingéniosité, de trouvailles, de riens qui prennent sous sa plume la fantaisie la plus plai- sante, une cocasserie qui paraît inventée et qui apparaît tout de suite prise dans la vie même, une drôlerie, une clownerie étin- celantes, et tout cela dit et présenté avec un naturel, une simpli- cité, une brièveté sans pareils, et de temps en temps une émotion qui se cache, s'exprime à peine, charmante, rapide et vive. On ne peut raconter le sujet d'Une petite main qui se place. Chaque scène est une petite pièce et toutes réunies font un ensemble qu'on écoute avec un plaisir dans lequel l'intelligence a sa part, tant c'est un spectacle curieux que celui d'un écri- vain doué d'une telle verve jointe à de pareilles qualités d'ob- servation et d'invention. Qu'il est dommage, grand dommage, que M. Sacha Guitry se laisse aller à employer quelques expres- sions un peu bassement vulgaires, qu'il met sans doute, çà et là, pour plaire à son public de gens du boulevard, lesquels certai- nement ne voient et n'apprécient que cela dans ses pièces etnon toutes les qualités de finesse, de moquerie et de très particulière fantaisie dont elles sont pleines ! Une petite main qui se place en contient au moins une que j'ai trouvée vraiment regrettable, et d'ailleurs un peu forcée dans la circonstance. Au reste, peu de chose. Affaire de goût personnel, peut-être ? Rien de plus. Jamais on ne célébrera assez M. Sacha Guitry comme auteur dramatique. Il a tous les dons : la facilité, la langue, le naturel, l'invention, la vérité, le renouvellement, la fertilité, la clarté, la sensibilité, l'observation, l'émotion, et l'esprit, l'esprit par dessus tout, l'esprit sans lequel l'intelligence n'est qu'une chose pédante, lente et monotone. Il a aussi ce mérite, et cette sagesse ! de ne jamais sacrifiera l'actualité, de ne jamais s'occu- per de la chose publique, ni de ces questions soi-disantsérieuses dont on nous rebat les oreilles, de ne jamais viser ni au moraliste ni au pédagogue. M. René Benjamin a eu bien raison de direqu'il est notre Molière. Il y a longtemps que je voulais le dire. J'hé- sitais. Est-ce bête ? Je savais pourtant bien que je dirais juste» M. Benjamin n'a pas hésité. Il l'a dit. Il a dit juste. Si le théâtre, mis à part le théâtre lyrique, lequel n'est pas forcément le théâtre en vers, a pour objet d'intéresser en amusant, de faire rire en peignant la vie, de faire réfléchir en montrant les travers et les ridicules, cela sans discours, sans tirades, sans pathos, sans-
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thèse, par le simple jeu des répliques et le caractère des person- nages, avec clarté et vérité, — et le vrai théâtre est cela sans con- teste, M. Sacha Guitry est le premier auteur dramatique d'aujour- d'hui. Vous verrez cela quand il nous donnera enfin une grande comédie. Il faudra bien qu'il s'y décide un jour. Ajouterai-je qu'il est aussi pour moi une des images de l'homme heureux. Il tra- vaille beaucoup, il semble bien qu'il doive travailler dans le plai- sir, et tout ce qu'il produit trouve le succès. Oui, il est bien pour moi un homme heureux. Quant aux graves auteurs de pièces pré- tentieuses, qui le regardent sans doute avec dédain et le consi- dèrent comme un simple amuseur, je leur dirai ce que j'ai déjà dit bien souvent : il est autrement difficile d'être simple, spiri- tuel et amusant que d'être grave, discoureur et ennuyeux. Je n'ai, pour ma part, qu'une inquiétude. M. Sacha Guitry est encore jeune. Je crois qu'il a déjà produit pas loin d'une cin- quantaine de pièces. J'ai déjà dit bien des fois tout le bien que je pense de lui. Je me demande ce que je pourrai bien dire dans la suite.
Les Compagnons de la Chimère, une nouvelle entreprise dramatique, ont donné, si je ne me trompe, deux spectacles. Je n'ai pu assister qu'au premier. Je tiens M. Jean Schlumberger pour un excellent écrivain. Je n'ai encore rien oublié d'un livre de lui que j'ai lu, il y a bien quinze ans : Heureux qui comme Ulysse..., devenu dans la suite L'Inquiète paternité. C'est un livre admiré par beaucoup et qui le mérite. Il y a là un art d'une sobriété extrême, une émotion profondément humaine, et par la façon dont certaines choses ne sont dites qu'à demi, un motif de rêverie qu'on trouve rarement. Césaire, la pièce qu'il a fait jouer à la Chimère, a son intérêt, elle aussi. M. Jean Schlumberger met en scène deux marins, tous les deux épris de la même femme, que l'un, être simple et borné, a eue réel- lement, et que l'autre, plein d'imagination mais peu séduisant physiquement, n'a possédée que dans ses rêves. Ce dernier décrit si bien cette femme, parle si bien du plaisir qu'on goûte avec elle, décrit si bien le coin retiré où elle se laisse aimer, qu'il arrive à rendre férocement jaloux le possesseur réel, qui sait pourtant bien qu'il n'y a qu'invention dans tous ses propos. Cette jalousie pousse même le véritable amant à tuer son com- pagnon, plus encore pour ne plus entendre les récits qu'il fait
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de ses amours et qui paraissent par moments, tant il y met d'ac- cent, être des récits vrais, Mais même au moment de mourir, celui-ci ne renonce pas à sa fable. Comme l'autre, penché sur lui, l'adjure de dire enfin qu'il n'a jamais eu, vraiment, la femme en question, il prononce au contraire son nom avec la même douceur que s'il la tenait encore dans ses bras, empoi- sonnant ainsi pour toujours l'amour du véritable amant. Il semble que M. Jean Schlumberger ait voulu nous montrer là la supériorité, la puissance de l'imagination etdu rêvesurla réalité. C'est en effet un fort beau sujet littéraire et psychologique et il en a tiré parti de façon très attachante. On est toutefois tenté de trouver que ses personnages parlent un trop beau langage et sont bien subtils pour leur condition.
La farce de Papa Ghèorgè, de M. Adolphe Orna, qui se rat- tache au théâtre populaire, est simplement amusante. La curio- sité était surtout dans le jeu des acteurs, transformés en marion- nettes de guignol et imitant leurs attitudes. Cette fantaisie était d'ailleurs fort bien jouée.
Je finirai par croire que la mauvaise influence du cinéma s'étend jusqu'à certains auteurs dramatiques. Ils n'ont plus en vue que la rapidité de l'action, le détail éclatant, le raccourci brusque, au détriment du développement logique des situations et des caractères. M. Edmond Guiraud s'est mis en tête de prendre quelques personnages des romans de Balzac et d'en composer une pièce intitulée Vautrin, du nom d'un des héros les plus marquants de la Comédie humaine, sans en être toute- fois le plus intéressant. Cette pièce ressemble à du Balzac et le rappelle par le nom des personnages. Mais elle n'y ressemble et ne le rappelle en rien par sa composition, son ton, son allure, ses situations. M. Edmond Guiraud a mêlé les situations pour en composer un scénario à sa guise. Il a mêlé de même les per- sonnages. Il en fait paraître certains dans des circonstances aux- quelles ils n'ont aucune part dans l'œuvre du romancier. Il met sans se gêner Lucien de Rubempré à la place de Rastignac, dans le rôle de l'étudiant pauvre de la pension Yauquer. C'est un travail fâcheux, qui témoigne d'une présomption et d'un sans- gêne remarquables. On voit qu'il n'a pensé qu'à composer des tableaux à effet. Sa pièce est bien faite de tous points comme une adaptation pour le cinéma. Quant à la mise en scène, il n'y
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a guère que le premier tableau, la pension Vauquer, qui soit à peu près réussi, encore que cela ressemble peu à l'intérieur de la pension de famille décrite par Balzac. Un autre tableau repré- sente le bal de l'Opéra. C'est puéril d'exiguïté et de manque de personnel. Il aurait fallu la foule la plus bariolée. Il y a au plus vingt acteurs en scène, dont des figurants, et on sait que ces derniers ne sont nulle part plus gauches, plus lourds et plus vulgaires qu'à la Comédie française. L'interprétation n'est pas brillante. M. de Féraudy, dans le rôle de Vautrin, se dépense beaucoup et fait de son mieux. Mais là encore Balzac manque et l'allure et le ton vrais du personnage. C'est uniquement M. de Féraudy que nous voyons. Il faut voir surtout Mademoiselle Ventura dans le rôle d'Esther Gobseck. Il faut la voir danser, faire l'amoureuse et la courtisane. Je vois jouer cette actrice depuis ses débuts. Elle joue toujours comme une élève du Con- servatoire. Elle n'a jamais eu et n'aura jamais aucun autre talent.
Je croyais bien que les Escholiers étaient morts. Je n'en avais pas entendu parler depuis longtemps. Ils ont donné cet été trois représentations d'une pièce fort intéressante de M. Gabriel Marcel : Le regard neuf. Le sujet est celui-ci : un jeune homme, la guerre terminée, revient dans sa famille. La vie qu'il a menée pendant quelques années, lui a donné de la réflexion, l'a transformé. Il était parti encore un grand enfant. Il revient un jeune homme mûri, observateur, portant sur toutes choses un regard neuf. Il exerce ce regard sur le ménage de ses parents et découvre qu'il n'est pas parfait. Son père n'est pas l'homme heureux qu'il croyait, ni sa mère, par le caractère, l'épouse et la femme modèle qu'il s'imaginait. Il se met en tête de redresser tout cela. En même temps qu'il éprouve plus de tendresse pour son père, il prend un peu d'éloignement pour sa mère. Une amie de la maison aime son père sans le dire. Il découvre cet amour et l'encourage. Le père se dérobe. Il hésite à changer sa vie à l'âge qu'il a, sans fortune personnelle, et habitué à l'aisance que lui a procurée son mariage. Il fait l'aveu de cette faiblesse à son fils. Ces choses mettent un singulier pathétique dans toute la pièce, qui a de plus le mérite de finir d'une manière vraie, je veux dire nullement théâtre. Le troi- sième acte est malheureusement chargé de phrases livresques.
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L'intérêt qu'on prenait à l'action diminue. M. André Calmettes a joué à la perfection le rôle du père.
Il est bien dommage que le Gymnase ait joué si tardive- ment dans la saison la comédie de MM. Jehan Bouvelet et Edgard Bradby : Barbe blonde. Cette pièce, pleine d'originalité, aurait peut-être eu le succès qu'elle méritait d'avoir. Elle n'est pas seulement amusante par son comique. Elle intéresse par son sujet, son action, le caractère de plusieurs de ses personnages. Clément (Barbe blonde) est un brave homme de notaire qui est affreusement marié depuis longtemps et qui a fini par se résigner. Sa femme, avec des allures de créature langoureuse et sentimentale, est acariâtre, tatillonne, quelque peu bigote, assez superstitieuse, se croit persécutée, s'occupe de spiritisme, en même temps qu'elle voudrait bien se faire faire la cour par un cousin à elle, cela sans succès, ce cousin étant épris de la petite bonne de la maison. Elle a même un autre travers, au dire des auteurs, sur lequel je reviendrai tout à l'heure. La pièce vient à peine de com- mencer, qu'une scène éclate entre les époux, amenée à propos de rien par la femme. Elle est probablement plus exaltée qu'à l'ordinaire, car, soudain, elle menace de se jeter par la fenêtre. Lui, par plaisanterie, approche une chaise. Elle monte dessus, de là s'assied sur la barre d'appui, répète à son mari qu'il prenne garde, bien garde, qu'elle va faire un malheur, qu'elle va se jeter pour de bon, et, en effet, par un mouve- ment maladroit, perdant l'équilibre, passe par dessus la barre d'appui et va choir sur le pavé, avant que le malheureux Clément, qui ne s'était pas ému autrement, habitué à ces scènes, ait eu le temps de faire le moindre mouvement pour la retenir. Jusqu'ici, rien de bien remarquable. Un accident de ménage, pas autre chose. Tout mari, tout amant est ex- posé à cette aventure. Au moins au début de cette aventure, car il est rare qu'elle soit poussée jusqu'au bout comme dans Barbe blonde. J'ai eu autrefois une maîtresse qui ressemblait assez à la femme de cet excellent notaire. Même caractère trépidant, même extravagance. Cela la rendait même souvent malade et l'obligeait à se coucher. Un jour qu'elle était ainsi au lit, comme je venais d'entrer dans sa chambre, une crise la prit. Tout comme la femme de Barbe blonde, elle me
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menaça, si je ne sortais pas, de se jeter par la fenêtre. Le lit était tout près de la fenêtre. J'ouvris aimablement celle-ci toute grande. « A ton aise, lui dis-je. Tu vois : je t'ouvre même ia fenêtre pour que tu ailles plus vite. » Je sortis la- dessus. Naturellement, elle resta tranquillement couchée et je n'eus point à me soucier du problème moral dont on voit Barbe blonde se torturer. En effet, après la chute de sa femme, chute suivie de mort, on enquête. Y a-t-il eu suicide ? Y a-t-il eu crime ? Simplement accident ? Clément comparaît devant le juge d'instruction. Naturellement son innocence est vite reconnue. La chute de sa femme vient uniquement du faux mouvement qu'elle a fait. On n'a pas idée d'aller s'asseoir sur la barre d'appui d'une fenêtre et de se mettre là à gesti- culer. C'est un accident. Clément peut rentrer chez lui et vivre tranquille. Eh ! bien, non. Certains propos du cousin de sa femme le tracassent. Absous par le juge, il se met lui-même à instruire l'affaire. Il l'étudié de très près. Il reconstitue la scène, recompose ses gestes et ses paroles, les gestes et les paroles de sa femme, s'interroge, s'examine, se retourne en tous sens. Sa femme menaçait de se jeter par la fenêtre. C'est entendu. Sans doute, il a approché la chaise. Mais c'est elle qui est montée dessus, qui est allée s'asseoir sur la barre d'appui. Ce n'est pas lui qui l'y a placée. C'est l'évidence même. Là, elle a répété à plusieurs reprises qu'elle allait se jeter... Lui, il n'avait rien dit. Il était là... Pour lui, c'était une scène comme tant d'autres. Pourtant, n'était-ce pas son silence, justement, qui l'avait excitée, son scepticisme, la rési- gnation qu'il montrait ? Elle avait peut-être vu là comme un défi ? Sans doute, s'il s'était mis à son diapason, il n'aurait pu qu'augmenter la démence de la malheureuse, et c'est alors qu'on pourrait le trouver coupable. Il avait au contraire montré beaucoup de sagesse en se taisant. On ne pouvait que l'en approuver. Oui, mais, tout de même, la première hypothèse restait troublante. Sa femme serait peut-être descendue de la fenêtre, s'il avait parlé ? Elle se serait calmée. Tandis que son silence, la sérénité qu'il avait gardée devant sa menace... Cela l'avait exaspérée, et alors, lui !... Quel remords ! Le malheureux passe ainsi, comiquement, de la quiétude à l'in- quiétude, de la certitude qu'il est innocent à la crainte d'être
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coupable. Il prend pour arbitres le cousin de sa femme, et l'ancien notaire qui lui a vendu son étude. C'est un véritable interrogatoire. Le cousin veut absolument qu'il soit coupable. L'ancien notaire le déclare surabondamment innocent. Fina- lement, Clément est tiré d'affaire par le temps, et surtout par la petite bonne, une petite personne mystérieuse qui n'a pas voulu suivre le cousin à son départ de la viile. Il s'aperçoit que cette enfant est jolie. Un soir, elle lui fait un bon dîner. Il lui fait prendre place à table à son côté. La gaieté vient. Il sent ses chimères le quitter. La petite bonne l'aimait en secret. Elle le laisse voir. Ils seront heureux ensemble. Il manque à ce compte-rendu les nuances, qui comptent pour beaucoup dans les qualités de cette pièce. Les artistes du Gymnase l'ont fort bien jouée.
J'ai dit que je reviendrais sur un détail du caractère de la femme de Barbe blonde. Les auteurs lui donnent aussi, comme un travers, le fait d'avoir recueilli huit chats perdus. J'en ai toujours autour de moi une bonne trentaine de même pro- venance. Et je dis du bien de leur pièce ! Ils vont être bien attrapés.
MAURICE BOISSARD
�� � NOTES
��LITTÉRATURE GÉNÉRALE
LA MENTALITÉ PRIMITIVE, par L. Lévy-Bruhl (F. Alcan).
Les Fonctions mentales dans les sociétés inférieures, parues voilà douze ans, trouvent dans le présent travail du même auteur une confirmation et un complément. La corroboration mutuelle de ces deux ouvrages n'est pas seulement la consécration d'une grande œuvre : elle implique l'avènement à la positivité d'un ordre de recherches relativement récent, dont l'exploration pourra s'étendre à l'infini, mais dont la méthode, jusqu'ici incertaine, s'affirme désormais précise et sûre.
Dans son ouvrage antérieur, M. Lévy-Bruhl s'était proposé « la détermination des lois les plus générales des représentations collectives (y compris leurs éléments affectifs et moteurs) dans les sociétés les plus basses qui nous soient connues ». Il avait constaté que les « sauvages », peu sensibles à la contradiction, pensent beaucoup moins selon le principe d'identité que suivant une loi toute mystique de participation, caractéristique d'un stade « prélogique » de la mentalité humaine. De nouvelles illustrations de cette thèse générale nous sont aujourd'hui four- nies en abondance ; mais la curiosité de l'investigateur se porte avec prédilection sur la notion que se font de la causalité les peuples inférieurs, notion non moins mystique. Aux yeux de ceux que] l'on a supposés naguère plus près de la nature, rien n'arrive par des causes naturelles : tout événement résulte du caprice d'une force occulte, sur laquelle le magicien a d'autant mieux prise, qu'elle ne s'agrège pas à l'ordre objectif d'un déter- minisme universel. Aucune mort, aucune naissance n'est natu-
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relie : une maladie, comme une blessure, procède d'un malé- fice ; l'apparente procréation suppose la réincarnation d'un ancêtre. Un accident qui nous paraîtrait fortuit est tenu pour la preuve qu'un tabou a été violé. L'efficace des puissances mysté- rieuses donne tout leur prix aux rêves, plus véridiques que la veille, tout leur intérêt aux présages, véritables causes et non simples symptômes. La conception d'un ordre fixe fait à ce point défaut, que le phénomène de mauvais augure s'interprète moins comme un signe ou un indice défavorable que comme un « porte malheur » susceptible d'être esquivé, voire converti en principe propice : on va jusqu'à provoquer des rêves, jusqu'à mettre en œuvre des pratiques divinatoires, non seulement pour s'informer sur les intentions de l'ambiance suspecte, mais pour susciter des événements conformes aux désirs humains. En ce monde où rien ne semble accidentel, tout paraît arbi- traire ; le visible se révèle pénétré d'invisible, de sorte qu'on n'imagine point qu'un événement se produise toujours par l'action des mêmes circonstances concrètes. Seule la question du pourquoi, non celle du comment, se pose au sujet de la pro- duction des choses ; car on ne s'intéresse qu'aux causes pre- mières, non. aux causes secondes, et l'on ne soupçonne pas la régularité des conditions causales. On ne conçoit pas davantage le temps et l'espace comme des cadres universels et nécessaires, puisque l'essentiel de la réalité, — les influences occultes, — transcende l'un et l'autre. Et si le milieu dans lequel vit le sau- vage diffère si complètement de ce monde aux lois fixes, s'exer- çant dans des cadres géométriques et arithmétiques, qui est pour nous autres l'objectivité, c'est parce que les peuples infé- rieurs, insoucieux de raisonner, négligeant d'induire, bornent leur réflexion à l'intuition immédiate, obsédée par la hantise des puissances mystiques. Après avoir découvert dans leur caractère non logique le propre des fonctions mentales dans les sociétés inférieures, M. Lévy-Bruhl reconnaît dans les singularités de 1' <r expérience » de ces peuples, l'effet de leur indifférence à la logique.
Nous regrettons de ne pouvoir ici montrer avec quelque détail comment ainsi s'étayent l'un l'autre les deux livres qui forment désormais la base de notre connaissance des primitifs. Des sujets presque entièrement neufs, tels que l'étude dés rêves provoqués,
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des pratiques divinatoires, des ordalies se trouvent à la fois défrichés et intégrés à une interprétation générale qui ressort de la confrontation des faits, avec un recours minimum à l'hypo- thèse. L'auteur peut maintenant se dispenser de rompre des lances contre les postulats simplistes de Tylor ou contre l'ani- misme de Frazer ; il a mieux à faire en laissant parler les docu- ments. Il conserve certes la conviction que la pensée primitive présente un caractère collectif, mais il s'abstient de toute préno- tion qui attesterait l'adhésion à un dogme de l'école sociologi- que. Une sorte de contre-épreuve des résultats acquis s'obtient par l'examen de la façon dont les sauvages réagissent en face des blancs : ces derniers leur font l'effet de sorciers ; leurs armes à feu passent pour tuer non par l'envoi d'un projectile, mais par la seule détonation ; leurs livres sont pris pour instruments de divination ; leurs soins médicaux, tenus pour une épreuve indis- crète de la patience du malade, épreuve qui mérite plutôt un dédommagement que de la reconnaissance. L'incompréhension de la mentalité primitive éclate plus encore, si possible, chez le médecin, imbu d'idées positives, que chez le missionnaire, dont l'apostolat offense les croyances des indigènes, mais qui parti- cipe du moins, lui aussi, à un certain mysticisme. Les admi- nistrateurs coloniaux, en se pénétrant de l'enseignement que leur donne M. Lévy-Bruhl, éviteraient bien des mécomptes et deviendraient moins incapables d'adapter la justice des blancs à celle des autres races. La science même y trouverait profit, car l'information que certains d'entre eux nous fournissent si pré- cieusement sur des mœurs ou des idées en voie de disparition ou d'altération, pourrait se recueillir plus impartiale, moins gâtée de préjugés européens, s'ils puisaient dans ces deux ouvrages une plus claire intelligence des peuples inférieurs.
La Mentalité Primitive, complétant les Fonctions mentales, marquera une phase décisive dans l'histoire de l'humanisme. Un pas important semble réalisé dans l'aptitude croissante de l'homme à se connaître lui-même. L'auteur sait se soustraire à la tentation, si spécieuse pour tant d'autres, d'expliquer préma- turément les civilisés par les sauvages, après que l'on eut si longtemps expliqué les sauvages par les civilisés. Personne moins que lui ne se fait d'illusions sur le concept de « primi- tifs », expression « bien impropre », mais imposée par l'usage :
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n'a-t-il pas protesté contre l'imprudente assimilation du sau- vage vivant de nos jours au véritable primitif, contre la notion d'une évolution unilinéaire de l'humanité, contre le pos- tulat spencérien de Frazer, selon lequel « le plus simple est le premier dans le temps » ? Personne moins que lui ne mécon- naît le caractère provisoire des résultats dès à présent obtenus. Sans aucun doute l'avenir montrera la nécessité de faire des démarcations, d'instituer des groupements parmi ces peuples d'Afrique, d'Amérique, d'Océanie encore considérés en bloc, pour ce seul motif qu'ils sont les plus éloignés de notre civilisa- tion. On découvrira sans doute dans l'idée de non civilisé le pendant de cette chimère, le primitif; car toute existence en société, imposant une « mentalité », impose aussi une « civili- sation ». Les antithèses métaphvsiques de l'homme et de la nature, de la nature et de la civilisation, se trouvent méthodi- quement sapées au profit d'une science comparative des types humains, science qui rejette au terme d'un processus indéfini la détermination de l'« homme » abstrait, mais qui diminuera de siècle en siècle notre ignorance sur cette formidable inconnue : nous-mêmes. La prétendue nécessité d'opposer encore civilisés et non-civilisés tient simplement, croyons-nous, au fait que ces derniers sont des peuples sans histoire ; non qu'ils n'aient point varié dans le temps, ce qui serait inconcevable, mais parce que nous ignorons tout de leur passé. Il faut donc espérer d'un pro- grès historique le renversement de la dernière idole métaphy- sique qui subsiste en notre sociologie. Mais cette « historisa- tion » progressive de notre notion des peuples inférieurs résultera surtout des documents que peuvent fournir sur ces peuples les peuples doués d'une histoire. L'étude critique des civilisations autres que notre culture occidentale jettera quelque jour un pont entre notre connaissance de l'homme « blanc » ou « euro- péen » et notre investigation de l'humanité ce primitive ». Déjà l'histoire des civilisations asiatiques fourmille de matériaux relatifs aux « sauvages », aux « barbares » interposés entre ces grands foyers de culture ; or l'Asie n'a été sans rapports ni avec l'Afrique, ni avec l'Océanie. L'histoire de l'Egypte nous révélera peut-être le secret, ou l'un des secrets, du mystère africain. Indé- pendamment des questions de fait, et si l'on vise la détermination des « structures mentales » à travers les diversités du temps et de
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l'espace, il est vraisemblable que la connaissance des civilisés simplement autres que nous, mais non pas inférieurs, — s'ils ont poursuivi une évolution synchronique et parallèle à la nôtre, — doit nous préparer à la compréhension des catégories spéculatives ou des techniques propres aux races les plus diffé- rentes de nous. Mais de semblables progrès vers une véritable critique de l'esprit humain, par application de l'histoire compa- rative, c'est une œuvre telle que celle de M. Lévy-Bruhl qui les aura inaugurés. p. masson-oursel
��LA NEF, par Elémir Bourges (Stock).
Le sujet qu'Elémir Bourges a entrepris de traiter embrasse, en dépassant chacun d'eux, le Faust de Gœthe, la Divine Comédie et le De N attira rerum. Sa Nef vise à être, comme Faust, le poème de l'inquiétude humaine, de la recherche de la norme et du bonheur et, comme la Divine Comédie, le poème des causes premières et de la destinée de l'univers. Mais le domaine des expériences offert à l'homme est beau- coup plus vaste que celui de Faust et ce n'est pas la seule théodicée, la seule cosmogonie catholique qui est ici mise en œuvre, c'est une « somme » de toutes les théodicées et de toutes les cosmogonies du monde occidental, depuis la mythologie grecque primitive jusqu'au matérialisme contem- porain, qu'on trouve dans la NeJ. Et l'on y trouve en outre les théories de la connaissance et la métaphysique de la morale. C'est un abrégé d'histoire de la philosophie, une synthèse de tous les grands systèmes, un compendium des idées de Thuma- n'té depuis sept mille ans qu'il y a des hommes et qui pensent.
C'est en même temps le résumé des aspirations humaines, de ses efforts incessants et toujours déçus vers un nouvel âge d'or, le livre de sa révolte et de son messianisme, traversé de résignations et d'adorations. Bref c'est toutes les formes de la pensée, de la sensibilité et de la volonté humaines qu'Elémir Bourges a dressées dans cette œuvre moyenâgeuse par ses dimensions et par son contenu encyclopédique. Déjà, dans la dernière partie de Les Oiseaux s'envolent et les fleurs tombent, Elémir Bourges avait donné une ébauche — très .réduite — de la NeJ.
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Mettre tout l'homme dans un livre, l'homme en soi, dé- pouillé de tout ce qui dans sa vie est accidentel, réduit à son essence, face à face avec les plus hauts problèmes, c'est la plus vaste entreprise littéraire qui soil. Disons-le net : il y faut du génie, et non pas un génie spontané et inconscient, mais un génie nourri de science et d'orgueil. C'est qu'il ne s'agit pas ici de transposer de la vie sur le plan de l'art et de la philosophie, il s'agit de transposer de la philosophie et de l'art sur le plan de la vie. La matière brute qu'Elémir Bourges travaille est purement livresque ; il faut qu'il réussisse à l'animer. Le symbole eût été trop court, l'allégorie trop plate, l'épopée trop artificielle et trop froide ; Elémir Bourges l'a bien compris : il a suscité des mythes et il les a présentés sous la forme dialoguée du drame grec. Pour y couler la pensée de tous les siècles, c'est de la conception poétique d'Aristote qu'Elémir Bourges s'est inspiré et c'est le moule eschylien qu'il a choisi. Il est allé emprunter sa forme aux sources mêmes de la civilisation gréco-latine. Le résultat est qu'on pense d'abord invinciblement aux traductions du grec de Leconte de Lisle en lisant la Nef. Le format, les caractères typographiques, la transcription des noms grecs (bien qu'Elé- mir Bourges écrive Prométhée au lieu de Prometheus) ajoutent encore à l'illusion. Illusion qui disparaît très vite, mais qui date peut-être la conception par Elémir Bourges de son œuvre. Sans qu'il y ait entre eux aucune ressemblance précise, Pro- méthée par son ton, par ses attitudes et son orgueil rappelle souvent Qaïn. Elémir Bourges est bien de la génération qu'on pourrait appeler « cosmique », qui dans des sens diffé- rents a donné le dernier Hugo (Hugo que Leconte de Lisle a si fortement influencé par un curieux retour d'influence), Y Eve future de Villiers, les Rêveries d'un païen mystique de Louis Ménard.
Mais l'élaboration de la Nef a été si lente (on parle de ce livre depuis trente ans) que les influences primitives se sont en grande partie effacées et atténuées et qu'on peut y distin- guer toutes sortes d'apports nouveaux dus au symbolisme, qui, par certains côtés, a été, lui aussi cosmique et mythi- que.
Effet du hasard ou volonté de l'auteur, la Nef compte trente-
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trois scènes, comme chacun des « cantiques » de Dante a trente-trois chants. Dans chaque scène, Prométhée, héros unique du drame, est aux prises avec des personnages différents. L'action, sauf dans le prologue, est commentée par un chœur antique, le Chœur des Argonautes, accru parfois du chœur des femmes Captives sur la nef Argô, de celui des Hommes, des Titans, des Bêtes, des Centaures. Le titre aurait pu être celui-ci : Prométhée libéré.
Prométhée, le Titan fils de la Terre, l'ami des hommes, est délivré par Héraklès, venu jusqu'au rocher où il été en- chaîné sur la nef Argô. Le règne de Zeus sur la terre prend fin et le tableau de son règne terrestre que trace à l'avance Prométhée ressemble étrangement à la prédiction d'Isaïe : ce la langue rude du lion léchera le faon qui tette, la hase timide s'endormira sous l'ombre des ailes du vautour ». Héraklès, qui libère les humains de la crainte des dieux, est le mvthe de la joie de vivre, victorieuse des terreurs et des ténèbres ; les Argonautes, ce sont les hommes à la recherche et dans l'attente du bonheur-Toison d'Or ; Prométhée, c'est la Raison humaine, en lutte contre le mystère et le mal. Toutes les lumières d'origine divine s'éteignent devant la victoire du Titan. A leur place, sept étoiles jaillissent du front de Pro- méthée, sept lumières nouvelles, d'essence humaine. Mais, avant d'éclairer l'univers à nouveau, il importe de le guérir de ses souffrances. Prométhée échoue dans cette première entreprise : il est impuissant à supprimer le mal. Il doit d'abord vaincre Zeus, maître du ciel et de la foudre. Pour le réduire, il forge les ailes qui lui ouvriront le ciel. Mais à cette ascension, les Erinnyes s'opposent. Les sept lumières humaines qui permettraient cette victoire et qui sont : Intel- ligence, Verbe, Amour, Joie, Désir, Sagesse, Harmonie, sont contredites et perpétuellement menacées par Matière, Mort, Haine, Douleur, Borne, Ignorance, Discorde.
Devant cet échec, Prométhée renoncera-t-il et restaurera- t-il l'antique alliance de la terre et des cieux, des hommes et des divinités ? Il s'y refuse. Les Dieux de l'Olympe s'éva- nouissent. Seul en face de sa propre pensée, l'homme s'in- terroge. Le monde est-il régi par l'épée (le libre arbitre, la raison) ou la roue (la destinée aveugle, le déterminisme) ?
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L'homme peut-il ôter de lui le tourment de la cause première, le besoin d'expliquer l'origine et l'essence de l'univers et de l'homme ? Non, cela est impossible. Dès lors qui sera Dieu ? Successivement Prométhée refuse un Dieu personnel trans- cendant ; la conception panthéiste de l'Etre-Dieu ; la concep- tion matérialiste; la conception hégélienne de l'idéalisme absolu, de l'identité de la Pensée et de l'Etre.
Prométhée, pour échapper aux catégories où se meuvent les hommes, va créer à nouveau l'humanité. 11 pétrit l'argile ; mais sa mère Gaïa est impuissante à l'animer, à lui donner, en même temps que la vie, l'immortalité et le bonheur dont rêve le Titan. C'est le démon de la Mort qui animera cette argile et lui conférera la vie mortelle, car c'est la mort qui engendre la vie, la quantité d'énergie est invariable dans l'univers. Prométhée s'empare des deux feux que lui offre le démon de la Mort : le feu rouge et le feu blanc. 11 voudrait se limiter à insuffler le feu blanc de l'intelligence à la créature nouvelle. Mais sans le feu rouge — curiosité, désir, aspiration, inquiétude — la créature n'aurait pas d'existence véritable, ne serait qu'immobilité. L'enfant naît de l'argile : il est aveugle. C'est la vengeance de la divinité. La clé du mystère universel n'est pas sur terre. Chargeant son enfant sur son épaule, Prométhée quitte la terre, à la recherche du secret qui rendra la vue à la créature. Les hommes, cependant, résignés à leur ignorance, agiront en adorant les dieux qui peut-être n'existent pas. Le grand combat s'est donc achevé par la défaite de la raison, l'apologie de la foi et de l'ac- tion.
Même réduite à une analyse aussi sommaire et déformante que celle-ci, l'affabulation générale de la Xef montre son ampleur, sa noblesse, son originalité et sa puissance. Cette grandeur et cette richesse se retrouvent dans le détail de chaque chapitre, Il y a là un entassement de systèmes, de pensée, une force dialectique, une aisance à se mouvoir dans l'abs- trait et à le matérialiser qui rappelle certains grands débats scolastiques en allégories, mais qui se double de la grande inquiétude moderne et, osons le mot, romantique.
Ce qui pourrait surprendre, c'est que l'Evangile chrétien n'a point de place dans ces théodicées et que la Bible elle-
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même est presque totalement absente de cette œuvre. Mais il faut voir là, sans doute, un dessein prémédité. Bible et Evangile sont des produits de l'âme orientale. La Nef est une image de la pensée d'Occident : les mythes et les dieux qui y figurent sont uniquement helléniques comme la forme est empruntée aux tragiques grecs.
La gageure était forte de prétendre émouvoir dans cet ordre métaphysique en négligeant la philosophie chrétienne dont les vingt derniers siècles d'Occident ont vécu et en prétendant retrouver dans la mythologie et le rationalisme helléniques des sources profondes d'émotion. C'était un beau risque à courir. Elémir Bourges l'a couru et il a mis de son côté le maximum de chances en retrouvant les secrets du grand style tragique et en condensant son émotion avec une force et une lucidité qui placent sa Nef bien au-dessus des œuvres courantes de la littérature contemporaine.
Est-ce à dire qu'il a triomphé ? Une œuvre comme la Nej ne triomphe que si elle dure et si elle est nourricière et féconde. Il est malaisé de préjuger de l'opinion de la postérité. Ce qui semble certain, c'est que la Nef est une œuvre morte, une morte splendide, mais une morte. Aucun échange d'âme n'est possible entre elle et nous. Si nous savons encore ce que fut Prométhée, nous ignorons profondément les géants Arimaspes, les dieux Kabires, les telchines. Ces divinités mettent sans cesse une barrière entre nous et le livre. Qui est le fils de Iapétos ? Qui est le Pandoride ?
A recouvrir des idées modernes et des abstractions (le Titan- Dieu Ouranos figure le panthéisme ; le serpent de Gaïa figure le matérialisme), ces mythes oubliés n'ajoutent pas à l'émotion métaphysique. Tout au contraire. Ces lourds ornements clas- siques déconcertent et détournent de cette émotion. Le vertige métaphysique, c'est une page bien nue de Spinoza ou d'Henri Poincaré qui nous le procurera. La Nef y est impuissante. On serait tenté de dire d'Elémir Bourges qu'il est « secondaire » et qu'il est resté sous le coup de ce défilé kaléidoscopique de doctrines auquel il assista en classe de philosophie. Certaines pages de lui ne sont que du Boirac lyrique.
La fameuse « magie du style » ne répare rien. Ce style d'Elémir Bourges, dur, tendu, somptueux, ne vit pas. Pour
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éclairer son œuvre sévère, Dante trouve de grandes images familières et neuves qui vivifient le raisonnement le plus abscons et qui sont pareilles à de fraîches oasis où il reprend souffle avant de repartir vers les hauteurs. Rien de semblable dans la Nef: toutes les images sont reprises des classiques grecs et sont tellement usées et rebattues qu'elles fatiguent l'esprit au lieu de le rasséréner.
Rien ne rachète la monotonie de cette succession de scènes toujours pareilles, où Prométhée discute avec quelque divinité, au milieu des lamentations des Argonautes et des clameurs de la foudre. Cette grande œuvre qui mérite le respect et l'admi- ration n'est pas seulement une œuvre difficile, c'est une œuvre ennuyeuse et qui ne récompense d'aucun enrichissement pro- fond celui qui a surmonté l'ennui de la lire.
Le chef-d'œuvre d'Elémir Bourges reste Les Oiseaux s'envolent et les Fleurs tombent. benjamin crémieux
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LE STUPIDE DIX-NEUVIÈME SIÈCLE, par Léon Dau- det (Nouvelle Librairie Nationale).
Comme tous les livres de M. Daudet, le Stupide dix-neuvième siècle, animé par l'esprit de la parole et par le mouvement de la passion, se lit joyeusement et d'une traite. On y trouve fré- quemment d'excellentes remarques et de pénétrants aperçus. Le lecteur y trouve moins une thèse à discuter qu"un état d'esprit à constater, à classer, peut-être même à utiliser : l'état d'esprit qui crée des mythes. Le bloc du xix e siècle, considéré comme le mal intégral, comme une bête de l'Apocalypse, analogue à ce que sont Rome pour les protestants, la franc- maçonnerie pour les catholiques, prend figure de mythe, que nous ne ferons aucune difficulté de qualifier de mythe utile, puisqu'il permet les feux d'artifice, la verve truculente et gron- dante de M. Daudet. Ce mythe vient d'ailleurs en son temps. 11 se rattache à nos mythes de guerre (il n'y a pas de grande guerre sans mythe). L'Allemagne ayant représenté pour nous, dans l'espace, un totalisme du mal, il était assez naturel qu'un totalisme analogue s'établit et fonctionnât dans le temps. La réalité est évidemment plus complexe et plus nuancée. Mais les amateurs de complexité et de nuances n'ont qu'à passer à un
�� � 3 5§ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
rayon différent de celui que tient M. Daudet. Lui-même, dans ses Souvenirs, à l'occasion d'une fête chez Mirbeau, s'est campé bien pittoresquement dans le rayon qui lui est propre et où il réussit. En lisant le Stupide XIX e siècle, je pensais à ce massacre de chapeaux et de pelisses, et je m'amusais ferme : d'autant plus que, pour mon compte, je porte des mous, qui supportent tous les coups de poing.
Entre les nombreux points de détail qu'on pourrait discuter dans le livre de M. Daudet, j'en choisis un au hasard. M. Dau- det entoure de soins le chapeau de M. le docteur Pierre Marie, comme s'il s'agissait de la couronne royale. Une ère nouvelle, nous dit-il, a été ouverte par un numéro récent du Progrès Médical, où le docteur Marie exposait sommairement le résultat de ses études sur les prétendues localisations cérébrales du lan- gage. Outre que les travaux de Pierre Marie font l'objet de comptes-rendus depuis au moins une douzaine d'années, M. Daudet sait-il, ou oublie-t-il, qu'une part importante d'hon- neur revient ici à un philosophe sur le chapeau de qui il a cou- tume d'exercer les pires sévices, M. Henri Bergson ? M. Berg- son, dans des pages de Matière et Mémoire qui restent un modèle de discussion serrée et probante, a ramené dès 1894 les localisa- tions cérébrales apparentes à des phénomènes moteurs, et les tra- vaux de Pierre Marie, physiologiste et médecin, ont confirmé par le travail du laboratoire le travail du philosophe dans son cabi- net. Le rôle de M. Bergson a été ici pareil à celui de Le Verrier découvrant Neptune au bout de sa plume, et celui de M. Pierre Marie à celui d'Adams, apercevant quelques mois plus tard la planète nouvelle dans son télescope. Le docteur Marie est le premier à le reconnaître. Le jour où M. Daudet ferait, pour le constater lui aussi, un effort de justice distributive, c'est qu'il aurait mis de l'eau dans son vin. Mais qui souhaite que le vin de M. Daudet soit baptisé ? Pas moi...
��ALBERT THIBAUDET
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��SUR LA GLÈBE, par /. de Pesquidoux (Pion).
Le goût même des choses agricoles que nous communique J. de Pesquidoux fait souhaiter qu'il nous rende ces choses plus proches encore. Car si sa langue, technique lorsque le
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sujet l'exige mais enrichie de mots paysans lui prêtant poids et verdeur, dit fortement ce qu'elle veut dire, elle le dit d'un peu haut, à la Buffon.
Cependant il faut avant tout rendre grâces à M. de Pesqui- doux. Dans les manuels on reproche à nos vieux pères de n'avoir pas eu le sens de l'histoire. Serons-nous sans reproche sous l'oeil de nos neveux ? A lire Connaissance de l'Est, ne com- prenons-nous pas qu'un certain sens de « l'étranger » nous manque, nous manquait encore ? Or, sur un autre plan, Che\ Nous et Sur la Glèbe donnent à l'endroit du monde rustique un sentiment analogue.
J. de Pesquidoux nous introduit à toute une vie secrète, celle des espèces, des semences, des sèves. Les plantes vivent. Chaque espèce, — de blé, de vigne, — a ses vertus et ses humeurs, comme ses défauts et ses manques. Des êtres vivants, en vérité, dont les croisements ont des résultats imprévisibles. Les hybrides n'apparaissent-ils pas avec leur individualité, on peut même écrire : leur esprit propre ? Une science nouvelle, peut-être, la génétique, justifie presque le vieil animisme paysan. Aura-t-on des surprises en ces domaines ?...
L'intérêt des études sur l'Homme, le Foyer, semble d'une qua- lité autre : il s'agirait ici moins d'une pénétration que d'une stylisation, comme on dit... Mais c'est surtout en ses jardins secrets qu'il faut suivre J. de Pesquidoux. Le fort, le rare de ses ouvrages est là, en ce qu'ils font plus riche pour nous le monde rustique. Et plutôt qu'à un jardin on voudrait comparer ces géorgiques gonflées de suc à quelque prairie profonde, d'une odeur nourrie, verte et fraîche.
HENRI POURRAT
LA POÉSIE
CHANSONS : LIBERTÉ, par Henri Pourrat (Société lit- téraire de France).
L'heureuse fortune de Gaspard des montagnes n'a point surpris ceux qui tenaient M. Henri Pourrat pour un des rares poètes de la guerre capable de conduire un récit épique.
Auprès de quelques longueurs, les Montagnards offraient plu- sieurs passages remarquables par la vivacité, l'aisance et la noble rudesse du langage poétique. M. Pourrat entreprend,
�� � 3^° LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
avec un nouveau et très dense recueil de vers, une sorte d'épo- pée de l'Auvergne, sous la troisième République. Le premier terme de la devise républicaine sert de titre à ce livre, qui est divisé en sept parties. En voici l'énoncé non moins savoureux qu'expressif :
Délices de V Auvergne-Basse ou les heureux moments du bon ména- ger. — Le royaume du vert, précédé des dits et contredits du sport touristique. — Les pastorales spirituelles de la solitude. — L'apologie pour l'Auvergnat, ètrennes aux citoyens français — le Triomphe de l'âme ou les rêveries du fils de la vallée, dédié aux hommes purs.
Chez cette belle et forte race on observe quelquefois une cer- taine préciosité pudique, qui vient adoucir une carrure trop rustique. Il arrive même que M. Henri Pourrat use de tour- nures paysannes d'une naïveté matoise et qui frise l'afféterie. Cela peut convenir dans de petites pièces d'un tour léger et satirique, mais non au cours d'un poème d'un lyrisme plus soutenu. Aussi bien M. Pourrat réussit-il mieux les longues laisses d'alexandrins ou de vers libres à l'imitation de la Fon- taine, que les stances régulières moins favorables aux mouve- ments d'un récit familier.
Lorsque le Jean Marie a d'une genetiire
Toute de verts balais, d'èglantins et de pierres,
Sans y plaindre sa peitie et son huile de bras,
Façonné à la bêche un guéret fort et gras... .
Il prend de meilleur cœur au matin du dimanche
Ses souliers chevillés et sa chemise blanche...
... Après vêpres, le frais venu, il sortira,
Et tout plan -plan, tenant en mains sa queue de rat
Pour offrir une prise à monsieur le notaire
S'il le trouve en chemin, il ira voir ses terres,
Puis rentrera souper d'une soupe aux no-veaux.
Les froidures, les pluies, l'âge ni les travaux
Ne l'ont tant affaibli qu'il n'aille bien encore
Dès la pique au brouillard dans ses champs de la Dore
Où ce vieux voit des siens jusques à l'âge tiers
Labourer sous sa main par bras Jorts et entiers.
Tel est feu Marie Chevagnat que M. Pourrat nous dépeint longuement et qui
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en son privé Se privant de jouir, jouit de se priver.
On croit entendre, en lisant ce beau poème, un écho des strophes célèbres de Racan et aussi les anciens flûtiaux et musettes de Claude Gauchet. Le Royaume du vert célébré par le poète auvergnat a le flatteur éclat des tapisseries ourdies par l'auteur du Plaisir des Champs, et dont trois siècles n'ont pas effacé les riches couleurs. Il y règne un doux bruit d'abeilles sauvages, de meuglements lointains fondus dans un remugle de miel que rafraîchit le vent descendu des cimes neigeuses.
Le plaisir que nous donne cette poésie drue et fraîche ne doit pas nous empêcher de sentir tout ce qu'elle perd à se dis- perser. A ce beau et sain chèvrefeuille qui pousse de toute part ses antennes parfumées il faudrait le tronc d'un grand sujet. On peut attendre de M. Pourrat qu'il tente l'épreuve où échoua l'honnête Brizeux, où triompha Mistral.
ROGER ALLARD
��L'ALBUM ITALIEN, par Jean-Louis Vaudoyer (Librairie de France).
M. Jean-Louis Vaudoyer s'est essayé au jeu divertissant, mais périlleux, de ces transpositions d'art dont Baudelaire, avec les Phares, a donné le modèle. Il s'en est tiré souvent avec bonheur, imitant le tour léger des petites descriptions en vers dont La Fontaine allant en Limousin illustrait les lettres qu'il adressait à
sa femme.
Dans le vallon où la caresse Du soleil est lente à finir Une nymphe, pour s'en vêtir, Défait sa lourde et large tresse.
Un berger que l'heure rend triste Et que son troupeau ne suit plus Offre à la nymphe un chant confus Dont la riche langueur persiste.
...la musique, le mystère La volupté, ses tendres jeux Font de ce vallon, pour les yeux, Le portrait menteur de la terre.
�� � 3 62 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Ce berger que dorent au soleil couchant les lumières ambrées du Giorgione, semble avoir pris des leçons de flûte chez Théo- phile et chez Tristan l'Hermite.
ROGER ALLARD
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��LA LUMIÈRE NATALE, par Léon Deubel (Mercure de France).
Les amis de Léon Deubel se réjouiront de voir rééditer ce beau livre trop peu connu où brillent tant d'images fortes et chatoyantes. Le poème du vent, la Fin d'un jour méritent de prendre place dans les anthologies. Deubel, verlainien repenti, sinon désabusé, était au fond un poète parnassien ; il fait souvent songer à Leconte de Lisle par l'éclat de son colo- ris, mais son rythme a plus de souplesse et son jeu est plus nuancé. Il n'était pas de ceux à qui le malheur inspire leurs chants « les plus désespérés » et les plus beaux. Né pour chanter la joie, la lumière, la force, l'épanouissement de l'être, l'aridité de son existence le contraignit à chercher tout cela en soi-même et à recréer la nature en imagination, au prix d'un effort qui communique souvent à ses vers une tension un peu factice. Comme il est fort bien dit dans la « préface des édi- teurs » dont on a fait précéder cette réédition, il y a plus de profondeur et plus d'éclat dans les œuvres qui ont suivi la Lumière natale, mais ce livre est celui des jours heureux, le seul où l'on sente une certaine légèreté d'âme que le noble et mal- heureux Deubel ne devait plus retrouver avant la mort.
ROGER ALLARD
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LE CHIRURGIEN DES ROSES, poèmes en prose, par Marcel Sauvage (« Ça Ira », Anvers).
Une espèce de journal de classe où, chaque soir, le poète annote un sujet de rédaction. Bien que M. Marcel Sauvage soit un excellent élève, il se permet, s'il n'a point de sentence à transcrire, un dessin dans la marge. Il invente alors des titres — Nocturne, Croquis, Chronique — plus précis, plus naturels que celui de son recueil. Car, chirurgien des roses, il ne l'est sans doute pas assez : le genre dont les exigences furent si scru-
�� �� � puleusement définies dans la préface du Cornet à Dés ne souffre guère l’imperfection. Un poème en prose s’il n’est indispensable est par trop inutile. N’empêche que le petit livre de M. Marcel Sauvage contient quelques faits-divers charmants, des symboles ingénieux, de jolies images. Mais le Petit Poucet, pour jalonner sa route, fera bien d’y semer plus de cailloux blancs que de pétales éphémères. paul fierens
LE POÈME ROYAL, par Albert Erlande (Librairie de France).
Je ne sais plus quel poète se plaignait l’autre jour qu’on louât la sonorité de ses vers, comme d’une injure qu’on lui eût faite.
Tel assurément n’est point le souci M. Albert Erlande. Ses alexandrins romantiques ont toute l’amplitude et la vibration
que l’on peut souhaiter. roger allard
GUIDE CHAMPÊTRE, par Gabriel Joseph Gros (éd. du
Damier).
Agréable recueil de vers qui ne ment pas à son titre ingénieusement modeste.
Le voyageur qui va de Lhuine à Saint-Jérôme
Suit l’étroite vallée où serpente l’air bleu.
Dirons-nous, avec l’auteur, que « la solitude y prend d’ineffables visages ? » Ou plus simplement, qu’une grâce bocagère y règne facilement sur des paysages aux tons légers et frais, tels ceux qui font le charme de certaines aquarelles d’amateurs ?
Des vignettes gravées sur bois de fil par M. Gimond, dans l’ancienne manière de M. Dufy, ajoutent à ce petit livret un aspect séduisant de rusticité non affectée.
ROGER ALLARD
LE ROMAN
LA MAISON DE CLAUDINE, par Colette (Ferenczi).
Lasse enfin de Montmartre et des musics-halls, des courtisanes flétries et des gigolos trop avides, Colette vient de se replonger dans sa jeunesse verte et pure. Une enfant a surgi, 364 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
preste, vigoureuse, tourmentée, paysanne, Minet-chéri ou Bel- Gazou, une Claudine sans vice et sans garçons, instinctive et irissonnante, charmante et ignorant les raisons de son charme, la vraie Colette, que nous avions devinée, que nous atten- dions.
Elle naît en pleine vallée bourguignonne, dans une maison silencieuse et vaste, une maison à grenier, où l'air circule, pleine d'âme cependant, tiède, profondément vivante. Deux frères har- dis, aventureux, mais passionnés de solitude et de mutisme, une grande sœur aux trop longs cheveux, penchant ses tresses sur les livres, absorbée dans le merveilleux ; des bêtes familières, chats et chiens, bien repus, ignorant le joug, mangeant, dor- mant, suivant l'heure du jour, s appelant, se reproduisant selon le cours des mois, entourant l'enfant dernière-venue de leur vie simple et ingénue ; un jardin clos où s'étalent les plantes domes- tiques, autres êtres tranquilles et libres ; au-delà, un village grossier, robuste, buveur et cancanant, et, tout autour, pesant du flanc des collines, la forêt vigoureuse et riche, pullulante d'animaux fauves, fraîche de mousse et de fleurs, exhalant des odeurs violentes.
Dans la maison, parmi les trois enfants muets, deux êtres remuants, ceux de qui la petite est sortie : le père, un méridio- nal ardent, ancien officier de zouaves, mutilé, devenu percepteur, vif, goguenard, plein d'imaginations, amoureux passionné, traî- nant sa béquille, oiseau blessé ; la mère, centre de chaleur et de lumière, petite et blonde, bavarde, étourdie, travailleuse, igno- rant religion, mystère, au-delà, règle sociale, devoir, bonne comme la nature où elle plonge, Cybèle campagnarde, rayon- nante de joie et de vie.
Cette petite Bel-Gazou n'est que sens. Elle est ouverte à tous les souffles. D'autres vibrent aux émanations de la terre. Mais, pour vibrer, il faut une matière qui résiste. En Bel-Gazou les brises passent comme en un carrefour de grands bois. Il n'y a pas vibration. L'être n'est pas troublé. C'est une sensation saine, complète et qui, entrant du premier coup, s'évanouit presque aussitôt.
Là est le trait principal de cette Bel-Gazou. Elle est sensible aux choses plus qu'aucune petite fille avant elle. Sensible jus- qu'à de brusques syncopes et à la jouissance de sensations
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étranges, mais ces sensations la laissent pure et simple, parce qu'elles sont brèves. Elle ignore les longs moments de désir, d'attente, où l'être appelle la sensation ; elle ignore les com- plaisances qui s'attardent sur l'instant, les rêveries volontaires sur un souvenir. Ces sensations, par leur force même, lui inter- disent de rappeler le moment passé. Chaque instant pour elle est très fort ; l'instant suivant, plus fort encore, le supprime.
Aussi, comme elle ressemble peu à ses sœurs, les extasiées : elle n'a pas le temps de désirer ; elle ne peut donc s'enivrer. Elle ignore aussi ces grandes mélancolies douloureuses qui suivent le plaisir. Le plaisir n'est pas infini : il déçoit les fer- veurs trop fortes. Pour Bel-Gazou, il vient à l'improviste, sans ferveur. Elle le goûte comme un don gratuit. Il ne peut pas la décevoir.
Elle est toujours joyeuse. La tristesse n'est qu'un regret : regret d'un passé trop beau, regret d'un rêve qui ne s'est pas réalisé. Or, pour elle, hier s'efface, demain n'existe pas.
On la dit raisonnable. C'est qu'elle ne peut pas sortir du réel. Le réel l'emplit. Manquer de raison c'est suivre un rêve. C'est être Don Quichotte. Elle est Sancho, un Sancho qui aurait des sens délicieux, une M me de Sévigné peut-être, et encore, une M me de Sévigné sans folie maternelle.
Guettez, surveillez-la. Jamais un désir fou. Jamais un mot sur l'au-delà, sur le ciel, sur Jésus, dans ces années où elle fut communiante, jamais le goût des pays lointains et merveilleux, jamais le goût de l'aventure. Elle refuse de lire les Trois Mous- quetaires ; les romansd'amour ne la troublent pas. Jamais sur- tout le désir de l'héroïsme, le désir de se transformer, de chan- ger d'âme. Ce n'est pas une Chimène ! Jamais non plus le désir de souffrir et d'aimer, le désir de sentir par le cœur. Ce n'est ni une folle Hermione, ni une Bérénice pleurante. Existent-elles, d'ailleurs, les Chimène et les Bérénice? Ce sont des hommes qui les ont inventées.
Le cœur ne peut grandir que dans les chambres. Bel-Gazou est un sauvageon de plein vent. Elle possède des trésors infi- nis : tout ce qui touche ses yeux, ses oreilles, sa peau. Elle pos- sède les choses jusqu'en leur essence jusqu'en leur profondeur. Mais aussi elle leur appartient. Dès que le cœur de Bel-Gazou frémit, dès que sa pensée veut s'élever, veut devenir humaine,
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les branches des forêts, l'appel des chats, « l'émouvante humi- dité des fleurs», l'assaillent, l'envahissent et Bel-Gazou chan- celle. Le sentiment se disperse, la pensée s'éteint. De ses frères de race, ne pourra-t-elle percevoir jamais que la fraîche beauté animale ?
Si belles, si dorées que soient les sensations, on se lasse peut- être de n'être que leur proie, de n'être qu'un passage. C'est magnifique d'avoir la censation de la terre. Mais d'autres ont eu le sentiment de la nature. C'était moins riche, moins neuf, mais peut-être plus nuancé. Bel-Gazou a renouvelé les sens des hommes. Il n'est pas sûr qu'à certaines heures ce beau destin ne lui ait paru limité. Certaines étrangetés de sa carrière, certains vagabondages ne sont-ils pas d'un être trop sensitif — sensuel serait trop recueilli, sensible trop moral — qui s'irrite de ne pouvoir trouver l'humain ? Bel-Gazou est saisie par les choses. Et si fortement prise qu'il n'est pas une chose au monde qui lui paraisse neutre, inanimée. Les bêtes, devant elle, grandissent, prennent une âme égale à la sienne. Les pierres même vivent, les cordes serpentent, la rue bouscule l'escalier, les maisons sourient.
Les humains échappent à Bel-Gazou, sauf dans leurs mouve- ments instinctifs qu'elle perçoit avec une acuité de chatte. Elle veut les retenir. Elle leur jette ses sensations. Elle veut leur plaire. Quel styliste eut jamais tant de grâces et tant de ruses, qui disposa mieux ses premières phrases en énigmes? Mais dans ces pages si expertes, composées de la main rouée d'une étala- giste, quelles merveilles pures venues des champs et jaillies de l'instinct ! Etrangère à la pensée, aux dissections de l'analyse, elle exprime la sensation d'un seul mot, comme elle la reçoit d'un seul choc, dans toute sa diversité. Et c'est là son génie.
C'est son génie de trouver comme aucun poète, ce que j'appelle, faute de mieux, des rapports d'impression, de ne pas comparer une chose ronde à une chose ronde, ce qui n'éclaire rien, mais un objet éveillant une sensation indéfinissable à un objet portant le même mystère imprécis. C'est son génie de trouver le terme neuf et pur, dédire d'un grand nocturne qui s'envole sans bruit : « il s'appuya sur l'air et fondit dans la nuit. » C'est son génie de sentir en même temps que la beauté robuste de la terre, la beauté profonde de l'air. C'est son génie de sentir
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le réel si fortement qu'une image irréelle surgit, qui ne distrait pas du réel, qui l'accentue. Elle écrit de sa mère qui appelle les enfants : « Elle renversait la tête vers les nuées comme si elle eût attendu qu'un vol d'enfants ailés s'abattît. »
C'est son génie enfin de dire l'animalité d'une âme de petite fille, et de percevoir dans un cœur de femme et de mère, des retours de sentiments qu'aucun analyste mâle n'aurait su décou- vrir.
Richesses jetées par petites touches, mélange d'instinct et de maligne broderie, fuyant la raison, coquettement prenantes, harmonie. paul rival
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��FIANÇAILLES, par Robert de Tra% (Albin Michel).
L'isochronisme des oscillations du pendule, — de cette pro- priété il est rare que dans un livre on rencontre l'équivalent ; mais lorsque cet équivalent existe, lorsqu'à travers les manifes- tations on est remonté au principe, on a l'impression d'assister, non pas du tout à la démonstration, mais au fonctionnement même d'une loi de la nature. Tel, du point de vue technique, me parait dans Fiançailles le centre de distinction. Ce n'est pas que l'auteur soit détaché, — même au sens où je définissais naguère ici le détachement d'un Lytton Strachey; — entant qu'être vivant, il est absent ; en tant que cause instrumentale, il ne fait qu'un avec les battements mêmes du balancier. La Puritaine et l'Amour (19 19) nous avait appris à estimer en Robert de Traz un romancier qui n'est pas dupe et ne s'en sait aucun gré, qui ne tient pas le moins du monde à montrer qu'il ne l'est pas. Mais ici la connaissance du dessous des cartes renforce encore une tranquillité qu'à présent chez l'artiste l'on devine foncière, — si foncière qu'il semble que le livre soit écrit, non de très haut, mais d'assez loin, et comme de derrière une longue vue. Pris dans le mouvement pendulaire, tout défile à son heure, mais au même titre, — et jusqu'à ces constatations, prestes piqûres d'une aiguille vivement retirée. D'où un équilibre dégagé, mais qui est tout de métier ; parfai- tement approprié à la nature du sujet, mais qui n'empêche que le tréfonds de Fiançailles ne laisse un arrière-goût de cendres qui longtemps assèche le palais.
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Qui n'a suivi d'un regard à la fois terne et retenu la graduelle usure d'un tapis — non d'un de ces Caucases dont l'appâlis- sement subtilise encore le charme, — mais d'une modeste carpette dont on se dit qu'elle a f fait son temps » ? Pareille usure des sentiments, voilà le thème sous-jacent de Fiançailles. Elevés ensemble, Jean-Pierre Rosset et Denise Langin ne pos- sèdent pour ainsi dire pas de souvenirs qui ne leur soient communs ; à Jean-Pierre « garçon grandi trop vite et sans aucune précocité », il faut les confidences d'un camarade qu'il admire et s'est proposé comme modèle pour qu'il prenne « au sérieux des sentiments jusqu'alors incompréhensibles » ; Denise au con- traire, précoce, curieuse, — que nous verrons sans cesse entre- tenir des « désirs sournois », et chez qui le goût du secret forme une des pièces maîtresses d'une nature exigeante et limitée, — est on ne peut mieux prête à écouter et à com- prendre ; et dès qu'un incident minime les pousse l'un vers l'autre, l'instinct a beau jeu à leur faire confondre besoin et choix. Leurs fiançailles secrètes s'accompagnent des habituels serments, et seule la pression des circonstances les amène à en aviser les deux sœurs aînées de Denise avec lesquelles ils vivent. (Les portraits des deux sœurs non mariées, Anna et Gabrielle, tenus dans les proportions réduites que commandait l'éco- nomie de l'œuvre, en ce livre d'une justesse si égale constituent une réussite mineure accomplie ; il n'est rien d'essentiel qu'à leur sujet nous ne sachions). Les fiancés sont pauvres et devront attendre bien des années avant de pouvoir se marier. Le travail retient Jean-Pierre loin de Denise pour qui rien cependant n'existe que ce qui est présent.
Quand il était là, Jean-Pierre lui inspirait un tel plaisir de vivre, — contentement de la chair et de l'âme, désir borné à l'immédiat, au tangible. Il la prenait dans ses bras, elle riait d'être si vite exaucée, si facilement. L'approche, le contact de Jean-Pierre faisait courir son jeune sang. En appuyant ses lèvres sur les siennes, il lui faisait com- prendre qu'elle aussi était réelle. Mais il fallait qu'il fût là.
Elle se détache de Jean-Pierre qu'elle n'a plus sous la main et s'éprend du nouveau locataire de la maison, le professeur Abel Prudon, parce que celui-ci offre l'avantage d'être là, et cet autre avantage, pour elle plus séduisant encore, qui réside dans « le mystère d'un passé qu'elle ne connaît pas ». Chez
�� � NOTES 369
Jean-Pierre, de son côté, l'amour devient de plus en plus théo- rique, se vide peu à peu de tout son contenu : les fiançailles prolongées le condamnent à une altitude pour laquelle, par la modicité de ses ressources intérieures, il n'est évidemment pas fait ; une aventure sans lendemain avec une jeune personne facile, « fraîche comme un bouquet de roses ordinaires », par le remords auquel elle donne lieu, semble, mais un instant seule- ment, ranimer un sentiment en réalité déjà presque éteint. Et lorsqu'à la fin du livre Denise se voit repoussée par le profes- seur dès que celui-ci apprend que sa femme est à la veille de le rendre père, — dignité qui à ses propres yeux lui confère un lustre nouveau ; lorsque Jean-Pierre découvre la dette de gra- titude et d'honneur que les affaires d'argent de son père lui ont fait naguère contracter à l'égard des sœurs de sa fiancée ; — dans le moment même où intérieurement ils sont le plus loin l'un de l'autre, toutes les circonstances extérieures conspirent à les rapprocher, à les contraindre à un mariage qui n'est plus qu'une formalité.
L'intérêt spécial qui s'attache à l'histoire de Jean-Pierre et de Denise vient de ce que tous deux appartiennent à la même catégorie humaine : celle des êtres par définition moyens et voués à le demeurer ; mais que dans cette catégorie chacun des deux occupe une position qui est aux antipodes de celle de l'autre. « Il ne voulait pas être exceptionnel. Depuis que sa vie avait pris un tour agité il se sentait mal assuré sur lui- même », nous est-il dit de Jean-Pierre. Jean-Pierre est l'être moyen qui a besoin de se sentir tel, qui se carre dans la norme et qui, ce faisant, a toujours l'air de prendre les devants contre une dépréciation possible. A tous ses sentiments et à l'amour en particulier il demande de lui donner bonne opinion de soi ; en fixant son avenir, de lui créer des devoirs ; de le transformer en un personnage avec lequel il faut compter. Ecoutez-le au terme de l'examen de conscience qui suit son unique écart :
Rompre ses fiançailles, ce serait désavouer son modèle, quitter la voie qu'il suivait, depuis des années, derrière lui. Que deviendrait-il s'il cessait d'imiter l'ami dont le bonheur lui apparaissait comme la promesse même du sien ? Alors, après de grands remous d'angoisse et de remords, à l'instant où, désespéré, navré de la décision qu'il prenait, il allait partir pour Neuchatel, il pensa tout à coup : « Si je ne
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disais rien à personne ? » Et instantanément il retrouva l'harmonie avec le monde et les siens.
A cette harmonie-là il est bien rare qu'adepte de la règle, l'homme moyen ne soit pas prédestiné. Denise, elle, est moyenne d'une tout autre façon : close à tout ce qui n'est pas sensation, elle apporte toujours dans la sensation le réalisme le plus absolu ; elle cherche son plaisir, le prend, et ne goûte jamais mieux les jeux de l'amour que lorsqu'elle y peut superposer deux visages.
Elle passa sa main dans la chevelure du jeune homme, l'ébourif- fant pour changer son apparence, curieuse aussi de voir s'allumer dans ses yeux clairs une colère qui le rendait différent. Il la saisit aux poi- gnets : « Dis... — Et si je ne t'aimais pas ? » Dans les yeux clairs, la colère se changea en étonnement, puis en tristesse : l'étreinte du poi- gnet se desserra. Denise suivait les mouvements du jeune homme, un peu surprise d'y assister avec sang-froid, et savourait le plaisir péril- leux de remettre sa question. Ensuite, pour se redonner la sensation brûlante après la sensation glacée, elle murmura : « Et toi ? » Elle vit le teint rougir un peu, les grands bras s'ouvrir pour se refermer sur elle. Il se redressa : elle ferma les yeux pour sentir cette bouche qu'elle ne voyait plus, et qui était peut-être une bouche inconnue, s'approcher de la sienne. Alors elle se mit à rire sans bruit, et, pour le récom- penser enfin, elle murmura : « Je t'aime. »
Pour une fois le professeur Abel Prudon ne se trompait peut- être pas le jour où il fut « frappé de la ressemblance de la petite Langin avec la chatte qu'elle tenait dans ses bras ». Jusque du désespoir, Denise connaît surtout ces brusques averses qui courbent les êtres à la fois pauvres et avides.
Jean-Pierre repartit et Denise retomba dans sa solitude. Mais elle ne put retrouver la même tension, le même zèle d'espérance qu'avant l'examen d'octobre. De tels effets ne se répètent pas.
Au sortir d'une lecture attentive de Fiançailles on est tenté de donner à ce petit membre de phrase une portée autrement étendue que celle qu'il a dans le contexte. Le stigmate de stéri- lité des âmes moyennes, c'est bien que chez elles « de tels effets ne se répètent pas ». Le rang d'un être se détermine, non d'après sa réaction immédiate à un choc donné, mais d'après sa faculté d'en éprouver des contre-coups : plus ces contre-
�� � coups sont nombreux, plus ils le modèlent en profondeur, plus les réactions secondes recouvrent de leurs complexes richesses la réaction originelle et la rendent presque insignifiante. Or, de réactions secondes, Jean-Pierre et Denise sont incapables ; d’où leur médiocrité, — mais instructive. Leur cas nous rappelle que sans cette réverbération dans la conscience les sentiments ne se distinguent en rien des autres phénomènes naturels ; soumis comme eux aux rythmes des saisons, ils revêtent alors ce frappant caractère de périodicité — qui s’accorde si bien ici avec le talent de Robert de Traz — , mais duquel néanmoins, et par delà la sérénité qu’apporte à de certaines heures la contemplation des lois de la nature, se dégage un découragement sui generis ; car, pour un regard véritablement humain, un sentiment demeurera toujours autre chose et plus qu’un objet, — et si déjà sur un objet la poussière désoblige, la poussière qui s’est formée sur des sentiments soulève une tristesse de la plus neutre atrocité.
CHARLES DU BOS
LECTURES ALLEMANDES.
Le Fichte et son temps que Xavier Léon publie chez Armand Colin comprendra trois volumes. Le tome I : Etablissement et prédiction de la doctrine de la liberté (1762-1799) laisse déjà devi- ner l’importance d’une étude qui fait honneur à la science fran- çaise. Nulle trace des passions qui en Allemagne ou en France ont déformé l’image de Fichte : le philosophe allemand appa- raît ici pour la première fois sous le visage d’un libérateur inspiré par la Révolution française, d’un idéaliste ouvrant des sources auxquelles l’Allemagne altérée pourrait puiser encore, et autre chose que ce qu’elle en a jusqu’ici tiré.
La thèse d’A. Jolivet : Wilhelm Heinse (Hachette) est parfai- tement objective. Une scrupuleuse étude des sources d’Ardin- ghello permet au lecteur de retrouver les éléments du Sturm nnd Drang, et en particulier de se représenter nettement ce que fut l’individualisme germanique d’alors, sous la double influence de Rousseau, qui ramenait les Allemands à la nature, et de l’Ita- lie qui excitait en eux la sensualité artiste : au total un immora-
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îisme et un eudémonisme qui devaient trouver chez Gœtheleur plus haute expression. Le cas psychologique de Wilhelm Heinse se doit rapprocher de celui de nombre d'Allemands contempo- rains. Ce rapprochement aiderait à préciser une notion de laper- sonne morale différente de la nôtre, et curieuse.
Dans sa collection des Prosateurs étrangers modernes que dirige Léon Ba\algette, l'éditeur Rieder a publié une traduction des Sept Légendes de Gottfried Keller, avec avant-propos de Fernand Baldensperger , dont on se rappelle la jolie thèse sur le romancier zurichois. Reste à traduire les œuvres qui mettraient en lumière l'évolution actuelle de l'Allemagne ; nous ne dou- tons pas qu'elles ne trouvent place dans cette collection pleine de promesses.
A côté du Nietzsche de Charles Andïer, dont le quatrième volume est impatiemment attendu, signalons le Nietzsche de Bertram (Georg Bondi) ; ce n'est qu'un essai ; l'intérêt en serait menu après l'étude définitive du savant français, si Bertram ne posait des problèmes qui dépassent Nietzsche, s'il n'étudiait avec une intelligence déliée des questions comme celle du « devenir » et ne fouillait de vives lumières la pénombre où se plaît l'âme allemande.
Le Gervinus de Max Rycbner (Verlag Seldwyla, Berne) est lui aussi conçu sous forme d'essai. L'érudition qui a tendance à •s'alléger, se montre ici aimable, alerte ; les résultats seuls en sont présentés, et dans une langue qui témoigne que l'auteur a du tempérament, de la vivacité, de la grâce. La revue Wissen und Leben dont Max Rychner vient de prendre la direction, doit comme la Revue de Genève devenir un de ces observatoires d'où l'on dominera mieux le jeu de deux civilisations qui ne cessent de réagir l'une sur l'autre.
A son beau livre sur Marceline Desbordes- Valmore (Insel) et aux trois études sur Balzac, Dickens, Dostoiewski (Insel) (celle sur Dostoiewski, après Suarès, après Gide, est pleine d'aperçus ingénieux) Stefan Zweig vient d'ajouter un Verlaine ■en deux volumes, où se trouvent réunies la plupart des bonnes traductions. On regrette seulement de n'ypoint trouver celles de Stefan Georg.
Fran~ x Blei, Menschliche Betrachtungen zur Politik (Georg Mùller), Paul Ernst, Erdachte Gespraeche (Georg Mûller),
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Otto Flake, Dinge der Zeit (Roland-Verlag) et das Kleine Log- buch (S. Fischer), quatre volumes d'essais qui portent sur des- questions actuelles — littérature, philosophie et politique mêlées. L'Allemand d'aujourd'hui renonce volontiers à la spé- culation pure. Il répugne à s'enfermer dans un système. Sous l'influence de la France il se plaît à analyser ; sous celle des circonstances, il s'attache à l'actualité politique. C'est à propos de celle-ci surtout que Blei, Paul Ernst & Flake se sont mis à philosopher. Courtes et variées, leurs études aident à com- prendre l'état d'esprit des intellectuels allemands en qui la guerre a développé le goût de l'examen. Reprise de soi, volonté de comprendre, de décomposer, et de coopérer à la « reconstruc- tion » intellectuelle, tels sont leurs traits communs. Le beau talent de Flake est un peu gâté par la théorie dans le roman Die Stadt des Hirns (S. Fischer). Mais son activité intellectuelle n'est pas de médiocre importance pour ia formation d'un esprit public et républicain en Allemagne; nous aurons à y revenir.
Eveil de l'esprit politique, tel était le caractère dominant au lendemain de la guerre. Des manifestes collectifs — die Erhe- bung (S. Fischer), Unser Weg (Cassirer), dasZiel (Kurt Wolfl) — ont permis aux écrivains d'une génération ardente de se comp- ter, de s'unir en groupes qui scrutaient l'horizon. Depuis, quel- ques-uns se sont lassés. Ceux-là écoutent la voix de Thomas Mann. Ses Betrachtungen eines Unpolitischen, et le premier tome de ses œuvres complètes — Rede und Antwort (S. Fis- cher) — ont donné le signal d'une réaction de l'esthétique contre la politique. Mais Thomas Mann, dont l'attitude mérite de retenir l'attention, est moins apolitique qu'il ne le dit. Encore que d'un artiste, sa négation est d'un homme d'action aussi, et toute frémissante de passion. Elle est la réponse, toujours, à l'affirmation de Heinrich Mann, qui de son côté a pris position pour la République allemande, la démocratie, la « civilisation » à la française. L'esprit révolutionnaire dont ce dernier est animé dans Macht und Mensch souffle aussi sur Cari Stern- heim ; son tract: Berlin, est la plus juste et incisive critique du régime intellectuel auquel la Prusse avait mis l'Allemagne.
Du même courant, qui renouvelle aussi le théâtre, relèvent les drames de Heinrich Mann ; Madame Legros (Paul Cassirer/ der Weg zur Macht (Kurt Wolff), de Walter Hasenclevcr : der:
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Sohn (Kurt Wolff), de Fritz von Unrub : Ein Geschlecht et Platz. L'éclatant succès de von Unruh s'explique à la fois par l'ardeur de son idéalisme, par le mordant de ses attaques et par un tempérament littéraire assez original pour se dégager un jour des formules qui l'embarrassent encore.
Griselidis, de Ludwig Berger, le remarquable successeur de Reinhart, et Bockgesang, de Franz Werfel, sont deux tentatives faites, l'une pour créer un drame qui s'adresse aux masses, l'autre pour introduire dans le drame ces masses mêmes, agitées par le soubresaut des crises actuelles. Le théâtre appelle la rue, et les mouvements de la rue se prolongent au théâtre, à Berlin comme dans l'ancienne monarchie danubienne.
C'est encore, bien qu'affaibli, l'écho d'une vie publique trou- blée, et où la question juive surexcite les esprits, que l'on trouve dans Mein Wegals DeutscherundJude, de Jakob Wassermann, ainsi que dans son roman : Qberuns drei Stufen (S. Fischer). Et les nouvelles d'une vingtaine d'écrivains tels que Schickele, Werfel, Edschmid, Dâubler, Heinrich Mann, Sternheim, qui se trouvent réunies dans die Entfaltung (Ernst Rowohlt), sont elles aussi inspirées de l'actualité, et destinées à agir dans le plan politique autant que dans le plan esthétique. Les difficultés d'édition font d'ailleurs que de plus en plus les écrivains zc présentent au public non plus seuls et avec une œuvre, mais en groupe et avec des fragments. Ainsi est rendue posssible une présentation de luxe comme celle de die Dichtung (Kiepen- heuer), anthologie d'avant-garde d'où il faut détacher les noms de Martin Gumpcrt, Hcrmann Kasack et Oskar Loerke.
Hebraische Balladen et die Kuppel d'Else Lasher -Schiller (Paul Cassirer) font songer pour le tempérament lyrique à Madame de Noailles, une Madame de Noailles qui aurait l'accent du psalmiste. Frauen de Kasimir Edschmid est aussi trépidant et maniéré que son Timur (Cassirer). Edschmid, qui est jeune, trouvera autre chose que les explosions calculées de l'expression- nisme. Ses feuilletons de la Frankjurter Zeitung le montrent plus sage qu'il ne voulait le laisser croire.
« Last not least » : la correspondance de Richard Dehmel (AusgewaehlteBriefe,S. Fischer) dont la première moitié nous est donnée par la veuve de l'écrivain ; il serait désirable d'avoir sans choix, sans coupures, ces lettres où revit intensément le
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monde des lettres depuis 1890, et où il est curieux, à travers î'épistolier, de retrouver Liliencron, Max Klinger, Johannes Schlaf, Alfred Mombert, Thomas Mann, Harry Graf Kessler et cinquante autres. Félix bertaux
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��CINQ NOS, traduits par Noël Péri (Bossard) ; THE NO PLAYS OF JAPAN, traduits par Arthur Waley (G. Allen & Unwin) ; LE THÉÂTRE CHINOIS, texte de Tchou- Kia-Kien, dessins d'Alexandre Jacovleff (Ed. de Brunoff).
Les Cinq Nos traduits par M. Noël Péri ont paru peu de temps après The No Plays of Japan de M. x\rthur Waley. Ces ouvrages se complètent; on peut même dire qu'à aucun égard ils ne font double emploi. M. Waley traduit une vingtaine de pièces ; M. Péri se borne à cinq, mais qui constituent la pentalogie complète dont se compose un spectacle japonais réglé selon la tradition. Par bonheur, quelques pièces figurent dans les deux volumes et décèlent les méthodes des deux traducteurs. La ver- sion française est plus littérale, accompagnée de plus d'explica- tions ; mais, hérissée de mots japonais, elle garde quelque chose de maigre et de scolaire. Plus libre, plus sonore, la version anglaise est plus préoccupée de nous faire partager l'émotion de chacune de ces petites pièces ; en un mot elle a plus de beauté. Mais il est douteux que, réduit aux textes de M. Waley et aux très courtes notices qui les précèdent, un lecteur puisse com- prendre le détail des allusions, des jeux de mots dont le dia- logue est farci et des pant-omimes qui le complètent. Les pré- faces elles-mêmes ne se répètent pas. M. Péri nous donne de précieux renseignements sur la scène, les costumes, la diction, le jeu, ainsi que sur la composition et la métrique de ces petits drames. M. Waley insiste avant tout sur leur signification esthétique, sur l'état d'esprit auquel ils répondent chez l'auteur et le spectateur japonais, sur le raffinement de la sensibilité qu'ils mettent en jeu; il nous aide à comprendre que nous ne sommes pas en présence d'une simple curiosité archéologique, mais d'un art qui nous intéresse très directement et qui peut même avoir une répercussion sur le nôtre. • Déjà la préface des Trois Mystères Tbildttins traduits par
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M. Jacques Bacot nous avait fait pressentir à quel point cer- taines tendances du drame asiatique (en faisant abstraction de l'Inde) répondaient à nos préoccupationsdes plus récentes. Choi- sissant une scène précise, celle où les brahmanes mendiants enlèvent les enfants que le prince exilé leur abandonne dans un suprême esprit de sacrifice, M. Bacot décrit les évolutions exac- tement stylisées par lesquelles les acteurs savent donner à cet épisode la sauvagerie la plus émouvante. Nous souhaiterions un grand nombre d'autres exemples, car on sent bien que ce théâtre vaut par ses traditions scéniques au moins autant que par ses textes ; malheureusement c'est le seul que nous fournisse M. Bacot. Grâce à MM. Waley et Péri, nous voici renseignés bien plus complètement sur les Nos. Et comme il s'agit d'un art infiniment plus raffiné, poussé à ses extrêmes limites, il ne tiendra qu'à nous d'en tirer un riche enseignement.
Mais qu'on ne s'y méprenne pas : .les Nos sont d'un abord ingrat. Même au Japon, ils ne s'adressent plus qu'à un public lettré. Leur brièveté les condamne à ne jamais former une unité dramatique comprenant toutes les explications nécessaires à l'intelligence du sujet. Les thèmes, empruntés aux chansons de geste ou à l'histoire, sont supposés connus ; une allusion suffit à évoquer le passé des personnages. Les textes sont également trop courts pour comporter de véritables débats dramatiques, des conflits exposés et résolus par les paroles mêmes, car le Nô ne comprend à proprement parler que deux scènes (séparées par un intermède comique) et ne mettent en présence que deux personnages, entourés de comparses peu nombreux et d'un chœur chargé d'expliquer leurs actions. L'auteur est donc réduit à quelques raccourcis pathétiques, à quelques gestes soi- gneusement mis en valeur, Ajoutons à cela qu'il est arrêté par toute sorte de traditions qui brident sa liberté ; le personnnage principal doit toujours être placé à tel endroit, il doit regarder dans telle direction, s'exprimer en vers de tant de syllabes. Enfin à toutes les gênes que ces conventions opposent à nos habi- tudes d'esprit s'ajoutent les élégances verbales de l'original, dont la traduction est incapable de nous faire deviner l'agrément mais où elle reste fâcheusement empêtrée : par exemple ces « mots pivots » fort goûtés des Japonais, calembours formés par le der- nier mot d'une phrase qui sert en même temps de premier mot
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à la phrase suivante. Il arrive que ces ornements soient amenés d'assez loin et causent, comme nos rimes et leurs chevilles, des embardées à droite et à gauche, tout à fait incompréhensibles dans une langue étrangère. C'est dire qu'il faut écarter de ter- ribles ronces avant d'atteindre le centre humain du Nô. On est cependant récompensé.
Le théâtre japonais est instructif à deux points de vue : par la manière dont il pose un sujet, c'est-à-dire par sa stylisation lyrique, puis la manière dont il le met en œuvre, c'est-à-dire par la stylisation du jeu. Prenons un cas concret. Dans la lutte à mort de deux clans, le jeune prince Atsumori a voulu se mesu- rer contre le guerrier Kumagai. Il a été terrassé. Kumagai lui arrache sa visière, s'aperçoit qu'il n'a vaincu qu'un enfant et qui ressemble à son propre fils. Emu, il hésite un instant, mais l'esprit militaire l'emporte et, en versant des larmes, le vieux guerrier coupe la tête d'Atsumori. Sur le cadavre il trouve, « dans un fourreau de brocart délicatement parfumé et passée dans les attaches de l'armure, une flûte de bambou de Chine, de coloration gracieuse », dont le prince avait coutume de jouer. Il la recueille, en fait présent à son fils ; puis la guerre terminée, il se fait moine et consacre le reste de ses jours à prier pour l'âme de sa jeune victime. (Lisez dans le volume de M. Péri ce magnifique fragment d'épopée.) Comment Séami, l'auteur des plus célèbres Nos, va-t-il mettre en œuvre cette donnée ? Dans la première scène, Kumagai sur la fin de ses jours, caché sous sa robe de moine, se rend à sa prière quotidienne, quand il ren- contre deux jeunes faucheurs. L'un d'eux joue merveilleusement de la flûte: ce ne peut être que le fantôme d'Atsumori. Dans l'intermède comique, Kumagai demande à un paysan de lui raconter ce qu'il sait de la guerre passée, et l'homme des champs fait un récit où l'amour-propre du vieux brave est assez plai- samment piqué. Puis, au cours de la deuxième scène, Kumagai et le prince se retrouvent dans le temple. Le chœur chante les épisodes du duel. L'âme d'Atsumori, soulevée par la frénésie du souvenir, mime le combat dans une danse héroïque. Il lève le sabre sur Kumagai, mais soudain s'arrête et le chœur chante : « Ensemble ils renaîtront sur le même lotus. Non, le moine n'est pas son ennemi. Ah, daignez encore prier pour ma déli- vrance ! »
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Citons un autre exemple, l'histoire de Komachi qui fut une des femmes les plus brillantes de la cour et qui, dans son orgueil, se joua d'un homme qui l'aimait. Elle lui promit d'écou- ter ce qu'il avait à lui dire si, pendant cent nuits, il veillait dans son jardin, sur un escabeau de bois. Pendant quatre-vingt-dix- neuf nuits il fut fidèle au rendez-vous, traçant une encoche dans le bois ; mais la centième nuit la mort son père l'empêcha de venir. Alors Komachi lui adressa une strophe ironique et le congédia désespéré. Le drame nous montre, au premier acte, Komachi dans son extrême vieillesse, réduite à mendier et racontant à des moines qui l'interrogent les gloires de sa bril- lante jeunesse. En répliques qui alternent avec celles du chœur et qui, pour l'émotion et la beauté, tiennent le milieu entre les regrets de la belle Heaumière et ce poème de Swinburne où les reines de l'antiquité viennent rappeler leur splendeur passée, Komachi évoque sa royauté voluptueuse et son affreuse dé- chéance. Au deuxième acte nous la voyons subir son châtiment ; hantée par l'esprit de l'amant bafoué, elle est forcée de repro- duire dans une danse farouche les nuits d'attente, les recherces, les supplications du malheureux.
Si sommaires que soient ces résumés, ils indiquent assez à quel ordre d'émotions ces drames lyriques font appel. Il est fort probable que nous pourrions y trouver un point de départ pour une rénovation du ballet dans un sens héroïque et même tra- gique. Quant au degré de perfection artistique auquel ils sont poussés, nous sommes réduits à l'inférer des renseignements fournis par les traducteurs et par les Japonais eux-mêmes. Le grand auteur du quatorzième siècle, Séami, qui tout enfant, à la mort de la favorite, avait pris sa place dans les bonnes grâces de l'empereur, nous a laissé des notes fort détaillées, destinées à l'instruction des hommes de théâtre. Il précise tous les gestes que l'acteur devra exécuter :
Dans la pièce Sano no Funabashi, sur les paroles : « les saules verts, les flairs pourpres», le frappement du pied doit avoir lieu sur «fleurs», et l'acteur devra marquer deux pas. Mais s'il en ajoute un sur « vert », l'effet est agréable.
Il montre comment l'acteur devra modifier son jeu selon que les spectateurs seront déjà ou non dans un état d'esprit exalté, selon le lieu de la représentation, selon l'heure du jour :
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En toute chose le succès repose sur une juste harmonie des éléments positifs et négatifs. L'esprit du jour est positif, c'est pourquoi l'habiie acteur (s'il joue dans l'après-midi) cherchera à rendre son Nô aussi silencieux que possible, afin de balancer par un jeu négatif l'ambiance positive dans laquelle il baigne.
Ses principes généraux rejoignent ce qui a jamais été écrit de plus juste et de plus pur par ceux qui ont disserté de Kart :
Dans toute imitation, il doit y avoir une pointe d'irréel ; car une imitation poussée trop loin empiète sur la réalité et cesse de donner une impression de ressemblance. Qu'on aspire seulement à la beauté et « la fleur » (l'émotion artistique) apparaîtra sûrement. En jouant le rôle d'un vieillard, l'acteur s'efforcera dans sa danse de reproduire seulement raffinement de l'âge et son caractère vénérable... S'il se con- tente d'imiter les genoux et le dos cassés, il donnera l'apparence de la décrépitude, mais ce sera aux dépens de la fleur.
Si les revenants sont terrifiants, ils cessent d'être beaux, car la terreur et la beauté sont aussi éloignées que le blanc et le noir.
Devant les rôles d'enfants, même bien joués, l'auditoire risque tou- jours de s'écrier avec dégoût : Ne harcelez pas nos sentiments de cette manière !
Ces quelques principes cueillis parmi les abondantes citations que M. Waley fait de Séami, suffisent à montrer la lucidité du dramaturge japonais. Quand un auteur s'élève à un accent si voisin de celui de Goethe, il mérite que nous nous approchions de son œuvre avec une curiosité avide et que nous lui fassions assez de crédit pour en débroussailler l'accès.
JEAN SCHLUM BERGER
Le volume consacré au Théâtre chinois que publie l'éditeur de Brunoff contient de fort beaux dessins de costumes et de masques dus à M. Alexandre Jacovleff. Quant au texte de M. Tchou-Kia- Kien il est naïf et, semble-t-il, d'une information peu sûre. C'est de la pacotille d'exportation pour barbares européens.
j. s.
TROIS MYSTÈRES TIBÉTAINS, traduction, intro- duction, notes et index de Jacques Bacot. Bois gravés d'après des dessins de L. Gohubew (Bossard).
Le théâtre tibétain est un parent pauvre du théâtre japonais.
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Le Bouddhisme, introduit par voie soit indienne, soit chinoise, le défraie entièrement ; mais un Bouddhisme monacal, hiéra- tique, plus éloigné de la nature et de la vie populaire que celui des Ashikaga. Pourtant de même que le nô s'accompagne de farces satiriques, les kyôgen, des pitreries se mêlent aux repré- sentations données dans les camps de nomades tibétains. Une douzaine de mystères constituent tout ce théâtre, qui ne date guère que du xvn e s. Quoique né en une contrée limitrophe de celle qui donna le jour à Kâlidâsa (début du v e s.), le drame tibé- tain ne ressemble pas plus que le japonais au drame indien litté- raire et profane. C'est pourtant de l'art des premiers dramaturges bouddhistes, d'un Asvaghosa par exemple, que procèdent à tra- vers l'art des siècles Tchrinehindan ou Nansal, comme Oimaisu et Sotoha-Komachi ; un même esprit bouddhique vit ici et là, et la simplicité du renoncement, chez un bodhisattva ou chez une femme, trouve en Haute-Asie, malgré l'allure compassée du récit édifiant, malgré la monotone succession des homélies, mais dans la froide pureté des cimes himalayennes, des accents de mansuétude et de désintéressement plus grandioses encore qu'à la cour des shoguns de Kyôtô.
��P. MASSON-OURSEL.
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��LE COURRIER DES MUSES.
Le pays latin, le pays des Muses — mon département — était en fête, l'autre soir. On donnait à Bullier le dernier grand bal de la saison. Un groupe d'artistes, russes pour la plupart, l'avaient organisé et il faut les en féliciter puisque le bal fut à peu près réussi. Mille habits noirs et mille masques se pres- saient dans la grande salle tandis que des couples trop tendres se perdaient dans les jardins, plus éclairés qu'ils n'eussent voulu. On reconnaissait des gens du monde et des autres mon- des, surtout de ceux-ci. Un homme-orchestre conduisait la danse quand le jazz-band était fatigué. Ce fut charmant jusqu'à une heure et demie environ. Puis le comité d'organisation eut la malencontreuse idée de procéder à une vente de tableaux qui ennuya si fort l'assistance qu'au bout d'un quart d'heure on réclamait, sur l'air des Lampions, bien entendu, la musique, la musique ! De plus, les boissons avaient été mises à un prix
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trop élevé et l'on ne pouvait guère se griser à moins d'une cen- taine de francs par personne, ce qui est excessif à Montparnasse. Aussi la fête ne put-elle prendre une allure d'orgie.
Des farandoles tournoyaient autour des danseurs. Les visages pâlissaient sous le fard, les costumes se fanaient. Des prix furent décernés aux meilleurs, présentés par M. de Fouquières que des cris invitaient à se dévêtir. Il s'y refusa, faut-il le dire ? Une certaine « Yvonne » se mit nue, sur les instances réité- rées de quelques personnes de la société. Elle n'était pas très belle.
Les couples dansaient toujours mais plus las ou plus lascifs. C'était la fin du bal. Dans un coin, une dame déguisée en poème cubiste causait avec un diable à lunettes. Un moine se fit remarquer par sa pieuse attitude. Des pierrots complètement lunaires se tenaient mal. D'ailleurs on aurait pu reconnaître, sous la farine, les habitués de quelques bars où l'on encense l'Eternel Masculin. Le jour vint enfin. Que l'air était frais et pur et « que salubre était le vent » sur le boulevard Montpar- nasse, mais tout n'était pas fini pour tout le monde et des bon- nes fortunes diverses conduisirent à des lits de hasard ceux qui pourtant avaient bien mérité de dormir tranquilles.
Je suis rentré chez moi à neuf heures du matin, en smoking
et en foulard rouge.
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Madame Héra Mirtel a vingt ans de travaux forcés, c'est-à- dire de réclusion. Que va-t-elle faire pendant cette retraite, la pauvre captive ? Broder des chaussons pour un mari futur ? Ecrire « ses prisons » ? Sans doute, et pleurer sur sa vie brisée. Ce Jury de la Seine a été bien sévère. Ne pouvait-il admettre cette humoristique opinion de Madame Héra Mirtel qu' « il n'y avait pas de coupable » et que, par conséquent, ce mauvais plai- sant de Bessarabo s'était suicidé, puis fourré dans une malle, simplement pour se moquer de la justice ? Madame Héra Mirtel n'a pas eu de chance, d'ailleurs M e de Moro-Giafferi a déjà perdu la tête de Landru. Mademoiselle Paule Jacques qui durant sa captivité à Saint-Lazare publiait dans Comœdia de si mauvais vers (je ne sais s'ils sont d'elle, mais sinon que celui qui les a faits reçoive le compliment), Mademoiselle Paule Jac-
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ques a été acquittée, grâce à l'habileté de son avocat. Il est vrai qu'elle est bien jolie. C'est un beau procès littéraire qui finit. Madame Berthe de Nyse a affirmé avoir entendu le nom de l'assassin dans un jardin de Passy. Cela a créé une petite atmos- phère de mystère et, pour moi, la même qui m'entourait autrefois, quand je lisais sur les murs de Paris cette inquiétante légende d'une affiche de Gus Bofa, si je m'en souviens bien : J'entends des pas dans le percolateur. . . Madame Aurel a été témoin. Qu'on me sache gré d'éviter tous les jeux de mots qu'on peut faire et qu'on a faits sur son nom. J'ai décidé dorénavant de laisser le monopole des jeux de mots et des calembours à M. Paul Souday qui, pour égayer la matière », dit-il, regrette que la plaque appliquée rue Hautefcuille, pour commémorer Baudelaire, ne soit pas « muqueuse ». Quelle élégante allusion ! C'est vraiment là de l'esprit et du plus fin ! J'espère que le directeur de La Cigale songera à M. Paul Souday, pour sa pro- chaine revue.
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��Au Ciné-Opéra où l'on ne joue spécialement que des « sum- mum » (de l'art anglais, de l'art muet, etc.) passe actuellement Le Rail, film allemand, sans sous-titre. Les éclairages sont excellents, réglés avec un extrême souci du détail, les acteurs sont remarquables (je veux dire qu'ils jouent bien). C'est l'his- toire de la fille d'un garde-voie qui est violée par un inspecteur, d'une mère qui meurt de chagrin au pied d'un crucifix, sous la neige, et que son mari mène au cimetière, dans un petit trai- neau, d'un inspecteur étranglé par le même garde-voie qui déclare au chef de train : « Je suis un assassin ». La pancarte promet un réalisme inouï. Il est certain que le film a une sorte de beauté sombre et prenante, mais il ne donne pas cette impres- sion morbide produite par presque toutes les œuvres d'art alle- mand moderne. On y voit moins qu'ailleurs l'Amour et la Mort danser leur danse macabre. Ce film ne vaut pas Caligari, ni les étonnants Quatre Diables, film édité l'année dernière par la Dansk-Film où le genre de l'érotisme funèbre atteignit un record qui n'a pas encore été battu.
��GEORGES GABORY
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LES REVUES
LÉON BLOY
Dans les Marges du 1 5 juillet, Ardengo Soffici raconte avec verve une visite qu'il fit jadis à Léon Bloy. Conduit par une inquiétude spirituelle dont il espérait trouver l'apaisement auprès du vieil écrivain, ayant travaillé à l'avance le catéchisme et préparé soigneusement l'exposé des doutes dont il voulait se débarrasser, il vint sonner à la porte du maître :
La femme qui m'avait ouvert et conduit dans cette pièce me laissa en sa présence. Léon Bloy qui était assis à une petite table à l'écart, se leva dès qu'il me vit arriver et me reçut avec quelques paroles aimables auxquelles je répondis sur le même ton, tout en examinant sa personne ; et celle-ci correspondait encore moins que la maison à l'image impri- mée. C'était le même personnage trapu et corpulent, mais tandis que dans la photographie il paraissait plein de dignité, vêtu d'une jaquette de velours, le visage portant les signes de la méditation, empreint d'une noble énergie, voici que je le voyais devant moi, son large tho- rax couvert d'un gros tricot de laine grise de cycliste, les mains sales, les cheveux ébouriffés, les moustaches blanches tombantes, broussail- leuses et humides ; une tête commune, vulgaire, de marchand de vin de faubourg ou d'agent de police colérique et rancunier.
Puis les déceptions se succèdent. Soffici ayant longuement expliqué la difficulté qu'il éprouve à concilier l'existence du Diable avec celle de Dieu et ayant posé l'éternel « problème du mal » :
Je regardai Léon Bloy, poursuit-il, attendant réponse à mon pro- blème théologique — qui n'avait rien de rare, du reste — je lui vis les sourcils froncés, le front coupé verticalement par un profond sillon entre les deux sourcils, le regard dans le vide. Il demeura un instant ainsi, puis :
— En effet, dit-il lentement, il y a là une difficulté.
Mais la conversation tout de suite dévie vers des sujets moins transcendants. Soffici ayant eu l'imprudence de demander à Bloy s'il était allé à Rome :
— Moi ? s'écria-t-il d'une voix rauque et avec une véhémence dramatique. Moi, aller dans cette ville maudite où l'on voit des cardinaux qui s'appellent princes de l'Eglise et qui s'en vont dans des carrosses dorés ; où le Pape, étant prisonnier, habite dans un palais
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splendide avec la pompe d'un monarque mondain ?... Quand, pour sauver le monde — continua-t-il en s'exaltant de plus en plus, les yeux tout à coup remplis de flamme, avec un geste terrible de la main sur la table — quand pour sauver le monde il suffirait d'un véritable pauvre, d'un mendiant infect qui se traînât dans les rues, rebutant, affamé, misérable, mais le cœur plein du feu de la Foi et de la Charité ! Oh, mais il viendra, soyons-en sûrs, il viendra, ce Pauvre, ce Pèlerin de Dieu, ce Ver ardent du Seigneur ! et alors, ce sera le jour de la Des- truction et de la vraie réédification du Temple...
Il était devenu pourpre et il haletait dans son gros tricot gris ; les larmes semblaient près de couler de ses yeux gonflés. Et moi je le regardais, tout bouleversé, sans plus savoir que penser de lui. On ne pouvait douter de sa sincérité ; mais alors comment concilier toutes les autres impressions que j'avais eues, dans ce milieu ambigu, parmi ces femmes et ces affiches ; sa pauvre conversation, et cette fureur d'an- tique prophète, brûlé par l'amour et les larmes ? Ce mystère et une sorte de grandeur qui émanait de lui me subjuguaient. J'éprouvais comme un désir de lui demander pardon, de m'humilier devant lui qui continuait à trembler et à me foudroyer de ses yeux exaltés.
La soirée heureusement s'achève par un entretien moins tragique chez le bistro, où Bloy commande deux mominettes, caresse la servante, joue au billard et met Soffici au courant de ses aventures galantes.
MEMENTO
L'Amour de l'Art (juin) : Pia^etta, par Robert Rey ; Monticelli, par Louis Vauxcelles.
L'Ane d'Or (juin) : Fantaisies sur des thèmes connus, par Henry Cabrillac.
Les Cahiers d'aujourd'hui : Hommage à Octave Mirbeau, par Marguerite Audoux, Tristan Bernard, Valéry Larbaud...
Choses de Théâtre (10 juillet) : Le public nouveau, par Tristan Bernard ; En regardant se réveiller le Moulin-Rouge, par Henri Hertz.
Le Disque Vert (juillet) : La littérature russe en 1922, par Elie Ehrenbourg.
Les Feuilles libres (juin-juillet) : Geneviève Prat, par Jean Girau- doux ; Oasis, par Drieu la Rochelle.
Intentions (juillet-août) : Disque, pai Valéry Larbaud.
LE GÉRANT : GASTON GALLIMARD. A13BEV1LLE. — IMPRIMERIE F. PAILLART.
�� � HENRI DUVERNOIS
��Henri Duvernois est un écrivain pour qui le public existe. Il n'a jamais écrit qu'en songeant à ses lecteurs et pour leur plaire. Plaire ne lui suffit pas, il entend les divertir. A vingt ans, il s'est voulu amuseur comme d'au- tres se veulent géniaux. Il a mis à forcer les portes de la Vie Parisienne, du Journal et de Femina la même ardeur que d'autres à forcer celles de la Revue Blanche ou du premier Mercure. Il s'est exercé dans tous les genres qui réclament du comique, de l'aisance et de la verve : chroniques, chro- niquettes, têtes d'échos, gaudrioles, filets satiriques, dialo- gues et contes.
C'était une moquerie douce et nonchalante qui faisait surtout le charme des premiers récits de Duvernois, rem- plis selon l'usage de coquebins, de gérontes, de bohèmes et de « petites femmes». Tous les moyens comiques, du plus gros au plus fin, du plus chaste au plus croustilleux, y étaient utilisés un peu au hasard et pêle-mêle. On saluait au passage les procédés et les héros chers à Capus, à Tris- tan Bernard, à Courteline. On pensait aussi aux petits con- teurs de la Monarchie de Juillet et du Second Empire : Eugène Chavette, Belot, Droz. Parfois une notation de mœurs rappelait Henri Monnier, une notation sentimentale Murger.
Mais tout ce flou ne tardait pas à se préciser, cette diver- sité à s'unifier. Duvernois éliminait bientôt ce qu'il ne
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pouvait assimiler et mettait sa marque propre sur chacun de ses personnages et chacune de ses anecdotes. Ses jeu- nes hommes rangés ne sont plus ceux de Tristan Bernard, ses ratés ceux de Capus, ni ses « cruches » et ses « Margots » celles de Courteline. Il existe désormais tout un petit monde de marionnettes bourgeoises, bien délimité, avec son code et ses coutumes, sur lequel règne en souverain absolu et débonnaire, en bon roi Pausole d'Yvetôt, indul- gent et jovial, Henri Duvernois.
C'est le peuple des honnêtes commerçants de la rue du Sentier ou du Faubourg Poissonnière, les uns prospères et arrogants, les autres malchanceux et humbles, tous égale- ment timorés et mesquins. Leurs fils, taillés tantôt sur le même patron qu'eux et tantôt rêvant à vide de gloire litté- raire et de succès mondains. Leurs épouses, tantôt dociles victimes et tantôt matrones acariâtres. Leurs filles, idylli- ques oies blanches ou déjà bourgeoises pratiques et pot-au- feu. Leurs maîtresses, Montmartroises futées, délurées et pourtant sentimentales. Voici encore lescercleux empressés et nuls, fêtards et bons garçons et leurs femmes fox-trot- teuses intrépides, snobinettes insupportables, avec toutefois une petite fleur bleue en quelque coin du cœur. Voici les grisettes promues à la haute galanterie, les acteuses et les demoiselles de ballet ou de café-concert. Voici enfin toute la bourgeoisie maniaque et persécutée des courtiers, pla- ciers, comptables, ronds-de-cuir, chefs de rayons, ménages courbés sous le joug du respect humain et du qu'en dira- t-on, usés par la réalité quotidienne et la question d'argent.
On chercherait en vain un paysan dans les vingt livres déjà publiés par Henri Duvernois. S'il s'y glisse un ouvrier ou un provincial, ce n'est jamais qu'au second plan. Tous les « héros » de Duvernois sont Parisiens, tous bourgeois, tous médiocres, tous par quelque côté ridicules, mais il n'en est pas un qui soit antipathique.
Aucun de leurs tics, de leurs vanités, de leurs petitesses,
�� � n’est passé sous silence. Duvernois nous donne à rire avec chacun d’eux. Il a une façon toute personnelle de faire de chaque lecteur son complice. Sa gaieté n’est jamais truculente ; il parle à mi-voix, en accompagnant ses phrases d’un clin d’œil irrésistible. Son humour n’est jamais impitoyable, ni même cruel. L’humanité qu’il représente n’est ni basse, ni vicieuse ; il peint la médiocrité et la mesquinerie humaines.
Les héros de Tristan Bernard ou de Capus, médiocres et mesquins eux aussi, étaient en même temps d’une veu- lerie qui les entraînait loin sur la voie de la malhonnêteté ou de la perdition, jusqu’à l’escroquerie, au vol et même à l’assassinat. Mais il n’y a peut-être pas dix personnages dans tout Duvernois qui ne soient d’une scrupuleuse probité.
Le risque que court ainsi Duvernois, c’est de paraître à la fois artificiel et superficiel. Et c’est bien là en effet la plus grave critique qu’on puisse adresser à ses premiers romans. Mais le reproche n’est presque plus valable quand il s ? agit de ses contes. La race des Birotteau, des pères Goriot, et de leurs compagnes est encore loin d’être éteinte. Il suffit pour s’en assurer de feuilleter chaque semaine les petites correspondances des journaux de modes ou de villégiaturer un été à Ault-Onival ou au Tréport. Il y a sans aucun doute chez Duvernois un gros contingent de souvenirs livresques, de « bonnes histoires » louis-philippardes ou juives, une conception de la bourgeoisie marchande héritée de Balzac et corrigée d’un sourire emprunté à Gavarni et à Henri Monnier, mais il y a aussi une très forte part d’observation directe.
Aussi trouve-t-on dans chacun de ses contes une part de « métier » et une part de spontanéité. Il divertit son lecteur « selon la formule », mais aussi « selon la vie ». Un des secrets de son art est dans sa façon de doser et d’amalgamer l’un et l’autre élément. 388 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
��*
��Duvernois sait que le conte, comme le théâtre, obéit à un certain nombre de lois strictes qu'on n'enfreint pas impu- nément. Il sait notamment qu'une « tranche de vie », qui peut fournir une nouvelle ou un roman, ne peut en aucun cas fournir un conte. Voilà pourquoi les purs naturalistes, excellents dans la nouvelle, ont été de médiocres conteurs. Maupassant lui-même n'est pas complètement à l'aise quand il ne dispose que de cent cinquante lignes. Il lui faut vingt- cinq, quarante, quatre-vingts pages, la dimension de Maui- selle Fiji, de La Maison Tel lier, ou de Boitle-de-Suif, le loi- sir de décrire un milieu, de développer un caractère, de tirer d'une situation tout ce qu'elle contient. Le conte n'en exige pas tant, ou du moins exige d'abord autre chose : l'éclair de magnésium qui illumine la fin de la Parure ou la fin des Cerises de Daudet, mais qui, chez Maupassant comme chez Daudet (Daudet qui est plus poète en prose que conteur), est une exception.
La condition préalable et nécessaire, parfois suffisante d'un conte, c'est précisément cet éclair de magnésium. Il y en a toujours au moins un dans un conte de Duvernois, souvent deux, quelquefois trois. La virtuosité à provoquer ce coup de théâtre, à faire jaillir cet éclair imprévu, c'est le premier don du conteur.
Mais il est d'autres dons qui sont le propre des conteurs- nés et qu'une bonne fée a tous mis dans le berceau d'Henri Duvernois : l'imagination d'abord, du moins cette forme d'imagination où la part d'arbitraire est la plus grande et qui fait surgir un conflit tout gratuit et tout armé (l'imagi- nation du romancier consistant au contraire à découvrir un ou plusieurs germes de complications, de situations et d'émo- tions qui se développent peu à peu, selon la logique inté- rieure des personnages, en dehors de la volonté du créa- teur, parfois même contre sa volonté). Encore faut-il que
�� � HENRI DUVERKOIS 389
cette idée arbitraire ne heurte point de front la réalité et parvienne à s'y insérer moyennant un coup de pouce, mais un coup de pouce aussi léger que possible. Il n'y a pas plus de bon conte sans sujet exceptionnel, sans arbi- traire, donc sans coup de pouce, qu'il n'y a de bon conte sans trait final. Une « tranche de vie », une description de milieu, des souvenirs autobiographiques pourront fournir une longue nouvelle, un poème en prose, un passionnant chapitre de roman, jamais un véritable conte.
Duvernois possède encore l'art de créer l'atmosphère, qui suppose tantôt le sens du pittoresque choisi, tantôt la faculté de s'émouvoir et de communiquer son émotion.
Il a aussi l'art de dialoguer, et non pas à la façon vériste — en ajustant bout à bout des bribes de conversations notées sur le calepin en tramway, sur un banc de square, dans un musée ou dans un bar, — mais à la façon du dra- maturge qui condense dans une phrase le fond d'un carac- tère et campe un héros en trois répliques.
Enfin il a le don du mouvement et du rythme. Mouvement et rythme rapides, — que rien ne doit ralentir et qu'il faut pourtant éviter de trop accélérer — qui impliquent un sens de la mesure et un instinct de la composition d'ordre clas- sique. On peut d'ailleurs se demander si le classicisme du xx e siècle ne trouvera pas d'abord sa forme dans le conte comme celui du xvn e siècle l'a trouvée d'abord au théâtre et celui du xix e dans la poésie lyrique.
C'est avec une aisance presque infaillible, une souplesse d'acrobate et une nonchalance de prodigue qu'Henri Du- vernois met en œuvre, et dans ses mauvais jours gaspille, cet ensemble unique de dons. Son instinct lui a fait retrou- ver et utiliser avec un égal bonheur toutes les structures, toutes les coupes, tous les procédés du conte, des plus anti- ques aux plus récents.
Tantôt il fera appel au quiproquo traditionnel : le détec- tive privé chargé de surveiller une femme et pris par elle pour un « suiveur » amoureux ; une lettre de femme trou-
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vée dans un sous-main de café par un célibataire sentimen- tal et qui n'est qu'un brouillon oublié là par un feuilleto- niste. Tantôt il démasquera brusquement la véritable personnalité des personnages : ce brutal n'était qu'un ten- dre ; ce brillant cavalier n'était qu'un pauvre hère sans le sou ; ce riche négociant est au bord de la faillite ; ce chien battu préfère les coups de son premier maître aux caresses du second, etc.. Tantôt il reprendra le procédé de la monomanie guérie par un moyen imprévu, celui-là même qui devrait la porter à son comble : l'histoire de la femme qui imagine sans raison tragédie sur tragédie, trahison sur trahison et qui ne se calme que le jour où son mari la trompe véritablement, ou l'histoire de cette autre femme dont le mari ne peut exercer aucun métier sans qu'elle y trouve prétexte à le tromper — s'il est libraire à cause des romans qu'elle lit, professeur d'éducation physique à cause de la beauté masculine qu'elle découvre, etc.. — et qui ne cesse d'être romanesque et infidèle que le jour où son mari se décide à devenir tenancier de maison close. Tantôt il aura recours aux plus vieux thèmes, celui de l'oncle berné par le neveu, celui de l'amoureux qui a mangé de l'ail, ou celui du parapluie oublié par la dame chez son amant et qu'on rapporte au mari, mais il les enchâsse dans des mon- tures si ingénieuses qu'ils reprennent l'aspect de la nou- veauté. Tantôt enfin, et c'est peut-être le procédé le plus fréquent chez lui, il combinera la rencontre cocasse de deux thèmes aussi éloignés que possible l'un de l'autre et qu'il rejoint au milieu du récit. Si chaque soir un mendiant reçoit d'une fenêtre de rez-de-chaussée les reliefs du goû- ter de deux amants, un soir le mari informé viendra sur- prendre sa femme, frappera au volet et recevra à la tois un morceau de tarte et une magistrale volée du mendiant aux aguets qui n'admet pas la concurrence. Si un débiteur aux abois décide d'envoyer 9es deux enfants réclamer un sursis à son riche créancier, les deux petits émissaires tomberont dans un bal d'enfants d'où ils rapporteront le sursis sou-
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haité et une indigestion de gâteaux. On transformerait aisément certains autres contes de Duvernois en fabliaux ou en contes de Boccace. Avec la couleur locale nécessaire, Ouvre l'œil dans Fifinoiseau trouverait place dans les Mille et une Nuits.
Ainsi schématisés, les contes de Duvernois peuvent paraître aussi vides de contenu humain que des épures de vaudeville. Mais son grand mérite c'est qu'après avoir éta- bli la formule d'un conte dans l'abstrait et combiné la péri- pétie indispensable, il réussit presque toujours à y intro- duire un grain d'émotion simple et humaine.
Il trouve chaque fois dans sa galerie bourgeoise les acteurs dont il a besoin, quitte, s'il le faut, à « embour- geoiser » son sujet pour le ramener à l'étiage des médiocres partenaires dont il dispose. Son plan stratégique une fois arrêté, il n'a de cesse qu'il n'en ait assuré l'exécution tac- tique avec le personnel humain qu'il a sous ses ordres.
Rien n'empêche, il est vrai, de concevoir en sens inverse la genèse de tous ses contes et d'imaginer au point de départ une aventure ou des héros vraisemblables (sinon authen- tiques) et typiquement bourgeois qu'il transpose et corse jusqu'au degré d'imprévu nécessaire.
Quelle que soit la méthode d'Henri Duvernois, il atteint à ce double résultat de divertir son lecteur et, non pas le plus souvent de l'émouvoir, mais de l'attendrir. Le mot qui qualifie sans doute le mieux Duvernois est celui-ci : un tendre. Tout lui est prétexte à s'attendrir, et s'il ne tempé- rait presque toujours cette inclination par quelque ironie, il risquerait parfois — notamment lorsqu'il parle de bêtes ou d'enfants — de tomber dans la sensiblerie.
��Chibidère, Namineau, Miclozure, Aguilanneuf, Gar- botte, Oluseur, Beauversin, Cordif, Cosécante, Pilastreaux, Lobemuche, Gobinet, Girarduc, Legorjux, Dondurond,
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Canepin, tel est le genre de noms dont Henri Duvernois s'amuse à affubler ses héros et ses héroïnes.
Avec des noms pareils, comment être amoureux ou poète sans ridicule ? Et cependant il y a dans chaque récit de Duvernois un amoureux et un poète en lutte avec son nom aussi prosaïque que la réalité. Rien n'est à la fois aussi comique et aussi touchant que les efforts vers l'idéal d'un Monsieur Chibidère ou d'une Madame Dondurond.
La chose devient plus grotesque et plus pitoyable tout ensemble si Monsieur Chibidère a pour femme une Madame Chibidère épaisse, vulgaire, toute à ses soucis de cuisine et de nettoyage, si Madame Dondurond a pour mari un Monsieur Dondurond épais, vulgaire, tout à ses soucis d'argent et de commerce. Les « incompris » abondent chez Duvernois.
A mettre en scène de tels personnages, le rire de Duvernois fuse chaque fois qu'il y a disproportion par trop énorme entre les aspirations et les possibilités de ses héros ; mais il se mêle d'attendrissement et se nuance de regret quand c'est la vie, le hasard d'un mariage ou d'une ren- contre qui rogne les ailes d'un rêve.
Presque tous les couples qu'il peint sont mal assortis. Tantôt un homme doux et tendre a pour femme une virago, tantôt une brute est unie à un ange. Toutes les variétés des mauvais ménages bourgeois sont répertoriés dans les contes de Duvernois. Le mot résigné est un des plus fré- quents qu'on y rencontre, appliqué tantôt au mari, tantôt à la femme. Cette incompréhension déborde le couple ; pères et fils, patrons et employés sont impuissants à se com- prendre.
Et pourtant, chez le bourgeois le plus endurci, il y a toujours, professe Duvernois, un coin de rêve, chez le plus avare et le plus âpre un coin de générosité.
Les plus à plaindre, ce sont les meilleurs, les plus ardents, les plus idéalistes ; la réalité impitoyable vient toujours empêcher l'essor de leur rêve. « Etre en viande», c'est un
�� � HENRI DUVERNOIS 393
des regrets exprimés le plus fréquemment par les héros les plus sympathiques de Duvernois.
Pour tout dire d'un mot, les bourgeois de Duvernois sont les derniers des romantiques. Ce n'est donc pas seule- ment pour se mettre un masque impénétrable, ni parce que depuis 1830 le bourgeois, « l'épicier » est le modèle favori des humoristes que Duvernois s'est cantonné dans la pein- ture de la bourgeoisie, c'est encore et surtout parce qu'il trouve dans la médiocrité bourgeoise l'image même de l'humanité suspendue entre son désir géant et son impuis- sance foncière.
Médiocre pour Duvernois veut bien dire médiocre et non pas vil. « Ni ange, ni bête », mais tour à tour ange et bête. C'est par pudeur, par dédain des grands gestes et des éclats de voix, par crainte du ridicule qu'il a déformé, caricaturé un peu cette désolation romantique, en la raillant et en la confinant dans l'âme des Messieurs Chibidère et des Mes- dames Dondurond. Il y a telle analyse de timidité, telles notations mi-gouailleuses, mi-mélancoliques dans ses contes qui ont une saveur autobiographique.
Il y a surtout Edgar et les longues nouvelles qui ont suivi. C'est seulement après s'être rendu maître de son art de conteur et après avoir conquis le succès qu'Henri Duver- nois a osé sortir de sa réserve et se confesser tout entier sans réticence. Romantique, mais aussi Parisien averti, longtemps la crainte de paraître dupe l'avait retenu. Si ses dernières œuvres paraissent plus amples, plus nourries, plus humaines, elles sont pourtant faites de la même étoffe que les précédentes. Duvernois ne s'est pas renouvelé (on ne se renouvelle pas), il s'est approfondi, il a osé se livrer, se débarrasser des héros ridicules dont il se servait comme d'une cuirasse et d'un masque.
Sous un voile léger d'humour et de fantaisie, c'est le grand conflit du corps et de l'âme, du réel et de l'idéal qu'évoque Duvernois dans ses dernières œuvres, les plus riches et les mieux réussies : Edgar, Gisèle, la Guitare et
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le Ja^-Band, la Brebis galeuse, Morte la Bête, La Fugue.
Edgar, c'est le poète inégal à son désir de création, l'amoureux malingre inégal à son désir d'amour. Gisèle, c'est la lutte de deux enfants pour préserver leur rêve des bassesses de l'amour physique, la défaite du petit mâle, la déchirante victoire de la jeune fille. Morte la Bête, c'est le triomphe de la pitié sur la vengeance, de l'amour pur sur le désir corporel. La Guitare et le Ja^-Band, c'est la vie facile et superficielle soudain humiliée par l'ombre d'un tragique amour. La Fugue, c'est une tentative de dévoue- ment sublime que la faiblesse humaine rend inutile.
Mais tandis que, dans tous ses contes, le rêve était régulièrement vaincu par le réel, dans les dernières nou- velles de Duvernois, la lutte devient moins inégale. Le peintre Malandre et le peintre Massonneau dans la Brebis galeuse réussissent à conformer leur vie à leur idéal d'artistes.
Le romantisme désormais apparent d'Henri Duvernois a cette originalité de se teinter d'optimisme. Son passé d'humoriste, l'ironie indulgente qu'il continue à répandre à foison dans ses contes du Matin laissent espérer qu'il ne glissera jamais à un optimisme béat. Son art de construire et de mener une intrigue et sa fertilité inventive qui se retrouvent dans tous les récits de sa dernière manière lui éviteront la monotonie.
La maturité d'Henri Duvernois, riche de réalisations, appa- raît donc plus riche encore de promesses, pourvu qu'il ne cherche pas à dépasser ses possibilités. Il a une exquise et riche sensibilité, il a une maîtrise dans l'art de faire pro- gresser et de présenter un récit, une sûreté dans le rac- courci, une vivacité et une vérité dans le dialogue, une mesure dans le style (un peu trop cursif et négligé cepen- dant) qu'aucun autre conteur français d'aujourd'hui n'a au même degré.
Mais il n'a pas la force et l'ampleur nécessaire pour construire de grands romans. Il est fait pour peindre des
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tableaux de chevalet et non pas des fresques. Edgar, son meilleur livre, n'est pas un roman, c'est une suite de fan- taisies. Sans parler des romans de sa première manière qui sont faibles et parfois fades (Popote par exemple), la Brebis galeuse, avec des morceaux excellents, reste un livre mal composé, recueil de contes cousus ensemble plutôt que roman. Faubourg-Montmartre lui-même manque d'une forte unité et d'un centre.
Autant Duvernois est à l'aise dans le conte et la nouvelle, autant il l'est peu dès qu'il veut hausser le ton. Son admira- tion pour Balzac, qu'il est essentiel de noter si l'on veut comprendre la personnalité et l'idéal littéraire de Duvernois, le dessert et l'écrase. Il reprend les procédés et le ton balza- cien qu'il ne peut soutenir. Citons un exemple entre cent, pris dans la Brebis galeuse (p. 173) : « Il se trouva par miracle que ce Silvio était sérieux et honnête. Il examina l'affaire, s'y intéressa, y intéressa des commanditaires et se débarrassa des premiers représentants en leur versant une indemnité, etc.. La prospérité a ses vices comme la misère... »
L'art du conteur et l'art du romancier sont distincts. Con- teur français excellent, typique, original, le meilleur de ce temps avec Pierre Mille, Henri Duvernois semble moins doué pour le roman. Mais il est un genre où il s'est essayé déjà avec bonheur et où il semble devoir réussir : la comé- die légère. Son art du dialogue et des « coups de théâtre » y peut trouver un emploi nouveau.
La carrière de Duvernois suit une courbe rare de nos jours, où la quarantaine trouve la plupart des auteurs taris ou bien condamnés à se répéter. Crapotte, malgré son agré- ment, ne laissait pas prévoir l'opulente et jaillissante fantaisie d'Edgar, ni les contes du Journal de 1914 l'émotion humaine de Gisèle ou de Morte la Bête. Ce passage gradué du jour- nalisme à la littérature pure (qui est aussi le cas de Mac Orlan) est un signe des temps, qui eût beaucoup étonné Mallarmé, mais que nous comprenons sans doute mieux que lui, ayant vu, à l'Odéon d'Antoine, Molière interprété
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par Dranem et Vibert et nous étant convaincus que l'art est un et qu'il n'existe pas de hiérarchie des genres.
Oui, Duvernois fait penser à ces artistes de café -concert qui, le jour où ils se décident à jouer du classique, émer- veillent par la maîtrise avec laquelle ils fondent dans leur jeu le « style » et le naturel, le « truc » et le spontané, par la variété des mo} T ens dont ils disposent, par l'art qu'ils apportent à transposer le vrai, à le déformer, à l'amplifier, à l'idéaliser à leur gré sans jamais le trahir.
BENJAMIN CRÉMIEUX
�� � POÉSIES POUR DAMES SEULES
��OMBRE
��O ma Sœur, je suis V ombre A ton corps attachée ! Ame toujours cachée Sous des formes sans nombre.
Faut -il encore attendre Une tardive aurore Et puis rouler encore Mon cœur de pierre tendre ?
Ne peux-tu donc éteindre, Léthé, ce feu rebelle ? Hélas ! elle est si belle Qu'on ne saurait la peindre.
�� � 39§ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
II
mer ! image de ma vie, Emporte l'ombre que j'aimais Et que partout j'ai poursuivie, Sans pouvoir T atteindre jamais ;
Nous nous aimerons jusqu'au jour ; Selon le vol de la colombe Toujours propice à notre amour, La mer s'entrouvre et le soir tombe...
Petits bateaux ! mes sentiments A la dérive ô feu de joie ! Le plus beau souvenir se noie Dans la mémoire des amants.
III
L'amour moqueur et triomphant, Le battre avec ses propres armes... Te souvient-il, ô mon enfant, De nos sourires, de nos larmes ?
Ennui, ta menaçante épee Pour la fleurir j'ai su choisir La plus belle rose coupée Au tendre jardin du plaisir ;
�� � POÉSIES POUR DAMES SEULES
Envole^-votis bel oiseau bleu! Une flamme incertaine rôde Dessous la cendre encore chaude D'un cœur qui brûle à petit feu.
��IV
��599
��Celui gui meurt pour tes beaux yeux, Ton amant, Muse aux sombres voiles, Danse avec les pendus joyeux Oui tirent la langue aux étoiles.
Le diable a marqué mon épaule Du sceau douloureux de Y orgueil... Que Fou me creuse un beau cercueil Dans le corps pantelant du saule !
Tombé du ciel dans la mansarde, Au chevet de mon lit étroit, Le ne~ rouge et tremblant de froid, La nuit, un ange me regarde.
��V
��nuit tendrement ètoilée ! Déjà T aurore entre sans bruit Dans tous les restaurants de nuit. La colombe s'est envolée.
�� � 400 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Un ange s’arrache les plumes,
La Muse a lassé son amant,
L’amour écrit son testament
Et nous, gentils amants posthumes,
Quittons Cythère et la banlieue,
De l’enfer, suivons le chemin,
Mignonne, et que ta blanche main
Tire le diable par la queue.
VI
Poète ennuyé par F étude,
Partout et toujours en exil,
De ton amour que reste-t-il ?
La pauvreté, la solitude :
Des manuscrits sentant la pipe,
Des livres, des bouquets fanés...
Le sphinx ne veut pas, pauvre Œdipe,
Qu’on lui tire les vers du ne\ !
Muse, ô ma mémoire infidèle !
N’est-ce pas que, le soir venu,
Lorsque je m’asseyais près d’elle,
Ma main caressait son sein nu ?
CLODOMIR L’ASSASSIN
[modifier]Sous les yeux du Seigneur, le presbytère est bien gardé. En face du presbytère habite un assassin. L’assassin est le plus bel homme de la contrée, le plus sain, le plus fort. Monsieur le Curé le salue. L’assassin a beaucoup de respect pour Monsieur le Curé. Monsieur le Curé a beaucoup de respect pour l’assassin. S’il a tué, il a tué par amour l’amant de sa femme. C’est une dignité, une seconde puissance. Il a célébré lui aussi son sacrifice flamboyant.
Depuis qu’il était petit dans le pré de son père le tripier il s’était penché sur le ruisseau de sang que distillait l’égout des abattoirs de la ville. C’était une prédestination. Monsieur le Curé comprend très bien ce crime, s’il ne l’eût pas pour plusieurs raisons commis lui-même.
Clodomir a le port de tête d’un roi, la diction d’un comédien et il en impose aux enfants du quartier, qui ont entendu crier sa victime, bien plus qu’un Roi de Théâtre.
Quand la nuit tragique, attendue des mois par toute une ville engourdie, s’ouvrit sous le couteau luisant de l’Archange des vengeances, tout le monde se mit à la fenêtre pour voir commettre un crime, depuis Monsieur le Curé, blotti derrière une persienne, jusqu’à M. le Capitaine Cornichet, pâle derrière sa vitre, sans excepter Mlle Dalby la couturière qui triompha quelques minutes sur son balcon.
Tout le monde savait que Sidonie avait un amant, que Clodomir le savait, qu’il les tuerait bientôt l’un et l’autre. Cet amant avait le tort d’être sous-officier, race de chien pour Clodomir. Clodomir, dans l’esprit de tout le monde, aurait peut-être pardonné à n’importe quel homme et à un chien d’être l’amant de sa femme : il ne pouvait pas pardonner à l’amant de sa femme d’être sous-officier.
Une première fois, il était revenu voir le pays du lointain où le retenait dans une automobile quelque guerre. Il en avait profité pour donner la comédie à ses voisins : « En l’honneur de qui Sidonie a-t-elle mis des rideaux de dentelle blanche à sa fenêtre ? En l’honneur de qui a-t-elle acheté deux draps à jours ? Qui lui a donné l’or d’une montre, d’un bracelet et des pendants d’oreilles que j’ai trouvés dans la paillasse de mon lit ? » C’était un prélude. Il le pleurait chez ses amis et puis le criait d’une voix de stentor devant la ville assemblée sur la Place. Les battements du cœur de Clodomir pour Sidonie allaient remuant le monde entier. On le voyait apparaître guerrier bleu pâle enveloppé de rideaux de dentelles blanches, un drap brodé et ajouré sur son épaule, les mains chargées des bracelets et des bagues de sa femme. Il répandait à chaque phrase la montre, les pendants d’oreille, des fioles de parfums, témoins patents et muets parmi les assiettes honnêtes, auprès de la soupe fumante du cordonnier d’en face, puis devant les livres de compte de l’épicier du coin.
Toute une nuit, à huis clos il rétablissait la torture, pour interroger efficacement deux petites filles, l’une de douze, l’autre de dix ans, ses filles, sur l’amant de leur mère.
Quand il revint la seconde fois, Clodomir alla chercher deux de ses amis. Sidonie s’était accroupie le matin dans la lessiveuse et ses filles avaient refermé sur elle le couvercle de tôle, mais il avait bien fallu se découvrir le soir. Elle était assise maintenant toute frémissante au fond de sa chambre sur une chaise de paille et la lampe brûlait près d’elle au-dessus de la cheminée. Trois hommes entrèrent. Deux d’entre eux virent avec stupeur Clodomir fermer à clé la porte et s’agenouiller le visage tourné vers Sidonie. Quand il se fut approché d’elle sur ses genoux, Clodomir appuya tendrement ses lèvres au ventre anonyme de la Femme qu’il baisa à travers le tablier de cuisine. De vraies larmes sourdaient de ses yeux. Il la dépouillait de ses vêtements. Noualet le dentiste qui avait été l’amant de Sidonie était moins curieux que Tourteau le charcutier. Tous les deux pensèrent qu’il allait la tuer devant eux, mais ils n’osèrent pas même faire semblant de l’en empêcher ; ils se contentaient de trembler de chaque côté de la lampe comme devant le Tout-Puissant. Sidonie voyait son « jugement dernier » entre Noualet le dentiste et Tourteau le charcutier. De temps en temps, le bon Ange Tourteau sur la prière irrésistible des yeux d’une femme en chemise, balbutiait : — « Je ne voudrais pas te déranger, Clodomir… » Enfin, Clodomir furieux vociféra : — « Êtes-vous mes amis ou ses amants ? » Et il se fit un grand silence. La chemise de linon venait de se déchirer du haut en bas : — « Quelle fantaisie le prend ? se disait Noualet. Saurait-il quelque chose ? veut-il me confronter avec Sidonie dans l’appareil d’Adam et d’Eve et nous tuer devant Tourteau ? » Il commençait machinalement à dénouer sa cravate, peut-être pour éviter à Clodomir la peine brutale de le déshabiller, peut-être parce qu’il avait eu l’habitude autrefois de commencer à se dévêtir, quand Sidonie était nue. Mais déjà passaient dans un ouragan terrible deux cuisses connues suivies de deux bottes ferrées. Tourteau était préoccupé par quelques gouttes de sang perdues dans la chevelure d’une femme que le Diable emportait. Sidonie, parmi la macabre danse, était réconfortée à la pensée d’être heureusement propre ce jour-là et si belle, avant de mourir sous les yeux de trois hommes fous.
Quand elle fut à bout de souffle, Clodomir la retourna du pied dans la lumière. Voilà qu’il se penchait une fois encore avec douceur sur le ventre de Sidonie. Comme si « quelque chose » en elle eût mérité des excuses, comme si le sexe en elle avait gémi de ses adultères, il lui murmurait de tendres paroles, il le plaignait ; il le plaignait d’être sous ce cœur et à la merci de la tête. Il lui disait : — « Je n’ai reçu de toi que douceur et qui a pu te satisfaire après Clodomir ? » Durant cette bonace, on entendait pleurer les deux filles de Sidonie derrière la porte. Enfin, Clodomir se tourna avec la plus extrême politesse vers Tourteau le charcutier et Noualet le dentiste, pour leur faire aussi des excuses. Il ajoutait : « Je vous ai choisis tous les deux pour être les témoins d’un serment… Devant Tourteau le charcutier et Noualet le dentiste, Sidonie, tu entends ? je jure de tuer… » Les deux hommes sortirent de la chambre de Sidonie, comme de l’autre monde, devant Clodomir qui les éclairait. Ils rencontrèrent sur le seuil deux petites filles qui vinrent consoler une mère toute nue. Rentrés chez eux, ils éprouvèrent le besoin de toucher les murs, les meubles familiers, pour s’assurer qu’ils n’étaient pas des morts qui revenaient se promener sur la terre dans leur propre maison.
Le sous-officier connaissait Clodomir. Il en avait peur plus que tout le monde, mais il préférait être tué par une main prévue, sur un bon lit pour une femme que pour une idée dans un buisson par un inconnu « innocent, disait-il, comme moi-même ». Il avait fini par s’accoutumer à cette fin. Il la méditait. Il s’amusait même les matins de dimanche à en étudier les moindres circonstances, quand Sidonie le laissait seul, tout éveillé sur le lit, dans la chambre où il devait mourir. Certain soir cependant, un pressentiment terrible l’avait saisi. Il ne voulait revenir que le lendemain. Sidonie l’envoya chercher par l’aînée de ses filles. Il vint, comme un condamné à mort, après avoir fait sa toilette et son testament. Leur nuit fut plus passionnée à cause de la sueur froide exceptionnelle qui les enveloppait. Minuit sonna. Le sous-officier passa un doigt sur les yeux de Sidonie. Elle dormait. Il se réveilla sur les trois heures, comme la première porte de l’escalier s’ouvrait. Il entendit celui qui venait vers lui pour le tuer. Au premier bond du cœur, de songer à se précipiter par la fenêtre dans le chemin, mais il se souvint qu’il avait prévu cette heure qui était venue, qu’il avait choisi, durant ses moments de calme, de mourir confortablement dans ce lit. Il avait chaud. Il se refroidirait pour aller mourir aussi bien dans la rue, comme un chien, sous les yeux de toute la ville qui se réveillerait d’un seul coup dans une seconde, quand il allait lui déplaire de crier. La deuxième porte s’ouvrait. À la lueur de la veilleuse, il aperçut la tête pâle, sublime, de son assassin. Il éprouva aussitôt la démangeaison de saisir sous l’édredon son revolver, pour tuer quelqu’un ou pour dissiper un cauchemar, en faisant du bruit. Mais peut-être était-il trop tard ? Les deux petites déjà pleuraient dans la chambre voisine. Alors en un geste court, interminable, fatigant, d’un siècle entier, il joignit ses mains qui s’étaient éloignées l’une de l’autre sous le drap et qui se résignaient les premières à ne pas le défendre ; il détendit ensuite lentement le muscle de sa nuque, pour abandonner sur l’oreiller sa tête qui avait le tort de vouloir encore se raidir, s’obstiner dans l’inutile inquiétude.
L’assassin espérait toujours, quand le sous-officier venait d’achever son acte d’abandon. Résolu à tuer, Clodomir était plus malheureux que le sous-officier résigné à mourir. Il espérait toujours que Sidonie serait seule. Il avait voyagé dans un train de marchandises pour arriver à l’improviste. Le bruit avait couru devant lui, comme un pressentiment, qu’on l’avait aperçu la veille dans la brousse. Il y avait passé vingt-quatre heures. Il se croyait toujours dans l’herbe qui lui piquait les paupières, quand il se pencha sur le lit de sa femme. Sidonie venait de se réveiller. Elle avait tout compris en un clin d’œil : elle jeta le plus grand cri de sa vie qui déchira le silence du monde et jeta debout toute la ville. De la gorge crevée de son amant le sang coulait. Clodomir avec douceur lui disait : — « Aime-le bien ainsi. Caresse-le, mais caresse-le donc. Moi, je vais en prison ; c’est meilleur que dans tes bras. » Elle poussait de longues plaintes aiguës qui suivaient monotones, comme un troupeau d’hyènes, le gémissement sourd du moribond. Et par instant, le cri de deux petites filles enfermées dans la chambre voisine perçait.
Clodomir fit le tour de la ville sous mille yeux braqués. Les chemises de nuit de tout le monde pavoisaient de blanc les fenêtres sur son passage, tel le drap interminable des fêtes-Dieu.
Un quart d’heure plus tard, il rentra pour contempler son œuvre. L’homme vivait toujours. Sidonie s’était traînée jusqu’à la cuisine, pour chercher de l’eau. Elle lui lavait les tempes. Une odeur de violette embaumait tous les gestes qu’elle faisait. Clodomir, quand il surprit, autour du front d’un mourant, cette marque suprême d’amour, adora Sidonie. Mais il s’avança vers l’homme pour lui fermer les yeux d’un nouveau coup de poignard. Comme il était jaloux de la mort qu’il donnait dans ce parfum de violette, il prit les bras admirables de sa femme, il les tordit. Peut-être un instant désira-t-il de s’y enfermer pour toujours, de la tuer, de se tuer, comme on oublie ou bien de la posséder encore une fois terriblement sur ce cadavre dans l’ivresse royale de sa victoire. Les gendarmes vinrent le préserver de cette équipée. Il les en remercia explicitement et les suivit comme ses domestiques.
Dès que Sidonie eut constaté la mort du sous-officier, elle trouva qu’un cadavre est un embarras. Alors, elle se mit à faire son lit pour se donner une contenance et pour plus décemment recevoir aussi la Police qui allait descendre dans l’alcôve.
Un corbillard avant le jour emporta le cadavre. Seule cette fois, elle appela ses filles qui l’aideraient à réparer le désordre que cause toujours un assassinat.
Sidonie préférait la propreté aux bijoux. Quand l’aurore parut, elle était déjà plus sensible à la tache qu’il laissait sur le plancher de sa chambre qu’à la mort du sous-officier. Elle se souvint par hasard du soulèvement de cœur particulier que lui avait occasionné Clodomir le soir de leurs noces, pour une grosse araignée qu’il avait écrasée sur sa robe blanche. L’opportunité de ce rapprochement la fit sourire et fit perdre au sous-officier le reste de son prestige. Elle se mit immédiatement à laver la tache de sang avec ses filles.
Une paysanne, ignorante de tout, qui arrivait de la campagne pour vendre ses légumes verts sur le marché, lui demanda ce qu’elle faisait de si bonne heure :
— « Mon nettoyage », répondit-elle simplement.
Le lendemain elle envoya les filles de Clodomir porter des fleurs sur la victime de leur père et elle fut fidèle à en parer sa fosse tous les dimanches :
— « C’est bien le moins que nous puissions faire pour lui. »
La mère du sous-officier voulut la voir. Elles pleurèrent ensemble. Sidonie se plaignit de son mari. Mais quand la mère du sous-officier voulut se permettre de s’en plaindre à son tour, Sidonie lui déclara qu’elle avait le malheur d’être la femme de Clodomir, qu’elle n’avait pas cependant le goût d’entendre dire du mal de lui, qu’elle aurait toujours peur d’être tuée par lui sur la terre, sans avoir le droit de désirer sa mort ni aussi bien de ne plus l’aimer.
Après quelques mois, l’acquittement prononcé, Clodomir est revenu dans sa maison, dans sa chambre vieillir entre ses deux filles, auprès de sa femme. Ils forment une famille modèle, — où l’on s’aime plus qu’ailleurs, dans un ordre parfait, une propreté irréprochable et un peu de musique.
La chambre d’amour est la chambre du meurtre.
Une terreur panique enveloppe le front désormais inaccessible de Sidonie.
Le lit de Clodomir est un échafaud.
La main de l’assassin glace des pieds à la tête ceux qui n’ont pas le courage de lui refuser de la prendre.
Un diadème et un manteau rouge éternellement le revêtent, aux yeux des petits enfants qui l’ont entendu tuer.
Ses deux filles et sa femme tremblent sous lui qu’elles servent avec respect, comme un Roi, le Roi de la Peur qu’il crée autour de lui, partout où il habite avec elles.
Il a poussé si loin l’amour qu’il impressionne surtout celles qui sont aimées et ceux qui aiment. Les lâches pâlissent quand ils l’approchent, parce que son audace les blâme. Les audacieux rougissent devant lui d’être en retard encore sur sa violence.
Monsieur le Maire prétend que dans l’antiquité, chez les païens, on lui eût interdit le séjour de la Commune.
Il est un des rois de l’Enfer où les damnés sont assis, chacun sur un trône de feu dans sa constance éternelle.
Monsieur le Curé le salue.
Tout le monde a peur.
Tout le monde est mort avec le sous-officier pour Clodomir.
Il est seul.
Il ne voit pas le curé le saluer. Il ne regarde pas ses filles le servir. Il ne sent pas les mains des hommes se glacer dans sa main.
Il est l’Assassin, isolé dans le royaume de son courage entre une femme et le cadavre du monde qu’il s’est aliéné, dont il s’est une nuit d’un seul coup de couteau volontairement séparé.
Qui avait le droit d’aimer Sidonie que lui ? Il ne l’aime plus. Il s’aime lui-même. Il adore sa main droite sous laquelle toute une province se courbe. Il n’y a que s’il lui arrivait de rencontrer sur les lèvres de quelque pygmée « le nom » qu’il s’est donné éternellement dans la mémoire douloureuse de Dieu qu’il se réveillerait un instant pour être en colère à force de ne pas savoir s’il devrait rire ou pleurer.
Il ne voit pas Monsieur le Curé ni les hommes ; il les a tués. Il a beau demander à l’une de ses filles de chanter à sa droite et à l’autre de jouer du violon à sa gauche le soir : il n’entend pas leur concert. La forêt qu’il a fait casser à petits morceaux et descendre dans sa cave ne parviendra pas à le réchauffer. Il n’est pas sensible non plus à la multitude des oiseaux qui sont enfermés dans des cages d’or autour de sa porte ni aux fleurs qui tapissent les fenêtres de sa maison.
Il est loin. Il est seul.
Il connaît la mesure du monde pour s’être lui-même démesuré.
Le monde est un sous-officier pour lui, un sous-officier qu’il a tué, afin d’être, durant les siècles des siècles, absolument seul avec Sidonie.
CHANTS
[modifier]INVOCATION
[modifier]Si ce cœur que ton souffle enseigne, Déesse, a jamais penché Vers les autels pompeux où règne Un culte de fraude entaché ;
S’il a, capable d’Jnconstance, Convoité d’un vœu déloyal Le laurier souille que dispense Un peuple frivole et brutal ;
Si quelqu intérêt de mes veilles Autre que le tien fut l’objet, Si le son du métal abject A jamais séduit mon oreille,
Alors détourne, ô Piéride, De moi ton visage irrité. Que ma veine demeure aride Dans mon sein par toi déserté,
Que sous les coups d’un plectre impie
Mon luth reste silencieux,
Que les ondes de Castalie
N’aient pour moi que des flots bourbeux. CHANTS 411
Mais si ton nourrisson, mère, Fut toujours fidèle à ta loi, Si la peine la plus amère L'a toujours vu tourné vers toi,
Fais alors qu'une docte fièvre En mes chants verse sa chaleur Et que ta force et ta douceur, Muse, coulent de ma lèvre.
��* *
��Comme un jeune rameur lutte contre l'orage
D'un bras constant et généreux, Sans te lasser jamais subis, ô mon courage,
L'assaut du sort injurieux.
Comme un arc bien construit, la flèche étant lancée,
Ne s'altère pas d'un degré, Sache malgré l'effort garder, ô ma pensée,
Un tour égal et mesuré.
Comme d'un luth frappé par l'archet implacable
S'élève un son pur et charmant, mon cœur, sous le coup redoublé qui t'accable,
Résonne harmonieusement.
��Comme l'aigle blessé s'élance au ciel de flamme
Malgré h trait qui le meurtrit,
D'un vol toujours plus prompt dirige-toi, mon âme,
Vers le but que tu t'es prescrit.
Mars 1912.
�� � 412 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
��A VINCENT MUSELLI
��Vincent, le temps n'est plus des jeux ni de la danse. Notre tempe grisonne. Entends déjà le pas De la vieillesse amère et qui vers nous s'avance Avant-courrier e du trépas.
Bientôt sa froide main viendra glacer nos veines, Fera notre œil moins vif et moins souple nos reins Et nos membres perclus chargera de ces chaînes Qu'elle forge d'un triple airain.
Le sang dans nos vaisseaux circulera plus rare. Lors, pesants et transis, nous n'honorerons plus Que de rares présents et que d'un culte avare Les autels de Vénus.
A d'autres désormais le stade et la palestre, L'aviron que l'assaut des flots ne lasse pas Et le coursier fougueux que retient ou que presse Un juvénile bras,
Les longues nuits d' ardeur , folles ou studieuses, L'ivresse des matins et l'extase des soirs, Et cette adhésion qui des vierges rêveuses Eclaire les yeux noirs.
Ainsi le veut des Dieux le décret équitable Selon lequel Phébus en ses douce maisons Fait le séjour prescrit et dans l'ordre immuable Ramène les saisons.
�� � CHANTS 413
Mais qui plaindrait les fleurs d'avril lorsqu'il engrange Les moissons de l'été, de ses soins le loyer, Ou que le suc vermeil d'une belle vendange Parfume son cellier ?
Donc, laissons quelque sot agiter l'espérance De retarder le Temps par son absurde vœu Et recevons les dons que le Ciel nous dispense En leur temps, en leur lieu.
La vieillesse — souvent elle l'a fait paraître —
Pour le sage, Vincent, n'a pas que des rigueurs
Et qui sait la chaleur que ses neiges font naître
Dans un valeureux cœur ?
Mais quel que soit le lot qu'avec elle elle apporte, Ne lui réservons pas un accueil mutiné, Et quand la Mort enfin heurtera notre porte De son poing décharné
Ouvrons-lui sans chagrin, faisons-lui bon visage Comme à l'hôte attendu sourit l'hôte pieux Ou comme au batelier qui vers l'autre rivage Va porter nos pas curieux.
Car son approche, ami, ne cause aucune transe Au mortel éloigné du désordre pervers Et qui sut accorder son âme a la cadence Qui régie le vaste Univers.
Juin lyii.
MAURICE CHEVRIER
�� � PROJECTIONS
ou
APRÈS-MINUIT A GENÈVE
��Les phares violent de froides colères la salle hurlant immensément contre la porte que je pousse.
L'orchestre souffle sur les danseurs qui hou lent, liés par mille serpentins.
��* *
��La fille de mon jardinier est devenue putain, et sur sa vieille face de vingt ans s'achève la noblesse de la vie noceuse.
Pauline à la raie de côté discute, montrant avec fierté les agiles rubis de sa langue. Elle secoue la cendre et rit au nez moisi du cocaïnomane. Elle lance la fumée vers la bouche qui s'étire en charme mécanique.
L'eau jaune que boit Pauline me dit la fin puante de ses amours.
��Une paupière trop large et trop molle se relève avec effort. Des yeux de vase où glisse une limace fixent effrayamment la porte d'entrée. La poche flétrie et trans- lucide comme un raisin pressé retombe sur les pommettes où deux larmes vont, séchées par le fard.
Ce pauvre vieux torture sa canne entre des dents trop régulières.
�� � PROJECTIONS OU APRES-MINUIT A GENEVE 415
Enfin ses yeux s'apaisent. Voici qu'avance en pardessus cintré son secrétaire athlétique d'une pâleur admirable,
��souriant de sa bouche grenadine.
��* *
��Transpirant et langourant avec conscience, le premier violon me cligne un sourire complice.
Mais mon préféré c'est Prospero, celui qui fait les bruits. Il porte le costume de cow-boy que je lui ai payé.
Il tape sept coups nets sur une planchette. Je pense aux noisettes que je mangeais avec Pauline. Elle avait douze ans, deux tresses de miel, du soleil dans le grand chapeau de paille et des cerises à ses oreilles.
��*
��Prospero presse la trompe et relève sa mèche de blond tuberculeux.
Le garçon me dit que Prospero est tendre avec les hommes, mais c'est une calomnie. Prospero ne mange pas de ce pain-là.
D'un œil sévère et satisfait, il suit sa petite femme qui danse avec un Japonais.
��L'Isolé accompagne le violon à voix aiguë honteuse, pour être de la commune joie.
Monsieur le Directeur du Cabaris avec son habit noir et le crayon autocrate à l'oreille, passe, les mains derrière le dos. Il s'incline rêveusement devant moi.
Député communiste, il se récite l'interpellation de samedi.
Le premier violon s'arrête devant ma table, finit mon verre, s'excite et me chante fraternellement.
�� � 41 6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
��*
- *
��Des boxeurs poudrés montrent leurs jeunes dents à qui veut en louer la coûteuse morsure.
Un mignon rit avec sa sœur. Il a l'insolence de la beauté qui se sait convoitée. Il entrebâille sa chemise et joue avec un collier grelottant d'émeraudes.
��*
��Les violons prostituent leurs supplications au claque- ment des petites verges, à l'enrouement du banjo qui s'en- nuie et crachote des dents de nèere.
��*
- *
��Impassible le trombone gardien des grâces d'ancien régime regrette courbement ses valses sentimentales. Ayant fini, il essuie la salive et croise ses mains courtes.
��* *
��Prospero tressaute mille fois sur son siège aux moments de folie redoublée où l'enfer ouvre les portes. Les ressorts cymbales le projettent diable anémique hors du tabouret, et il frappe en jaloux sur la grosse caisse des coups qui me trouent le ventre et me donnent envie d'aboyer à mort, babines retroussées.
��*
��Monsieur le Député compte avec sévérité les raies du parquet verglacé.
La serviette blanche sous le bras, il contemple le Cama- rade Secrétaire Altovsky, de la Section Propagande Ouest, dansant en smoking exact avec la fille de Lord B.
�� � PROJECTIONS OU APRES-MINUIT A GENÈVE 417
« Je lui dirai son fait, tout Altovsky qu'il est. S'il croit qu'on peut faire quelque chose de propre avec trois millions de marks par mois ; et au cours de trente-cinq centimes, encore ! »
��*
- *
��Ayant reconduit et remercié la femme de Monsieur le Ministre des Revendications, le Camarade consulte la montre qu'un fil d'or incruste au poignet. Il regagne la table de Webbs, le Joint Manager de la Russo-Asiatic Cor- poration. L'Américain à triple nuque mastique un cigare éteint ; et par politesse caresse Rachel tout en striant de bleu des feuilles dactylographiées.
Altovsky explique avec cette féminité de l'homme fort qui sait s'incliner. Webbs le carru, crachant méthodiquement un jus noir, marque des croix sur une carte de l'Oural.
�� ��Le Camarade va vers Knecht. Der grosse Josef, de Nuremberg qui gagna des millions en 191 5, avec ses boî- tiers Joffre et Kitchener qu'on passait en contrebande par la Hollande.
Dissimulant la seringue dans la paume, Knecht se pique à travers le pantalon.
Altovsky parle debout et vite :
« Voici les instructions reçues par sans-fil, il y a vingt minutes. Ils reprennent tout le passif, sauf les traites de complaisance bien entendu. Vous Leur envoyez la moitié du matériel franco Reval ; et ce qui reste de votre boîte marchera sous le contrôle de Leur délégué. Comme je vous l'ai dit ce matin, Ils vous laissent jusqu'à minuit pour accepter ; sinon Ils s'adresseront en Italie. Dino Varchielli ne fera pas autant d'histoires que vous. Mettez-vous bien dans la tête que l'affaire n'est pas très intéressante pour Eux. Au revoir ! »
27
�� � 41 8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
��* *
��L'Isolé commande un deuxième sirop. Qu'importe la dépense.
« Ce soir, nous faisons la noce », se dit-il.
Quand il dit nous, ça lui tient chaud ; il n'est plus seuL
��*
��Le président japonais de la Confédération Européenne danse hiératiquement avec la chérie de Prospero, îaurée de serpentins. Il évolue avec des précautions, collant soigneu- sement sa rotule puis son fémur acéré contre la cuisse de Thézou flattée.
Il rêve, méprise. Et, profitant de sa chair facile, observe l'Europe qui mûrit.
��*
- *
��Cette Italienne trop nourrie tourne vers moi la houille bien taillée de ses yeux, puis tire un volet pudique. Excitée par ces danses, elle fait la sentimentale avec son mari. Elle l'agace, Elle lutine le gros doigt rouge velu de bleu. Mais elle a le sale désir poétique vers un autre ; rêveusement vers tout ce qui est autre. Je hais sur ses lèvres ce sourire errant chercheur, éternellement sœur Anne.
Les seules sérieuses sont les actives courtisanes, zézavan- tes butineuses de maladie et d'or parmi les fleurs des taba- gies.
�� ��La porte va s'ouvrir et je verrai entrer à pas pressés le petit ventru, césar aux yeux chinois que l'orchestre célèbre.
�� � PROJECTIONS OU APRES-MINUIT A GENEVE 4I9
��Prospéra raconte :
« J'ai assez connu son aini, en quatorze et quinze. On l'appelait le Mousquetaire ; ou encore le Diable. On ne l'aimait guère, ce Trotsky ; parait qu'il hypnotisait. Il faut vous dire qu'avant les jazz, je faisais les déménagements des étudiants russes. C'était un bon client. Les étudiants russes c'est très changeant ; par fierté, ils ont souvent des raisons avec leurs logeuses. Si j'ai bonne mémoire, le dernier tra- vail que j'ai fait pour l'asticot en question, c'était de la rue des Pitons à la rue de Carouge. Karoujka, comme il disait. C'était au 145. Il y en avait des rousski là-dedans ! J'ai su depuis par un copain de la Secrète (qui est ami au patron vous comprenez) que Louna, celui qui logeait Trotsky, est ministre de l'Instruction là-bas. Le gros Louna, comme on l'appelait ! Pour de l'instruction ils en avaient ces gens ! Ça causait boche, français des heures de file en sifflant des verres de thé, qu'ils tenaient comme ça, entre leurs paumes. Je vous dirai que je faisais des nettoyages des bri- coles chez eux. Pour en revenir à mon mouton, haha, il avait une valise de carton avec un trou comme le bras. Un bout de chemise pas propre en sortait ; ou bien des petits papiers écrits en étranger : ou bien une pantoufle ! Vous me croirez ou non, ce citoyen-là me doit encore les trois francs septante de la dernière course. De quoi faire le rentier dans son pays ! »
conclut" Prospéra, calant entre ses cuisses le grand tam- bourin qu'il nomme Thézou.
- *
■' Le petit brun qu'on appelle l'Algérienne tamponne ses lèvres avec un mouchoir bradé. Sa main fait ses cheveux plus vaporeux. D'un doigt mignard, il gratte longuement un grain de poussière au bas du gilet.
�� � 420 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Son œil en phare indifférent croise l'œil du vieux fardé.
L'Algérienne sourit alors à son petit miroir avec des mystères ; renouvelle ses lèvres de salive, puis les ramène en pudique rond voilant un sourire très antique.
L'Algérienne abaisse aux cils une mèche épaisse et clôt lourdement la paupière.
��* *
��Le banjo se lève. Il prend un entonnoir et fait une voix de bœuf nostalgique. Pour nous, chefs européens, c'est le porteur de la grande nouvelle. Le banjo a la tête Beatty fièrement en arrière tandis qu'il mugit Tipperary.
Je pense à mes enthousiasmes défunts et à cette Comé- dienne du Mary Hall qui chantait, hampe obscènement brandie, les hymnes des patries.
Comme l'Europe était jeune et naïve et croyante.
Cette nuit, l'Europe désabusée pleure, puis secoue ses cheveux coupés. Et, découvrant ses nobles jambes amai- gries, danse un funèbre shimmy.
��*
- *
��Une Carmen camarde tend l'assiette où la serviette recèle. « Soyez généreux, Monsieur le banquier ! »
Cette volupté aux pommettes hongroises me sourit lar- gement. Cette langue qui pointe, ces yeux qui se brident me font peur.
��*
- *
��Le Japonais ferme les yeux. Il vérifie gravement, avec une politesse qui présage des pratiques raffinées et odieuses, la croupe de Thézou qui sourit avec toujours beaucoup de poésie. Tout en dansant, il tâte la poche intérieure de son veston.
�� � PROJECTIONS OU APRES-MINUIT A GENEVE 42 1
��*
- *
��Une Argentine de treize ans suit sa maman, cuirassé digne fendant la masse de sa proue présomptueuse. La fil- lette, penchant la tête, continue la musique de sa voix d'airelle. Ses jambes poétisées de soie esquissent le fox- trott.
La mère parle avec le vieux maquillé :
« C'est un bijou ; dactylographe de primier cartel. Elle a de la virtuosité dans les doigts, comme dit son professeur, un monsieur très sérieux. J'accepterais pour elle une place convenable et sérieuse de petite secrétaire. »
��* *
��Derrière moi deux Allemands contemplent, mornes, leurs escarpins torpédos. Ils parlent à voix basse, avec ce défaut des riches qui appliquent la langue contre les inci- sives d'en haut.
Leurs mains se tordent au blanc lustré de la douce che- mise.
Leurs jeunes mains se possèdent tragiquement, cherchant en vain l'union complète. Silencieux et pleurants, ils se baisent, joue violette contre joue glissante.
Ce sont des adieux, je suppose.
Le plus grand porte le ruban des vertus militaires.
Héroïque et pure Europe.
��*
- *
��La femme du ministre a cette façon capitaliste de serrer les lèvres et, les yeux perdus, d'ignorer le monde et sa, propre danse.
Mais j'ai le regret de constater, Madame, que votre dan- seur de quatorze ans rougit beaucoup trop. Proflteriez- vous innocemment de son front, chère Madame ?
�� � 422 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
��*
��L'Isolé accompagne la musique en tapant sur la soucoupe. Ainsi, il participe, il danse.
Après des hésitations il lance, en fronçant les sourcils, un serpentin qui retombe à ses pieds.
Enfin, il atteint Thézou. Mais une terreur l'envahit ; il baisse les yeux en ignorant ; son cœur bat trente coups précipités.
��Prospero s'évente bruyamment avec la crécelle mégère qu'il replace vite pour titiller aussitôt le triangle. Des rires de muqueuses folles accompagnent.
C'est mon deuxième Flips et mon troisième Manhattan. Je fais l'homme ivre.
Le trombone dit sa vie ratée en quelques croupes graves où l'Isolé reconnaît ses malheurs.
- *
L'orchestre stoppe, interrompant le spasme comme une amante capricieuse. Thézou médit : «Je suis toujours très heureuse de danser avec vous ! »
Elle prononce tioujours avec des alanguissements anglais qui augmentent sa valeur d'achat.
Elle court vers Prospero que, jalouse, elle mord à l'oreille avec des rires désireux.
« Fous-nous la paix, faiseuse. »
Et Prospero se retourne en mâle sérieux vers Miguel qui continue : « Moi, j'aime mieux les samedis où c'est mon tour de faire tourner les grosses ; ça me fait toujours dix francs de supplément. »
�� �� � PROJECTIONS OU APRES-MINUIT A GENEVE 423
��*
��L'orchestre a repris ses hystéries européennes.
Grelots des traîneaux qui vont à la noce, claksons des Rolls-Royce de ma maîtresse, cloches des vaches léchant leur veau à large coup de truelle, tambours des guerres zambéziennes, marteaux et scies des usines militaires pleu- rant dans les rues nocturnes crevées de fournaises et de sangs.
Les flancs de Pauline ondoient, ignorant le toucher avide masculin.
- *
Obscurité. Un rossignol violone dans le silence.
Mais des yeux de ciel s'entrouvrent ; et les couples, que la pénombre emplit de sentiments distingués, repartent lentement sur les belles bleues rivières du rêve.
Un pied touche mon épaule.
« C'est un nouveau truc au patron, souffle Prospero, c'est ça qui achalandera la fabrique ! Avec ces ampoules bleues, ils peuvent manigancer ce qu'ils veulent pendant cinq minutes. Pas de danger qu'on les voie ! »
- *
Tonnerre de Jéhovah tout à coup à l'orchestre. Cèdres fracassés monts fendus nations dispersées danses folles sur les décombres.
Les croupes hoquettent et se heurtent.
Et 300 projecteurs brusquent leur offensive crépitante. Ces cyclopes ont des yeux méchants. Ces stries de sel lumineux ces poudres diamantées se livrent des combats polaires et se fendent droitement. Il n'y a plus de douces ombres, d'ovales bontés. Ah les langueurs dans les heures profondes, et la mousse épaisse des sous-bois.
�� � 424 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Je suis orphelin dans un monde inhumain trop éclairé.
Les phares lancent 3.000 trains contradictoires gauchis- sant leurs glaces enflammées vers les grands miroirs des murs les cristaux des loges et du dôme qui réexpédient ces illuminantes fureurs sur de rapides rails givrés où miaulent 30.000 express inversés porteurs télégraphiques de canne- lures ivres. Derrière les vitres blessées, des syphilitiques retombées en enfance partagent gentiment le goûter de quatre heures. Conduits par des mécaniciens idéalistes, ces rapides font les signes des méchantes sociétés. Mais, per- çantes stalactites volantes, des sous-marins éclairés en rasoir s'élancent de l'orchestre vers mon septième verre qui se carre. Les trains emportent leurs cargaisons de condam- nées, faisant place aux évidences crissantes de ces bistouris bleutés qui filent blanchement leur arête, avec des glapis- sements citronnés vers mon œil droit qu'ils convoitaient, les salauds !
��*
��Rasséréné par un café bien chaud, je pleure sur le sort du troisième violon.
Léon porte les vieilles guêtres du premier violon. Comme ses manchettes sont noires ! Je pense aux hôtels à deux francs, aux salles d'attente mouillées, et aux chaussettes que Léon lave lui-même le soir dans la cuvette. Il lie con- versation avec l'Isolé et parle de ses gosses. Léon est de ces ingénus qui ne savent pas les trucs pour éviter les enfants. Il dit :
« Mais mon cadet est encore plus étonnant, il vous fait de ces problèmes d'arithmétique ! Ses professeurs en sont stupéfaits. Et notez qu'il n'a que huit ans ! Ce sera quel- qu'un, évidemment.
« Il ira sans doute à l'Ecole Polytechnique plus tard. On m'a beaucoup recommandé aussi l'Ecole Centrale. Qu'en pensez-vous ? Enfin, c'est lui qui choisira. Et il sait ce qu'il veut, je vous prie de le croire !
�� � PROJECTIONS OU APRES-MINUIT A GENEVE 425
« Ah, si ce n'était pas pour lui et pour ses frères, il y a longtemps que j'aurais quitté cet établissement ! Je suis pour la vie convenable, voyez-vous. »
��L'Isolé dit :
« Moi, j'aime venir ici ; c'est une sorte de distraction. Je regarde la vie qui danse. Et comme j'ai payé ma place, la vie ne me brusque pas. J'aime encore mieux ça que de rôder autour des kiosques à journaux à la recherche de quelqu'un avec qui causer politique. La politique me plaît assez. Cest de la vie, mais lointaine et qui se donne à tous dans les journaux, même aux hommes un peu solitaires comme moi.
« Il est vrai qu'ici les garçons ne m'aiment guère ; parce que je me laisse mal servir et que je leur parle avec poli- tesse. J'ai bien essayé, une fois ou deux, de les interpeller virilement. Mais ça ne prend pas. Vous comprenez, ils voient mon genre. Et tout ce que j'en ai retiré, c'est leur haine et leur ironie. Cest ainsi ; c'est une fatalité. Un autre leur parlerait catégoriquement, ça ne leur ferait rien ; au contraire, ils l'aimeraient.
« Qu'importe, je me venge, Monsieur ! Je me crée un petit monde bien à moi, où mes persécuteurs passent de mauvais quarts d'heure ! C'est de la philosophie. De la métaphysique, pour être plus exact. Ou plutôt une sorte de religion. Tout cela est assez compliqué ; et je ne peux pas, en quelques minutes, vous exposer mon système.
« Du reste je reconnais que ces garçons ont raison, à un certain point de vue. Ils n'aiment pas servir un homme pauvre, un égal en somme. Oui, c'est ça. Oui. Parfaite- ment.
« Excusez-moi, je n'y étais plus. Je vis dans le tremble- ment de me tromper, de penser mal. Des scrupules intel- lectuels, en quelque sorte.
�� � 426 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
« François par exemple a l'habitude de me dire : Ah non pardon, baron, cette place est prise !
« C'est curieux, je me répète ces insolences avec un cer- tain plaisir.
« Oui, je sais. Je sais qu'il suffirait de regarder le garçon d'une certaine façon. Je sais que c'est facile. Après tout il s'agit de lancer un simple coup d'œil, de dire quelques mots. Mais il y a quelque chose en moi qui m'en empê- che. Alors, la mort dans le cœur, je fais mon petit sourire. Ou bien, dans mes moments de courage, je dis quelque pauvre virilité : Toujours plaisant, Monsieur François !
« Oui, ce sourire c'est ma lèpre. Dès qu'on me regarde en face mon cœur bat vite et je souris je souris, pour m'excuser, pour plaire, pour qu'on ne me renvoie pas ; pour qu'on m'aime. »
��* *
��Léon soupire ; puis sourit à l'avenir. Ses doigts gercés accordent l'instrument.
Servilement, il sollicite à minuscules coups et le premier violon amplifie avec superbe.
��* *
��Le premier violon a des coups de tête vainqueurs aux moments martiaux où il relève sa mèche. Puis il s'essuie avec un mouchoir de soie, cadeau de la courtière en diamants Madame Joseph.
��*
- ^
��Un chambellan du tsar s'appuie à mon épaule.
« En vérité, j'habite le même hôtel que vous. Mais moi, ha ha, je lave la vaisselle ! Qu'importe, puisque mon cœur est pur, cher.
�� � PROJECTIONS OU APRÈS-MINUIT A GENEVE 427
« Ne salissez pas mon smoking, c'est tout ce qui me reste de là-bas.
« Ici, la noce c'est triste, triste.
« Chez nous c'était poétique, frère.
« Quelquefois, nous mettions un peu le feu au cabaret. Alors, nous fourrions mille roubles entre les dents du vieux et nous le jetions dans la Neva pour qu'il ne brûle pas tout à fait ; le cocher plaçait la bouteille au chaud con- tre son ventre, se signait, fouettait ; et nous glissions, hourra, sur la sainte neige russe !
« Nous usions des belles filles sous les fourrures du traîneau. Puis nous les jetions nues sur la neige pucelle. Ach, ce whisky, frère, c'est de la vodka sans cœur ! »
Il chantonne : Vodka vodka, ma vodka.
« Vodka cela veut dire petite eau. Tu comprends, ami, de l'eau mignonne, innocente. Cest un mot qu'ont inventé nos admirables paysans, je pense. Une manière d'excuse pour Mâcha qui vous reçoit mal au retour du marché. »
��* *
��J'explique à mon nouvel ami :
« Né d'un Espagnol et d'une Anglaise, j'ai l'âme fon- cièrement russe. Je voudrais vivre avec des forçats. Assis sur un poêle de porcelaine, je leur lirais le livre de bonté et de renoncement. Ensuite, je me tairais inexprimablement et raccommoderais leurs vestes. »
Tendre et sanguinaire, je tonitrue l'Internationale.
Mon nez mon cher nez mon pauvre nez se lamente au fond du verre où se reconstituent quelques topazes de Fockink.
��L'orchestre entreprend C'est une gamine charmante. On attend la belle Thézou. Les cœurs battent religieusement.
�� � 428 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Thézou bédouine danse. Reine impassible, elle sourit au
phare dardé. Elle projette son ventre nu qu’elle rejette ensuite pour faire des ronds irrités avec sa croupe qui s'exas- père de plus en plus.
Abandonnant les nuages qui embrument les seins,
déchirant les frises d’or incrustées aux hanches qui tanguent, Thézou s’éperd, bouche ravie.
Elle s’échevelle, et sa gorge ruisselle de sueur et de faux
diamants.
Elle s’évertue jambes volant vitement, et ses cheveux
filent sous le vent.
Exténuée elle ouvre les bras, et son menton approuve
furieusement le rayon qui la perce.
��*
��Pauline qui a vaincu sa honte me dit : « Bonsoir, Mon- sieur. Comment va Monsieur ? »
Nous nous rejoindrons à la sortie. Je me promets d’étranges joies avec Pauline. Je lui demande de garder ce costume dandy. Elle n’aura qu’à mettre son astrakan par dessus.
« Je tiens autant à la fourrure qu’au veston, Mademoi- selle ! »
Elle me refusait un baiser lorsque, pressée d’aller à la messe, elle m’apportait fraîchette et bien vêtue les trois serviettes du dimanche.
J’emmènerai Thézou aussi.
�� ��La femme du ministre sort, ongle rose poétiquement dressé, des water-closets, évacuée rougie et poudrée à neuf.
�� � PROJECTIONS OU APRES-MINUIT A GENEVE 429
Elle a profité de l'isolement pour lire le billet tendre d'Altovsky, le bolchevik aux frisons bleus.
��*
- *
��Altovsky tapote l'épaule du chambellan :
« La place vous plaît-elle, cher comte ? Je suis vraiment content d'avoir pu vous rendre ce petit service. Le gérant m'a promis pour vous le premier poste vacant de portier. Le métier de plongeur n'est pas fait pour un homme de votre mérite. Cher ami.
« Comme j'étais humble le 3 février 19 13, à cinq heures de l'après-midi ! Vous souvenez-vous, Excellence ? Mais ne vous défendez pas, j'aime tellement penser à ces choses maintenant ! En somme, ça n'a aucune importance. Vous n'avez pas voulu vous servir de moi. Je me suis servi tout seul. Je me suis assez bien servi, Dieu merci ! »
�� ��Les gens raisonnables partent ; l'orchestre se lasse. Léon ouvre un portefeuille verdi par les sueurs. L'ongle s'efforce sur les bords collés. Léon regarde ses trésors. Il contemple le témoignage de satisfaction que les autorités scolaires (comme il dit) ont accordé à son aîné. Il bâille, se frotte les mains et calcule les crevasses des bottines.
sf: ^
L'Isolé dit :
« Vous vous ennuyez, n'est-ce pas Monsieur ? Voulez- vous que nous sortions ensemble, tout à l'heure ? On va bientôt fermer, je pense. Je vous remercie infiniment. Vous aurez peut-être la bonté de me parler de vos enfants. Nous ferons la route ensemble, puisque vous habitez du même côté que moi. Je vous accompagnerai jusqu'à la porte de votre maison. C'est si triste, les retours du soir. Il n'y a
�� � 430 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
personne, personne. Rien que le bruit de mes pas dans la rue élargie.
« Quelquefois je marche derrière un chat, le long des rigoles. Ainsi, je ne suis pas tout à fait seul. Mon malheur n'ose plus me regarder.
« Et, vous ne me croirez pas, si le chat file vite, ça me fait plaisir. Je me dis : Voilà un petit monsieur qui a peur de nous !
« Vous comprenez, c'est tout de même quelqu'un qui fait attention à moi ; un être pour qui j'existe.
« Je vous raconterai un peu ma vie, voulez-vous, Mon- sieur ? Je tâcherai de vous dire la vérité. J'ai le défaut de mentir. C'est pour plaire, vous comprenez.
« Oh je me connais bien, allez ! Je rumine mon cas toute la journée. Parfois je m'aperçois que je le rumine à haute voix, parce que les gens sourient. En somme, je crois que ce qui me caractérise, c'est le manque de ruse. D'une certaine ruse instinctive qu'ont tous les hommes, même les plus honnêtes. Cest peut-être parce que je n'ai pas fré- quenté la société, les femmes. Tout a été solitaire dans ma vie, douleur et plaisir.
a Mais je vous ennuie. Vous comprenez, parfois j'ai des envies terribles de parler de parler. Je suis si privé. En ren- trant chez moi le soir, je me raconte des histoires pour n'être pas seul avec mon malheur. Je me dis : Voilà mon vieux, ce serait un pays inconnu ; tu arriverais et on te ferait roi. Tu épouserais une jolie jeune fille. Tu inviterais des gens chez toi ; ils viendraient, ils causeraient pour de bon avec toi.
« On dit tant de sottises, n'est-ce pas, quand on est tou- jours seul ; quand on ne connaît personne, personne.
« Vous moqueriez-vous de moi si je vous disais qu'une fois je me suis envoyé moi-même une lettre d'amour ?
« Mon courrier consiste en catalogues. Oui, et parfois même très luxueux. Des prix-courants de parfumerie, est-ce que je sais. Les gens qui me les envoient doivent croire que je suis un grand personnage !
�� � « Hé hé, grand personnage, qui sait si je ne le suis pas plus qu’on ne croit ? Qui sait. Je ne veux pas en dire plus. Peut-être un jour consentirai-je à dessiller les yeux des humains, et à Me révéler enfin. Mais je ne puis le faire encore ; l’heure n’a pas sonné. Et j’ai tant d’ennemis !
« Evidemment, je dis des bêtises. Je sais bien. C’était pour rire, vous comprenez. Vous n’allez pas croire que je pense vraiment ces choses. Non, n’est-ce pas ? Dites ? Merci beaucoup, Monsieur. Merci. »
Un couple danse encore.
Attentif à la pointe de ses souliers, le Serbe tourne avec des épaulements.
Il ne tient pas la main de la femme. Il a le bras écarté, comme s’il disait élégamment : voici.
De sa main, où circule un tatouage patriotique, il fait trembler la grasse taille de la courtière en diamants.
Madame Joseph touche d’un seul index délicat l’épaule du cavalier.
Rachel et Thézou finissent le Champagne du vieux maquillé. Leurs prestes mains, leurs lèvres assassines se meuvent excessivement.
« C’est un Viennois, mais pas yite. Il m’a dit : Venez chez moi, on s’amusera ! Je vous montrerai ma collection de colliers de chien. Si vous êtes gentille, vous ne vous en repentirez pas.
« Tu parles si je l’ai envoyé dinguer, le monsieur ! »
Elles goûtent avec des effarouchements les restes du mélange spécial : poivrons hachés, jaunes d’oeufs, crème aigre, boutargue et bénédictine.
« Quelle horreur ! Faut qu’il aime les combines compliquées, ce vieux cadavre ! » 43 2 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
��*
- *
��Ta bouche est admirablement blessée, Rachel, ô jacas- sante Sulamite. Tu es belle, fleur sanguine, rose désireuse, ah mille lèvres ouvertes.
��Une jeune Victoire en péplum transparent s'assied à la table voisine. Elle croise ses jambes nues que divinisent des sandales d'argent tressé. Sa main baguée de cèdre ajuste les cheveux rouges coupés court.
Le Député me dit à voix basse :
« C'est la Brahmina Apollonia Grete Danilowa, ex- prêtresse du Feu. Une femme très bien. Députée social- majoritaire de Constance. Privat-docent de sciences reli- gieuses. Directrice de l'Institut Psychanalytique de Plastique Eurythmique à Lucerne. Et bien d'autres choses encore l C'est la première fois qu'elle vient ici, mais je l'ai vue souvent aux réunions de la vieille Internationale. Dans le temps, elle était très liée avec la Kollontaï. Elle a fait un buste de Renaudel tout à fait épatant. Excusez, le délégué syrien m'appelle. »
La femme parle à son compagnon avec un accent tantôt roumain tantôt anglais.
« Ce lieu me déplaît et m'intéresse. »
Elle dit au garçon :
« Apportez-moi, Monsieur, une boisson non fermentée. Ou plutôt non, donnez un citron. Un simple citron d'un jaune sans tache. Je ne veux pas d'assiette. Je déteste ces coupes fabriquées ! Arrachez une feuille de ce palmier et me l'apportez en guise de plat. »
Elle se retourne.
« Vous visiterez mon Institut, cher professeur. Je veux. Mon temple, devrais-je dire. Vous y trouverez un accueil
�� � PROJECTIONS OU APRÈS-MINUIT A GENEVE 433
fraternel. Suivie du groupe Jean-Christophe, je viendrai à l'entrée du parc vous dire la bienvenue. Ce sera très émou- vant. Ce sera beau. Vêtues de cache-sexe tissés par elles- mêmes, Annie de Weckenried, Sarah de Portalis et Myriam Vigeborg danseront pour vous des chorals de Bach et de Waï-Haï-Fou.
« Oui, il n'y a dans mon école que des jeunes filles de la bonne société. De vraies Eurythmiciennes. Je dois l'avouer, elles seules ont un sens moral assez affiné, une vie inté- rieure assez intense, une (comment dites-vous) Weltans- chauung assez spiritualiste pour pouvoir montrer à un homme, dans un esprit de parfaite pureté, sans émoi sensuel, avec une joie esthétique et quelque peu surhu- maine, leurs seins muscats leurs jambes ioniennes leurs ventres leurs bas-ventres leurs reins leurs croupes. Leurs croupes, ah leurs solides et chastes croupes germaniques ! »
Elle mord à même le citron. Ses belles dents écrasent zeste et chair avec une énergie impressionnante.
« Le banquet d'initiation aura lieu dans la prairie, face au Righi. Nos dents arracheront à l'arbre même, joyeusement, figues noix poires pommes. Et si vous en êtes digne, nous vous offrirons les nourritures sacrées : herbe écorce et mousse.
« Un désir de franchise et de beauté nous violera sou- dain, abîmées dans la Divinité Illimitée ! Pures enfin, nous arracherons la triangulaire soie. Vêtues de nos seuls cils baissés, chantant sur le mode dorique, nous vous dénuderons, cher Recteur. Nul vêtement alors ne souillera la noble fête ! Arrivées au plus haut de notre joie, nous la dirons par des bégaiements passionnés et par des cris ; non par le langage articulé, produit vicieux de la vie en société.
« Ah, nos corps seront nus nus nus comme de jeunes arbres candides ! Sans hypocrites oripeaux, artistes et demi- déesses, nous danserons d'ascétiques bacchanales. Nos corps libres et vrais, formes enfin sans mensonge de notre âme, nos corps diront les plaisirs éternels et les douleurs. Et
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nues nues nues, de nos grands yeux honnêtes nous regar- derons le père soleil en face !
« Och, dans un endroit impur ne parlons pas de choses essentielles et rédemptrices. J'ai hâte, véritablement, de quitter ces lieux civilisés. »
Elle observe Léon. Et sa face d'ivoire se creuse de fureurs.
« Ce petit homme vêtu a des postures particulièrement humbles et laides. Je méprise. Je déteste. Ah combien j'aime Sahib, mon étalon noir de Kattiawar ! »
D'une main.royale elle écarte le péplum. Elle desserre le bracelet de cuir qui fixe contre la cuisse un Waterman d'ivoire. Sondant les danseurs de ses paupières rapprochées, elle sabre des esquisses cubistes.
Elle sort et sa marche la révèle déesse.
Je crois que je suis amoureux de cette femme. Je pleure sur mon cœur mon pauvre cœur, mon cœur trop intel- ligent.
��*
- *
��Rachel croise les jambes et conte à Thézou que ride la flétrissure Israélite :
— Bien sûr, chérie, le fils à David c'était Salomon. Il y avait un vrai pays juif dans ce temps, tu sais. Maman me racontait que le roi Salomon avait un palais rien de plus beau ; les portes étaient en or, diamants et tout. On était un grand pays. Chaque jour, les princes venaient des îles et des endroits du monde ; ils apportaient des cadeaux, des parfums pour le roi et pour les reines. Ils arrivaient sur des bêtes de ce temps-là, des chameaux, des éléphants et toutes sortes ; comme au cinéma, tu sais bien.
Et il y avait des types à la hauteur, ils étaient tellement pour la justice que tout le monde avait peur, je ne blague pas, tu sais. Jérémie, Moïse qu'ils s'appelaient. Ils parlaient et tous obéissaient, même les petites noceuses comme nous !
�� � PROJECTIONS OU APRES-MINUIT A GENEVE 43)
— Raconte encore chérie, soupire Thézou aux yeux palmés lâchement de bleu.
— Oui, mon père me disait qu'à ce temps, il n'y avait pas d'Anglais, de Boches et toute la boîte. Il y avait nous qu'on causait tous comme à la synagogue, et puis un tas de pays qui sont morts.
Mon pauvre papa m'a dit avant de passer : « Que tu vives, ma Rachel, que tu aies un bon mari, et que tu voies notre prince ! »
Tu comprends, c'est un chef des temps anciens qui cen- sément reviendrait. Alors il n'y aurait soi-disant plus d'embêtements, de police, de maladies. Tout le monde serait content, bon,, gentil quoi. On chanterait dans les jardins, il y aurait des fleurs qui remueraient et des entants qui riraient.
— Des petits enfants ? Dis-moi encore, Rachel, dis-moi, répètent les jeunes lèvres fanées.
Prospero s'exténue sur la grosse caisse et s'essuie avec un mouchoir rougi de sang. Le trombone volute tristement des airs de ménageries.
Je prophétise. L'Europe crève, cher Ivan.
j'ai envie de prendre la Bible de mes pères et d'écra- ser ces impurs. Je serai le gueuleur que Dieu saisit aux épaules. Mes lèvres abruties hurleront carnages et abattoirs. Ridicule, je courrai sur les places et je lancerai les torches sur les têtes des riches.
Par mesure d'économie, Monsieur le Directeur a éteint cent phares. Je les ai comptés. Un camion roule dans la rue. Est-ce un tank, grouillant de Moscovites et de poux ?
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Terrains dévastés, ombres désolées, délices des cœurs saignant d'amour.
�� ��Mais non, c'est un chœur devant la porte d'entrée :
Soldat ! quand ton âme est lassée, Quitte fauteuils et canapés ! Prends le journal de ton Armée, Et va visiter les cafés ! Les cafés ! Les cafés ! Les cafés !
Une salutiste, la corbeille romantique sur ses cheveux suédois, me regarde avec une spiritualité qui me gêne. Elle me tend le Cri de Guerre et s'éloigne avec un sourire meurtri.
Ah, mon bonheur fuit. Je crie : Ma sœur, ma sœur !
Elle revient, indifférente aux moqueries.
Comme nous serions heureux, entourés de nos babys dans un cottage lierre, parfumé d'ordre et de sainte obéis- sance. Et moi, en somme, je pourrais devenir colonel ou général de l'Armée du Salut.
« C'était seulement pour vous dire : ma sœur ! J'aime être votre cher frère. C'est beau, vous avez des yeux sans mensonge. »
Avec elle, les jours auraient toujours la douceur de la minute où l'aimée ouvre la portière et saute.
c Oh non, je ne suis pas sauvé! Je suis un capitaliste de bonne volonté ; la pire espèce, ma sœur. Mais vous ne pouvez pas me comprendre, pauvre petite.
« Non, je n'aime pas que vous prononciez ce Nom dans ce lieu. »
Elle me dit qu'il est mort pour moi, pour moi spéciale- ment. Et qu'il m'appelle Lui-même, ce soir même ; elle me pointe de son doigt. L'ongle est chastement coupé, propre et terne. Je pleure.
�� � PROJECTIONS OU APRES-MINUIT A GENEVE 437
« Oui, je me laverai dans le sang de l'Agneau ! Oui, entourez-moi de vos bras innocents ! Vous croyez vraiment que les anges chanteront en voyant mon repentir, dis-je en me mouchant. Vous ne croyez pas qu'ils se foutent de moi, les anges ? Ils sont beaux n'est-ce pas, les anges? Dites, ils ont des ailes couleur d'anisette mélangée d'eau, les anges, dites, ma sœur ? »
Le patron pousse ma sœur avec politesse. Et moi je laisse faire avec une sombre joie. Pourtant elle est bien gentille. Enfin, assez !
Je me susurre sur l'air du banjo le cantique perdu de mon enfance. Ruth Bonnard, la gouvernante lausannoise, me le faisait chanter le soir en cachette. Pénombre sous l'œil de la veilleuse en porcelaine, ah douceur chrétienne.
Oh! que ta main paternelle Me bénisse à mon coucher, Et que ce soit sous ton aile Que je dorme, 6 bon Berger !
Ma tète s'abaisse en stupéfactions cotonneuses. Paix donc aux hommes de bonne volonté.
L'orchestre reprend le collier, et avec des rages de Zoulou brusque la Madelon.
Me reniant, j'acquiesce à la beauté rustaude. Je serre la main au trombone et je barris un discours :
« Vive la Pologne ! Vive le Pape ! A bas les Juifs ! »
- *
La musique s'emballe et je suis toujours plus un messie. L'œil du Japonais circule, lent mercure, sur ma face dégénérée.
�� � 438 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
��*
- *
��Ivre, Altovsky se confie étrangement à Thézou de Mor- lange :
« J'ai faim de tout, ma Rébecca. J'ai des désirs de gares voci- férantes, de sifflements, de préparatifs, de contre-ordres. J'ai des désirs de pourboires lancés qui stupéfient, de wagons- restaurants filant cinématographiquement toutes nappes éclatantes fleurs illuminées dos noirs courbés. J'ai des désirs de femmes qui se donnent dans les sleepings, de belles Hongroises qui entr' ouvrent leur porte à minuit dans les grands hôtels. Et dans le noir qui soupire on voit une soie rouge, Rébecca.
« Ah mais je veux aussi hurler, élevé au-dessus des mou- tonnements, et les ouvriers me suivent, et les flammes caressent les églises, les palaces, les casernes et les mauvais lieux ! Et la balle de cette mitrailleuse que les policiers de l'ancien régime ont hissée sur le toit de l'hôtel m'abattra, bouche écumeuse et bras en croix. Et ma belle foule qui gueule et pleure aura un jeune dieu aux cheveux noirs ! »
Thézou aux antiques yeux qui savent, sentencie :
« Mon Jacob, à quoi bon tout ça ? C'est pas prudent, tu sais. »
��*
- *
��Je me regarde avec affection dans la grande glace, affalé tel un vicomte de Monsieur Charles Mérouvel.
Ma voix s'embrume avec tout à coup des acuités puis de veloutées indulgences grand-ducales pour le garçon que je réclame, paumes complaisam ment battantes.
Je souris en surhomme et petit maître au patron qui me refuse un dernier Claymore.
�� � PROJECTIONS OU APRES-MINUIT A GENEVE 439
��Trois heures du matin. Les joues se cendrent, les scléro- tiques s'assaisonnent de paprika. La salle amplifie les bâillements de l'orchestre.
Pauline, tu étais pure et je t'aimais. Nous nagions dans le foin, nous luttions ; et les parois de la grange répétaient notre bonheur qui chantait.
��Pauline dévêtue, les flancs espacés, arrête une maille près de la cuisse mousseuse. Elle tient l'aiguille en ménagère ; ses cils se rapprochent, et ses narines s'écartent sincère- ment.
« Quelle sale engeance, ces bas de soie ! »
��Mon corps est de mastic; mes bras faciles expliquent imprécisément avec des rondeurs, j'exhorte à l'honnêteté le Député qui s'est assis près de moi. Il est à l'infini. Seuls mes bras agiles et très puissants peuvent l'atteindre pour l'étreinte universelle.
��Je vais partir, Messieurs de l'Orchestre !
Je marche droit, mais je ne peux m'empècher de cons- tater la perfidie de ces tapis. Je suspecte leurs remous de serpents. Je n'aime pas qu'on me persécute petitement.
Ces murs s'évanouissent, pauvres ivrognes.
Les tables et les chaises m'élisent dieu centre ; elles car- rousellent autour de moi en douceur.
Mais cette ronde prend une vitesse menaçante. Il n'y a plus de chaises, il n'y a plus de tables. Il n'y a que des
�� � 440 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
stries courbes et grises qui filent infiniment, vertigineuse- ment immobiles.
La porte ne veut pas venir. Je lui fais de l'œil et de l'épaule.
Les parois tout à l'heure affaissées s'allongent, guimau- ves ramollies, et fuient vers l'horizon.
�� ��Au vestiaire, le métropolite demande son pardessus. Il a gardé le grand feutre pour dissimuler son chignon.
�� ��Je m'appuie sur le chasseur :
« Ne riez pas si je ferme les yeux de temps en temps, c'est pour me concentrer. Je suis profondément sérieux, ou plutôt je suis digne. Et chagriné par votre conduite. Je suis lucide, et malgré les mauvais alcools j'ai su voir beau- coup de choses cette nuit. Vous méconnaissez ma valeur, mon cher Paul. Je scrute votre âme, assez insignifiante d'ailleurs. Je sais que vous attendez un pourboire. C'est pourquoi vous cachez un sourire dans vos yeux. Mais sachez qu'en ce moment précis, dans cette poitrine que je ne crains pas de frapper avec une certaine vigueur, s'agi- tent de généreuses passions ! Ne vous retirez pas, mon jeune ami, lorsque je condescends à taper amicalement mais dignement votre épaule. De nobles passions, dis-je, et des résolutions que je ne tiendrai pas, car je suis une canaille, mon cher Jean. Je le disais, il y a quelques instants, à une adorable créature. »
��*
- *
��J'ai de l'émotion à marcher si droit. Je désire que les nations reconnaissent la beauté de cet effort.
�� � PROJECTIONS OU APRES-MINUIT A GENEVE 441
�� ��Lippe basse, je m'enfonce dans l'auto.
Pourquoi l'obéissance de ces gens ?
Pourquoi ce chauffeur courut-il vers la manivelle avec une célérité affectueuse et courbée ?
Pourquoi, ouvrant une bouche charmée d'avance, atten- dit-il l'adresse de mon hôtel ?
Pourquoi, lorsque je répondis : Beau Rivage, m'approuva- t-il comme pour s'excuser d'avoir demandé ; d'avoir supposé une résidence moins luxueuse.
��L'auto m'enlève sur ses seins bleus et s'essouffle en pul- sations feutrées. Ses pneus flatteurs m'évitent toute peine et me font faire la dodelinante prière.
Prévenante automobile, tu obéis à ceux qui ont des ima- ges dans les portefeuilles de cuisse grise.
J'ai beaucoup de ces images. Mon grand-père savait acheter la vie et la joie de beaucoup d'hommes pour quatre francs par jour.
En face les rives de Savoie clignotent. Voici l'hôtel.
��*
��Je voudrais m'agenouiller et baiser le portier qui vient à pas endormis.
C'est un de ceux qui vendent leur vie pour quatre francs.
Les yeux presque fermés, ivre de fatigue et non d'Old Scotch, le saint homme cesse ses reniflements pour s'in- cliner devant moi.
�� � 44 2 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
��Sa tête honnête, baissée depuis cinquante ans, m'indi- que l'ascenseur où je pénètre avec ma honte.
Il s'accroche aux cuivres des deux portes pour un peu de sommeil encore, le temps que durera la montée huilée du coffre de cristal enflammé.
Premier étage. Le salon est noir où je vis, en descen- dant, danser sous des lumières tamisées Mesdames les Dactylographes de la Société des Nations.
Deuxième étage. Une soie furtive file. C'est l'heure où l'adultère revient au lit souillé.
L'appartement d'Altovsky est éclairé. Je veux voir ce qui se passe chez un bolchevik. Cet en- nemi m'attire.
J'entre sans frapper, en ivrogne que je suis.
Dans une baignoire de verre Altovsky délasse sa nudité violette.
Il jette l'Action Française et me sourit affectueusement de ses yeux méchants. On dirait qu'il m'aime bien.
« C'est très reposant, bâille-t-il ; j'ai un gros travail à expédier avant huit heures du matin, pendant que vous, Monsieur le Millionnaire, dormirez paisiblement. C'est pourquoi, cher Monsieur, je ne vous prie pas de vous asseoir. J'attends des amis que certains de vos amis vou- draient bien connaître. »
��*
��sies lape l'eau de la baignoire à petits coups discrets. Altovsky aspire une bouffée et, me visant au front, lance
�� ��Mania la chatte 'blanche de Nicolas Autocrate des Rus-
�� �� � PROJECTIONS OU APRES-MINUIT A GENEVE 443
sa cigarette. J'aime son rire de jeune roi et ses dents tran- chantes qui luisent. Ses vives mains spirituelles caressent Mania qui s'offense.
« Cette coquine a assisté aux mystères des Croyantes Nues ! À propos il faut que je vous montre le fouet litur- gique de Grigori le maître aimé de notre Impératrice. »
Mania saute sur le lit. Elle joue avec les cordons d'un gros dossier. J'épelle ces mots gravés sur le carton noir :
Pétroles. Sassoon. Fayçal.
��*
- *
��Sur le Steinway il y a les portraits dédicacés du grand rabbin de Cracovie de Lloyd George et de Charlie Chaplin. Dans un cadre d'or massif orné] de cabochons byzantins sourit la Grande-Duchesse T..., admirable blonde en cos- tume de cour.
« Une femme d'élite, soupire le bolchevik, et quel puis- sant coup de reins ! Dites-moi, voulez-vous arrêter Mos- cou qui bavarde ? »
Il m'indique un récepteur Marconi-Matley déroulant son ruban imprimé sur un fauteuil américain creusé de nom- brils. Il dit :
« Tchitché m'embête. Tous m'embêtent, tous bavardent. Qu'est-ce que je fiche avec cette bande ? »
Il regarde ses belles mains crispées de violoniste.
« Je suis si intelligent. Si intelligent. Si fatigué. Et mon âme est triste, triste cette nuit. Ah ! je ne sais plus rien. Tout est sottise, tout est folie et poursuite dti vent.
« Ce télégraphe m'ennuie. Tourne la clef de cuivre, mon petit. »
J'obéis et les mignons hoquets s'arrêtent.
La voix d'Altovsky se fait dure :
« Allez vous coucher maintenant. Vous êtes de la race
�� � 444
��LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
��qui dort la nuit. Ne soj'-ez pas trop communicatif avec vos
��amis, demain. »
��Mon frère est dans ma chambre ; il vomit sur les ser- viettes glacées. Accolades sans précision. Je sonne pour qu'on nettoie le lac de caviar sur le tapis.
��*
- *
��Réflexe du bouton pressé la femme de chambre entre avec un sourire prolétaire. Mon frère la prie gentiment. Les doigts pourris de sommeil défont le cordon de la jupe. Quand ce sera fini, la jument des riches ira tourner autour de la meule sans fin.
Europe aux tendres yeux civilisés.
��*
��Après tout je m'en fous.
Les garçons se lèvent. J'entends l'aspirateur qu'ils traî- nent. Ils le détachent avec peine du tapis qu'il suce. Leurs chants murmurent les départs pour les hauts pâturages, et les fiancées plaquées de rouge sain qui suspendent les fleurs aux feutres des jeunes hommes. Dans le couloir que parfume Guerlain, l'écho répète le torrent qui gambade dos courbé.
Après tout ces domestiques n'ont qu'à être riches.
Enfin je ne peux pas réformer le monde parce que j'ai quelques millions ! D'ailleurs la livre a encore baissé hier matin.
Et puis quoi ?
��Mes oreilles sonnent et je m'en vais sous les draps vier- ges dans Tailleurs. Ma tête résonne de paroles absurdes,
�� �� � PROJECTIONS OU APRES-MINUIT A GENEVE 445
d'actes impossibles, de sorts et de beaux poèmes suicidés. Ma tête barcole, je ferme les yeux et j'entre au milieu de Meunier tu dors et j'ai un peu envie de vomir, Maman.
Je balance, je frissonne, le navire tangue.
Les étoiles dansent dans le hublot, montent, descendent, mouches qui zigzaguent immobiles. Garçon, un soda. Pau- line tu es loin. La T. S. F. pleure là-haut. J'ai chaud à la figure. Pendant que l'orchestre fera danser et jouir discrè- tement les filles soyeuses des consuls, j'irai me rafraîchir sur le pont où tourniquent les Anglais qui posent calme- ment leurs triples semelles de caoutchouc, en possesseurs des mers. Je regarderai le mât hésitant qui cherche et pointe son étoile.
�� ��Malgré la tempête, l'héroïque stewardess apporte le cacao matinal.
Beurre en coques distinguées ; six confitures dans les cristaux nets ; croissants qui font la résistance feuilletée puis livrent le tiède mastic beurré de leur chair. Courrier de mes banquiers qui me prient de croire à leur profond respect. Illustrations anglaises : portraits de mes amies qui se fiancent.
Jouissance des pardons que la société accorde à ses élus.
Bain avec la caresse de la douche sous-marine. Un Ber- nois travaille la pâte hébétée de mon corps et parle des Landsgemeinde. La jolie Norvégienne aux cuisses d'acier me frictionne honnêtement. Le ténor me rase avec des prévenances, des craintes, des surcroîts et des raffinements; sa troisième lame est une aile de mouche qui stride avec beaucoup de dévouement. Nous arrivons ce soir à Jérusa- lem, crie-t-il de très loin.
Je sors, laissant un souvenir de lavande.
Le « Sphinx » s'égare dans les brumes du lac de Genève,
�� � 446 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
malgré les efforts d'Altebbs et de Webbsky, capitaines après Dieu. Léon, jeté par-dessus bord, s'accroche à la croix qui flotte. L'Isolé criant Papa! avale une gorgée.
Une barque lente emporte un Sauveur aux yeux crevés.
Moi je vais au Crédit Suisse prendre un nouveau carnet. Je signerai un chèque à l'ordre du Bureau de Bienfaisance. Je me déclarerai homme bon et je ressentirai une grande paix intérieure.
Le chèque sera de cinq cents francs, ou de cinq mille francs ou de cinquante mille francs.
Ça m'amuse de bien réussir les zéros, jolis ronds qui réjouissent l'œil et qu'on fait sans difficulté.
ALBERT COHEN
�� � RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE
��RENOUVEAUX QUAND MEME
Il est inutile de dire une fois de plus que la figure actuelle de la France n'est pas tout à fait ce qu'en attendaient ceux qui sont habitués à lui voir occuper une place éminente dans le paysage universel des idées et des formes. D'autant plus inutile que je ne suis pas de ceux qui s'affectent et se lamentent, à ce propos, outre-mesure. Il y a mieux à faire. D'un côté nous avons avan- tage et intérêt à repérer les points saillants de cette figure, à l'obtenir, comme une réalité géométrique, en l'engendrant par la pensée. D'un autre côté, nous avons lieu de la considérer comme une sorte d'écorce, de carapace un peu dure et un peu lourde, imposée par un certain élan vital de défense, et à l'intérieur de laquelle s'opère l'évolution qui, si elle trouve des circonstances un peu favorables, donnera demain une figure plus souple, reportera en charpente intérieure le calcaire qui durcit aujourd'hui à la périphérie son mur défensif. Il est ambitieux et d'une facilité dangereuse de penser et de parler par générations, et de prétendre dessiner, ce qui est une des grandes tentations de la critique, un crayon de la génération qui vient. Tout ce qu'on peut faire c'est d'y reconnaître, plus ou moins fragilement, certaines équipes, qui impliquent ou impli- queront des équipes adverses, et de pressentir la nature, le terrain, l'enjeu, le public des grandes parties.
Pour le critique qui s'efforce à penser ainsi par équipes con- temporaines, par déroulement régulier et naturel de la durée sociale, un hiatus, un gros trou apparaît aujourd'hui, et plus expressément cette année 1922 : c'est l'absence de la génération
�� � 448 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
capitale, de celle qui approche de la trentaine, et qui sert généralement d'arbre de couche à la machine sociale, constitue proprement l'instrument du progrès effectif et du renouvelle- ment. La guerre l'a fauchée à peu près radicalement, n'en a laissé qu'un moignon, affligé souvent de tares physiques ou morales. Les jeunes filles qui viennent de dépasser la vingtième année, et qui ne peuvent pas trouver de maris (ni même de danseurs) d'un âge masculin correspondant normalement à leur âge, s'en aperçoivent encore mieux que les critiques. La place qui appartiendrait à cette génération est occupée tant bien que mal par des quadragénaires qui ont gardé une sou- plesse d'esprit, ou par de très jeunes gens d'une maturité excep- tionnelle. La vie sociale exige que le renouvellement s'accom- plisse, et il s'accomplit tout de même, mais dans des conditions anormales et au prix d'une violence faite à la nature des âges. Il semble bien que l'Allemagne, où cette amputation des jeunes classes a été au moins aussi complète que chez nous, en souffre aussi gravement, et, la défaite et le chaos intérieur s'ajoutant, éprouve des difficultés encore plus formidables que nous à reprendre son profil d'équilibre.
��*
- *
��11 est donc naturel qu'à cette exigence des choses, à cette lacune de durée sociale, de très jeunes gens soient amenés à répondre par une maturité exceptionnelle. Les jeunes filles intelligentes n'en sont pas frappées et déplorent l'insignifiance de leurs petits danseurs. Elles ont peut-être tort, et en tout cas la critique est plus heureuse. Celui qui épie avec sollicitude les signes indicateurs de renouvellement français, celui qui se fait le doigt levé et l'oreille du Faune de Pompeï pour entendre J'herbe pousser et la durée sociale couler, celui-là trouvera beaucoup d'intérêt aux deux livres publiés à peu près ensemble .cette année par M. Alfred Fabre-Luce : sous son nom la Crise des Alliances, et, sous le pseudonyme de Jacques Sindral, la Ville Ephémère. Ce n'est pas que l'un et l'autre soient par eux- mêmes d'une originalité saisissante, ni que je me propose de découvrir en M. Fabre-Luce un Galois ou un Rimbaud. Ses deux livres prennent place dans une équipe. Mais l'auteur a
�� � RÉFLEXIOXS SUR LA LITTERATURE 449
dépassé, parait-il, d'assez peu la vingtième année, et la conjonc- tion de deux ouvrages si différents nous apporte peut-être quelques lueurs sur la tranche de génération qu'il pourrait représenter.
La Crise des Alliances est, en un très gros volume, un « essai sur les relations franco-britanniques depuis la signature de la paix ». Il est publié, sous deux couvertures différentes, à la fois dans deux collections, dont il importe ici de marquer le carac- tère. D'abord il fait partie de la Bibliothèque de la Société d'Etudes et d'Informations économiques, que connaissent bien ceux qui s'occupent de questions actuelles. Cette société se rattache au puissant et riche Comité qui a fait les élections du Bloc National et qui contrôle une bonne partie de la presse politique, le Comité des Forges. Elle en constitue à peu près le bureau d'informa- tions. Le livre de M. Fabre-Luce paraît, en second lieu, dans la collection Politeia, bibliothèque de pensée et d'action politique, publiée sous la direction de M. René Gillouin, et qui se pro- pose de « fournir à l'esprit public français, sur les grandes questions d'intérêt national, européen ou mondial, une docu- mentation sûre et de fermes orientations ». La Crise des Alliances a semblé, du point de vue de nos dirigeants industriels et financiers (le groupe Stinnes français) et du point de vue du Corpus de raison politique actuelle que cherche à composer M. Gillouin, constituer un exposé raisonnable et utile de nos relations avec l'Angleterre depuis la paix de Versailles.
C'est là un symptôme à noter. L'esprit libre dont témoigne le livre de M. Fabre-Luce prend une valeur, et une valeur nationale, sur le marché. Les métallurgistes et les financiers commencent probablement à voir à quel point les manches tournoyantes des avocats peuvent obscurcir l'horizon d'un pays. Qu'il y ait quelque part, et de bureaux à bureaux, des procé- dures écrites, des dossiers, des plaidoiries, que tout cela s'ac- compagne d'éloquence, c'est fort bien : il n'y a aucune raison de blâmer ceux qui font consciencieusement ce métier nécessaire, et il y a des raisons de les approuver quand ils servent bien les intérêts matériels du pays. Mais un pays où la serviette de l'avocat s'élargit jusqu'aux étoiles, prétend à un pouvoir spiri- tuel, et où la presse finit par y tenir presque toute, ne tarde pas à prendre la figure d'un homme fort mal nourri. La Conférence
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�� � 4)0 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
de Washington, qui nous a fait perdre la face en Amérique, nous aura rendu au moins un grand service si nous faisons dater d'elle, pour une période un peu longue, le krach spirituel de l'avocat. « C'est une expérience assez attristante, dit M. Fabre- Luce, que de relire de vieilles collections de journaux français et britanniques. Les deux nations se sont ignorées à travers le temps, chacune se persuadant davantage de ses convictions et s'assourdissant de ses propres clameurs. La presse suit fidèle- ment l'opinion, qui elle-même reflète la presse. Deux miroirs, se réfléchissant l'un l'autre, ne montrent que le néant. »
C'est de ce néant qu'il faut sortir. Ce mois d'août 1922, l'édi- torial d'un des plus grands journaux français appelait M. Keynes le chef du défaitisme européen. Celui qui réfléchit à cette expression éprouve la sensation assez nette de ce que peut être l'essence même du néant, du néant d'opinion et du néant de presse. Un homme intelligent qui lit, pense, voyage, et qui professerait sur M. Keynes une opinion de ce genre, ne se rencontre plus. Le livre de M. Fabre-Luce nous fait toucher du doigt révolution qui s'est accomplie en France depuis les Con- séquences Economiques de la Paix et que trois étapes nous aide- raient à jalonner.
La première réaction française a consisté à prendre le livre de M. Keynes pour un plaidoyer « défaitiste » et à le réfuter du point de vue de la victoire. Les milieux officiels engagèrent immédiatement M. Raphaël-Georges Lévy à écrire une Juste Paix, que préfaça M. Poincaré, et qui s'est enfoncée bien vite dans l'obscurité. De son côté M. Tardieu, dans son livre apolo- gétique sur la Paix, préfacé par M. Clemenceau, plaida, contre M. Keynes, qu'il avait trouvé comme adversaire dans les com- missions de 1919, la cause de l'infaillibilité versaillaise.
Les réalistes sentirent que ces plaidoyers, si vite dégonflés, ne signifiaient rien, que M. Keynes était un fort honnête homme, qui disait ce qu'il pensait, du point de vue anglais, et qu'il devait nous exciter à produire, non contre lui, mais à son image, le point de vue français, commandé par notre histoire et notre géographie. Point de vue politique comme celui de l'Angleterre est économique : de là le livre si remarquable de M. Jacques Bainviîle sur les Conséquences politiques de la Paix, au sujet duquel j'essayais il y a deux ans, ici même, de foire le
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point. Plus tard c'est sur le terrain même de M. Keynes, et en acceptant pleinement les termes anglais en lesquels se posait le problème de la reconstruction économique de l'Europe, qu'on s'est préoccupé d'apporter à ce problème une solution française. Le Celtus de la France à Gênes touchait de plus ou moins près au Comité des Forges. On comptait sur l'influence à l'étranger de cet ouvrage, dont la partie critique était fort remarquable. On a été déçu. D'ailleurs ces pseudonymes ont un aspect de responsabilité limitée, de société anonyme, de raison sociale qui incite à la méfiance et ne convient guère au farr p!a\ du ■combat politique.
Le livre de M. Fabre-Luce et d'autres manifestations analo- gues marqueraient une troisième période : après la méthode de riposte et la méthode de thèse la méthode du dialogue, j'allais dire du dialogue socratique. La reconstruction intellectuelle de l'Europe se fera, comme sa reconstruction économique, par la collaboration. Mais si cette intelligence nouvelle implique une collaboration, la collaboration elle-même doit commencer par l'intelligence : cercle non vicieux mais fécond. Ceux qui, pen- dant quatre ans, se sont résignés de grand cœur à ne pas cher- cher à comprendre, dans la vie militaire où c'était le mot d'ordre, ont pu trouver, et trouvent encore, dans la vie civile, leur plus grand plaisir à comprendre. Mais pour les monomanes du bleu horizon, du khaki, ou du feldgrau, chercher à com- prendre c'est déjà donner à son esprit un cliuainen « défaitiste ». Rien de plus instructif que l'anachronisme de i'éditorial dont je parlais. L'âge de M. Fabre-Luce lui permet au moins de négliger le mot et le reproche de défaitisme comme nous négligeons ceux de jansénisme, de pélagianisme et de médisme. « Le livre que nous venons d'écrire, dit-il, s'adresse aux Français et aux étrangers. Pour avoir quelque influence sur ceux-ci, il doit d'abord entrer dans leur point de vue, par un effort de svmpa- thie. Pour être utile à ceux-là, il doit s'exposera dénoncer des erreurs françaises : les critiques du passé sont des suggestions pour l'avenir. »
Svmpathie avec l'interlocuteur, critique de ses propres erreurs, sentiment d'un profit quand de bonnes raisons nous ont amené à modifier notre point de vue, collaboration dans la recherche du vrai, toute cette dialectique socratique finit par
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nous apporter, bien souvent, cela même que nous n'avions pas expressément cherché, une conversion de l'adversaire, ou, du moins, une modification de ses idées parallèle à la nôtre. L'his- toire politique, intellectuelle et morale de la France, c'est, en même temps qu'une lutte, un dialogue franco-anglais, franco- allemand, un dialogue que nous devons chercher à élargir. Et je sais bien que cela a ses limites, et que la planète, en 1922, n'est pas un jardin d'Academus. C'est une multiplicité de carrefours où nous sommes toujours entre la guerre et la paix, et où « Ne pas chercher à comprendre » marque toujours la direction de la guerre. Comprendre les choses, mais aussi comprendre les hommes, comprendre les nations. Thucydide était une admi- rable lecture de guerre ; Platon ferait une de nos meilleurs lec- tures d'après-guerre.
La Crise des Alliances, appuj^ée sur une documentation que la Société d'Etudes économiques mettait à pied d'oeuvre pour Fauteur (forme de la division du travail qui deviendra de plus en plus indispensable à l'histoire contemporaine) nous fait suivre, d'une manière d'ailleurs un peu distante et froide, en nous invi- tant à y mettre de la vie plus qu'à en trouver, le dialogue franco-anglais pendant ces trois ans. Un dialogue où on ne parle pas, des deux côtés, la même langue, ce qui nous fait saisir l'utilité de ce que M. Fabre-Luce appelle un lexique poli- tique. Le rôle utile de M. Cammerlynck le tente : Soc.ate se vantait d'ailleurs d'être un bon entremetteur. C'est ainsi, dit M. Fabre-Luce, que « les mesures de contrainte militaire contre l'Allemagne, que nous appelons sanctions, sont couramment caractérisées dans la presse britannique par un terme de guerre : - invasion ; les Anglais refusent l'expression juridique, parce qu'ils nient la réalité du contrat. De même, l'idée de la com- pensation des dettes internationales se rattache dans leur esprit à l'idée de l'égalité morale des combattants... La géographie suffirait à expliquer la différence de ces conceptions. Mais elles expriment aussi un désaccord philosophique. » Dialogue, défi- nition et analyse des termes, mises à nu des ressorts psycholo- giques de l'interlocuteur, tout cela me paraît la bonne méthode, qui a besoin de temps pour donner ses fruits : le temps dénouera ce qu'il a, par la nécessité de l'apprentissage et des erreurs, contribué à embrouiller. Mais il va de soi que tout cela
�� � RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 453
n'a qu'une fonction préparatoire et que le rôle de l'action commence là où celui du dialogue et de l'examen finit.
- *
Presque en même temps que son livre historique M. Fabre- Luce publie, sous le nom de Jacques Sindral, un livre, la Ville Ephémère, qu'il nomme un roman, et je ne vois nul inconvénient à ce mot : on appelle en effet roman, aujourd'hui, non pas un genre littéraire, mais un niveau de base de tous les genres litté- raires, où il suffit qu'il y ait de la durée et des noms propres. Il ne se passe rien dans ce livre, sinon qu'un jeune diplomate anglais aime une femme, une belle poétesse, la quitte pour une autre, la reprend, peut encore la quitter, etc..
D'un séjour à l'ambassade de Rome, le jeune attaché ne retient que la sensation amère de la vie éphémère, de la ville éphémère. Attaché anglais, mais l'auteur de la Crise des Alliances n'aurait pas écrit ce livre distingué (mettrons-nous sur l'épithète le point d'ironie ?) si sa nature et son éducation ne comportaient ce bilingue franco-anglais, ce lexique sentimental qui manque à la politique, et qui trouve aujourd'hui, dans tout un cercle, de M. Maurois à M. Morand, sa formule littéraire. Non seulement bilingue franco-anglais, mais bilingue français. On ne s'étonnera pas que ce livre de jeunesse décèle des influences marquées : rien de plus curieux que d'y voir celle de M. Gide recoupée par celle M. Giraudoux.
Comme M. Marcel Proust a renouvelé dans l'expression litté- raire le monde des sentiments, M. Giraudoux a renouvelé le monde des images. Depuis trois ans son action sur le style, et sur ce qui, derrière le style, atteint aux profondeurs vivantes, apparaît partout. Même des aînés y viennent. M. Jaloux publiait récemment dans la Revue de Genève un « roman » giraudouisant fort agréable : Y Ami des jeunes Filles. M. de Mic- mandre est aussi touché. Et quand on songe encore à M. Morand, on pourrait presque parler d'une école de la rue François-I cr (dont quelque Pierrefeu nous écrira peut-être le G. O. G.). La Ville Ephémère a dû être écrite sur du papier à en-tête diploma- tique.
Le « roman » est dessiné par un cercle fragile et étroit. Mais
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dans l'intérieur de ce cercle il éclate d'une perfection qui charme, qui étonne, qui inquiète. Je songe devant cette préco- cité à Un Homme Libre et au Voyage d'Urien. Ce jeune diplo- mate, cet élève des Sciences Politiques, devait achever déjà, à seize ans, comme Suret- Lefort, toutes ses phrases. Achevées à la française, d'un trait net, coupant, non avec cette mollesse de peupliers frais et de prairie mouillée qui nous plaît dans les phrases de M. Giraudoux. Le style est peut-être un homme, pour qui la valeur est faite de limites. Archie « ramenait la conduite de la vie à une politique et à une esthétique : deux domaines radicalement hétérogènes — l'un où tout était possi- bilité, contingence, où l'on vivait de compromis, où la réussite justifiait l'action, — l'autre où tout était obligation, vigueur, conventions sévères imposées à l'homme par lui-même, qui moulaient son génie, lui résistaient et le forçaient à combattre. Ce royaume de l'esthétique, c'était la part sacrée de la vie, qu'il fallait enclore et protéger, et qu'il fallait mériter parle travail. Il v avait ainsi deux hommes en lui : l'un travaillait avec ses
J
frères humains pour assurer l'organisation matérielle de l'exis- tence ; l'autre, récompense du premier, était anti-social, rebellé contre les conventions, isolé dans le commerce des idées, mais pareil à un Dieu qui pose ses lois et leur obéit, et qui se meut dans l'absolu ».
Evidemment les lois littéraires auxquelles obéit M. Jacques Sindral ne sont pas toutes posées par lui. et nous devinons les lectures d'Archie. Mais nous trouvons aussi une expérience étonnamment riche et aiguë, qui se ramasse en formules sèches et brillantes, et derrière laquelle on sent, comme chez les grands juifs allemands, Marx, Rathenau, une habitude hérédi- taire de papiers de banque, de fortune sous le plus mince volume. Et avec cela cette netteté et cette clairvovance de moraliste français, qu'on reconnaît si fort chez Marcel Proust. Lisez le portrait de l'ambassadeur, et celui de la poétesse sur son trépied delphique : un peu ironique et sec, celui-ci, entouré d'un trait qui parait l'informer et qui, aussi, le déforme, — perspicacité agile qui trouve ses limites dans une déficience sen- timentale, dans un refus de ce qui n'est pas le politique et l'es- thétique.
Les deux livres sont bien du même auteur. La Crise des
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Alliances, excellente partout où M. Fabre-Luce nous débrouille le dialogue des deux peuples, et dresse le lexique de leurs deux langues, faiblit dès qu'il se croit obligé de dire ce qu'il aurait fallu faire et de nous donner une conclusion positive. Rien de plus utile que cette pensée pour rendre possible, quelque part, une action éclairée, mais la division du travail oblige d'ordi- naire une destinée individuelle à choisir entre cette clarté et cette action, et, pour M. Fabre-Luce, le choix me paraît fait. Le Comité des Forges n'a pas encore trouvé son Rathenau,et si les écrits de M. Jacques Sindral vaudront mieux que ceux de Disraeli, Archie me paraît exactement tourner le dos aux héros de roman en qui lord Beaconsfield a figuré sa destinée. Au moins, dans le spirituel et l'esthétique de la France, une place comme celle de M. Maurice Barrés est-elle peut-être à prendre. Et ces deux livres, écrits avec tant de talent à l'âge environ de l'Homme Libre et de la campagne électorale nancéenne, nous aident un peu à imaginer ce genre de successions imprévues. Il est d'ailleurs bien rare que nous imaginions ce qui arrive.
ALBERT THIBAUDET
�� � CHRONIQUE DRAMATIQUE
��Théâtre des Arts : Natchalo, pièce en 4 actes, de MM. André Salmon et René Saunier.
On a joué, la saison dernière, au Théâtre des Arts, une pièce de MM. André Salmon et René Saunier, ayant pour titre : Natchalo. A-t-elle eu du succès ? Je n'en suis pas très sûr. C'est pourtant une pièce intéressante. Elle a pour sujet les débuts de la révolution russe. Natchalo, dans la langue russe, cela veut dire : le commencement. C'est le commencement, ce sont les premiers faits précurseurs de la révolution que nous montrent ces quatre actes. Ces diables de Russes sont des personnages si bi- zarres que la pièce en prend un certain pittoresque. Il semble bien aussi que les personnages principaux soient à la ressemblance de personnages réels : i° le jeune officier, dévoué en secret à la cause de la révolution et qui continue à jouer son rôle de cour- tisan auprès d'un grand duc aveugle sur les événements qui ;e préparent ; 2 le peintre officiel Arcade Dimitrievitch, apôtre froid, rigoureux et cruel de la grande cause ; 3 son élève, la jeune et belle Daïcha, qui se fait, dans l'intérêt de la révolution, la compagne de débauche du même grand duc, employant à la propagande l'argent tiré de lui ; 4 le commissaire du peuple Tchérébérébine, qui parle toujours de s'inspirer de la grande révolution française ; 5 enfin le Français Delannoy, être géné- reux, enthousiasmé par les idées nouvelles et qui voit dans la révolution le réveil et le salut d'un peuple longtemps opprimé. Les auteurs sont deux écrivains de talent. On peut penser qu'ils n'ont rien faussé ni exagéré dans un intérêt dramatique. Nous avons donc là un petit tableau de la révolution russe, au moins à ses débuts.
C'est un grand sujet la révolution russe. Intéresse-t-il encore
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beaucoup ? Encore une chose dont je ne suis pas très sur. C'est si loin, la Russie ! On est si mal renseigné ! Il y a si longtemps qu'on parle de cet événement ! Nous n'aimons pas beaucoup les histoires à longs développements. Si nous sommes curieux, nous nous lassons également très vite. Il nous faut sans cesse'de nouvelles histoires pour nous intéresser et chaque histoire nouvelle efface celle de la veille. Je crois bien aussi que nous avons acquis une certaine méfiance pour tout ce qu'on nous raconte qui se passe là-bas. Naturellement, il y a toujours les gribouilles, ou les gens passionnés, ou les bonshommes qui ne voient au monde que la politique comme s'ils y avaient part et pouvaient faire quelque chose. Ceux-là vous ont des airs de savoir vraiment ce qui se passe là-bas. Le matin, ils se précipi- tent sur les journaux. Ils prennent pour paroles d'évangile ce qu'ils lisent là. Quand on apprend tous les jours que tantôt tels journaux, tantôt tels autres, ont touché à certaines caisses, lors de tel ou tel événement politique, pour fabriquer dans l'esprit de leurs lecteurs telle ou telle opinion nécessaire, le spectacle de ces dupes bénévoles ne manque pas de comique, non plus que leur assurance à parler de la révolution russe comme si elle se passait à Juvisy et qu'ils soient allés, entre leur déjeuner et leur diner, se rendre compte de ce qu'elle est dans tous ses détails. Le lecteur voudra bien m'excuser. Je n'ai ni cette passion ni cette jobardise. Il y a des gens que cela occupe de savoir ce qui se passe en Russie, en Pologne, en Tchécoslovaquie, en Grèce, en Turquie, chez les Hottentots, au Pérou, à Pékin ou chez les Lapons ? Grand bien leur fasse. Moi, je m'en moque parfaite- ment. N'y pouvant rien changer, je m'en désintéresse au-delà de toute mesure, et n'ayant pas la passion politique pour le pays dans lequel je vis, je ne vais pas l'avoir pour des pays où je n'ai jamais été et où je n'irai jamais. Mon indifférence n'est pas abso- lue, néanmoins. Si je n'ai pas d'opinions, j'ai des préférences. J'ai cela de mon fauteuil, comme un homme qui n'a jamais voyagé et qui probablement, maintenant, ne voyagera jamais. J'ai de la sympathie pour les Anglais et pour les Allemands. Les Espagnols me sont odieux pour leurs courses de taureaux. Je ne crois pas que les Suisses m'enchanteraient. Je n'ai pas d'opinion sur les Italiens. Les peuples du Nord m'attirent peu par leur puritanisme et leur rigueur morale. Je n'ai pas du tout envie
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d'aller en Amérique pour voir des maisons à trente-six étages. Les Russes sont pour moi des gens d'un autre âge. Je ne plains pas du tout les nobles russes qui se trouvent aujourd'hui dépos- sédés de leur fortune et plus ou moins exilés. Ils ont été les premiers à souhaiter la guerre et à s'en réjouir. Quand on joue une partie, il y a le risque de la perdre. Tous les gens clair- voyants savaient que toute guerre qu'entreprendrait la Russie fournirait une occasion à la révolution. Pour ma part, c'est une chose que je sais depuis quinze ans. Tant pis pour les niais qui ne s'en doutaient pas, étant les premiers intéressés à le savoir. Somme toute, comme on le voit, je suis assez dénué de natio- nalisme. Je m'intéresse à la fois à tous les peuples et à aucun, y compris celui dont je fais partie. Il y a pourtant deux peu- ples qui me sont carrément antipathiques. Ce sont les Grecs et les Polonais, les premiers pour leur fourberie mégalomane, les seconds pour leur nationalisme hystérique. Elle était très bien, la Pologne, comme elle était avant la guerre. Elle mettait son hystérie dans son art. Cela donnait des choses intéres- santes. On s'est mis en tête de lui donner la liberté. Belle opé- ration ! On a créé là un joli danger. Pas un pays au monde n'a toujours plus mal usé de la liberté. Ce n'est pas une découverte que je fais. La remarque n'est pas neuve. On la trouve déjà dans Les Lettres persanes. Ce que nous voyons aujourd'hui de la Polo- gne redevenue libre ne la dément pas. Ces gens-là, les Polonais et les Grecs, mettraient le feu à l'Europe toutes les semaines, si on les laissait faire. Ils devraient être tenus en garde sérieuse- ment, comme des enfants qui ont la rage de jouer avec des allumettes. Cette partie de ma chronique est écrite depuis un mois. Je pique une phrase ou deux au sujet des succès que vien- nent de remporter les Grecs. Une fois de plus, ils ont appris qu'on se brûle quelquefois les doigts en voulant mettre le feu. Quelle galopade, Seigneur, du côté de l'arrière ! C'est la pre- mière fois de ma vie que je m'intéresse à une guerre et que le vaincu me fait rire. Je peux rire... J'ai assez de choses qui me défrisent dans la vie d'aujourd'hui, politiquement parlant. Une entre autres, c'est de voir ce qu'est devenu Paris depuis la guerre et surtout depuis la révolution russe. On va m'accuser peut-être d'une certaine étroitesse d'esprit en cette matière. Cela se peut bien, quoique ce soit plutôt une question de goût un peu
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difficile. Je ne suis pas non plus aveugle sur mes contradictions. Dieu sait si je me moque d'être Français plutôt que n'importe quoi d'autre. Je me le dis souvent : je suis né ici, j'aurais pu naître ailleurs.. L'un ou l'autre, je ne vois pas qu'il y ait de quoi en être spécialement fier. C'est l'homme qui compte, non pas le citoven. Je comprends qu'on soit fier, à la rigueur, de ce qu'on a choisi, voulu. Mais ai-je choisi d'être Français, Fai-je voulu ? Alors ?. .. Autant être fier d'être brun plutôt que blond, ou blond plutôt que brun. Il v a peut-être quelque part des sauvages qui me plairaient beaucoup, avec lesquels je m'entendrais fort bien, et je rencontre à chaque instant des Français qui me font hor- reur. N'empêche que j'ai un goût médiocre pour les étrangers. J'aime bien chacun chez soi, tout comme j'aime bien, dans ma vie habituelle, rester chez moi sans aller chez personne et que les autres restent également chez eux sansvenir chez moi. Que voulez-vous ? Je suis né rue Molière, à Paris. Je n'ai jamais quitté Paris. Je suis habitué à son paysage, à son langage, à ses mœurs, à ses habitudes. Cela m'agace déjà d'entendre des Fran- çais du midi avec leur accent, ou des gens du nord avec le leur. Il m'est arrivé une fois de me trouver en conversation avec un poète, M. Touny Lérys, qui est d'un pays du côté de Gaillac, dans le Tarn. C'est pourtant en France. Eh ! bien, ce monsieur parle avec un tel accent, il prononce les motsde façon si bizarre, que je me trouvai obligé de lui demander quelle langue c'était qu'il parlait là. Je ne comprenais pas un traître mot. Le plus drôle, c'est qu'il m'avoua, de son côté, son étonnement qu'on pût parler le français comme je le parle. C'était pour lui également incom- préhensible. Il me parlait du Camp des Romains. Je lui disais : « Où diable avez-vous pris le besoin de prononcer le Cainp des Romaingnes ? » « Mais pas du tout, me répliqua-t-il. C'est vous qui parlez mal. Je parle le vrai français. » Pour lui, Romains, cela ne voulait rien dire. Romaingnes, à la bonne heure! Moi, j'avoue que l'idée de prononcer Romains Romaingnes et tout le reste à l'avenant, me fait l'effet d'une langue de sauvage. Je pré- férai, ce jour-là, quitter la conversation. Je dis à M. Tounv Lérys : « Je vous demande mille pardons. J'ai peu de capacités pour les langues étrangères. Il me faudrait un lexique ou un interprète. Comme je n'ai ni l'un ni l'autre, j'aime mieux ne pas continuer. » C'est pour dire que si certains accents de pro-
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vince me sont déjà peu agréables, à plus forte raison certains idiomes de certains autres pays. Or, depuis quatre ans, Paris est envahi par une multitude de gens bizarres, à faciès peu séduisants, qui vous font des grâces dont on sent qu'il faut se méfier et qui disposent pour s'exprimer d'un baragoin impos- sible qui donne envie de se sauver dès les premiers mots qu'ils prononcent. Qu'est-ce que tout ce monde-là ? D'où vient-il au juste ? A-t-il été mis à la porte de chez lui pour venir ainsi nous combler de sa présence ? La France est hospitalière, je le sais, je le sais, du moins cela se dit. Tout le monde a le droit de vivre, je le sais également et d'ailleurs je ne demande la mort de personne. Mais je le répète, et j'admets que ce puisse être un défaut, je n'aime pas les sociétés mêlées. J'aime vivre avec les gens de mon milieu. Quand je n'ai pas de goût pour certains patois provinciaux, ce n'est pas pour me plaire au baragoin de tous ces Ostrogoths. Le jour que je voudrai voir de ces person- nages, il y a les chemins de fer, je prendrai un billet. Si encore ils se contentaient d'être dans les rues, ou de tenir certains com- merces comme ceux de tailleurs, marchands de chaussures, fourreurs, qu'ils paraissent affectionner particulièrement, au point qu'on ne "voit plus que leurs boutiques dans certains quar- tiers de Paris. Mais c'est qu'ils ont aussi leurs « intellectuels » comme on dit. Ceux-là sont chargés de négocier d'autres affaires. On les voit dans les journaux, dans les revues. Ils arrivent là, débarqués de la veille, chargés de dossiers, pleins de courbettes, l'air de sortir d'officines louches. Jusqu'à des femmes qui s'en mêlent, arrivant aussi leur rouleau de papier sous le bras ! Tous apportent, — qu'ils disent ! — des révéla- tions sensationnelles sur ce qui se passe en Russie, en Pologne, ou dans quelqu'autre de ces pays que la guerre a fait éclore comme par enchantement et dont on n'avait jamais entendu parler auparavant, Le merveilleux, c'est de voir l'accueil con- fiant, empressé, heureux, fait à ces messagers de la bonne parole politique, la crédulité sans borne qu'ils rencontrent. Notez qu'ils connaissent à peine le français. S'ils parlent, c'est à ne pas com- prendre un mot. On juge déjà par là de la déformation qu'ils doivent apporter aux faits qu'ils rapportent. Il est bien probable, de plus, qu'ils sont tous plus ou moins les agents de partis étrangers, chargés de nous présenter les choses de leur pays
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sous u ur utile à leurs intérêts. Nous sommes donc bien renséij ^. Ce que j'en dis là n'estpas par passion. Je me moque bien trop, je l'ai dit, de toutes ces questions. C'est seulement la jobard . Je certaines gens, les dupes qu'ils sont si docilement qui m 'isent. Nous avions déjà les gens qui continuent la guerre avec leur porte-plume. Nous avons maintenant ces cour- tiers de publicité politique. Plus rien ne nous manque.
Je reviens à la révolution russe. Elle ne me tourmente donc pas. De plus, je me méfie fort de tout ce qu'on peut raconter à son sujet. Je n'ai d'opinion que sur ce que je connais. Elle me serait même complètement indifférente sans les souffrances qu'elle cause. Sur ce point, je ne puis me dire : Qu'importe ! Est-ce bête ? Ferais-je pas mieux de m'en ficher ? Je n'y puis- rien ! Pourquoi me tourmenter ? Mais non ! Il n'y a pas moyen. 11 m'a d'y penser et c'est pour moi un malaise de me
représenter tant de gens souffrant de la faim et des pires priva- tions. Qui me rendra l'indifférence que j'avais dans ma jeu- nesse ! !■ suis devenu, avec les années, sensible à l'extrême. On se fait de moi une idée fausse, peut-être, parce que je parle souvent des bêtes, parce que je suis plein de pitié pour les souf- frances de ces êtres muets, sans défense, dans notre entière dépendance. Il n'y a pas que les bêtes. La cruauté, la violence, en quelque domaine qu'elles se produisent, quels que soient les êtres qu'elles atteignent, me plongent dans le dégoût, le découragement. J'ai honte dans ma raison, mal dans mon être physiq v Je me sauverais, si je m'écoutais, pour ne plus rien voir ni entendre. Il y a quelques semaines, je suis resté pen- dant trois soirs sans pouvoir penser à autre chose pour avoir lu le livre de Madame Odette Keuhn sur certaines choses de la Russie actuelle. Je me suis bien juré de ne plus rien lire de cette sorte. J'étais furieux contre moi. Je me traitais de femme. Le fait est que j'aurais fait un mauvais général. Au moment de la bâtai:!'-, j'aurais rassemblé mes troupes et celles d'en face. « Il est bien bête de nous casser la figure, leur aurais-je dit. Si vous voulez, nous allons jouer la victoire à pile ou face. Cela vaut la valeur militaire, nous nous serons évité un vilain spectacle et les lois de la guerre seront satisfaites, puisqu'il faut un vain- queur et un vaincu. » Notez que je ne vois jamais si sensibles les gens qui s'intéressent si fort à la révolution russe. Ils sou-
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tiennent au contraire qu'il faut bien se garder de remédier à la famine, pour ne pas consolider le gouvernement actuel. Entre la politique et l'humanité, pas de confusion. La première d'abord. La seconde ? Peuh ! Ils me rappellent les gens que je voyais, pendant la guerre, faire les stratèges en chambre, plan- tant de petits drapeaux sur des cartes, et qui, lorsque je leur parlais des malheureux qui tombaient, ouvraient des yeux tout ronds : ils n'y pensaient pas. Savez -vous ce qu'elle doit être, à mon avis, la révolution russe ? Tout comme notre admirable révolution française : un assez beau spectacle d'atrocités, de cruautés et d'imbécillités. Ne répétez pas trop ce que je vous dis là. Il parait que c'est un sacrilège national. C'est être mau- vais Français que de faire ce rapprochement. Soyons donc mauvais Français ! Si être bon Français c'est être un imbécile ? Assez d'autres seront bons à notre place. On en a vu un exemple à une séance récente de la Chambre. Un député s'était mêlé de trouver des ressemblances entre les deux révolutions. Oser cela ! Un autre député se leva, qui serait plus propre à jouer le mélodrame à l'Ambigu, et lui jeta ces mots : « Vous insultez la révolution française. » Voilà un bon Français dans le sens indiqué plus haut. Notez qu'on ne sait pas très bien ce que signifie ce qu'a dit ce monsieur. Comment peut-on insulter un événement, un fait de l'histoire ? Encore un exemple du style à effet. Les nigauds s'ébahissent, béent d'admiration. Quand on cherche le sens, la signification, on trouve zéro. J'ai toujours eu idée que Gambetta, leur grand homme, était un aigie du même genre, un aigle comme l'était également Jaurès et comme le sont bien d'autres aujourd'hui. En réalité, tous ces augures n'y changeront rien. Révolution russe, révolution fran- çaise, comme toute révolution, c'est absolument la même histoire. Il doit v avoir là-bas ce que nous avons eu ici : le meurtre, la spoliation, la justice sommaire, la dénonciation, la haine de bas en haut, avec beaucoup de discours pour couvrir le tout. On dit même qu'ils ont là-bas leurs fêtes d'art. Des fêtes d'art à de malheureux moujicks ! Nous avions aussi notre mysticisme. Nous avions nos fêtes de l'Etre suprême. Il faut bien un dieu d'un genre ou d'un autre ! Nous avions nos fêtes de la Déesse Raison. C'était même une fille publique qui la personnifiait. On voulait sans doute taire croire que la raison
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court les rues. La ressemblance se continue même à l'extérieur, en quelque sorte. La Russie, qui est aujourd'hui le pays de la révolution, est exactement ce qu'était la France de 1793 devant les Alliés. C'est nous qui sommes maintenant les Alliés, voilà tout. N'est-ce pas un beau spectacle ? Le pays qui a fait la révo- lution française faisant la petite bouche devant la révolution russe. Les Français trouvant abominables là-bas les mêmes choses qu'ils glorifient quand elles se sont passées chez eux. Et on voudrait nous empêcher de rire ? Les gens qui se passionnent pour la politique manquent décidément trop du sens du comique.
On ne s'étonnera donc pas que les personnages de Natchalo ressemblent, de leur côté, à nos grands hommes de la révolu- tion française. C'est qu'il n'y a pas trente-six manières de faire une révolution. C'est aussi que les hommes sont partout les mêmes. Changez le cadre, la langue. Vous avez les mêmes discours, sur les mêmes motifs. C'est un art qui varie depuis l'ouvrier beau parleur qui étonne ses camarades jusqu'au ministre qui exalte les foules avec des discours vides mais sonores. Les personnages de Natchalo sont exactement des héros du même genre que les hommes de 89. Pas plus antipa- thiques, pas plus odieux par leur rigueur, leur cruauté, leur étroitesse d'esprit, leur soumission aveugle et fanatique à leurs principes. Mais pas moins non plus. Sortes de gens qui tiennent de l'imbécile par leur mysticisme et de la brute par leur féro- cité. Arcade Dimitrievitch, cet illuminé cruel, véritable Marat russe, immolerait le monde entier à l'idole révolution. Son élève, la jeune et belle Daïcha, est encore mieux. Elle a aimé une fois, ce Français Delannoy mêlé aux milieux révolution- naires. Cet homme lui a révélé, avec l'amour, la vie vraie et humaine, la seule que devrait connaître une femme. Delannov, tout révolutionnaire qu'il est, a le défaut de garder dans ce milieu de mystiques sanguinaires, la faculté de raisonner, de discerner, d'être pitoyable. On le juge dangereux. Il doit être supprimé. Daïcha est la première à réclamer, à imposer sa mort. Avouez que nous avons offert des modèles à ces héros du civisme bien entendu.
Naturellement, tout ce qui précède, ne veut rien dire contre Natchalo. C'est une pièce intéressante, je le répète. Il me
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semble bien avoir lu dans les journaux que le Théâtre des Arts se proposait de la reprendre à la rentrée. Elle sera sans doute encore aussi bien jouée avec MM. Harry Baur, Carpentier, Henry Roger, Dartois et M lle Eve Francis. C'est un spectacle à voir.
MAURICE BOISSARD
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��NOTES
��LITTÉRATURE GÉNÉRALE
LA VIE EN FLEUR, par Anatole France, (Calmann- Lévy).
Une campagne de dénigrement, moins littéraire que politi- que, se poursuit depuis quelques années contre Anatole France. Mais dénigrement à part, il est indéniable que son œuvre tra- verse une période de défaveur.
C'est un sort commun à tous ceux que la renommée comble dès leur jeune temps : la longévité, recours des méconnus, leur est funeste. On est fatigué du « bon maître », comme les citoyens d'Athènes s'étaient lassés d'entendre appeler Aristide, le juste. Les nombreux imitateurs d'Anatole France lui ont fait aussi le plus grand tort ; un reflet de leur vulgarité a brouillé les tons purs du maître. Ses trouvailles ont été banalisées en poncifs. Lui-même n'a pas craint de se répéter.
Mais ces motifs d'ordre personnel ont eu moins de poids dans la désaffection des lettrés que le courant général anti-rationa- liste, pragmatique ou mystique d'aujourd'hui et aussi le renou- vellement des méthodes d'analyse. L'instrument de connaissance psychologique et d'expression artistique, dont a usé France dans la perfection, paraît désormais insuffisant, le domaine qu'il a exploité trop borné, et ses vues pour pénétrantes qu'elles soient trop générales pour des utilisations individuelles. Sa critique purement négatrice semble aussi de peu de prix et sans saveur, sans portée profonde pour tout dire : le goût (et le besoin) du jour est d'affirmer et de construire, fût-ce en admettant certains postulats illusoires.
Pour une part, la réaction actuelle provient d'un élargissement et d'un approfondissement de la représentation psychologique
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(chez un Proust, chez un Giraudoux), d'une accélération de cadence tendant à mettre le style au rythme du siècle du ciné- ma et de la T. S. F. (post- futurisme, cubisme, etc.), enfin d'un besoin de créer de nouveaux mythes animateurs (unanimisme, etc.). Tendances qui sont aux antipodes des régions de cons- cience claire, d'immuable sérénité et de logique où se meut Anatole France, mais qui sont « autre chose » que du France et non pas son contraire.
Mais pour une autre part, la réaction présente contre Anatole France, loin de tendre à une libération plus com- plète de la pensée et de la forme, à une exploration plus fouillée de l'être humain, vise à restreindre, au nom d'une ou de plu- sieurs traditions éprouvées, l'individualisme et jusqu'à la liberté de tout penser et de tout dire ; réaction avant tout morale qui classe France parmi les mauvais maîtres et souvent (non pas toujours) s'associe à la campagne politique de dénigrement dont il était question d'abord.
Les traits qui précèdent sont grossis à dessein. Lorsqu'on parle, à propos de France, de défaveur, encore faut-il s'en- tendre. On le lit probablement autant que jamais, et en France et à l'étranger. Mais son influence décroît, on ne l'imite plus guère. C'est à quinze ans et non plus à vingt-cinq ou à trente qu'on raffole désormais de lui. Il ne semble plus à personne résumer toute la sagesse humaine. On le lit toujours ; on le relit moins. Il pourrait certes redevenir une bannière, si l' anti-rationalisme menaçait le vieux bon sens français ; mais il n'en est plus une.
Et cependant il en est de lui, mutatis mu tandis, comme de Hugo. On médit de France, on n'éprouve pas le besoin de rou- vrir ses livres, mais que d'aventure on ait l'occasion d'en rou- vrir un, on y retrouve la même séduction qu'autrefois. Le mal qu'on peut penser d'Anatole France, comme celui qu'on pense de Hugo, se dissipe dès qu'on s'attable avec eux. On ne leur résiste pas plus de dix pages.
La Vie en fleur confirme une fois de plus cette remarque. Aucun lecteur ne fermera ce livre sur un sentiment de décon- venue. Le charme opère d'un bout à l'autre. On aimerait con- naître dans le détail les raisons de ceux qui ont dressé, à propos de cet ouvrage, un constat de sénilité et le comparent, pour
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l'abaisser, au Livre de mon ami. On peut à la rigueur juger un peu faciles certains couplets de la Vie en fleur (sur l'inutilité des récompenses dans les écoles, sur la gratuité de l'enseignement, etc.). On peut dire aussi qu'après le Livre de mon ami, Pierre No^ière, le Petit Pierre, la matière manque un peu de nouveauté. Mais la Vie en fleur est le dernier tome d'un ensemble de Souve- nirs d'enfance, qu'elle prolonge en Souvenirs d'adolescence. Le ton devait donc demeurer le même ici que dans les précédents volumes et en vérité, si tous les morceaux de la Vie en fleur ne se valent pas, il y avait bien quelque inégalité aussi entre les chapitres du Livre de mon ami ; et les meilleures pages de la Vie en flair (la méditation sur la VI e églogue ; Marie Bagration ; Comment je devins académicien) ne le cèdent en rien aux meil- leures des livres précédents.
Peut-être même leur sont-elles supérieures. On devine bien pourquoi elles ont pu décevoir et déconcerter certains : moins amères, moins corrosives que leurs aînées, elles décèlent l'apai- sement de la vieillesse. Apaisement, et non pas relâchement, ni abdication. Ce que perd la Vie en fleur en virulence, elle le regagne en humanité et la grâce de France se pare ici d'une indulgente et souveraine coquetterie, dont on ne saurait dire que l'accent est nouveau, mais qui jamais ne s'était étalée avec autant de continuité. Ce n'est plus l'ironie et le sarcasme d'au- trefois que le vieillard France oppose à la perversité de la nature humaine et de la société, ce n'est pas davantage « le froid silence » d'un Vigny, c'est une morale d'altruisme, de modéra- tion, de beauté d'une noblesse antique.
Les morceaux les plus réussis de la Vie en fleur sont les morceaux consacrés à l'expression de grandes considérations morales. A-t-on dit déjà que rien n'existe pour Anatole France, comme pour les classiques dont il est le continuateur, en dehors de l'humain, qu'il est incapable par exemple de pein- dre ou d'évoquer la nature (voir l'échec des pages 153 et 154), alors qu'il excelle à parler d'un tableau la représentant ?
C'est encore par son art d'émailler un récit de réflexions piquantes ou paradoxales sans jamais l'interrompre ni le ralentir et par celui de frapper en médailles des vérités morales qu'Anatole France reste inimitable. Cette familiarité et cette grandeur, qui lui viennent d'une intelligence intime de l'anti-
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quité, on n'a pu les copier. On a imité en revanche les côtés les plus extérieursde son interprétation des Grecs et des Romains: les faciles anachronismes, tout le côté Belle-Hélène et tout le côté chartiste, qu'il avait porté à un degré de finesse tel qu'on en oubliait tout l'artifice.
Il faudra bien un jour qu'on se décide à étudier d'un peu près le style d'Anatole France. Peut-être s'apercevra-t-on alors de deux choses, d'abord qu'il est nouveau, et en second lieu qu'il se rat- tache aussi peu à la grande tradition de la prose française que celui des Concourt par exemple. Même la phrase courte de Vol- taire, dont on parle volontiers à son sujet, n'a rien à voir avec la phrase courte d'Anatole France. A plus forte raison, la phrase de Bossuet, de Molière, de Pascal ou deMontesquieu. On verra peut- être que la prose française traditionnelle est toujours solidement charpentée, que la phrase française est conjonctive et relative, fortement articulée et que la prose d'Anatole France est volon- tairement désossée (dans le sens favorable qu'a ce mot en bou- cherie), qu'elle évite les qui et les que avec une ingéniosité qui tient du prodige (comptez combien il y a de relatifs dans une page de la Vie en fleur : quatre, deux, parfois zéro), qu'elle élude balancements et oppositions, les mais, les donc, qu'elle juxta- pose et ne lie point. Et l'on verra aussi avec quel art Anatole France a su éviter la monotonie que pouvait provoquer un stvle aussi morcelé, avec quelle vigilance méticuleuse il multiplie et diversifie les sujets des propositions successives, avec quel soin il varie les temps des verbes et dose les participes pré- sents. Et peut-être concluera-t-on en voyant en lui une sorte de Debussy littéraire ; le parallèle sera aisé : dévotion à Rameau ; dévotion à Voltaire ; lutte contre la période, la phrase trop « architecturée » ; haine de la déclamation et de la rhétorique ; amour de la brièveté et par une apparente contradiction amour de la fioriture.
Ce n'est là évidemment qu'un des côtés du style composite d'Anatole France ; il faudra aussi étudier l'influence du style de Renan et celle des orateurs de la Révolution ; et faire un chapitre à part sur la période chez France, car la période longue se rencontre aussi chez lui. Sous l'apparente homogé- néité du style, il y a une étonnante diversité, une diversité qui n'est ni chez Barrés, ni chez Loti, ni chez les Goncourt
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et qui montre l'étendue et la variété de l'esprit de France. Et l'on en vient en fin de compte à se demander si la défa- veur dont il pâtit en ce moment, c'est bien lui qui en pâtit, si ce n'est pas plutôt l'idée-type qu'on se fait de son œuvre, sans qu'elle corresponde à la réalité tellement plus complexe et nuancée. Non seulement la courbe qui est au plus bas remon- tera, mais elle remontera très haut. On prédit assez volontiers à Anatole France à cheval sur le xix e et le xx e siècle une place ana- logue à celle qu'occupe Diderot au xvm e ou encore, mais un degré au-dessous, à celle de La Bruyère au xvn e .
BENJAMIN CRÉMIEUX
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L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE et TROIS IDÉES POLITIQUES, par Charles Maurras (Nouvelle édition. Nouvelle Librairie Nationale).
Dans cette réédition, fort élégamment présentée, des œuvres de M. Maurras, Y Avenir de V Intelligence est précédé d'une pré- face nouvelle qu'il nous faut signaler comme une des pages litté- raires les plus fortes, les plus pleines, les plus savoureuses, que son auteur ait écrites. Ces charges contre le romantisme, ces diatribes passionnées contre Rousseau, sont aujourd'hui si bien incorporées à nos habitudes de lecteurs, à notre paysage littéraire du xx e siècle (qui passera stupide à son tour de bête) que nous pouvons les regarder du dehors, historiquement, esthétiquement, comme une figure de ce temps, — et que nous en épousons la passion avec la même facilité libérée que celle des Tragiques de d'Aubigné, des Provinciales de Pascal, ou des Avertissements aux Protestants de Bossuet. Nous sommes aujour- d'hui tellement sevrés de belle littérature oratoire, dans la vieille tradition française, que, lorsque j'en trouve un si pur et si parfait échantillon, je ne puis que l'admirer avec la même révérence que ces grandes choses du passé. Je n'ose dire qu'un certain éloignement dans l'espace, celui du Midi, ferait fonc- tion, comme pour le Baja^et de Racine, d'éloignement dans le temps : on m'accuserait encore de donner un coup de coude imperceptible au Midi pour le pousser hors de l'unité française, alors qu'au contraire je lui tends la main pour l'attirer dans un chœur, sous une lumière plus ordonnatrice et plus pittoresque.
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Souhaitons que l'Académie fasse des gestes à peu près de même figure, établisse avec l'art et la pensée du Midi les rapports nor- maux qu'on attendrait volontiers d'elle. Jean Aicard était de l'affreux Ersatz et il serait temps d'en venir aux bons produits, à l'huile d'olive et au vin de raisin. Après Alphonse Daudet et Mistral, laissera-t-elle échapper M. Maurras ?
��ALBERT THIBAUDET
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��LES PLAISIRS ET LES JEUX, par Georges Duhamel (Mercure de France).
M. Duhamel a écrit avec sa bonne foi, son enthousiasme, sa force ordinaire de sympathie, le livre de ses enfants. Rien n'est plus facile ni plus agréable que de se faire, pour le lire, l'homme du dedans, j'entends le dedans d'une famille, et, en prenant le mot dans le sens de M. Barrés, d'une amitié. Si nous restons au dehors, M. Duhamel nous classe dans la peau d'un nomme Barnabe, qui reçoit, entre plusieurs visages, celui du critique grincheux. N'ayons rien de commun avec Barnabe. Cela m'entraînerait beaucoup trop loin de faire profession de toi au sujet des enfants, mais je puis au moins faire profession de foi au sujet des livres sur les enfants. Il serait à souhaiter qu'on en écrivît davantage, autant qu'en Angleterre. Ils ont ce privilège qu'on ne les fait pas de chic, comme un roman sur l'amour, ou à titre d'alibi, et qu'ils déroulent toujours une expérience pleine et précise. Evidemment il y a des dangers : les gens qui colportent urbi et orbi les mots de leurs enfants, et qui leur créent une gloire littéraire précoce, sont vite un peu ridicules et rendent aux enfants un mauvais service. M. Duha- mel ne le fait qu'avec mesure, et on peut espérer que le Cuib et le Tioup ne traîneront pas dans la vie le drapeau déteint et importun de leur gloire enfantine. Mais le lecteur qui n'est ni parent, ni enfant, ni Barnabe, — qui n'est, comme c'est le cas dans cette page, qu'un brave homme de critique allant à son plaisir, — remercie M. Duhamel de lui en avoir tout de même apporté de si savoureux. Le Fulgence Tapir de Y Ile des Pin- gouins n'a jamais regardé un tableau, mais il a mis en fiches toute l'histoire de l'art. J'imagine un vieux célibataire qui met- trait sur fiches tous les mots d'enfants : la belle contribution à une Logique ! albert thîbaudet
�� � NOTES 47 I
JEAN DE LA FONTAINE, par André Hallays (Perrin).
Le livre de M. Hallays n'apporte à la figure de La Fontaine aucun trait proprement nouveau, mais nulle trouvaille érudite, nul paradoxe d'interprétation ne vaut, pour rendre à un visage d'écrivain vie et fraîcheur, une certaine manière perspicace et tendre de prendre contact avec son œuvre. En apprenant la mort de La Fontaine, Maucroix écrit dans ses mémoires : « C'était l'âme la plus sincère et la plus candide que j'aie jamais connue ; jamais de déguisement ; je ne sais s'il a jamais menti de sa vie. » M. Hallays ajoute : « Il ne s'est jamais permis que des artifices de pure littérature, comme d'affubler ses maîtresses de noms et de costumes mythologiques. Tout ce qu'il a dit de sa vie, de ses mœurs, de ses ouvrages est la vérité même, — quelquefois cum grano salis pour rendre le propos plus agréable, mais qu'il faudrait avoir le goût grossier pour ne pas sentir la saveur du vrai ! » C'est ce qui permet à M. Hallays, sans rien forcer, sans apologie comme sans cynisme, de nous donner en quelque sorte les confessions de La Fontaine.
En toutes ses faiblesses, jusqu'en celle de la conversion, le bonhomme nous permet de lire en lui avec une candeur extraordinaire. Le Nouveau Testament lui paraît « un fort bon livre », mais il y a un article sur lequel il refuse de se rendre : celui de l'éternité des peines qui ne lui semble pas s'accorder avec la bonté de Dieu. Lorsque l'abbé Puget l'étourdit sous une avalanche de preuves, le malade commence à fléchir, à prendre peur. Une lettre de Maucroix l'avoue naïvement : « O mon cher, mourir n'est rien ; mais songes-tu que je vais compa- raître devant Dieu ? Tu sais comme j'ai vécu... » Le seul acte de sa vie vraiment contraire à son sentiment sincère, c'est sans doute cette abjuration publique que son confesseur lui imposa et où il déclarait : « Il est d'une notoriété qui n'est que trop publique, que j'ai eu le malheur de composer un livre de contes infâmes... On m'a sur cela ouvert les yeux et je conviens que c'est un livre abominable... » Il avait fallu 71 ans et une maladie aiguë pour faire tout à coup abdiquer ce libre et sincère
esprit. JEAN SCHLUMBERGER
�� � APPROXIMATIONS, par Charles Du Bos (Pion).
Nous retrouvons dans le livre de M. Du Bos des pages sur Baudelaire et sur Amiel qui avaient été naguère très remarquées dans des revues, et qui nous font connaître une conscience critique sincère et originale. Les amateurs de contrastes opposeront par exemple sa méthode et son tempérament à ceux de M. Lasserre, dont les Cinquante ans de pensée française paraissent presque en même temps dans la même collection. M. Lasserre cherche à juger et à classer. M. Du Bos cherche à sympathiser. Il ne paraît guère concevoir la critique que comme le plaisir de pénétrer plus profondément, la plume à la main, l’âme plus encore que le livre des écrivains qu’il aime. Ce qui veut dire qu’il ne prend de la critique que le meilleur : l’art et non le métier. Il se place à un intérieur pour creuser. De là parfois une tension et une obscurité qui sont son élément même et qu’on ne saurait séparer de son sujet, lorsqu’il parle de Valéry, de Proust ou d’Amiel. Il y a en critique deux sortes de mines (celle de M. Du Bos est de la première) : celles qui comportent des galeries, et celles qui, comme à Commentry, s’exploitent à ciel ouvert. Et peut-être la métaphore s’applique-t-elle plus encore aux œuvres dont parle la critique qu’à la critique elle-même. D’écrivains à ciel ouvert il n’en est qu’un qui figure dans la galerie d’Approximations : c’est M. Paul Bourget, dont j’estime hautement l’œuvre critique, mais dont je trouve exagéré de dire que les Essais de psychologie contemporaine sont le « chef-d’œuvre de la critique française depuis Port-Royal ». Je conçois d’ailleurs que la critique tendue, morale, un peu anglaise de M. Du Bos reconnaisse comme un de ses chefs de file l’auteur des Essais de psychologie. On aimerait le voir appliquer, avec cette méthode, qui a ses détours et qui n’est pas pressée, ses éminentes facultés à l’étude attentive et exhaustive d’un écrivain dont il ferait son domaine.
- ALBERT THIBAUDET
LES TROIS IMPOSTURES, almanach, par P.-J. Toulet (Éditions du Divan et chez Émile Paul).
Voici donc ce livre au sujet duquel Martineau, qui voulait la présentation parfaite, dut souvent trouver que ses amis le harcelaient un peu trop. « La critique — y est-il dit, — c’est les os du gibier » ; et nous guettions en effet les morceaux que maintes revues nous livraient (ici même l’on en exposa), mais pour les savourer, non pour les dépecer.
Du Carnet de Monsieur Du Paur (1898), point de départ du recueil, vingt-deux ans séparent la mort de Toulet (1920) ; elle le prit qui se penchait encore sur la monture de certaines pierres. Dans l’œuvre et la vie même de Toulet, les Contrerimes et les Trois Impostures figurent les médailliers avec lesquels il joua jusqu’à la fin : retirant, introduisant tour à tour, procédant à une frappe nouvelle, modifiant tel dispositif. Que de pièces « vingt fois sur le métier » remises avant que ne sortent, ne s’irisent à la lumière, ces coupes infrangibles où s’accusent des formes toujours si élégantes, — et parfois, feinte dernière, je ne sais quel « jeté » qui provoque.
De Toulet en général, des Trois Impostures en particulier, personne n’a mieux parlé — et dès 1914 — que Jacques Boulenger : « ... Les accords que rend une sensibilité touchée, disait-il dans le numéro spécial du Divan... Les vérités qu’il énonce, on croirait qu’elles ont jailli comme des idées de poèmes baudelairiens. Il les a pincées par les ailes, longuement et soigneusement parées, et piquées dans sa vitrine. Sous leur forme rare et merveilleuse, elles paraissent moins les fleurs de la pensée pure, que de l’émotion et de l’art. » Les peser dans les balances applicables à la pensée pure serait commettre à leur endroit une manière de contresens. Une pensée d’ailleurs ne comporte pas nécessairement un tour : songez aux lacs profonds, limpides, de Goethe, de Schopenhauer, de Joubert ; une maxime au contraire, et la plus décantée, et fût-elle de La Rochefoucauld, — si loin qu’elle aille ne saurait s’en passer. Ce poli de l’ébène que donne aux Maximes l’emploi des « termes les plus généraux » est à lui seul un tour, et qui à leur date en constituait la modernité : soyez certains que chez Madame de Sablé on le tenait, et le prisait, pour tel. Parlant de la langue de son ami Louis de la Salle, Toulet écrivait : « Encore que pleine de cette modernité qui est la condition de la vie, elle est restée dans la tradition de Voltaire. Ajoutez-y enfin un goût sûr, et cet art de tout dire comme on patine, de tout pénétrer sans se salir : gloire d’Athènes qu’a héritée Paris. » Par où Toulet définit et sa langue et son art propres. On sait assez l’adresse imperturbable, narquoise, avec laquelle s’insèrent dans la trame de sa phrase ces fils aux tons acides ; comment il stylise tous les argots ; les effets qu’il obtient, d’une âpre bizarrerie, par ces rayures en zig-zag dont à dessein il offense le champ d’un antique blason. Le composite, mais d’un bon aloi, telle est sa modernité. Le tour est essentiel chez lui : l’espace me manque pour en dénombrer et en suivre les variétés : travail aussi bien superflu après la minutieuse et sagace analyse à laquelle Pierre Lièvre l’a soumis (Divan, mai-juin 1920). L’important, c’est de ne pas perdre de vue que le tour ici ne rehausse pas seulement la maxime : qu’il la suscite, qu’il l’institue. La place des mots, — jamais peut-être semblable prépotence ne lui avait été dévolue : c’est leur arabesque qui dessine, et ne livre qu’en son extrémité, le sens spécial, implexe, qui à chaque fois est visé. Une syntaxe sur laquelle tout a été dit, la plus experte et la plus libre, qui joue pour elle-même, comme ces draperies dans certains dessins de maîtres qui semblent soulevées par une brise matinale ; des suspensions, des reprises, des changements de ton ; un usage infiniment subtil de tous les signes de ponctuation, — et par delà les signes mêmes il n’est rien dans la phrase qui ne soit intérieurement ponctué.
« Les femmes le savent bien que les hommes ne sont pas si bêtes qu’on croit — qu’ils le sont davantage. »
« L’homme cherche des conseils le plus loin, les femmes le plus près possible. Et la métaphysicienne est encore à découvrir. »
« On dirait que la douleur donne à certaines âmes une espèce de conscience. C’est comme aux huîtres le citron. »
« On souffre un peu, puis on se console, fût-ce d’une bonne action. La femme d’un ami, un jour aussi viendra qu’elle sera laide. »
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Bien plus cependant que dans les maximes, c’est dans la réduction à l’unité d’impressions venues des quatre points de l’horizon, mais perçues et senties simultanément, et comme avec instantanéité, sur le seul plan de l’imagination, que Toulet est incomparable. Sa défense des épicuriens, que cite en son livre Martineau, est fort suggestive à cet égard : « Quoi donc, est-ce bassesse que de se plaire à la musique : « cette douce musique, dit Shakespeare, qu’on ne peut entendre et rester gai », — bassesse de goûter la saveur d’un fruit rouge ; ou le beau mouvement balancé d’une femme ; et l’ombre fraîche coupée d’un courant, le pli d’une plaine toute blanche de soleil ? N’est-ce rien de coordonner ces choses... » Ce membre de phrase, si je le détache en italiques (et combien Toulet les eût haïes !), c’est que mieux qu’aucun autre il nous place au point d’intersection de l’imaginaire et du réel où Toulet vécut et écrivit : toujours atteint par les choses dans l’instant qu’elles confluent, et atteint alors d’un seul coup, — leurs concordances mystérieuses sont les « nymphes » que son art « veut perpétuer » ; pour délicate, particulière qu’elle apparaisse, l’alliance entre la vie et l’art est ici une des plus étroites qui se puisse concevoir, et le lieu en est la fantaisie. « La fantaisie est une ellipse. On saute par dessus le raisonnement ; ou bien on fait le tour, pour aller plus vite, et l’on continue de courir jusqu’à ce que l’on meure — que l’on meure tout seul, comme on a vécu. » Cette réduction à l’unité comporte toujours chez Toulet exactement la longueur variable qu’il faut pour que l’un après l’autre les éléments miroitent un moment à la surface, et les seules inflexions de la cadence insinuent la part prise par chacun d’eux dans l’émotion. Beaux chatoiements fugaces vus, semble-t-il, à la fois au fil du courant et sous l’eau. On songe à Boudroulboudour :
« Plus blanche en son pantalon noir
Que nacre sous l’écaille ? »
« L’insuccès nous vaut d’être seul, et qu’à l’envi du genêt sur la
lande on ne soit ores connu que de l’aurore ou de l’orage. »
« Floryse, dame créole, dont il semble toujours que la plie le désir ou la lassitude — sous son vêtement qu’on entend bruire du même son que les sables de la mer, après tant de tissu où la main s’égare, s’irrite, s’arrête : soudain, de rencontrer sa chair, c’est comme sous les herbes une source à nu. Sur l’escalier de pierre qu’elle gravissait vers son ami, la volute d’un or tissé dans l’écarlate enveloppait sa marche d’un murmure écumeux et nourri. Vous parûtes, Floryse, et sur le seuil demeura, un instant, suspendu le grimoire de votre visage où se déchiffre tour à tour le vice, la tendresse — et cette angoisse d’un remords qui ne sera pas absous. »
« Les sources égouttées dans le silence de l’aurore et le réveil de la rainette égaient le pèlerin, mais plus encore au foyer de l’auberge assis, d’entendre dans la nuit craquer la neige sur les cèdres et la lointaine voix au loin de ces oiseaux mystérieux qu’enfante le courroux de la mer. »
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« — Oui, dit Médée, j’ai le cœur dur ; mais c’est aux pierres que dort le feu. »
La voix baisse chez Toulet dans l’instant que chargée, — jamais plus émouvante que lorsque sonne le couvre-feux. De quel prix n’est pas un cœur dur bien placé ? Et ceux-là, ce n’est guère qu’en France qu’on les trouve sans défaut.
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« Ils deviennent des almanachs de l’autre année. » La Bruyère le disait : « des livres faits par des gens de parti et de cabale ». Les Trois Impostures portent en sous-titre : almanach ; qu’elles sont exemptes de ce péril ! « L’avenir qui n’est pas un juge nécessairement lucide et équitable », écrivait un jour Valéry ; en tout cas un avenir qui ne retiendrait pas l’œuvre de Toulet serait un avenir bien peu français : certaines des plus indéfinissables qualités françaises — natives, jamais proclamées — s’y distillent et tout ensemble s’y rétractent. Mais n’anticipons pas ; ce serait contrevenir à l’adage des Trois Impostures : « C’est le temps qui donne aux chefs-d’œuvre, comme aux grands vins, la lumière, la saveur, la gloire. »
- CHARLES DU BOS
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ESSAI SUR LE DONJUANISME CONTEMPORAIN, par Maurice Barrière (Monde Nouveau).
Une nouvelle édition des Mémoires de Casanova, appelée à quelque retentissement, va de nouveau inquiéter l’opinion par l’énigmatique figure de Don Juan. Le séducteur n’a pas eu bonne presse ces temps derniers, devant le public de courriéristes et de bonnetiers pour lequel les sieurs Rostand et Bataille commettaient d’emphatiques niaiseries et soumettaient la grammaire à des supplices chinois. Dans le même temps, on a notes 477
vu un journal, soucieux de moralité, demander à quelques comédiennes et femmes de lettres leur sentiment sur ce fanfaron de luxure, et ces dames prendre le parti des mères de famille dans le style des cuisinières. Enfin, un académicien prétend l'avoir rencontré, non sous la forme du serpent de mer, mais sous le travesti de l'autre sexe. Il nous a conté sa découverte, qui ne rappelle en rien, hélas ! les Lunettes de La Fontaine ni les Mémoires de l'abbé de Choisy.
Ce grand caractère littéraire, que l'on a vu tant de fois dans le roman et sur la scène, est-il à ce point difficile à définir que les psychologues et les critiques contemporains soient si loin de s'en former une idée juste ? ou bien, ne pouvant se réin- carner dans une société d'automates, n'est-il plus qu'un mythe en décadence, où sont confondus tous les types de séducteurs, où le plus vulgaire usurpe le titre de héros ? C'est moins à la mauvaise foi d'écrivains victimes du Minotaure, comme le pense Marcel Barrière, qu'à l'insuffisance de la culture générale qu'est due une telle incompréhension. Il faut ajouter qu'un carac- tère à transformations successives, véritable Protée, échappe aux classements hâtifs dont nous avons aujourd'hui l'habitude. Pourtant M. Gendarme de Bévotte, dans un ouvrage plein de savoir et d'intelligence, La Légende de Don Juan, dont la seconde édition est de 191 1, a étudié l'évolution du héros dans la littérature, depuis les origines jusqu'au romantisme. Un tel livre devrait être connu et tant soit peu médité par les drama- turges (terme trop fastueux !), les romanciers, les courriéristes et les bas-bleus qui répondent aux enquêtes. Par lui, l'on com- prend que Don Juan, tel que se le transmirent les écrivains d'autrefois, est foncièrement un philosophe libéré de Dieu par l'Amour ; un aristocrate en marge des lois, toujours jeté dans les partis extrêmes, vers qui les femmes sont naturellement attirées comme par le mâle aventureux et dominateur ; et^ enfin, pour le rajeunir à la moderne, l'incarnation même de Zarathoustra, vivant dangereusement, et cultivant l'égotisme dans son sens absolu. C'est ce que ne lui pardonnent point les esprits médiocres, et pourquoi ils l'ont représenté sous les traits d'un fantoche ou d'un coquin. De plus artificieux, pour corriger le mauvais exemple et montrer la faillite de telles pré- tentions, ennemies de Dieu et des hommes, l'ont ramené à la
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Religion ou au repentir civique. Cependant, ce Don Juan falsifié, que n'entraîne plus la statue du Commandeur, a beau- coup contribué à la confusion, et c'est le Don Juan que l'on nous ressert aujourd'hui. Comme le Don Juan vivant cacha toujours sa vraie personnalité amoureuse sous le masque du séducteur à la mode, tantôt Lovelace ou Saint-Preux, tantôt Valmont ou "Werther, etc.. le Don Juan contemporain, s'il existe, aurait-il consenti à revêtir les piteuses apparences que lui prêtent le théâtre et le roman ? Marcel Barrière, qui vient d'étudier Don Juan dans la vie, si Gendarme de Bévotte l'-a surtout rencontré dans les livres, Marcel Barrière répond néga- tivement, et esquisse à son tour la figure du Séducteur, en tous points conforme à celle que dégagea son devancier. Il y a donc des chances pour que ce portrait psychologique, obtenu par des investigations différentes, soit conforme à la vérité, et pour que, désormais, l'on considère le Donjuanisme contemporain comme le corollaire de la Légende de Don Juan.
Marcel Barrière commence par résumer les origines du héros, que l'antiquité n'a point connu, et qui est un produit des temps modernes, soit de l'hypocrisie des passions, à laquelle nous obligent des mœurs polies et raffinées. Sans doute, en combat- tant les passions de l'amour, le Christianisme a-t-il attaché plus de prix à la chose défendue ; mais ce que l'essayiste néglige, et qui paraît être le point de départ de sentiments profonds, fortifiés par une réserve réciproque, est l'égalité des sexes que nous devons en partie à saint Jérôme. C'est pour la « prude- femme » que l'homme ornera son langage des « fleurs du bien- dire », qu'il paradera dans les tournois et chevauchera comme le chevalier Aïol, « lance levée, par les grands desrubans et les vallées ». Si ce n'est pas tout à fait Don Juan, ce n'est plus Achille renversant la captive sur des peaux de bête ; c'est le grand dupeur d'Héloïse, et, bientôt, ce seront les véritables « enfances » du héros, avec le Petit Jehan de Saiulré, l'exquis prototype de Chérubin. L'emprise entière sur l'esprit de la temme ; Dieu refoulé comme un vaincu dans un coin du cœur, et entouré des Remords impuissants, voilà la volupté intellec- tuelle qui se fait jour et sans laquelle le futur Don Juan dédaignerait la possession physique comme un vil plaisir de ribauds.
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On aurait aimé que Marcel Barrière, après un rapide aperçu de Tltalie de la Renaissance, des cours de François I er et de Louis XIV, de la Régence et de la Révolution, eût dit^quel- ques mots des déformations de l'amour, « déformations pro- fessionnelles », si l'on peut dire, qui conduisent Valmont ^à la recherche de la torture et précipitent ses successeurs dans le stupre du sadisme. Et que n'a-t-il repris un passage de Y Art des Passions, où sont étudiées les incarnations de Don Juan au cours des âges ainsi que les nombreuses déviations du donjua- nisme?... Mais l'auteur avait beaucoup à dire sur le Donjua- nisme Contemporain, ou, du moins, sur le séducteur étudié d'après nature. Il l'aborde presque immédiatement, et, pour dissiper la confusion qu'il sait être néfaste à son héros, il com- mence par distinguer du vrai Don Juan l'homme-à-femmes et les multiples subdivisions du Séducteur. Le premier, impéné- trable, est pour les femmes une éternelle énigme, et la consti- tution même de sa nature est de ne pas subir d'ascendant. Il ignore la jalousie comme le grand homme de guerre ignore la peur ; contrairement à l'homme-à-femmes, il s'applique à ne point paraître ce qu'il est. L'un s'impose et l'autre n'a que des obligations. Le fréquent parallèle de Marcel Barrière est ingé- nieux et dénote de l'expérience ; mais le suivra-t-on quand il soutient qu'au physique Don Juan doit être d'une anatomie irréprochable ? On convient, quant au visage, « qu'il est au- dessus ou au-dessous du joli-garçon », qu'il lui suffit d'avoir de la « physionomie » et des « yeux magnétiques ». Les yeux du portrait de Maraha, à la Caridad de Séville, et ceux du portrait de Casanova par son frère. Quant à la perfection corporelle, il suffit d'invoquer la difformité du Prince de Conti, la maigreur et le délabrement du Duc de Richelieu, lequel, en outre, était grêlé ; le pied bot de Lord Byron, ou encore la gibbosité de Mayeux, cette incarnation populaire de Don Juan sous la Res- tauration. Il est vrai que ce dernier est un produit imaginaire de la littérature de colportage, et qu'il est plutôt un bouffon lubrique. On fera les mêmes remarques sur le chapitre IV de la Beauté des Femmes, où il est parlé de l'âge, de la cambrure du pied et de la forme du sein. L'on ne devra guère le prendre que comme un hors d'oeuvre de dilettante. D'ailleurs, le critique lui-même convient en maint passage de son livre que ni le rang
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ni la beauté, l'âge ni la laideur n'importent à celui qui place en prééminence la possession d'un caractère ou d'un cœur. Le reste appartient à la transposition dramatique. Le chapitre des Courtisanes n'est pas non plus indispensable ou devrait être plus développé sur la question d'actualité des Don Juanes, que le critique résout par la négative, tout en laissant planer l'hypo- thèse.
Marcel Barrière croit donc à l'existence du Don Juan moderne, tant est grand le pouvoir d'adaptation du Séducteur, et d'ailleurs, sans pittoresque et sans faste, il est sans doute aussi fréquent qu'autrefois. Cependant, l'on ne voit pas bien en quoi le donjuanisme moderne diffère tellement de celui du xvm e siècle. Même dans la conclusion du dernier chapitre sur les Passions au point de vue social et la Morale nouvelle, où l'on croit entrevoir le Don Juan promis, nous retrouvons exacte- ment Louvet et Restif, qui, des premiers, ont contribué à faire admettre le divorce et ont défendu les droits de l'individu dans la sujétion du mariage. Là, cet anarchiste a de grands desseins... mais c'est un anarchiste modère. Il déclare qu'il faut maintenir le mariage, nécessaire à l'équilibre des sociétés, mais le mariage sans la cohabitation obligatoire si défavorable à l'amour. Cela peut paraître le parler de Maître Renard ; néanmoins, on sait que Don Juan est toujours désintéressé, qu'il méprise les con- quêtes faciles, et qu'enfin nul n'est plus qualifié pour parler des choses de l'amour. Donc, « mettre le mariage en harmonie avec les mœurs nouvelles, d'accord avec la réalité des passions ; interdire la dot et la dépendance des femmes en ce qui concerne le domicile et l'administration des biens. Et, conclut Marcel Barrière, rien que par les coups qu'il porte au mariage, le donjuanisme contribue d'une manière détournée à ébranler tout ce que le pharisaïsme contemporain représente de traditions, de légalité, d'ordre, et même de vertus ostentatoires, car la séduction est, sociajement parlant, une des justes revanches de la nature contre les coutumes qui tendent à la domestiquer. » Il s'élève, enfin, contre l'hypothèse de la polygamie, qu'il con- sidère comme un élément de dissolution des mœurs, et un retour à l'esclavage ; car, « le donjuanisme, qui fut la Chevalerie au moyen âge, et qui est dans les temps modernes l'essence de la galanterie, a pour effet social d'imprégner les mœurs amou-
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reuses d'un haut caractère de politesse... C'est toute la morale qui suffit aux passions. »
Ce livre, d'une lecture attrayante, bien pensé et bien écrit, notamment dans le chapitre de la Séduction, se termine par cette belle phrase : « Satan ne sera plus considéré comme le génie du mal et l'ennemi du genre humain : le démon n'est autre chose que la seconde face de Dieu lui-même, c'est-à-dire la Nature. » Une allégorie voisine, celle du Satyre de Victor Hugo, répondrait plus exactement à Don Juan, en révolte contre le Ciel. fernand fleuret
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��LA CONQUÊTE DE LA JOIE, par Raymond Schwab (Cahiers Verts, Grasset).
Quiconque aime Suarès aimera sans doute aussi la prose lyrique de Raymond Schwab. Edifier une règle de vie héroïque, noble sur un fondement d'égotisme ; exalter chaque minute ; prendre une conscience exacte et ardente de la valeur de chaque acte quotidien et le rattacher à un grand système passionné, autant d'exercices excellents pour des époques plates, trop heureuses, et de ce fait un peu mornes, comme l'étaient l'an 1900, ou même l'an 191 3.
Mais, en 1922, où tout autour de nous tourneboule et chavire, où les Empires s'écroulent, où l'héroïque et le tra- gique sont partout, on peut préférer à un art semblable, un art plus simple et tout d'allusion. Dire la vie d'aujourd'hui, rémunérer sans commentaire, c'est peut-être créer plus d'émo- tion que d'expliquer, fût-ce avec l'art de M. Schwab, la méca- nique sentimentale de Louis XIII ou de Nicolas Rollin, chan- celier du duc de Bourgogne.
BENJAMIN CRÉMIEUX
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��LITTÉRATURE ET ORIENT, par Henri Thuilc (Messein).
Lieu géométrique où l'Europe, l'Afrique et l'Asie se rencon- trent, lisière de l'Orient et de l'Occident, suspendue entre les deux immensités de la mer et du désert : l'Egypte. C'est son image antique et nouvelle qui donne son unité à ce recueil d'ar-
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ticles critiques et de proses lyriques d'un Français né et établi là-bas. Henri Thuile prend sa place parmi les meilleurs écrivains de la renaissance égyptienne : Marinetti, Ungaretti, Albert Adès, Albert Coben, Héli-Georges Cattani. Son apport dans ce renou- veau, c'est un mélange de culture gréco-latine, française, musul- mane et bouddhique. Ses pages critiques sur la littérature fran- çaise d'aujourd'hui sont souvent contestables, parfois un peu naïves ou bien trop sommaires. Ce qui fait le prix de ce livre, ce sont cinquante ou soixante pages d'anthologie, où la fluidité hel- lénique, la chaleur orientale et la saveur du Mektoub islamique se trouvent curieusement unies. Il faudrait citer : « Voici la côte déchiquetée de la Marmarique doucement appuyée aux genoux de la mer... La seule moisson de ces ciels est celle de la lumière. Elle monte immensément de toutes parts comme une acclamation... Adieu Europe ! Je ne reverrai pas les toits de tuiles. » « Quand viendra le moment du suprême départ et qu'il faudra larguer les boulines du vent, amenant tristement le dernier de nos rêves, ah ! Pargas, que ce soit le pavillon d'un jour heureux ! » Et ces courses de chevaux au Caire qu'eût aimées Henrv Levet : « La fanfare d'un régiment anglais lançait à toute volée des bouffées de Carmen aux naseaux du vain- queur. » BENJAMIN CRÉMIEUX
LES BALS DE PARIS, par André Warnod (Ed. G. Crès).
Va-t-on composer une bibliothèque technique des plaisirs d'aujourd'hui ? Pour l'amour et la cuisine, les ouvrages de fonds ne manquent pas. Il y a de bons manuels de poker. Enfin, voici l'ouvrage de M. André Warnod sur les bals de Paris. Bals, cafés et cabarets, du même auteur, faisait déjà autorité avant la guerre, surtout à l'étranger. C'est grâce à des livres moins bien faits que la France a rayonné jadis d'un inégalable éclat. Ces spectacles populaires n'ont-ils pas exercé sur l'impressionnisme, l'idéalisme et les formes d'art nouvelles une influence comparable à celle de la Cour sur l'art français du xvn e ? La java, telle qu'on la danse au bal Octobre, lorsque la salle s'éclaire en bleu, vaut tous les voyages. Le livre de M. Warnod y conduit. paul morand
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LA POÉSIE
LE COFFRET DE SANTAL, par Charles Cros (Stock).
On a rouvert ce coffret de bois parfumé et l'odeur légère qui s'en échappe encore est plus douce à respirer que l'acre odeur de la poésie à la mode. Les lacs du Souvenir sont plus bleus que les lacs de pétrole et les vers de Charles Cros n'ont pas tant vieilli que certains de ceux qu'on écrivait il y a trois ou quatre ans. Les thèmes poétiques chers à Verlaine et à tous ces jeunes gens qui cherchaient fortune autour du Chat-Noir de Rodolphe Salis, Charles Cros les emploie, non pas avec la sûreté du « Pauvre Lélian », mais avec une gaucherie char- mante et ridicule. Je ne sais si les jeunes gens de ma génération goûtent encore cette romance qu'on chante si bien entre les quatre murs du Lapin-Agile où les araignées du soir annoncent un éternel espoir aux jeunes femmes qui laissent croire qu'elles prennent de « la neige » (lisez : cocaïne), à leurs amants qui feignent d'écrire :
Sous un roi d'Allemagne ancien, Est mort Gottlieb le musicien. On l'a cloué sous les planches.
Toute la salle reprend en chœur :
Hou ! Hou ! Hou !
Et le chanteur achève :
Le vent souffle dans les branches.
Charles Cros fréquentait chez Nina de Villard où se réunissaient des poètes, vers 1890, Germain Nouveau, Jean Richepin « qui a mal tourné », et d'autres que je ne nommerai pas pour m'abs- tenir d'une érudition trop facile. Il est l'auteur du Hareng-Saur, monologue bien connu dans les cours de diction où les adoles- cents impatients d'être des hommes jouent les héros du réper- toire, sous les yeux rieurs des jeunes filles qui rêvent d'entrer au Conservatoire. Charles Cros est l'auteur aussi de dizains réalistes. On y lit parfois des vers presque semblables au disti- que célèbre de Coppée :
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Depuis quelque vingt ans, le nommé Marc Lefort Est mécanicien sur la ligne du Nord.
Mais ce qui sauve l'auteur du Coffret de Santal, c'est d'être, malgré ses faiblesses et ses imperfections, un poète vraiment sensible. Un autre n'aurait pas écrit ces vers délicieux et puérils sur Un Miroir :
Toutes les fois, miroir, que tu lui serviras A se mettre du noir aux yeux ou sur sa joue La poudre parfumée, ou bien dans une moue Charmante, son carmin aux lèvres, tu diras :
«/£ dormais reflétant les vers, que sur V ivoire Il écrivit... Pourquoi de vos yeux de velours, De votre chair, de vos lèvres par ces atours, Rendre plus éclatante encore la victoire ? »
Alors, si tu surprends quelque regard pervers, Si de l'amour présent elle est distraite ou lasse, Brise-toi, mais ne lui sers pas, petite glace, A s'orner pour un autre, en riant de mes vers.
Charles Cros a chanté l'amour, ses plaisirs et ses peines et il est très doux de lire ses vers d'une voix discrète, émue et qu'on voudrait soutenue par un clavecin mélancolique, dans un bou- doir rose et fané, à quelque jeune femme sensible dont on est aimé sans le savoir et qui ne saura jamais qu'on l'aime.
GEORGES GABORY
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��AQUARELLES, par Emile Henriot (Emile-Paul).
J'aime les frais matins peuplés de tourterelles, Les ciels purs et lavés comme des aquarelles, L'azur, tout ce qui chante et tout ce qui sourit, L'humble lilas qui s'ouvrent doucement fleurit, L'oiseau comme un désir posé de branche en branche, Et, dans un jardin clair, avec sa robe blanche...
Après une telle profession de foi, on n'attendra pas de M. Emile Henriot des sentiments rares ou des images imprévues. Il aime à poursuivre sous les saules la muse, habitante des coteaux modérés. Elégiaque avec discrétion, matérialiste et panthéiste sans trop de rigueur, il rencontre de fermes accents
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pour interroger les morts du « paysage implacable », pour célé- brer le sacrifice de ceux qui tombèrent sans foi et sans espé- rance
Et n'ayant que la gloire et l'honneur pour tous dieux,
ou pour tresser en l'honneur de son ami Paul Drouot les guir- landes funéraires de l'amitié.
ROGER ALLARD
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LA FOI DU DOUTE, poèmes, par Pierre Bourgeois (Editions de l'Equerre, Bruxelles).
Ces poèmes ne sont point médiocres, ils sont mauvais. D'où vient qu'on puisse les lire avec sympathie ? Il y a dans le « cas » de M. Pierre Bourgeois quelque chose de tragique et l'on vou- drait voler au secours du poète noyé dans ses phrases. Tant de vase et tant d'algues brisent l'élan du nageur.
Sans doute l'auteur ne conçoit-il rien clairement, mais à la qualité de certaines images on reconnaît l'artiste à naître. La preuve que ses strophes ne sont pas indifférentes, c'est qu'on aimerait les refaire en supprimant les neuf dixièmes des adverbes, épithètes et substantifs abstraits. Je me suis amusé à leur appli- quer une « grille » comme aux textes brouillés. Les résultats sont concluants : je les tiens à la disposition de M. Pierre Bourgeois. paul fierens
32 DECEMBRE suivi de quelques mirlitons antérieurs, . par Jean- Victor Peî le rin (La Sirène).
Si d'aigres sonorités nous émeuvent, c'est à la faveur d'un complot sentimental où la musique elle-même n'a qu'une influence réduite. Le piston de village élargit ainsi les soirs de juin ; l'orchestrion coagule l'éparse tristesse des champs de foire. On n'a pas envie de reprocher à M. Jean-Victor Pellerin son amour du mirliton, mais ses chansons et calembours de café- concert risquent fort de trouver peu d'écho. Question d'atmos- phère sans doute ? Précisément, l'impuissance du poète à créer par ses fausses notes l'état d'indulgente sympathie qui les ferait entendre sans déplaisir, se manifeste à chaque page dans la moi-
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tié versifiée du recueil. On pourrait mieux employer cette vir- tuosité facile qui, surveillée, deviendrait un charme.
Quant à la méditation qui préface le volume, elle exprime gracieusement plusieurs banalités. Ici encore il pourrait être fait meilleur usage du mirliton. « Je suis à recommencer », s'écrie M. J.-V. Pellerin. Qui eût osé le lui dire si crûment ?
PAUL FIERENS
LE ROMAN
MYRRHINE COURTISANE ET MARTYRE, par Pierre Mille (Ferenczi).
M. Pierre Mille vient d'écrire un roman antique. On s'y atten- dait peu. Pierre Mille est une intelligence, un observateur, un moraliste. Ce n'est pas un animateur ; jusqu'ici, il a paru avant tout raisonnable. Or, pour écrire un roman historique, il faut s'halluciner soi-même. Cela peut paraître étrange, c'est ainsi. Nous nous intéressons peu à l'Histoire, et beaucoup à l'auteur. Les Martyrs, Notre-Dame de Paris, Salammbô, ne valent que par l'imagination. Et aussi peut-être l'Histoire de Michelet, les Ori- gines de Renan.
Pierre Mille a une forme de l'imagination : l'humour, la fan- taisie. Sur un trait de mœurs observé, il sait bâtir une histoire caricaturale qui, exagérant le trait de mœurs, le fait sentir et le ridiculise. Il sait aussi reproduire la réalité en l'analysant, en la disséquant. Si Barnavaux est sous ses yeux, il ne le dessine pas en deux coups instinctifs, il le décrit par petites touches. Il est donc le contraire d'un faiseur d'épopées.
Ce n'est pas une épopée qu'il a voulu écrire, bien qu'il ait repris le sujet des Martyrs : la dernière grande persécution des chrétiens. Epoque trouble, toute jaillissante d'enthousiasme et de folies. Pierre Mille s'efforce de nous montrer que cette épque fut banale, que les martyrs furent des hommes ordinaires. C'est une idée divertissante à soutenir, un paradoxe, le sujet d'un conte. Je ne sais pourquoi Pierre Mille a pris un ton si grave, a écrit plus de 200 pages, pourquoi il a bourré son livre de notes prises à l'Anthologie, aux Actes des Martyrs ou aux ouvrages des spécialistes. C'est beaucoup d'embarras pour une idée si frêle, si peu justifiée. Il y a bien plus de vérité dans Polyeucte que dans tous les héros de Myrrhine. Les parfums les
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plus délicats du scepticisme ne nous feront pas croire qu'on se fait supplicier par vice ou sans savoir pourquoi.
Pierre Mille, n'ayant pas vécu à Corinthe sous Galère, n'y a pas trouvé un Barnavaux à observer. Les types qu'il a inventés restent pâles. Et l'inévitable festin philosophique de ce roman grec n'apporte aucune nouvelle lueur. Il me semble que, dans l'œuvre toujours honorable, souvent amusante, parfois brillante de Pierre Mille, cette Myrrhine reste un livre inutile.
Et par quelle fantaisie Pierre Mille appelle-t-il Irène la pauvre servante qui fut la mère de Constantin ! Tant d'érudition déployée pour arriver à ce lapsus ? Pierre Mille n'aime guère l'histoire. paul rival
L'AMOUR ET LA MORT DE JEAN PRADEAU, par
Charles Silvestre (Pion).
Le paysan en littérature a un sort singulier. Il semble qu'on ne puisse le peindre au naturel et que sur tout roman de la vie aux champs il y ait un frottis ou de bitume ou d'azur. Est-ce une fatalité de la matière, et l'une des mélancolies du genre ? Le romancier quia très vif le goût des choses vertes prête peut- être à ses paysans, malgré qu'il en ait, quelque air de bucolique; et celui qui ne l'a pas en fait des brutes que mène l'instinct seul. Puis les effets sont si faciles à marquer ici qu'on est porté à don- ner le coup de pouce. Au moyen âge déjà, d'un côté des farces villageoises, de l'autre des bergeries d'amour tendre et d'eau fraîche.
Et l'on est encore à discuter du véritable rustique ! Sera-t-il aux couleurs de Sand ou aux couleurs de Zola ? Le bon, le vrai, le seul, dit l'un, c'est la bête humaine puant le bouc et le fumier. L'autre jure que ce cul-terreux à la naturaliste est outré et faux, et qu'à bien voir la bonne dame de Nohant est plus proche du réel. Pour peu qu'on ait pratiqué les campagnards, on peut aisé- ment s'autoriser d'exemples. Pour ou contre.
Si l'on renonçait à ce bavardage et qu'on voie en ces concep- tions contraires deux vérités « répugnantes » selon le mot de Pascal, mais vraies toutes deux ? « D'ordinaire il arrive que ne pouvant concevoir le rapport de deux vérités opposées et croyant que l'aveu de l'une enferme l'exclusion de l'autre, ils
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(les hérétiques) s'attachent à l'une, ils excluent l'autre, et pen- sent que nous, au contraire. » Pour être dans le vrai, le romancier doit voir dans le paysan un homme capable de bien et de mal, — parbleu ! — et de plus de bien et de plus de mal peut-être que ceux qui sont moins proches des choses naturelles. Le rapport à concevoir ici entre les deux vérités, l'optimiste et la pessimiste, ne peut être donné que par un fort sentiment de la vie rustique. Non le sentiment de la nature, à la Jean-Jacques, qui comporte un certain éloignement des hommes, mais des amitiés terriennes, comme Barrés dit : des amitiés françaises. Ces amitiés seules font comprendre comment les bassesses et les grandeurs du paysan, ce qu'il a parfois de bestial, parfois de biblique et d'idyl- lique, tiennent à ses moeurs et conditions, c'est-à-dire à sa terre. Charles Silvestre a ce sens du Limousin qu'il lui fallait avoir pour écrire un roman complet sur ses paysans. Sympathiques et antipathiques, jeunes et vieux, hommes et femmes, il a dessiné une dizaine de personnages, variés et bien suivis, qui sont en somme des types, les types essentiels d'une galerie campa- gnarde. Ces gens-là, suffisamment individualisés, sont vrais et présents: les ruraux de chez nous dans la guerre, en un moment où tout passionnait la vie, les uns se dépassant pour s'égaler aux circonstances, les autres lâchant la bride aux désirs, aux convoitises.
Si Charles Silvestre a forcé légèrement certains contours, c'est en restant dans la ligne. Pas de ces traits de moeurs que Zola estimait sans doute champêtres et significatifs, tels que celui de l'idiot violant sa grand'mère racornie. Mais son père Breuil, répugnant bonhomme, ladre et lubrique, est poussé assez au noir, tandis que son Jean Pradeau pourra paraître idéalisé, bien qu'il nous le montre d'organisation nerveuse et affiné par la maladie. Le portrait de la vieille mère, si bonne femme, toute de cœur, semble excellent de sûreté et de relief.
Dira-t-on que la probité de l'ouvrage eût exigé un peu plus de sobriété? Si peu que rien. Un mot de trop, parfois, dans le dialogue. Celui d'ailleurs qui parlera le plus au gros du public. Mais tant de paroles d'un naturel et d'une bonhomie qui sont la vie même! Et cela va loin. En usant des mots les plus ordinaires, ces gens ont parfois des phrases, de véritables cris humains, qui leur prêtent de singulières proportions.
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La cueillette des pommes où ne s'échangent que de menus propos, presque des clichés, reste une idylle d'un ton fort juste. Les pages sur l'agonie de Jean Pradeau, sa mort, la peine de la vieille mère, sont émouvantes, d'une émotion prenante et non sans grandeur. La saveur tragique du parler populaire, ainsi qu'une langue pleine de sève et de montant font beaucoup pour ce livre. Mais il aune vertu de belle humeur, de tendresse, et surtout d'émotion, on ne sait comment venue.
Ces dons même font qu'on peut en vouloir à Charles Silvestre de ne pas employer toujours au mieux son talent. M. de Balzac parlant d'un poète de son époque disait : « Il lui prenait parfois des enthousiasmes assez agréables. » Ce compliment vaudrait- il, fait à un romancier ? Une apostrophe au Limousin tient un peu du morceau de bravoure. Des paysages trop brillants, avec des agréments de style, font retrouver l'auteur, alors qu'on était devant ses campagnards. Charles Silvestre c'est le Limou- sin même : il n'eût rien dû souffrir en son Pradeau qui ne fût de veine agreste.
Voilà bien des reproches? Non, toujours le même. Il ne manque rien à ce livre si ce n'est quelques suppressions.
Il se pourrait qu'on fût en droit d'adresser à l'auteur d'autres critiques. Mais au bout du compte un romancier qui montre un tel sentiment de la vie rustique, et qui a de l'âme en même temps qu'un goût vif pour le réalisme, est un homme sauvé.
HENRI POURRAT
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LE CABINET NOIR, par Max Jacob (Bibliothèque des Marges).
Devant nous, Max Jacob ouvre des lettres qui ne lui sont pas adressées. Comme poète, n'a-t-il pas sur tout droit de regard, au même titre que le Ministère de l'Intérieur ? En se jouant des difficultés, l'auteur réhabilite le haut commerce parisien et restitue à la petite bourgeoisie provinciale tout ce qui lui est dû. On se rend compte après l'avoir lu que les plus puissantes firmes ne sont pas à l'abri des embarras de l'amour et qu'en banlieue les gémissements ont leur saveur secrète.
Dans cette chambre noire, un monde inoubliable, pris au plus petit diaphragme, vient jeter son image renversée, comme
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dans les sources. Parmi ces lettres, celle de M lle Bernard (« Ma tante, vieille chipie, je vous avertis d'avoir à vous taire... ») et celle d'une jeune ouvrière au fils de son patron (« Je sentais bien que vous nètie\ plus comme avant, du temps de l'avenue Phi- lippe-Auguste... »), iront au ciel.
Faut-il répéter que Max Jacob est un de nos maîtres, et qu'il embellit notre époque ? paul moraxd
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��LA FIANCÉE MORTE, par /. N. Faitre-Biguet (Flam- marion).
Selon une antique légende slave, lorsque, jadis, une fille mourait vierge, la coutume était de la fiancer à un jeune homme, mort lui aussi sans avoir pris d'épouse. « Pour ces deux fiancés d'outre-tombe on dressait des contrats, comme s'ils eussent été vivants. Et le jour de leurs tristes noces, on brûlait les parchemins et les présents qu'on leur avait ofierts. Ainsi, sur l'aile légère du feu montait vers eux, jusqu'au monde qui est au-dessus de la terre, la nouvelle de leurs fêtes nuptiales. » Tel est le thème très poétique par lequel M. Faure-Biguet cherche à expliquer l'anxiété sans cause et les désirs mystérieux de la jeune danseuse russe dont il nous conte la vie. Isis — c'est le nom que lui ont donné ses amis — croit que l'âme d'une de ces loin- taine s fiancées mortes s'est incarnée en elle ; et elle épuise sa vie terrestre à retrouver Vautre âme. L'action est voilée tout du long par les légères fumées de l'opium.
Le défaut d'un tel sujet est qu'il réunit trop d'éléments artifi- ciels : l'énigme d'une vie antérieure, l'extase de la danse, les rêves de l'opium, etc. De ce fait, les personnages, si vrais et si finement exprimés que soient leurs sentiments, ont une figure quelque peu fictive. L'artificiel, dans la littérature, prend des formes successives qui varient comme des modes. On dirait que chaque génération d'écrivains a sa névrose particulière. Voilà vingt-cinq ans, c'était le culte des lys et la mode de la robe « Sixtine ». Aujourd'hui c'est la vogue des danseuses nu- pieds et la passion de l'opium. Les romans où l'on assiste au « déroulement des voiles » et où l'on entend « le grésillement des pipes» ne se comptent plus. Et généralement, hélas ! les
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ravages exercés par l'opium sur le bon goût de ceux qui en usent dans leurs livres, sont bien grands.
L'ouvrage qui nous occupe échappe à tout reproche de cette sorte. L'auteur décrit des scènes et des sentiments nécessaire- ment flottants avec un remarquable souci de la nuance juste et un parfait sens de la mesure. Aucune exaltation de mauvais ton ; rien qui sonne creux dans sa fumerie. Et certains passages, plus aérés, laissent voir que ces qualités peuvent s'appliquer aussi bien à l'observation de la nature et du réel.
JACQUES DE LACRETELLE
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L'ENLISEMENT, par Jean Monique (Rieder).
Il s'agit de l'enlisement progressif du « pion » dans le répéti-
torat. Nulle déclamation, nul didactisme, une série de notations
justes et sensibles. Deux très beaux chapitres : celui où le pion
« chahuté » réussit à remonter le courant et à « mater » son
étude de « moyens », et celui où il s'abandonne à la boisson.
Le reste du livre inspire une vive sympathie pour la sincérité et le talent de l'auteur, mais ne va pas sans monotonie. Les impres- sions s'égrènent un peu au hasard, sans avoir le charme du tout- venant impressionniste. Elles ne nous sont pas livrées d'une façon assez directe, elles sont trop transposées, sans former cependant un ensemble construit.
Les matériaux de la bâtisse sont rassemblés, la maison n'est
pas construite. C'est dommage, les matériaux étant (pour dire
vite) d'une qualité analogue à ceux de Charles-Louis Philippe
et ce livre étant de ceux qu'on n'écrit pas pour s'amuser, mais
avec tout le sang de son cœur.
B. CRÉMIEUX
L'OPHÉLIA, histoire d'un naufrage, par Mariits-Ary Lebland (La Sirène).
Certainement le livre est réussi, car il est pathétique, pre- nant, et tenace. L'imagination demeure occupée de cet îlot, mince et triste, au ras d'une mer étincelante où les coraux, comme de grands pièges à navires, brûlent en couronnes de lumière sous les eaux tropicales...
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Il y a profit, même pour un romancier, à avoir vu ce qu'il entend faire voir. Marius et Ary Leblond sont de grands voya- geurs, et l'on gagerait que ce naufrage eut lieu, en effet, ou que ce fut tout comme, dans le canal de Mozambique. Bénéfice énorme. Je suppose qu'avec du goût et le sens de la fiction, un littérateur peut trouver « ce quelque chose qui embaume une page », c'est-à-dire le détail, efficace comme une odeur, qui à lui seul fait atmosphère. Mais quel talent ne lui faut-il pas pour que son ouvrage ne sente point le concerté, la facture, un certain échauffement de fantaisie. Les plus grands n'arrivent pas tou- jours à composer ce philtre de 1' « ailleurs », philtre où l'inat- tendu, l'agrément, la surprise, et une ingénuité, une facilité, je ne sais quoi qui fait accepter sans étonnement cela même qui vient de nous surprendre, entrent peut-être à parts égales.
La sincérité de la vision a d'autres avantages : elle permet une meilleure économie de l'intelligence et laisse disponible et fraîche l'imagination que sans cela l'invention viendrait peut- être suppléer. Ainsi, dans l'Ophélia, ce qui se fût dépensé en fiction, approfondit la vision, la fait hallucinante. Le livre, d'une saveur toute moderne et plein d'ailleurs de traits origi- naux, communique un sentiment singulier des races, des faunes, de ces peuples d'oiseaux aux mœurs particulières qui hantent les îles australes, de la mer et de ses formations madré- poriques. Vie et mystère de l'être, vie du groupe, vie de l'aninial, vie des éléments. C'est ici que l'on retrouve vraiment le goût frais du voyage. D'où il suit qu'un tel roman d'aven- tures, — si l'on veut, — a plus qu'un autre valeur humaine. Les trois hommes de mer qui s'affrontent sur l'île aux oiseaux sont des vivants, avec leur vie à eux, leurs particularités physiques, leur odeur animale. L'histoire, en son étrangeté même, prend du poids, devient riche de sens, passe en somme dans la région du symbole.
L'Ophélia, histoire d'un naufrage... Naufrage d'un bateau, naufrage d'un individu, naufrage encore du bonheur édifié par deux êtres enthousiastes...
Marius et Ary Leblond sont les romanciers, — laissant au mot « roman » tout ce qu'il enferme d'épique et de lyrique, — de l'effort français à travers les races et les pays ; ou plutôt d'un certain enthousiasme à la française fait d'intelligence, de zèle,
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de vaillance, de noblesse de cœur. Les poètes de notre génie en action dans le monde. Leur trait propre, c'est ce caractère à la fois de lyrisme en fleur et de sérieux intellectuel, Sans être nourri de réflexions comme En France, ou même comme le Miracle de la Race, ce roman est marqué de la double griffe. La force qu'il garde d'être quasiment un document, ces impressions curieuses, ce goût de vécu, et d'autre part la péri- pétie vive, la concentration du récit, son chiffre elliptique, lui donnent un relief singulier. — Faut-il dire qu'un certain abus des mots et des phrases soulignés désoblige un peu, comme un manque de confiance envers le lecteur ? — Que le livre soit riche en couleurs, cela se voit d'abord : ce qui importe davan- tage, c'est qu'il est aussi riche en nature.
HENRI POURRAT
LETTRES ÉTRANGÈRES
L'ANNÉE LITTÉRAIRE EN ITALIE.
Les douze — ou plus exactement les dix-huit mois — qui s'achèvent ont été marqués dans les lettres italiennes par la mort de Giovanni Verga et de Renato Fucini, le premier plus qu'octogénaire et le second proche de l'être, par la publication du Notturno de Gabriele d'Annunzio, de la Storia di Cristo de Papini, du Rubè de G. A. Borgese, par la représentation de Sei personaggi in cerca d'autore de Luigi Pirandello, par la paru- tion sous les auspices du groupe de la Ronda du Testament littéraire de Giacomo Leopardi et enfin par la création d'un certain nombre de nouvelles revues littéraires (Lo Spettatore, Trijalco, VEsame, Primo Tempo etc..)
Depuis quarante ans, Giovanni Verga ne produisait plus et Renato Fucini depuis vingt. Ils étaient de stature inégale : Verga est un grand romancier, Fucini un aimable conteur toscan. On continue à lire et à aimer Fucini en Italie comme chez nous les Lettres de mon moulin, mais aucun des conteurs toscans d'aujourd'hui, ni Ardengo Soffici, ni Bruno Cicognani ne le continuent en ligne directe.
La littérature toscanisante a pour elle toute la saveur du parler de Florence, de Pistoie ou de Sienne, une vivacité, une grâce, un primesaut auquel on ne résiste pas ; c'est un sourire perpétuel,
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même s'il lui arrive, ce qui est rare, de larmoyer. Mais ce n'est qu'un plat local, qui a le ragoût du dialecte (avec, simplement, la chance de pouvoir être absorbé par tous d'un bout à l'autre de la péninsule, le patois toscan formant les huit dixièmes de la langue italienne), et auquel les grands sujets, les grandes émotions sont interdits. Il faut reconnaître avec les détracteurs du toscan que l'abus de cette littérature risquerait, si l'on peut dire, « d'em- patoiser » l'italien, de lui enlever toute valeur universelle, ou seulement nationale. Cette querelle du toscan et de l'italien n'est toutefois pas près de cesser. La publication des inédits de Fucini a contribué à la ranimer.
Il v avait eu en Italie depuis l'armistice un vif mouvement de sympathie de la part des jeunes et en particulier des néo-classi- ques dans la direction de Verga. Sous le vérisme du romancier des Malavoglia, on avait aisément découvert, le jour où l'on s'était mêlé d'v regarder de près, une sobriété, une force con- densée, un ramassé dans l'expression et en même temps un lyrisme sous-jacent qui le firent aussitôt qualifier de «grand clas- sique ». Ce fut ce classicisme qui fut célébré lors de son quatre- vingtième anniversaire. Depuis lors, il est peu de prosateurs qui ne se réclament de lui ; les définitions les plus contradictoires de son classicisme sont fournies chaque jour, les conséquences les plus diverses tirées de son œuvre. Il n'existe pourtant pas une doctrine littéraire solide issue de Verga. Et, croyons-nous, il ne saurait en exister. Ses romans, que leur rythme intérieur fera durer, obéissent extérieurement à une conception périmée, celle de Zola. Or le rvthme intérieur propre à Verga ne peut s'ensei- gner, ni s'imiter. Ses nouvelles, du moins certaines d'entre elles : Cavalleria Rusticana, La Lupa, Malaria, qui joignent la brièveté saccadée de Mérimée au « charme » de Balzac, pour- raient, semble-t-il, offrir des modèles de récit, mais personne ne semble jusqu'ici s'en être aperçu. On a beaucoup disserté sur l'art de Verga depuis 1919, nul n'a encore d'une façon évidente et personnelle tiré parti de son grand enseignement.
La lutte des anciens et des modernes continue, toujours imposée par les tenants de la tradition, le groupe combatif et impitoyable de hRonda. Par malheur, aucune œuvre originale n'a été produite par les compagnons de la Ronda, et les trois livres marquants de l'année échappent totalement à leur
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influence. Il a déjà été rendu compte ici de F Histoire du Christ, œuvre d'un grand styliste, mais un peu en marge de la littéra- ture, dictée par une conception mystico-romantique et quasi prophétique de l'histoire.
Le Kotturno de d'Annunzio qui, s'il n'est pas destiné à demeurer dans l'œuvre du poète des Laudi une parenthèse, marque un renouvellement partiel de son art et annonce une troisième jeunesse aussi exubérante que les deux premières, n'est pas plus que le livre de Papini touché par le néo-tradi- tionalisme de la Ronda. Le Notturno serait bien plutôt une stylisation de l'impressionnisme et de ce qu'il y eut de meilleur dans le futurisme italien de 1912-1915. Cette esthétique que ses plus chauds partisans d'alors (Papini, Sofhci) estiment périmée, c'est d'elle que d'Annunzio semble avoir voulu s'ins- pirer. Emilie Cecchi, l'esprit le plus libéral du groupe de la Ronda, a montré, avec des exemples à l'appui, que ce genre d'impressionnisme se rencontrait aussi dans les meilleurs modèles du Cinquecento. Mais Emile Deschanel a pu, sous le second Empire, écrire un livre sur le romantisme des classiques. La vérité, c'est que d'Annunzio a délibérément choisi pour son Notturno la technique des impressionnistes, sûr de la marquer de sa griffe puissante et d'écraser par comparaison ses cadets devenus ses modèles. Il a toujours fallu à d'Annunzio des modèles, presque toujours il les a dépassés. Le modèle technique de la Figlia di Jorio par exemple, c'est à n'en pas douter La Lépreuse d'Henri Bataille. De combien l'emporte en lyrisme, en pitto- resque et en beauté formelle la Figlia di Jorio sur la Lépreuse !
Cette technique impressionniste : brefs fragments, phrases courtes juxtaposées et non pas coordonnées, fréquente absence du verbe, etc.. convenait à merveille, il faut le reconnaître et au sujet traité et à la situation matérielle où se trouvait l'artiste. Victime d'un décollement de la rétine lors d'un brusque atter- rissage d'avion, d'Annunzio a écrit son Nocturne étendu sur son lit, la tête bandée, dans l'obscurité (d'où le titre), sur de minces bandes de papier que recueillait au fur et à mesure sa fille Renata, la « Sirenetta ». Sur ces bandes de papier, d'Annunzio a écrit tout ce qui défilait devant son esprit : sa douleur physique d'abord, ses souvenirs de guerre et surtout ses souvenirs d'aviateur, ses souvenirs d'enfance, d'adolescence,
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d'âge mûr, puis, comme pour se venger d'être privé de la vue, toutes sortes d'évocations visuelles d'une précision et d'une richesse admirables, et aussi des évocations auditives, tactiles, olfactives, le livre de la sensualité et de la douleur. Dans l'affaissement provoqué par la maladie, l'éclat toujours un peu cherché, l'orgueilleuse bravura, qui gâtent un peu d'ordinaire sa prose rutilante, s'effacent ou s'amortissent. Il trouve une sincérité, une simplicité tout humaines, et non plus du tout « surhumaines », qui provoquent l'émotion. Sa dureté s'est amollie. Les pages sur sa mère, sur ses chevaux, sur la bataille de la Marne sont peut-être les plus belles, en tout cas les plus direc- tement belles qui soient sorties de sa plume-fée. Le clinquant et la grandiloquence se font jour parfois, trop souvent même, si la guerre entre en jeu, mais lorsqu'il se borne à « dire une chose », il la suggère dans sa totalité vivante mieux qu'au- cun autre écrivain d'aujourd'hui.
Le premier roman de G. A. Borgese, Rubè, est d'une autre façon, mais autant que le Noiturno, en dehors du courant néo- traditionaliste. Pour dire les choses grossièrement, c'est un livre qui fait tantôt penser à la technique des romans de Sten- dhal, tantôt à celle des romans de Dostoïevski. L'avocat Rubè, à la fois ambitieux et aboulique, intensément intelligent mais incapable de conclure, sans forte vie morale, se lançant dans la guerre par besoin d'action et de certitudes, courageux par réaction contre sa peur, jeté à la misère par la démobilisa- tion, traversant les pires crises et mourant dans une manifes- tation bolcheviste à laquelle il se trouve par hasard mêlé, tel est le héros tourmenté de ce livre bouillonnant et inégal. Rubè n'est pas un symbole, c'est un être vivant, et pourtant c'est constamment la figure de l'Italie de la guerre qu'on croit voir transparaître sous la sienne.
On a vivement reproché son style et surtout sa langue à M. Borgese. Que l'un soit souvent hâtif et l'autre insuffisam- ment châtiée et pure, c'est possible, mais cela n'enlève rien à la signification et à la puissance de ce livre qui marque le pre- mier grand effort du roman italien d'après-guerre pour sortir du régionalisme et de l'humorisme et pour s'insérer dans le vaste mouvement du roman contemporain.
Luigi Pirandello, devenu auteur dramatique à cinquante ans
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passés, après avoir écrit plusieurs romans et d'innombrables nouvelles où il prodiguait les dons de la plus féconde imagina- tion, a réalisé, après des tâtonnements, une œuvre qui synthé- tise toutes ses recherches et traduit intégralement sa Weltans- chauung : Six personnages en quête d'auteur. Pour Pirandello, tous les sujets se ramènent à un seul : la dissociation de la per- sonnalité. Tantôt il étudie le cas d'un personnage pris pour un autre, ou jugé autre qu'il n'est, ou contraint d'agir autrement qu'il ne voudrait, tantôt il place ses personnages les uns vis-à- vis des autres dans les situations les plus anti-naturelles. Dans ses Six personnages..., il a poussé au paroxysme son système, en portant à la scène six personnages imaginés par un auteur drama- tique qui n'a point écrit la pièce qu'il projetait de faire avec eux et qui veulent vivre leur drame et tentent en vain, quand ils l'ont défini, de le transfuser aux acteurs chargés de le représenter. Schéma dramatique plutôt que véritable pièce de théâtre, mais d'une ingéniosité rare dans l'invention, parfois poignante et en tout cas essai complètement réussi de théâtre d'humour, dans le sens complet du mot « humour ».
De Pirandello est issu le pirandellisme, mais il semble difficile sinon impossible, qu'un art si original, si étroitement lié à la structure mentale très particulière de son créateur, puisse faire école. On peut en tout cas se demander, même en accordant à Pirandello toute l'admiration qu'il mérite, si ce serait souhai- table pour le théâtre italien.
Il n'y a en somme pas lieu de s'étonner que toutes ces œuvres dues à de vieux routiers des lettres aient échappé à l'emprise de la Ronda. C'est sur la génération nouvelle que la Ronda doit normalement exercer son influence. Or cette influence est indé- niable, même chez les « jeunes » qui font profession de lui être hostile. On note depuis deux ans un peu partout un effort sen- sible vers cette forme solide et probe, massive et froide qui est précisément celle de la Ronda. La publication par cette revue d'extraits choisis et groupés du Zibàldone de Leopardi, qui for- ment vraiment le Testament Littéraire du poète de la Gineslra et sur lequel nous reviendrons, a achevé de préciser les tendances du groupe néo-traditionaliste et anti-romantique.
11 n'y a plus qu'à attendre les œuvres qu'on veut bien nous annoncer de Vincenzo Cardarelli, d'Emilio Cecchi et d'Alberto
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Savinio. Mais même si elles étaient inégales à l'attente, la cure de grammaire, d'archaïsme et de « beau style », de discipline classique pour tout dire d'un mot, imposée par la Ronda zuxlet- terati italiens n'aurait pas été inutile.
Faute de place, je ne puis que signaler Mio Figlio Ferroviere d'Ugo Ojetti et II libro délia noia de Renzo Jesurum.
BENJAMIN CRÉMIEUX
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LA POÉSIE DE SWINBURNE, par Paul de Reul. — LA LÉGENDE SOCRATIQUE ET LES SOURCES DE PLATON, par Charles Dupréel (Collection universitaire de Belgique. Editions Robert Sand. Bruxelles).
Les Editions Robert Sand inaugurent par deux œuvres élé- gamment présentées une collection consacrée aux écrits des universitaires belges. Le livre de M. de Reul sur la Poésie de Sivinburne passe déjà pour le plus complet et le meilleur qui ait été consacré au grand poète anglais. Je ne sais trop ce qu'il apprendra aux Anglais, mais il sera certainement pour les lec- teurs français de la plus grande utilité. Il contribuera à dissiper la légende tenace qui enferme chez nous la renommée de Swin- burne dans quelques pièces — toujours les mêmes et dont cha- cun cite les mêmes passages — des Poèmes et Ballades, et qui restreint le génie du poète à un domaine de sensualité acre et perverse. M. de Reul montre fort bien que ce n'est là qu'un moment exceptionnel dans l'ensemble abondant et touffu de l'œuvre de Swinburne : un ensemble qu'on ne saurait comparer qu'à l'œuvre de Victor Hugo. Il attire l'attention sur ses dra- mes énormes et souvent puissants. Il nous donne un portrait vivant de l'homme. A quand une monographie française de ce genre sur les Browning ?
Le livre de M. Dupréel sur la légende de Socrate part évidemment d'une idée juste, celle qui consiste à voir dans l'histoire et la renommée de Socrate beaucoup d'éléments dus à l'imagination des philosophes et aux lois mêmes du genre floris- sant qui s'est constitué au début du iv e siècle : le dialogue socra- tique. Il fait, dans les idées dites socratiques, à la sophistique la grande part qu'on s'accorde d'ailleurs aujourd'hui à lui recon- naître. Mais ce que son livre contient de juste est souvent com-
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promis par le manque de mesure, par l'extension toute logique et arbitraire donnée à une thèse qui devient bien vite un plai- doyer contre l'existence même d'un Socrate autre que celui d'Aristophane. Rien de plus fragile que son argumentation tou- chant le factum de Polycrate, — le caractère légendaire de la mort de Socrate, qui aurait été modelée sur celle d'Antiphon, — la place exagérée faite à Hippias, si éloigné d'être le plus sérieux des sophistes. M. Dupréel cherche à dissiper en le niant simplement le mystère qui entoure la figure de Socrate : procédé un peu sommaire et négation dont les preuves demeu- rent insuffisantes. Le livre n'en est pas moins d'une lecture agréable, et on le mettra volontiers à la suite des suggestifs et aussi aventureux Varia Socratica de Taylor.
ALBERT TH1BAUDET
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��LA DÉDAIGNEUSE, suivie de ÉCOLE DE DRESSAGE et de MONSIEUR THOMAS, par Beaumont et Fktcher, traduits de l'anglais par Pierre Mélèse (La Renaissance du Livre).
M. Pierre Mélèse nous offre la traduction de trois comédies de Beaumont et Fletcher, éditées par la Renaissance du Livre dans la collection de Littérature ancienne qu'elle publie sous la direction de Pierre Mac Orlan. Beaumont et Fletcher, contem- porains de Shakespeare, sont à peu près totalement inconnus en France. Je pense que seuls les spécialistes et les érudits ont feuilleté l'œuvre immense de ces deux amis intimes, morts jeunes (l'un à 46, l'autre à 32 ansjqui ont pourtant laissé plus de cinquante pièces de théâtre et dont la gloire balança long- temps celle de Shakespeare. Ce n'est pas à dire que Beaumont et Fletcher aient rien eu de comparable au génie de Shakes- peare. C'étaient bonnement deux hommes de talent. Mais la postérité seule décide des classements littéraires, et si les théâtres, au temps d'Elisabeth et de Jacques I er , jouaient Beau- mont et Fletcher deux fois plus souvent que Shakespeare, c'est qu'ils avaient leurs raisons pour cela, qui étaient de faire des affaires. On sait de reste que ceci n'a rien à voir avec l'art et la littérature. Sachons gré à M. Mélèse des soins qu'il a pris. Nous
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avons en France une très belle bibliothèque de critique littéraire étrangère, particulièrement riche pour la littérature anglaise, mais il nous manque toujours des traducteurs. Nous n'avons pas une assez grande provision d'œuvres traduites et bien tra- duites, qui permettraient au public cultivé de connaître l'étran- ger autrement que par ses poètes universels et officiels. L'épo- que shakespearienne, notamment, offre un trésor de plaisirs intellectuels et artistiques inépuisable, et, malgré son désordre, ses folies, ses naïvetés, ses grossièretés, un champ d'exploration psychologique et poétique que le seul xvn e siècle français a égalé en richesse. Des hommes comme Marlowe (qui adopta le vers blanc au lieu de la rime, bouleversant et affranchissant ainsi tout l'art dramatique anglais). Ben Jonson, Kyd, Webster, Massinger, Ford, Sidney, Th. Heywood, peuvent figurer à côté de Shakespeare et de Milton auxquels ils sont, par certains endroits, à peine inférieurs. Ce qui leur manque, c'est la com- position, le développement oratoire, l'habileté de conduite dans l'intrigue. Ils ne sont pas assez dépouillés ; l'abondance de leur sève les contraint de fleurir dans le désordre et l'exubérance, comme ces vignes sans tuteurs, qui jettent en tous sens des ramilles aventureuses. N'empêche que le Docteur Fausfits, de Marlowe, exprime de manière puissante (bien que toute diffé- rente de celle du classique Goethe), l'enthousiasme et les révoltes de l'homme de la Renaissance. « Tous les corps célestes ne sont-ils qu'un globe, comme cette terre ? s'écrie-t-il. Non, plutôt une chose qui rassasie la faim de mon cœur. » Et l'on retrouve en lui, à cent ans de distance, cette même faim, ce vorace appétit intellectuel de Rabelais, à côté des remords et des douleurs de Villon :
Plus qu'une pauvre heure à vivre... le démon va venir, Faust sera damné. Oh ! je veux sauter jusqu'à mon Dieu ! Qui est-ce qui me tire en arrière ? Regardez, regardez là-haut, le sang du Christ coule à flots sur le firmament ! Une seule goutte sauverait mon âme, une demi- goutte. O mon Christ !.. Ne me déchire pas le cœur pour avoir nommé mon Christ !
Et Webster, autre ami du sombre, s'écrie : « J'ai pris l'habitude du désespoir, comme un galérien tanné celle de son aviron. » Quant à Ben Jonson, humaniste parfait, peintre minutieux et profond, dissociateur d'idées d'une habileté
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surprenante et logicien à la française, il est le premier classique, le La Bruyère, ou plutôt le Théophraste anglais, et même sou- vent le Molière. « Vous qui avez honoré des monstres, dit-il, peut-être aimerez-vous des hommes », et, bien que moraliste, après avoir écrit tant de comédies, il invente encore les masques, ces ballets poétiques et allégoriques auxquels prenait part toute l'aristocratie anglaise un demi-siècle avant que Molière n'écri- vit, pour Louis XIV et sa cour, les Plaisirs de l'Ile enchantée. Il passait pour le plus grand écrivain de son temps. Certaines de ses pièces, pour ce qu'elles contiennent d'observation et de pen- sée, autant que par leur composition et leur style, sont exquises. Cependant, ni Every mon in bis humour, ni la Foire de la Saint- Barthèlemy (où, sous la figure de M. Busy, nous avons un Tar- tuffe puritain cinquante ans avant le Tartuffe jésuite de Molière), ni La Femme silencieuse, ni l'Alchimiste, ni le Renard, ni La Fête chei Cynthia n'ont été — je crois — traduits ou joués en fran- çais. Pas plus que le Juif de Malle, de Marlo\ve(où Shakespeare a pris son Shylock), ni son Edouard IL
On sent peut-être que, si j'évoque ici ces grands noms et ces œuvres essentielles, c'est parce que je regrette de leur voir pré- férer Beaumont et Fletcher, aristocrates égarés parmi les lettrés et les génies, et qui, en dépit de leur renommée, n'ont rien à nous offrir de véritable importance. « Mon charpentier a bâti dans un nuage, » dit un de leurs personnages ; et il semble bien que ces deux charpentiers-ci aient bâti dans les nuages aussi. Leur œuvre ne nous apporte guère que quelques scènes isolées qui vaillent d'être conservées ; encore faudrait-il les tirer d'un énorme fatras et laisser le reste enseveli sous le plus juste oubli. Je fais exception pour leur langue, souvent d'une poésie admi- rable, et pour leur esprit, assez rare, mais qu'ils auraient appli- qué avec fruit à se juger eux-mêmes. Ce n'était point qu'ils manquassent de fantaisie ; ils n'en avaient que trop ; et malheu- sement il faut le leur reprocher. Emportés par un talent facile, le désir d'éblouir, d'étourdir, de divertir (à quoi ils réussissaient parfaitement), leurs pièces ne sont construites que pour amener des situations bizarres, expliquer des travestis risqués et dénouer des intrigues d'une abasourdissante bêtise. Mais tout cela por- tait, faisait rire et rougir, amusait un public qui ressemblait probablement beaucoup à celui de nos boulevards d'aujour*
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d'hui. Il faut ajouter pourtant que le sanguinaire l'y disputait souvent à l'indécence, piment auquel on ne songe plus assez. Il est sans doute qu'il reparaîtra.
Les trois comédies que M. Mélèse a pris la peine de traduire s'intitulent : The Scornful Lady (La Dédaigneuse), Rule a ivife and hâve a wife (Ecole de dressage) et Monsieur Thomas. Elles sont fort différentes les unes des autres et vont, si je puis dire, crescendo, en s'améliorant ; heureusement, car personne n'affronterait deux Dédaigneuses. Un amoureux évincé par une dame versatile, part, revient sous un déguisement, et après avoir chassé de chez soi un frère qui, le croyant mort, dilapidait ses biens avec de joyeux drilles, conquiert enfin l'amour de sa maî- tresse quand il a compris qu'il suffit, pour triompher, d'être dur, grossier, brutal et moqueur. C'est en quelque sorte une Mégère apprivoisée très « après la lettre », celle-ci ayant été écrite vers 1596 déjà, c'est-à-dire quinze ou vingt ans auparavant. De plus, il en faut retirer tout l'art du modèle. Il n'y a pas, dans la Dédai- gneuse, un seul caractère fortement dessiné, un personnage vrai, une situation probable. L'art n'y est qu'artifice, ie comiqueque vulgarité, et la curiosité première se change bientôt en un mar- telant ennui. L'écho même lointain du rire de Falstaff nous empêchera de jamais rien entendre aux platitudes de Loveless jeune.
Avec l'Ecole de dressage, on change de siècle et de climat. Voici l'Espagne du xvn% un Don Juan, une Margarita, un Pérez et quelques scènes de bonne comédie encartées dans une his- toire absurde et sans intérêt. On voit ici au naturel la manière de Beaumont et Fletcher, qui est typique de celle des auteurs du troisième ordre : une scène a faire s'impose à leur esprit ; ils l'écrivent — souvent avec brio — puis l'obligent, de gré ou de force, à entrer dans un scénario où elle n'a que faire. Mais le public s'y amuse, et voilà qui suffit. Quant aux personnages de la pièce, ils sont trop falots pour retenir l'attention et l'on n'at- tend d'eux que quelques calembours, des disputes, des quipro- quos, un certain nombre de mots obscènes. Toutes choses, au reste, largement prodiguées.
La meilleure des trois pièces du recueil est Monsieur Thomas. L'on croirait presque entrer dans un conte de Dickens, et la sur- prise est agréable de rencontrer enfin un jeune homme et une
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jeune fille qui ont quelque délicatesse de cœur, un vieillard ori- ginal, un « amoureux universel » d'une véritable saveur comi- que, trois médecins et un apothicaire tout à fait cousins de ceux de Molière. Ce qui ne signifie pas que l'intrigue y soit mieux conduite que dans les pièces précédentes ; ici encore le travesti et le quiproquo sévissent : un père ne reconnaît pas son fils déguisé en femme, ni la jeune fille son amant, et l'amou- reux universel emporté par son tempérament trouve un goût délicieux — bien qu'un peu rude — aux baisers qu'il reçoit de son camarade. Mais enfin il y a là un peu de vraie vie ; une satire inattendue de la manie britannique du voyage, un vieux père toqué, dessiné avec hardiesse et bonheur. Furieux de voir reve- nir son fils d'un voyage en France où il semble s'être assagi et avoir appris les manières polies :
Perdu, s'écrie-t-il, perdu sans remède ! Il mange avec des fourchettes ! Complètement corrompu, l'esprit tourné ! Comment ai-je donc péché pour que cette affliction puisse peser si péniblement sur moi? Je n'ai plus de fils, celui-ci n'est plus mon fils ; pas le moindre côté de sa nature ne me le fait reconnaître pour mien maintenant ; le voilà apprivoisé ! Que ma plus grande malédiction accable ce qui l'a trans- formé ainsi : le voyage ! C'est mon cheval que j'enverrai en vovage désormais, Monsieur !
Et plus loin :
Pardi, vous l'avez instruit comme un fripon fieffé, d'abord à lire parfaitement, ce dont, Dieu me bénisse, je l'avais détourné ; car je savais que, s'il lisait un jour, c'était un homme perdu. Secondement, Monsieur Lancelot (c'est son domestique), Monsieur le pouilleux Lan- celot, vous avez souffert, contre mes ordres, contre mes préceptes, qu'il reste en compagnie de cette sorte de gens tout en minauderies, que l'on appelle des gens honnêtes. Remarquez-vous cela, Monsieur?... Troisièmement enfin — et pour cela, si la loi le permettait, je te pen- drais comme un gredin — tu l'as amené à oublier complètementceque c'est que faire une bêtise, une jolie bêtise, comme tu savais que je les aimais bien. Mes serviteurs sont tous parfaits maintenant, mon vin surit, pas un cheval n'est mis en gage, pas la moindre petite perte au jeu ; on voyage avec son argent sans faire de mauvaises rencontres ; j'étais maudit quand je t'ai envoyé avec lui ! Tu as toujours été porté à la paresse et à perdre l'esprit...
Voilà de bon humour britannique, bien sec, et qui peint à
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merveille quelque gentilhomme rougeaud, rageur et rustique, attablé devant son pot de bière, tel qu'on en voit dans les tableaux de Hogarth. Malheureusement ce Sébastien n'est pas un personnage essentiel de la pièce, et nous le perdons trop souvent au profit de l'insignifiant M. Thomas, son fils ;du dou- ceâtre Valentin, du décevant Lancelot (sur lequel on compte tout le temps, mais en pure perte), de la fade Dorothée. Et l'in- trigue, bien qu'un peu mieux soutenue que dans les comédies précédentes, est encore trop faible pour n'être pas avant tout ennuyeuse.
M. Mélèse a traduit tout cela avec probité et nuance. Un peu plus d'aisance, de liberté, aurait peut-être donné plus d'élégance à son consciencieux travail. Il faut savoir s'affranchir du mot-à- mot si l'on veut éviter les tournures de phrases lourdes et cer- tains défauts de langue. Mais ce sont là peccadilles. Louons M. Mélèse de son effort et songeons à la somme de travail et d'abnégation qu'il représente. Dans le prochain volume (qu'il nous annonce) souhaitons surtout de rencontrer quelques cœurs d'hommes et de femmes.
Après avoir lu ces trois comédies de Beaumont et Fletcher, je me suis souvenu de l'exclamation de Goethe feuilletant un album d'estampes anglaises qui représentaient les scènes princi- pales de toutes les pièces de Shakespeare : « On est effrayé, s'écria-t-il, quand on voit toutes ces images, de l'infinie richesse et grandeur de cet homme-là ! »
GUY DE POURTALÈS
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��LA VIE ET L'HABITUDE, par Samuel Butler ; trad. française de Valéry Larbaud (Editions de la Nouvelle Revue française).
« La Vie et l'Habitude est, de tous les livres de Butler, celui qui laisse l'impression la plus durable chez le lecteur. Les drama- turges et les romanciers de langue anglaise y ont puisé à pleines mains, depuis une quinzaine d'années qu'ils connaissent ce livre, et en lisant un auteur contemporain on voit tout de suite s'il a lu La Vie et l'Habitude. C'est un point de départ ; un fer- ment intellectuel et poétique ; un de ces livres que seuls les lettrés ont lus, dont on parle peu, qu'on cite encore moins, mais
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qui font date dans les esprits qu'intéressent les grands problèmes de la philosophie et de la morale, et où les vulgarisateurs vien- nent, tôt ou tard, chercher des idées, des sujets, des situations, des mots d'esprit. » Voilà ce que nous disait, l'an dernier, un lettré anglais. Un livre dont on peut dire cela est une force, une puissance avec laquelle il faut compter, et c'est une aventure agréable et intéressante que de le lancer dans la circulation intel- lectuelle d'un nouveau pays et de voir le chemin qu'il y fera. Nous en attendons avec confiance, mais sans impatience, le succès ; nous savons que ce succès sera lent à se dessiner, comme il l'a été en Angleterre ; mais il est bien peu probable que l'influence de Butler, jusqu'à présent limitée aux seuls pavs de langue anglaise (car Erewhon seul a été traduit, — avant de l'être en français, — en allemand et en hollandais, et c'est la première version, la version incomplète, qui a été traduite dans ces langues), il est peu probable que cette influence, maintenant aidée par le rayonnement des lettres françaises, ne s'étende pas à tous les pays du Continent et ne joue pas, dans l'histoire de la littérature européenne, un rôle important. La Vie et l'Habitude, notamment, peut et doit la répandre : les lecteurs de L'Evolution créatrice y trouveront avec surprise des vues qui ont devancé et qui parfois même dépassent, mais surtout complètent, les vues exposées dans ce livre fameux. Peut-être se trouvera-t-il quelque critique pour opposer à Henri Bergson, « romantique », Samuel Butler, « classique ». Ce qu'il y a de ceitain, c'est que pour tous les néo-lamarckiens ce livre, longtemps méconnu, et cité, dans toute la littérature évolutionniste française, deux fois seule- ment (une fois par Yianna de Lima etuilefois par Yves Delage), sera une heureuse surprise.
VALERY LARBAUD
��UN ROMANESQUE, par May Sinclair, traduit de l'an- glais par Marc Logé (Pion).
Idylle dans le foin, reflet de deux visages dans l'abreuvoir, bonne odeur de ferme dans les sentiments et l'aveu d'une pre- mière faute : nous avions déjà suivi Te$s d'Urberville dans ces sentiers. Mais cet aveu est très bien reçu par John Conway, le héros, un platonique. Puis des paysages de guerre où Conway
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se rend, non pour sauver son pays, mais pour tenter de se sauver lui-même. Il fuit son terrible secret: l'impuisssance. Dans Armance nous avons vu un impuissant français qui ne peut se retenir de faire le galant ; ici, nous trouvons un cas de frigidité britannique (avec mensonge, cruauté, lâcheté, peur des femmes), pathologiquement bien plus vrai. Il est traité par l'héroïsme et les bombardements, considérés comme aphrodisiaques. Ces remè- des- ont l'insuccès de tous les autres. C'est Charlotte, emmenée dans la formation sanitaire, qui sera brave, active, endurante, avec toute la virilité qui manque à John, lequel reste et mourra couard, perfide et hystérique.
C'est là une très intéressante étude de déformation psychique masculine et qui surprendra moins qu'on ne pourrait le croire des lecteurs français habitués, depuis 1750, à voir, à côté de l'Anglais rouge et de l'Anglais rose, l'Anglais pâle et qui verse des pleurs, ancêtre de ce jeune dégénéré.
��PAUL MORAND
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��LE ROMAN DE LA VOIE LACTÉE, par Lafcadio Hearn, traduit par Marc Logé (Mercure de France).
C'est forcé de trouver avec Toulet « bien svmpathique — le bon Loufocadio », et d'aimer de cœur le Japon où il nous intro- duit. Voici des légendes tout à fait gracieuses sur les étoiles, les esprits des animaux, des plantes. On y notera en passant des traits propres à faire voir une fois de plus que tous les folk-lores ont des parties communes. (C'est ainsi que chez nous et chez les Japs on berne les esprits par des procédés semblables. Chez eux, on colle des charmes à côté des fenêtres : l'esprit s'ap- proche, compte : « Combien de feuilles y a-t-il ? » Ces mots, par un calembour, se trouvent être une invocation pieuse qui paralyse le visiteur. Chez nous, à la fenêtre, c'est un tamis qu'on suspend. Le lutin compte les trous : « Un, deux, trois... » Et, trois étant un chiffre saint, figure de la Trinité, il ne peut pas- ser outre.)
L'intérêt de ce livre est surtout dans ses Poésies-tantômes, ou Kyoka, « divagations ». La forme est celle de la tanka classique (31 syllabes, 5, 7, 5, 7, 7). Mais ici on joue avec un sujet lugu- bre : le terrifiant, par une volte soudaine, tourne au burlesque.
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Cela fait songer à certains masques de traits fortement marqués, dont le rictus semble sourire ironiquement de sa propre hor- reur. Voir par exemple les kyoka du crapaud-fantôme et de la pieuvre-fantôme. En général le poète fait allusion à des croyan- ces légendaires, rapproche une appellation populaire d'un dic- ton pour aboutir à quelque calembour ou à une interrogation narquoise. Ou bien, si l'on rattache tel mot à ceux qui précè- dent, le poème a une allure et un sens tragiques ; si c'est à ceux qui suivent, grotesques. Or cette jonglerie, qui exige à la fois du tour, du détour et du contour, semble vraiment poésie, mais d'un art si serré qu'il doit être le propre de gens habiles dans les lettres. Toulet eût goûté sans doute ces minuscules chefs- d'œuvre, gais et terribles.
Et le traducteur qui parvient à nous en faire sentir tout le prix à travers déjà la traduction de Lafcadio Hearn, son mérite n'est pas mince. henri pourrat
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��L'ESPAGNE ET LE ROMANTISME FRANÇAIS, par Ernest Martinenche (Hachette).
Devons-nous, pour nous représenter ce que fut 1' « Espagne » des Romantiques français, nous adresser à des écrivains obs- curs, reconstituer, à travers des œuvres oubliées, à travers des Revues ou des journaux patiemment classés, une histoire ano- nyme ? Devons-nous, au contraire, tout en ne négligeant rien de ce que nous pourrait apporter la foule, choisir sans hésiter les œuvres maîtresses ? M. Martinenche s'e-st posé la question et se décide nettement pour la seconde méthode. La première a certes sa valeur. L'ingrat labeur qu'elle exigerait nous amène- rait-il à des conclusions comparables à celles qu'obtient M. Mar- tinenche ? Ce serait une confrontation fort intéressante à tenter et que seules des recherches minutieuses pourraient préparer. Dans l'une comme dans l'autre des deux enquêtes, il impor- terait de voir l'Espagne avec les Romantiques eux-mêmes, et sans nous aider de ce qu'y ont pu apercevoir depuis iors d'au- tres regards. M. Martinenche se soumet à cette règle stricte et n'y a point failli.
Ce n'est pas encore tout le romantisme français dans ses rapports avec l'Espagne qu'étudie M. Martinenche. Il se réserve,
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nous dit-il, d'examiner à cet égard, dans un ouvrage ultérieur, « les romans, les contes en vers et en prose, les nouvelles et les mémoires ». Le livre qu'il nous offre aujourd'hui pose dès maintenant des problèmes délicats et les résout avec finesse. Une lecture superficielle discernerait ici avant tout un sûr exposé de la fortune des « Romances » espagnols en France, avant Victor Hugo et chez Hugo lui-même, puis un très précis résumé de l'influence de la Çomedia. Mais c'est d'une plus haute question qu'il s'agit. Que fut l'Espagne pour quelques- uns de nos grands écrivains de l'époque romantique ? Est-il cer- tain qu'ils n'en aient deviné que très superficiellement les carac- tères ? M. Martinenche s'est avant tout demandé ce que signi- fiait un tel problème en ce qui concerne Victor Hugo. C'est ici que son livre est le plus neuf. Et ce n'est pas en faire un mé- diocre éloge que de dire que l'on comprend mieux certains traits de Hugo lorsqu'on a, non seulement lu avec le plus grand soin l'exposé de M. Martinenche, mais relu à cette occasion les textes qui sont en cause.
Un premier point est établi. Hugo, qui n'a pas su technique- ment l'espagnol, et dont il est trop facile de relever certaines fautes grossières, ne nous trompe pourtant pas lorsqu'il nous rapporte, dans ses notes de voyage sur le pays basque espagnol et avec une minutie qu'il n'a pas artificiellement constituée, ses entretiens avec les pêcheurs du village de Pasajes. M. Marti- nenche met fin, avec élégance, à une querelle qui n'estpas sans portée. Hugo n'a pas seulement aimé, de la langue espagnole, la sonorité de quelques vocables. Il s'est plu à étudier en poète les habitants et le sol des quelques pays traversés. Il a certaine- ment examiné à sa manière, dans le texte original, « plus d'une comedia ». Il a aimé sincèrement les Romances, et ce ne sont pas les erreurs qu'il commet sur leur nature qui nous doivent faire méconnaître les signes d'une lecture directe. Il est curieux de noter par exemple que Hugo, qui prend pour un type métrique primitif ce qui n'est qu'une modification moderne, s'adapte en tout cas à l'octosyllabe des Romances espagnols et en retrouve le rythme grâce au vers français de sept syllabes (Romance mau- resque, Le Romancero du Cid). Une Espagne intérieure a vécu en lui, et qui ne fut pas seulement celle de ses drames. M. Marti- nenche, qui a minutieusement étudié les sources d'Hemani et
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de Ruy Blas et a réussi à nous montrer qu'elles ne furent pas toutes empruntées à des œuvres de vulgarisation, nous con- vainc mieux encore lorsqu'il interroge, en Victor Hugo, le poète lyrique. C'est au poète lyrique qu'il consacre les pages qui sans doute lui sont le plus chères, celles aussi qui sont esthétiquement le plus fécondes. De la Préface des Orientales et des Orientales elles-mêmes à la Légende nous assistons, grâce à une subtile analyse, à l'intime élaboration d'un paysage. « Vic- tor Hugo », écrit M. Martinenche à propos du Petit Roi de Galice, « n'a parcouru ni les Asturies, ni la Galice, mais il a fait un tel choix dans les éléments basques qu'il avait à sa disposi- tion que son paysage plus général ne laisse pas cependant d'être évocateur des sites mêmes qu'il n'a pas connus». Il faudrait suivre également M. Martinenche lorsqu'il nous parle de Méri- mée, de Gautier et de son recueil Espana, lorsqu'il marque aussi, à propos du mélodrame de Dumas, de F. Mallefille, de J. Bouchardy, comment ce qui était pénétration et vision chez un Hugo et un Gautier devient placage brutal. Ce qui nous demeure encore précieux dans le paysage espagnol que les plus hauts Romantiques ont esquissé, est moins ce qu'ils ont voulu voir — car ici leurs ignorances nous heurtent — que ce qu'ils ont deviné, loin de toute « Espagne » préconçue.
JEAN BAKUZI
LES REVUES
VICTOR HUGO, SPIRITE
M. Paul Berret, qui a donné, dans la collection des Grands Ecrivains, une édition savante de la Légende des Siècles dont la Nouvelle Revue Française a rendu compte en son temps, publie dans la Revue des Deux-Mondes du I er août une curieuse étude sur Victor Hugo spirite :
L'empreinte du spiritisme sur l'œuvre de Victor Hugo, écrit-il, est est un phénomène qui ne s'est jamais reproduit au même degré dans notre histoire littéraire : jamais écrivain n'a été à ce point influencé, dans la pensée philosophique et dans l'expression poétique, par la croyance à l'intervention des forces occultes de la nature.
On sait comment, à Jersev, il interrogeait les tables tour-
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nantes. Mais on n'a pas assez admiré la candeur avec laquelle il recevait leurs réponses. Qu'elles fussent rédigées dans son propre style, il ne trouvait là aucune raison d'étonnement ni de doute, et c'est avec un sincère frémissement qu'il écoutait par exemple Eschyle, questionné sur la fatalité, répondre :
Fatalité, lion dont Faine est dévorée, J'ai voulu te dompter d'un bras cyclopêen, Y ai voulu sur mon dos porter ta peau tigrée, Il me plaisait qu'on dit : Eschyle Néméen, etc.
Même les opinions du fantôme de « la Critique » sur les con- temporains ne lui causaient, par leur étrange coïncidence avec les siennes propres, aucune espèce de surprise :
« Mérimée ! King-Charles de vieille femme. »
« Dumas ! valseur littéraire. Augier ! munito chauve usé par le coiffeur. »
M. Paul Berret assure que :
Bien au contraire, ces ricanements d'outre-tombe, ces turlupinades à la Maglia, affermissaient sa croyance et prolongeaient son admiration épouvantée pour des entités qui lui apparaissaient fraternelles. Il se sen- tait terrifié dans ses sens et dans son âme et cependant enhardi dans son intellectualité. N'était-ce pas un réconfort, singulièrement flatteur pour son amour-propre, qu'il existât dans le monde des purs esprits, une métaphysique, sœur de sa doctrine, et que toutes les nuances de la pensée, depuis la méditation la plus grave jusqu'à l'ironie la plus légère, y fussent identiques à sa propre manière. Quelle consécration de son génie marqué par là du sceau divin !
Et M. Berret étudie l'influence de ces voix mystérieuses sur la production de Hugo dans ses dernières années, autant dire l'influence sur Hugo créateur, de Hugo gobeur.
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��ANNA ET LE PRINTEMPS
Robert Honnert, qui a donné à Ariane de charmantes notes, écrit pour TŒuf dur toute une Fie d'Anna, dont voici le der- nier épisode :
Marcel, après avoir présenté ses hommages à Mme Walter, monta retrouver Anna en haut du jardin. Il marchait tranquillement, en vrai
�� � LES REVUES 5 I I
tourangeau, et prenait garde de ne pas poser dans les flaques ses souliers vernis. Il tenait à la main son feutre et ses gants de peau ; ses cheveux lissés reluisaient au soleil. Anna, en le voyant, s'excusa, et demanda encore cinq minutes, car Flip désirait poursuivre sa partie. Marcel s'écarta ; un coup de vent secoua un poirier voisin et l'inonda de gouttes et de pétales. Anna, essoufflée, s'approcha de lui. Flip fourrait entre eux sa tête velue. — « Vous savez, dit Anna, je vous ai fait attendre exprès. » Marcel la regarda, sans répondre, les yeux tristes. — « Avouez, poursuivit Anna, que lorsque Flip s'amuse ce serait cruel de le déranger. » Marcel fit signe que oui. — « J'aime bien les animaux, déclara Anna, et vous ?» — « Certainement, répondit Marcel. » Ils s'arrêtèrent. — Flip se coucha devant eux et mangea de l'herbe. Anna haussa les épaules et tendit en riant sa main à Marcel.
��Marcel, encouragé, reprit la conversation : « — Comme les choses sont sereines dans la lumière du printemps. » — « La sérénité du prin- temps ? » murmura Anna. — « Quand voudrez-vous, poursuivit douce- ment Marcel, fixer la date de notre mariage ? » Anna lui prit le bras, et répondit avec ardeur : « Vous vous dites que vous m'aimez et cela vous suffit ; vous vous représentez notre noce et vous êtes heureux. Pour moi, Marcel, je ne peux pas. Tout ce qui arrivera est trop simple pour que j'en rêve. Je suis sûre de vous aimer aussi, malgré mes finesses et mes gaucheries, mais l'idée de tout cela me fatigue ; pour- tant je ne puis m'en délivrer l'esprit. Depuis longtemps, Marcel, je ne dis rien de ce qu'il faut dire, je ne pense rien de ce qu'il faut penser. Je crois qu'il y a quelque chose de bon à penser ; mais j'ignore quoi et je suis malheureuse aussi. Il y a quelque chose de bon à dire et ce n'est certainement pas ce que je dis. » — « Vous cherchez trop, Anna, murmura Marcel, laissez-vous aller comme tout le monde à vos plai- sirs. Comme tout le monde. » — « Mais, répondit Anna, c'est juste- ment ce que je ne veux pas. » — « Vous avez tort, dit Marcel. » — « Je le sais bien, cria Anna, seulement vous ne m'apprenez pas ce qui me manque pour que j'aie raison... » — Marcel répliqua sans se trou- bler : « Si, soyez naïve. » — Elle n'osa pas le contredire, quoique le conseil ne fut pas neuf.
Flip fourrait son museau dans la terre et grognait en flairant une musaraigne.
�� � 512 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
LE PRIX BLUMENTHAL
Les bourses de la fondation américaine pour la pensée et l'art français (fondation Blumenthal) ont été attribuées, cette année, à M. Maurice Genevoix et à notre collaborateur Benjamin Cré- mieux.
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MEMENTO
La Bataille littéraire (juillet-août) : Poème, par Serge Essenine. — Marcel Proust, par Hermann Grégoire.
Floréal (septembre) : Documents sur Jules Guesde.
La Grande Revue (août) : L'affaire Ubu, par Charles Chassé.
Mercure de France (ier sept.) : Freud et son procédé sophistique, par Georges Dubujadoux ; La mort de Charles-Louis Philippe, par Paul Léautaud.
Revue de l'Amérique latine (i er sept.) : Hommage au Brésil : L'îlot de Paqueta, par Paul Fort.
La Revue Bleue (2 sept.) : Le Paysan russe, par Maxime Gorki.
La Revue de France (i er sept.) : De l'angoisse dans l'amour, par Jean Rostand ; — William et Henry James, par Régis Michaud.
La Revue des Deux-Mondes (i er sept.) : Jeunes romanciers, par André Beaunier.
La Revue Hebdomadaire : Dostoïevsky annonciateur du bolchevisme, par E. Halpérine Kaminski ; — Fragments inédits du Journal d'un écrivain de Dostoïevsky.
La Revue de Paris (i er sept.) : La Vie d'un grand pêcheur (de Dostoïevsky), par Halpérine-Kaminski.
La Revue Universelle (i er sept.) : Stances d'été, par J. L. Vau- doyer ; — Suite de Sylla et son destin, par Léon Daudet.
��LE GERANT ; GASTON GALLIMARD. A15BEVILLE. — IMPRIMERIE F. PAILLART.
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i
LA REGARDER DORMIR
Même si je n’étais resté qu’un instant hors de ma chambre, en y rentrant, je trouvais Gisèle endormie et ne la réveillais pas. Étendue de la tête aux pieds sur mon lit, dans une attitude d’un naturel impossible à inventer, elle avait l’air d’une longue tige en fleur qu’on aurait disposée là, et c’était ainsi en effet. Le pouvoir de rêver que je n’avais qu’en son absence, je le retrouvais en ces instants passés auprès d’elle comme si en dormant elle était devenue un être analogue à un végétal. Par là son sommeil réalisait dans une certaine mesure la possibilité de l’amour ; seul, je pouvais penser à elle, mais elle me manquait, je ne la possédais pas. Présente, je lui parlais, mais étais trop absent de moi-même pour pouvoir penser. Quand elle dormait, je n’avais plus à parler, je savais que je n’étais plus regardé par elle, je n’avais plus besoin de vivre à la surface de moi-même. En fermant les yeux, en perdant la conscience, Gisèle avait dépouillé, l’un après l’autre, ses différents caractères d’humanité qui m’avaient déçu depuis le jour où j’avais fait sa connaissance. Elle n’était plus animée que de la vie inconsciente des végétaux, des arbres, vie plus différente de la nôtre, plus étrange et qui cependant m’appartenait davantage. Son moi ne s’échappait pas à tous moments, comme quand nous causions, par les issues de la pensée inavouée et du regard. Elle avait rappelé à soi tout ce qui d’elle était en dehors, elle s’était réfugiée, enclose, résumée, dans son corps. En la tenant sous mon regard, dans mes mains, j’avais cette impression de la posséder tout entière que je n’avais pas quand elle était réveillée. Sa vie m’était soumise, exhalait vers moi son léger souffle. J’écoutais cette murmurante émanation mystérieuse, douce comme un zéphyr marin, féerique comme ce clair de lune qu’était son sommeil. C’est peut-être même le dépouillement de l’être humain qu’on est qui, dans le sommeil, supprime la parole, ne laisse passer qu’un bruit léger. À ces moments-là Gisèle me semblait redevenue innocente. Et pourtant quelles songeries, quels noms propres peut-être ne flottaient-ils pas sans que je les pusse saisir, dans cette pure haleine ?
Quelquefois, s’il faisait trop chaud, je voyais qu’avant de s’étendre, elle avait, dormant déjà presque, jeté son kimono sur un fauteuil. Et maintenant qu’elle dormait, je me disais que toutes ses lettres étaient dans la poche intérieure de ce kimono où elle les mettait toujours. Une signature, un rendez-vous donné eussent suffi pour prouver un mensonge ou dissiper un soupçon. Quand je sentais le sommeil de Gisèle assez profond, quittant le pied de son lit où je la contemplais depuis longtemps sans faire un mouvement, je hasardais un pas puis deux, pris d’une curiosité ardente, sentant le secret de cette vie offert, floche et sans défense dans ce fauteuil. Peut-être aussi je m’avançais de la sorte parce que regarder dormir sans bouger finit par devenir fatigant. Et ainsi, tout doucement, me retournant sans cesse pour voir si Gisèle ne s’éveillait pas, j’allais jusqu’au fauteuil. Là je m’arrêtais, je restais longtemps à regarder le kimono comme j’étais resté longtemps à regarder Gisèle. Mais (et peut-être j’ai eu tort) jamais je n’ai touché au kimono, mis la main dans la poche, regardé les lettres. À la fin, voyant que je ne me déciderais pas, je repartais, à pas de loup, revenais près du lit de Gisèle.
Tant que persistait son sommeil je pouvais rêver à elle et pourtant la regarder, et quand il devenait plus profond la toucher, l’embrasser. Ce que j’éprouvais alors c’était un amour devant quelque chose d’aussi pur, d’aussi immatériel, d’aussi mystérieux que si j’avais été devant ces créatures inanimées que sont les beautés de la nature. Et en effet, dès que Gisèle dormait plus profondément, elle cessait d’être seulement la plante qu’elle avait été, son sommeil au bord duquel je rêvais, avec une fraîche volupté dont je ne me fusse jamais lassé et que j’eusse pu goûter indéfiniment, c’était pour moi tout un paysage. Son sommeil mettait à mes côtés quelque chose d’aussi calme, d’aussi sensuellement délicieux, que la baie de Balbec devenue, les nuits de pleine lune, douce comme un lac, où les branches bougent à peine, où, étendu sur le sable, l’on écouterait sans fin se briser le reflux. En entrant dans la chambre, j’étais resté debout sur le seuil n’osant pas taire de bruit et je n’en avais pas entendu d’autre que celui de son haleine venant expirer sur ses lèvres à intervalles intermittents et réguliers, comme un reflux aussi, mais plus assoupi et plus doux. Et au moment où mon oreille recueillait ce bruit divin, il me semblait que c’était, condensée en lui, toute la personne, toute la vie de la charmante captive, étendue là sous mes yeux. Des voitures passaient bruyamment dans la rue, son front restait aussi immobile, aussi pur, son souffle aussi léger, réduit à la simple expiration de l’air nécessaire. J’ai passé de charmants soirs à causer, à jouer avec Gisèle, mais jamais d’aussi doux que quand je la regardais dormir. Elle avait beau avoir en bavardant, en jouant aux cartes, ce naturel qu’une actrice n’eût pu imiter : c’était un naturel plus profond, un naturel au deuxième degré, que m’offrait son sommeil. Sa chevelure descendue le long de son visage rose était posée à côté d’elle sur le lit et parfois une mèche isolée et droite donnait le même effet de perspective que ces arbres lunaires grêles et pâles qu’on aperçoit tout droits au fond des tableaux raphaëlesques d’Elstir. Si les lèvres de Gisèle étaient closes, en revanche, de la façon dont j’étais placé, ses paupières paraissaient si peu jointes que j’aurais presque pu me demander si elle dormait vraiment. Tout de même ces paupières abaissées mettaient dans son visage cette continuité parfaite que les yeux n’interrompent pas. Il y a des êtres dont la face prend une beauté et une majesté inaccoutumée pour peu qu’ils n’aient plus de regard. Je mesurais des yeux Gisèle étendue à mes pieds. Par instants elle était parcourue d’une agitation légère et inexplicable, comme les feuillages qu’une brise inattendue convulse pendant quelques instants. Elle touchait à sa chevelure puis ne l’ayant pas fait comme elle le voulait, elle y portait la main de nouveau et avec des mouvements si suivis, si volontaires, que j’étais convaincu qu’elle allait s’éveiller. Nullement ; elle redevenait calme dans le sommeil qu’elle n’avait pas quitté. Elle restait désormais immobile. Elle avait posé sa main sur sa poitrine en un abandon du bras si naïvement puéril que j’étais obligé en la regardant d’étouffer le rire que par leur sérieux, leur innocence et leur grâce nous donnent les petits enfants. Moi qui connaissais plusieurs Gisèle en une seule, il me semblait en voir bien d’autres encore reposer auprès de moi. Ses sourcils arqués comme je ne les avais jamais vus entouraient les globes de ses paupières comme un doux nid d’alcyon. Des races, des atavismes, des vices reposaient sur son visage.
Chaque fois qu’elle déplaçait sa tête, elle créait une femme nouvelle, souvent insoupçonnée de moi. Il me semblait posséder en elle d’innombrables jeunes filles. Sa respiration, peu à peu plus profonde, maintenant soulevait régulièrement sa poitrine et, par-dessus elle, ses mains croisées, ses perles, déplacées d’une manière différente par le même mouvement, comme ces barques, ces chaînes d’amarre que fait osciller le mouvement du flot. Alors sentant que son sommeil était dans son plein, que je ne me heurterais pas à des écueils de conscience recouverts maintenant par la pleine mer du sommeil profond, délibérément je sautais sans bruit sur le lit, je me couchais au long d’elle, je prenais sa taille d’un de mes bras, je posais mes lèvres sur sa joue et sur son cœur, puis, sur toutes les parties de son corps, ma seule main restée libre et qui était soulevée aussi comme les perles, par la respiration de la dormeuse ; moi-même j’étais déplacé légèrement par son mouvement régulier, je m’étais embarqué sur le sommeil de Gisèle. Parfois il me faisait goûter un plaisir moins pur. Je n’avais besoin pour cela de nul mouvement, je faisais pendre ma jambe contre la sienne, comme une rame qu’on laisse traîner et à laquelle on imprime de temps à autre une oscillation légère pareille au battement intermittent de l’aile qu’ont les oiseaux qui dorment en l’air. Je choisissais pour la regarder cette face de son visage qu’on voyait bien rarement et qui était si belle. On comprend à la rigueur que les lettres que vous écrit quelqu’un soient à peu près semblables entre elles et dessinent une image assez différente de la personne qu’on connaît pour qu’elles constituent une deuxième personnalité. Mais combien il est plus étrange qu’une femme soit accolée, comme Rosita et Dodicaa, à une autre femme, dont la beauté différente fait induire un autre caractère, et que pour voir l’une il faille se placer de profil, pour l’autre de face.
Le bruit de sa respiration devenant plus fort pouvait donner l’illusion de l’essoufflement du plaisir et quand le mien était à son terme, je pouvais l’embrasser sans avoir interrompu son sommeil. Il me semblait à ces moments là que je venais de la posséder plus complètement, comme une chose inconsciente et sans résistance de la muette nature. Je ne m’inquiétais pas des mots qu’elle laissait parfois échapper en dormant, leur signification m’était fermée, et d’ailleurs quelque personne inconnue qu’ils eussent désignée, c’était sur ma main, sur ma joue, que sa main parfois animée d’un léger frisson se crispait un instant. Je goûtais son sommeil d’un amour désintéressé, apaisant, comme je serais resté des heures à écouter le déferlement du flot. Peut-être faut-il que les êtres soient capables de vous faire beaucoup souffrir pour que dans les heures de rémission, ils vous procurent ce même calme apaisant que la nature. Continuant à entendre, à recueillir d’instant en instant, le murmure apaisant comme une imperceptible brise, de sa pure haleine, c’était toute une existence physiologique qui était devant moi ; aussi longtemps que je restais jadis couché sur la plage, au clair de lune, je demeurais là à la regarder, à l’écouter. Quelquefois on eût dit que la mer devenait grosse, que la tempête se faisait sentir jusque dans la baie et je me mettais contre elle à écouter le grondement de son souffle qui ronflait.
J’avais son souffle près de ma joue, dans sa bouche que j’entrouvrais sur la mienne, où contre ma langue passait sa vie. Mais ce plaisir de la voir dormir et qui était aussi doux que de la sentir vivre, un autre y mettait fin et qui était celui de la voir s’éveiller. Il était à un degré plus profond et plus mystérieux, le plaisir même qu’elle habitât chez moi. Sans doute il m’était doux, l’après-midi, quand elle descendait de voiture, que ce fût dans mon appartement qu’elle rentrât. Il me l’était plus encore que, quand du fond du sommeil, elle remontait les derniers degrés de l’escalier des songes, ce fût dans ma chambre qu’elle renaquît à la conscience et à la vie, qu’elle se demandât un instant : où suis-je ? et que, voyant les objets dont elle était entourée, la lampe dont la lumière lui faisait à peine cligner les yeux, elle pût se répondre qu’elle était chez elle en constatant qu’elle s’éveillait chez moi. Dans ce premier moment délicieux d’incertitude il me semblait que je prenais à nouveau plus complètement possession d’elle, puisque au lieu qu’après être sortie elle entrât dans sa chambre comme quand elle revenait de promenade, c’était ma chambre, dès qu’elle serait reconnue par elle, qui allait l’enserrer, la contenir sans que ses yeux manifestent aucun étonnement, restant aussi calmes que si elle n’avait pas dormi. L’hésitation du réveil révélée par son silence, ne l’était pas par son regard. Dès qu’elle retrouvait la parole, elle disait : « Mon » ou « Mon chéri » suivis l’un et l’autre de mon nom de baptême. Je ne permettais plus dès lors qu’en famille en m’appelant ainsi on ôtât leur prix d’être uniques aux mots délicieux que me disait Gisèle. Tout en me les disant elle faisait une petite moue qu’elle changeait d’elle-même en baiser. Aussi vite qu’elle s’était tout à l’heure endormie, aussi vite elle s’était réveillée.
ii
MES RÉVEILS
Quand Gisèle ne me quittait ainsi qu’au matin, je m’endormais beaucoup plus profondément que d’habitude. Comme un tel sommeil est — en moyenne — quatre fois plus reposant qu’un sommeil léger, il paraît à celui qui vient de dormir avoir été quatre fois plus long, alors qu’il fut quatre fois plus court. Magnifique erreur d’une multiplication par seize qui donne tant de beauté au réveil et introduit dans la vie une véritable novation pareille à ces grands changements de rythme qui en musique font que, dans un andante, une croche tient autant de durée qu’une blanche dans un prestissimo, et qui sont inconnus à l’état de veille. La vie est presque toujours la même, d’où les déceptions du voyage. Il semble bien que le rêve soit fait pourtant avec la matière parfois la plus grossière de la vie, mais cette matière y est traitée, malaxée, avec un étirement dû à ce qu’aucune des limites horaires de l’état de veille n’est plus là pour l’empêcher de s’effiler jusqu’à des hauteurs telles qu’on ne la reconnaît pas. Ces matins où Gisèle me quittait tard, la fortune m’advenait souvent que le coup d’éponge du sommeil avait effacé de mon cerveau les signes des occupations quotidiennes qui y sont tracées comme sur un tableau noir, et qu’il me fallait faire revivre ma mémoire ; à force de volonté on peut rapprendre ce que l’amnésie du sommeil ou d’une attaque a fait oublier et qui renaît peu à peu, au fur et à mesure que les yeux s’ouvrent ou que la paralysie disparaît.
Et souvent une heure de sommeil de trop est une attaque de paralysie après laquelle il faut retrouver l’usage de ses membres, rapprendre à parler. La volonté n’y réussirait pas. On a trop dormi, on n’est plus. Le réveil est à peine senti mécaniquement, et sans conscience, comme peut l’être, dans un tuyau, la fermeture d’un robinet. Une vie plus inanimée que celle de la méduse succède, où l’on croirait aussi bien que l’on est tiré du fond des mers ou revenu du bagne, si seulement l’on pouvait penser quelque chose.
Mais alors du haut du ciel la déesse Mnémotechnie se penche et nous tend sous la forme « habitude de demander son café au lait » l’espoir de la résurrection. Encore le don subit de la mémoire n’est-il pas toujours aussi simple. On a souvent près de soi dans ces premières minutes où l’on se laisse glisser au réveil, une variété de réalités diverses entre lesquelles l’on croit pouvoir choisir comme dans un jeu de cartes. C’est vendredi matin et on rentre de promenade, ou bien c’est l’heure du thé au bord de la mer. L’idée du sommeil et qu’on est couché en chemise de nuit est souvent la dernière qui se présente à vous. On croit avoir sonné, on ne l’a pas fait, on a agité des propos déments. J’avais vécu tant d’heures en quelques minutes que, voulant tenir à Françoise que j’allais sonner, un langage conforme à la réalité et réglé sur l’heure, j’étais obligé d’user de tout mon pouvoir interne de compression pour ne pas dire : « Eh ! bien, Françoise, nous voici à 5 heures du soir et je ne vous ai pas vue hier après-midi » et pour refouler mes rêves. En contradiction avec eux et en me mentant à moi-même (maintenant que j’étais arrivé à presser la poire électrique car le mouvement vous rend la pensée), je disais effrontément, en me réduisant de toutes mes forces au silence, je disais lentement mais nettement : « Françoise, il est bien dix heures n’est-ce pas ? (Je ne disais même pas : dix heures, mais : dix heures dix, pour que ces incroyables dix heures eussent quelque chose de plus naturel.) Donnez-moi mon café au lait. » Dire ces paroles au lieu de celles que continuait à penser le dormeur à peine éveillé que j’étais encore, me demandait le même effort d’équilibre qu’à quelqu’un qui sautant d’un train et courant un instant le long de la voie, réussit pourtant à ne pas tomber. Il court un instant parce que le milieu qu’il quitte était un milieu animé d’une plus grande vitesse, et très dissemblable du sol inerte auquel ses pieds ont quelque difficulté à se faire. Mais, ô miracle ! Françoise n’avait pu soupçonner la mer d’irréel qui me baignait encore tout entier et à travers laquelle j’avais eu l’énergie de faire passer mon étrange question. Elle me répondait en effet : « Il est dix heures dix », ce qui me donnait une apparence raisonnable et me permettait de ne pas laisser apercevoir les conversations bizarres qui m’avaient interminablement bercé, les jours où ce n’était pas une montagne de néant qui m’avait retiré la vie. À force de volonté, je m’étais réintégré dans le réel.
��Les fleurs de votre papier peint Il faudra bien qu'on les jalouse : Vous leur sourie^ le matin, Est-il plus heureuse pelouse ?
��Un jardin faux a la primeur Des beautés dont ce temps m'exile Et le véritable, où je meurs, N'a plus de ga^on qu'inutile.
��Alors que tout a déserté L'azur de mon âpre folie, Heureux pays, heureux été Que vos grâces réconcilient !
�� � 5 2 4 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE.
��II
��Reviendrons-nous à Bouçival
o
Le jour gnon y joute à la lance ? Dans une guinguette en aval, Quand le dimanche eut fait silence,
Quand les calicots canotiers Eurent laissé tomber les rames Et qu'autour des demi-setiers Rêvaient ces messieurs et ces dames,
Je respirais autour de vous
Cette incomparable amertume
Qui nous punit d'être jaloux
I? amours que point nous ne connûmes.
��III
Les paysages de l'amour Bientôt dépouillent leur mystère; Qu'il sera banal au grand jour Ce bosquet que la lune éclaire.
Toujours précis en leur dessin, Les noms sont fidèles aux marbres, Et percés d'un dard assassin Les cœurs croissent avec les arbres.
Vers les plaisirs qui nous sont dus En vain l'on veut tirer au large, Ces aimables témoins à charge Accusent notre temps perdu.
�� � PETITE FUGUE D'ÉTÉ
��525
��IV
Moi qu'enchantèrent les regrets Et les romans et les romances Maintenant je souhaiterais Des yeux où rien ne recommence.
Quand le goût des baisers anciens Remonte à deux bouches offertes, Chacune entend garder les siens Et veut l'autre nue et déserte ;
Mais ce qu'un jour on a donné Où donc irait-on le reprendre ? Comme on dit au Pays du Tendre C'est macache et midi-sonné.
��V
��Enfant ! prête-moi ton bandeau, Que je me dérobe à moi-même ! Il n'est pas vrai, je le sais trop, Qu'on soit aveugle quand on aime.
Ne quitte^ pas mes yeux mortels Retenez-les contre les vôtres, Qu'ils ne voient plus terre ni ciel Ni ces destins où je me vautre.
Faites que leurs feux obstinés A votre ingrat et doux service, Meurent enfin comme ils sont nés Rebelles, et pleins de caprices.
�� � 526 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
��VI
y ai revu le vallon normand Que j'aimai tant avant la guerre ; Ils sont, ces chers lieux de naguère, Aussi menteurs que des amants :
Nous serons pour toi, disaient-ils, Invariables et fidèles ; La Vierge d'Août tient dans ses fils Nos trèfles et nos hirondelles...
Aux promesses de leurs chemins Que les couples nouveaux se fient ! J'apprendrai la géographie D'un beau désert sans lendemain.
��VII
Souffrance, ô jeunesse des sens Ne m'abandonne pas encore ! Tous les âges sont innocents S'il est des tourments qu'ils ignorent.
Chérissons la méchanceté Des mains qui font fleurir nos veines, Leur douceur non plus n'est point vaine Qui réveille nos cruautés.
La volupté de cette vie N'est donc que le cher désaccord Où les complaisances des corps Trompent la haine inassouvie.
�� � PETITE FUGUE D ÉTÉ 527
��VIII
« Les délicats sont malheureux » S'il est vrai que rien ne les flatte, Il n'est rien d'asse; dur pour eux : Mais que dire des délicates ?
Que ne m'ave;-vous mieux meurtri Quand j'étais capable de l'être ? Des pleurs que d'autres ont tari, A présent je ne suis plus maître.
Lèvres qui garde; le désir Des morsures les plus extrêmes, Sache; qu'il vous faudrait vous-mêmee Rester jeunes pour mieux souffrir.
ROGER ALLARD
�� � ANTON TCHEKHOV
CONSIDÉRATIONS ACTUELLES
��I
��Il ne faudrait pas chercher en ces quelques pages un effort pour caractériser d'une façon générale et complète l'œuvre d'Anton Tchékhov : toute étude de ce genre exigerait une analyse extrêmement détaillée et fouillée et me mettrait dans l'obligation de citer longuement des ouvrages que le public français ne connaît pas encore L Et pour- tant, je ne parviendrais certainement pas à donner au lec- teur français une idée exacte à la fois et suffisamment claire de la personnalité artistique de Tchékhov, car même pour nous autres, Russes, qui connaissons ses livres, je pourrais dire presque par cœur, il 3^ a en cet écrivain d'une forme si claire, si facile, semble-t-il, beaucoup de choses obscures encore que nous ne parvenons pas à saisir, bien qu'elles agissent sur nous directement et avec force. Nous aimons Tchékhov ; il fut certainement, au cours des années qui précédèrent la révolution, le plus populaire de nos écrivains, mais nous ne comprenons pas encore tout à
1. Cette lacune sera bientôt comblée : la Maison Pion a entrepris la publication de l'œuvre complète de Tchékhov, dans la traduction fidèle de M. Denis Roche. Les deux volumes déjà parus contiennent une partie des œuvres dramatiques de Tchékhov qui exercèrent une action puis- sante sur le théâtre russe et quelques-uns de ses meilleurs récits, tels que : la Salle 6, Graine errante, V Uniforme du Capitaine et l'Angoisse, un pur chef-d'œuvre.
�� � ANTON TCHEKHOV 529
fait les raisons de l'attirance puissante qu'il exerce sur nos esprits.
Tchékhov est encore une énigme. Peut-être le sera-t-il toujours. La critique s'est beaucoup occupée de son œuvre, mais n'a su jusqu'ici que la réduire à quelques formules portatives, rapidement devenues des lieux communs et qui ont déjà perdu toute valeur, aux yeux même de ceux qui les emploient encore à défaut de mieux. Le succès a été néfaste à Tchékhov sous ce rapport : le voilà déjà classé et catalogué, avant même d'avoir été compris.
Tchékhov, a-t-on proclamé, c'est le chantre des âmes crépusculaires, des petites gens, de la vie mesquine et plate, l'historien des drames insignifiants, du lent enli- sement des âmes débiles ; c'est un pessimiste, mais un tendre en même temps et un résigné, dont le regard aigu se voile souvent de pitié ; son art élégant et doux est tout de nuances. Conformément aux doctrines esthétiques jadis à la mode, on a rattaché aussi Tchékhov à son époque, à son milieu : son œuvre reflète les tendances, les sentiments de la société russe pendant la longue période de réaction qui marqua les règnes d'Alexandre III et de Nicolas II ; les intellectuels russes, désespérant de l'avenir, impuissants, rongés de doutes et d'inquiétudes, étaient plongés dans le découragement, l'apathie. L'œuvre de Tchékhov est juste- ment le produit de cet état d'esprit « crépusculaire ». Tel est le portrait que la critique russe a tracé de l'auteur de la Mouette.
Si ce portrait était exact, si Tchékhov n'était que cela, quel intérêt, quelle valeur présenterait-il pour nous aujourd'hui, pour nous qui avons vécu la guerre et tra- versé la tourmente révolutionnaire ? Quel intérêt présente- rait-il aussi pour les étrangers qui ne peuvent le connaître qu'à travers des traductions, lesquelles, si fidèles qu'elles soient, affaiblissent encore sa signification ?
Dans les lieux communs qui se débitent généralement sur le compte de Tchékhov et que je viens de résumer, il y
34
�� � 53° LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
a certainement un côté de vérité : oui, Tchékhov est un peintre des mœurs et de l'état des esprits de la société russe au cours des vingt dernières années du siècle passé ; et c'est ainsi que certaines choses ont déjà fortement vieilli en Tchékhov : la description d'une existence qui nous paraît aujourd'hui, après la révolution bolcheviste, aussi différente de la nôtre que celle des Grecs ou des Ro- mains. Lorsque nous lisons maintenant ses scènes de la vie des paysans, des ouvriers, des propriétaires terriens, des petits bourgeois, il nous semble que ce ne sont là que contes de nourrice.
Mais il y a aussi en lui quelque chose de très vivant encore ; je dirai même plus : quelque chose d'extrêmement important et. qui, répondant très subtilement à certaines de nos tendances, de nos préoccupations actuelles, à nous autres Russes, ne peut être bien saisi et compris qu'aujour- d'hui. Cet élément impérissable, Tchékhov Ta eu en com- mun avec ses aînés, Gogol, Dostoïevsky, Tolstoï. Eux aussi, — pour autant qu'ils décrivaient en réalistes la vie de leur temps, les mœurs, la structure sociale — ils ont quelque peu vieilli, il faut oser le dire. Mais qui donc songerait à ne voir dans La Guerre et la Paix qu'un roman historique, à ne considérer les Frères Karamazov que comme un tableau de la vie provinciale ! Tchékhov sous ce rapport est bien l'héritier des grands génies qui l'ont précédé, et on a pu très justement dire de lui : si ce n'est pas le Roi, c'est en tout cas le Dauphin. Il est de sang royal, de la race de ceux que je viens de nommer et marche dans la voie qu'ils ont tracée.
��II
��S'il me fallait caractériser d'un seul mot l'art de Tchékhov, je ne pourrais souligner autre chose que son extrême simplicité. Je dirais même que si « art » signifiait un
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certain arrangement, une réorganisation de la réalité, il faudrait alors admettre qu'il n'y a pas d'art du tout en Tchékhov ou, ce qui serait évidemment plus exact, que tout l'art de Tchékhov consiste justement a faire naître l'impression d'une absolue spontanéité, d'une sincérité naïve, d'une complète absence de tout apprêt, de tout arti- fice. A ce point de vue Tchékhov occupe une place unique dans la littérature européenne.
Si le lecteur n'est pas prévenu, jamais l'idée ne lui vien- dra de prêter la moindre attention au style de Tchékhov ou bien au développement de ses récits — car cette simplicité, cette pauvreté des moyens dont use l'auteur, caractérisent aussi bien son style que sa composition. Il y a des écri- vains qui nous frappent dès l'abord par l'excellence de leur métier littéraire, par la beauté de leur langue, par la per- fection et l'élégance de leur composition. Mais jamais on ne songe à ces choses en lisant Tchékhov et il faut faire un violent effort sur soi-même, si l'on veut se détacher de ce qu'il nous dit pour porter son attention sur la manière dont il le dit. Ivan Bounine, par exemple, est un grand maître du verbe ; ses nouvelles sont de merveilleux joyaux : Tchékhov ne produit jamais cette impression et n'éveille aucune image de ce genre. On trouverait certainement chez lui de très belles phrases, mais à la lecture elles n'accrochent pas.
Quel est son style ? Si l'on est amené pour une raison ou pour une autre à se poser cette question, on s'aperçoit que la langue de Tchékhov possède un charme particulier : qu'elle est très précise, gracieuse et facile, sans tension, sans effort aucun. Ce style se rapproche du langage parlé ; il en conserve toutes les caractéristiques : la liberté d'allure, le laisser-aller même, qui pourrait passer pour de l'incorrec- tion, la légèreté. Ce style n'est pas très coloré : Tchékhov ne peint pas ; il dessine plutôt ; et son dessin, très fin, n'est jamais trop appuyé, trop riche en jeux d'ombres et de lumières. Aussi, quand il lui arrive parfois de souligner
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un détail quelconque, sans paraître y attacher une impor- tance particulière, cela produit toujours un très grand effet.
Ses goûts, ses habitudes (il débuta en collaborant à des journaux quotidiens) et aussi la conscience très nette qu'il avait des limites de ses propres forces le portaient tout natu- rellement vers la forme laconique et concentrée du récit, de la nouvelle plus ou moins développée. Il établissait tou- jours ses plans très minutieusement, mais le récit chez lui se développe si naturellement, si librement que le lecteur peut s'imaginer que l'auteur prend tout autant de plaisir à raconter que lui-même à lire. Presque toujours il entre immédiatement et de plain-pied dans son sujet, sans nulle préparation, avec une audace tranquille qui souvent décon- certe. Le début de VoJodia est très caractéristique à cet égard : Tchékhov indique que les pensées de son héros suivent trois directions différentes, puis il les suit une à une dans leurs méandres avec une sèche précision qui pourrait passer pour de la gaucherie ; mais dès ce début le lecteur est conquis : il est persuadé.
Cet art extraordinaire qui consiste justement à créer l'il- lusion de l'absence de tout art, de toute forme, présente, me semble-t-il, de grandes analogies avec certaines trou- vailles de Moussorgsky : celui-ci découvre intuitivement une forme d'art telle que la vie qu'il y enclôt conserve sa tiédeur, sa souplesse et un indéfinissable parfum de fraî- cheur. La forme de Moussorgsky (je prends ce mot de « forme » dans son acception la plus large), parfaitement pure et transparente, ne se laisse pas apercevoir et paraît nous mettre en rapport direct, en contact immédiat avec la réalité vivante, encore toute palpitante, que nous découvre l'artiste. Je songe surtout, en ce moment, à la Chambre d'Enfants, à la scène de l'auberge de Boris. Il en est de même de Tchékhov dans ses meilleures nouvelles. S'il nous donne l'illusion de la vie, ce n'est pas en accumulant des détails réalistes ou des peintures éclatantes, mais en conservant à son récit cette allure souple, cette démarche
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quelque peu incertaine, sans but précis, « au hasard » que nous présente la réalité.
��III
��La critique russe, disais-je, ne put comprendre Tchékhov, ce qui ne Ta pas empêchée de le couvrir de rieurs. Il y a une exception pourtant : c'est l'admirable étude de Léon Schestov : La création ex nihilo, qui porte en épigraphe ce vers de Baudelaire :
Résigne-toi, mon cœur, dors ton sommeil de brute.
Schestov voit en Tchékhov le chantre « de la désespé- rance » : au cours de sa longue carrière littéraire Tchékhov n'a jamais fait que tuer les espoirs humains ; il faisait cela bien mieux que Maupassant, insiste Schestov : des mains de Maupassant la victime réussissait parfois à s'échapper, froissée, brisée, mais encore vivante. Entre les mains de Tchékhov, tout mourait.
Il y a du vrai dans ce terrible jugement que Schestov développe longuement et avec de nombreux exemples à l'appui. Mais je voudrais y introduire une correction qui en modifierait considérablement la portée. Il ne s'agit d'ailleurs pas d'épuiser l'œuvre de Tchékhov en une seule formule; je voudrais souligner seulement une des tendances dominantes de cette oeuvre, celle qui me paraît présenter actuellement une signification toute particulière. Tchékhov tue les espoirs humains, mais « humains » doit signifier ici « sociaux » ; Tchékhov enlève à l'homme tout ce qui ne lui appartient pas en propre, ses vêtements sociaux. Tchékhov déshabille la personnalité humaine que son regard perçant découvre sous les somptueux habits ou les sales oripeaux dont elle est toujours revêtue. Il n'a pas, semble-t-il, de plus grande joie que de faire tomber un à un les voiles dont l'homme recouvre sa nudité et qui la
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défendent contre ses propres regards et ceux d'autrui. Son pessimisme, ses railleries, son ironie ne sont jamais dirigés contre l'homme, mais contre les contingences qui l'enser- rent et déterminent son action. Ses meilleurs récits, comme cette Ennuyeuse Histoire qu'il fit paraître quand il n'avait encore que vingt-sept ans, racontent justement le lent dépouillement par l'homme de sa personnalité sociale et la découverte inattendue de son propre moi, du moi réel.
Tel est aussi le thème de la Dame au petit chien, un de ses chefs-d'œuvre, où le contraste entre l'existence sociale de l'homme et sa vie intime est rendu d'autant plus frap- pant que les héros du récit sont des êtres parfaitement quelconques et leurs aventures très ordinaires :
Il parlait, et songeait en même temps qu'il allait à un rendez-vous et que pas une âme vivante ne le savait et ne le saurait sans doute jamais. Il vivait deux existences : l'une, évi- dente, que voyaient et constataient tous ceux qui le devaient, remplie de vérités partielles et de mensonges partiels, parfai- tement semblable à la vie de ses amis et connaissances, et l'autre secrète. Et par un étrange concours de circonstances, peut-être fortuit, tout ce qui était pour lui important, intéres- sant, indispensable, ce qu'il vivait sincèrement et sans se mentir à lui-même, ce qui constituait le noyau même de son existence se déroulait secrètement, tandis que son mensonge, la carapace dans laquelle il se relirait pour cacher la vérité, comme par exemple : ses occupations à la banque, ses discussions au club, ses théories sur les femmes, les anniversaires qu'il fêtait — tout cela se passait aux yeux de tous. Et il jugeait des autres d'après soi, ne croyait pas à ce qu'il constatait et supposait toujours que la vraie vie de chacun, sa vie la plus intéressante se dérou- lait sous le voile du mystère, comme sous le voile de la nuit. Toute existence individuelle est bâtie sur le mystère et c'est en partie à cause de cela, peut-être, que l'homme civilisé insiste avec tant de nervosité sur le respect dû à la vie privée.
Très souvent, et c'est là que le pessimisme de Tchékhov confine au désespoir, l'écrivain, après avoir patiemment épluché son héros et mis à nu les enveloppes successives
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qui recouvraient sa personnalité véritable, ne trouve plus rien, aucun résidu : la personnalité a péri, étouffée sous le vêtement qui s'est incrusté peu à peu dans sa chair. Parfois l'homme lutte, se révolte contre cet envahissement de son être. Dans son premier drame, Ivanov, par exemple (écrit vers 1889), c'est la révolte contre les idées morales et sociales transformées en principes abstraits et préten- dant à régir la vie que décrit Tchékhov. Le plus souvent cette révolte n'aboutit pas, la défaite du héros est com- plète ; mais, dans sa défaite même, il réussit à se retrouver lui-même, ne fût-ce que pour un instant.
Nul romantisme avec cela, nulle déclamation, nulle pose ; les choses se passent toujours très simplement, vulgai- rement, dirais-je même. Absence complète aussi de toute tendance moralisatrice, de théories philosophiques ou sociales.
André Gide faisait très justement remarquer à propos de Dostoïevski que la littérature russe s'occupe plus des rap- ports entre la personnalité humaine et Dieu, que des liens sociaux. On peut en dire tout autant de Tchékhov : ses descriptions du milieu social, ses scènes de mœurs ne sont pour lui qu'un moyen d'atteindre le moi intime de l'homme. L'homme nu — tel est le véritable problème pour Tchékhov.
Mais la carapace sociale est solide ; elle résiste à tous les coups, à toutes les secousses ; seule la maladie, la mort peuvent en avoir parfois raison. Aussi Tchékhov est-il impitoyable pour ses héros : il les pousse lentement vers l'abîme, il suit attentivement toutes leurs convulsions, il les lait souffrir tant qu'il peut, car ce n'est que lorsqu'ils auront tout perdu qu'ils retrouveront parfois un dernier espoir, inexprimable.
C'est de cette même source, de cette vision de l'homme nu que découle l'humour de Tchékhov, léger, naïf dans ses premières œuvres, plus tard mélancolique et ironique : le rire est toujours déclanché ici par le contraste entre les
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vêtements de l'homme et le corps que Tchékhov voit transparaître au travers de ces vêtements.
L'homme nu — c'est aussi d'une certaine façon le pro- blème de Tolstoï, de Dostoïevsky. L'Ennuyeuse Histoire ne fait-elle pas songer à la Mort d'Ivan Ilitch ? Je parlais ici dernièrement de Bounine et rappelais aussi à propos du Monsieur de San Francisco le chef-d'œuvre de Tolstoï.
C'est justement ce qui nous rend Tchékhov si actuel aujourd'hui, tout comme ses aînés que nous comprenons autrement et mieux qu'auparavant. Si, sous certains rap- ports, Tchékhov semble avoir reculé dans le temps, sous d'autres il s'est rapproché de nous, il est'devenu notre con- temporain et nous sommes pour lui de bien meilleurs lec- teurs que ces gens de la fin du xix e siècle et du début du siècle présent dont les pieds reposaient sur un sol ferme et qui n'imaginaient même pas que la terre pût un jour manquer sous leurs pas. Nous autres, qui nous trouvons sur un terrain mouvant, qui avons vu se désagréger une immense société presque en quelques mois et avons assisté à la rupture de tous les liens sociaux, nous avons acquis au moins une liberté d'esprit, une passion du risque, une soif d'aventures que ne connaissaient pas nos pères, et aussi un dégoût profond pour toutes les formules, toutes les théories générales, tout ce qui tend à enclore la vie, à la limiter. Tchékhov, cet esprit libre et inquiet, est un des nôtres, car à nous aussi la nudité de l'homme est apparue, brusquement dépouillée dans la catastrophe russe de ses linges sociaux. Certes, il n'est pas beau, l'homme nu : il est même hideux, très souvent et parfois pitoyable, mais c'est peut-être parce qu'il se cachait toujours hon- teusement.
BORIS DE SCHLOEZER
�� � Un dimanche d’été, vers cinq heures du soir, Volôdia, jeune homme de dix-sept ans, laid, maladif et timide, était assis sous une tonnelle de la maison de campagne des Choumikhine, et s’ennuyait.
Ses tristes pensées suivaient trois directions.
Il devait, premièrement, passer le lendemain un examen de mathématiques et il savait que, s’il ne résolvait pas le problème posé, il serait renvoyé du lycée, parce qu’il redoublait sa seconde [10] et avait comme moyenne, en algèbre, 2 ¾. Deuxièmement, ce séjour chez les Choumikhine, gens riches, prétendant à l’aristocratie, causait à son amour-propre une constante souffrance. Il lui semblait que Mme Choumikhine et ses nièces le tenaient, ainsi que sa maman, pour des parents pauvres et des pique-assiettes ; qu’elles n’estimaient point sa mère et se moquaient d’elle. II avait une fois entendu Mme Choumikhine dire, sur la terrasse, à sa cousine, Anna Fiôdorovna, que sa maman continuait à faire la jeune, qu’elle se fardait, ne payait jamais ses dettes de jeu et qu’elle avait une passion immodérée pour les bottines et les cigarettes d’autrui.
Chaque jour, Volôdia suppliait sa maman de ne plus aller chez les Choumikhine, lui décrivait le rôle humiliant qu’elle jouait chez ces gens-là, cherchait à la convaincre, lui disait des choses dures, mais elle, légère, gâtée, ayant dilapidé deux fortunes, la sienne et celle de son mari, toujours attirée vers la haute société, ne comprenait pas son fils, qui, deux fois par semaine, devait l’accompagner à la villa maudite.
Troisièmement, le jeune homme ne parvenait pas à se débarrasser d’un sentiment étrange et désagréable, et tout nouveau pour lui... Il lui semblait qu’il était amoureux d’Anna Fiôdorovna, la cousine de Mme Choumikhine, qui était aussi en visite chez elle.
C’était une remuante, criarde et moqueuse petite dame d’une trentaine d’années, robuste, fraîche, rose, avec des épaules rondes, un menton rond et gras, et qui avait, sur ses lèvres minces, un perpétuel sourire. Elle n’était ni belle, ni jeune ; Volôdia le savait parfaitement. Mais il n’avait pas la force de ne pas penser à elle, de ne pas la regarder, lorsque, jouant au croquet, elle roulait ses épaules rondes et remuait son dos droit, ou lorsque, après avoir beaucoup ri et couru, elle se laissait tomber dans un fauteuil, les yeux demi-clos, et haletait, comme si sa poitrine avait été à l’étroit. Elle était mariée. Son mari, architecte sérieux, venait une fois par semaine à la villa, y dormait tout son saoul et repartait. L’étrange sentiment commença, chez Volôdia, par une haine sans sujet pour cet architecte et il se réjouissait chaque fois qu’il retournait en ville.
Assis sous la tonnelle, pensant à l’examen du lendemain et à sa maman que l’on raillait, Volôdia ressentait un violent désir de voir Nioùta (c’est ainsi que les Choumikhine appelaient Anna Fiôdorovna), d’entendre son rire, le bruissement de sa robe... Ce désir ne ressemblait pas à l’amour pur, poétique, qu’il connaissait par les romans et auquel il rêvait chaque soir en se couchant. Ce désir était étrange, incompréhensible ; Volôdia en avait honte et le redoutait comme quelque chose de très mal et d’impur qu’il est difficile de s’avouer à soi-même...
« Ce n’est pas de l’amour, se disait-il. On ne s’amourache pas de femmes de trente ans, mariées... Ce n’est qu’une petite galanterie... Une simple petite galanterie. »
Et en pensant à cette petite galanterie, il se rappelait sa timidité insurmontable, son manque de moustaches, ses rousseurs, ses yeux étroits. Il se plaçait, en pensée, près de Nioûta et leur couple lui semblait impossible. Il s’empressait alors de se rêver beau, hardi, spirituel, habillé à la dernière mode...
Au plus fort de sa rêverie, tandis que, courbé, les yeux à terre, il était assis en un coin sombre de la tonnelle, des pas légers retentirent. Quelqu’un marchait sans se presser dans l’allée. Bientôt les pas s’arrêtèrent et quelque chose de blanc apparut.
« Y a-t-il ici quelqu’un ? demanda une voix de femme.
Volôdia reconnut la voix et releva la tête avec effroi.
— Qui est là ? demanda Nioûta, entrant sous la tonnelle. Ah ! c’est vous, Volôdia ? Que faites-vous ici ? Vous méditez ? Comment toujours méditer, méditer, méditer ?... On peut en devenir fou !
Volôdia se leva et regarda Nioûta, effaré. Elle revenait de se baigner. Sur ses épaules étaient jetés un drap et une serviette-éponge. Sous un foulard de soie blanche passaient ses cheveux mouillés, collés au front. Une odeur fraîche de rivière et de savon aux amandes émanait d’elle. Elle était essoufflée d’avoir marché vite. Le bouton du haut de sa robe n’était pas boutonné et le jeune homme voyait son cou et sa gorge.
— Pourquoi vous taisez-vous ? demanda Nioûta en regardant Volôdia. Il est impoli de se taire quand une dame vous parle. Quel lourdaud vous faites tout de même, Volôdia ! Vous restez toujours assis, vous vous taisez, méditez comme une façon de philosophe. Il n’y a en vous ni feu, ni vie ! Vous êtes dégoûtant, ma parole !... A votre âge, il faut vivre, sauter, remuer, faire la cour aux femmes, être amoureux...
Volôdia regardait le drap que tenait une main blanche et potelée. Il songeait.
— Il se tait !... fit Nioûta étonnée. C’est même singulier... Ecoutez ; soyez un homme ! Souriez, au moins ! Fi ! dégoûtant philosophe ! (Et elle se mit à rire.) Savez-vous, Volôdia, pourquoi vous êtes un lourdaud ? Parce que vous ne faites pas la cour aux femmes. Pourquoi ne la leur faites-vous pas ? Il est vrai qu’il n’y a pas de demoiselles ici. Mais rien ne vous empêche de faire la cour aux dames ! Pourquoi, par exemple, ne me faites-vous pas la cour ?
Volôdia écoutait, plongé dans de profondes et lourdes réflexions, et se grattait la tempe.
— Seuls se taisent et aiment la solitude les gens très fiers, poursuivit Nioûta, écartant sa main de la tempe de Volôdia. Pourquoi regardez-vous en dessous ? Veuillez me regarder en face ! Allons, lourdaud !
Volôdia se décida à parler. Voulant sourire, sa lèvre inférieure se tira ; ses yeux clignèrent, et il approcha à nouveau la main de sa tempe.
— Je... je vous aime ! dit-il enfin.
Nioûta releva les sourcils avec surprise et se mit à rire.
— Qu’entends-je ! commença-t-elle à chantonner à la manière des chanteurs d’opéra qui entendent une chose effroyable. Comment ? Qu’avez-vous dit ? Répétez ! répétez !...
— Je... je vous aime ! répéta Volôdia.
Et sans aucune participation de sa volonté, ne comprenant rien et ne réfléchissant à rien, il fit un demi-pas vers Nioûta et lui prit le bras au-dessus du poignet. Ses yeux se troublèrent et des larmes lui vinrent. Tout l’univers se transforma pour lui en une grande serviette-éponge qui sentait le bain.
— Bravo ! bravo ! — et en même temps un rire gai retentissait. Pourquoi vous taisez-vous ? Je veux que vous parliez. A llons !
Voyant qu’on ne l’empêchait pas de tenir le bras, Volôdia regarda la figure rieuse de Nioûta et lui entoura maladroitement, incommodément, la taille de ses deux bras, en joignant les mains derrière son dos. Il la tenait ainsi ; elle, les mains derrière sa nuque, montrant les fossettes de ses coudes, arrangeait ses cheveux sous le mouchoir de soie ; et elle dit d’une voix calme :
— Il faut, Volôdia, être adroit, aimable, gentil, et on ne peut le devenir que dans la société des femmes. Mais quelle vilaine, quelle méchante figure vous faites !... Il faut parler, rire... Oui, Volôdia, ne soyez pas un croquemitaine. Vous êtes jeune et vous aurez le temps de faire le philosophe. Allons, lâchez-moi. Je m’en vais. Lâchez-moi ! »
Elle se dégagea sans peine et sortit de la tonnelle en fredonnant. Volôdia resta seul. Il lissa ses cheveux, sourit, fit le tour de la tonnelle, puis il s’assit sur le banc et sourit encore une fois. Il avait insupportablement honte. Il s’étonnait même que la honte humaine pût atteindre un tel degré de chaleur et de force. Il souriait, murmurait des mots sans suite et gesticulait.
Il avait honte que l’on se fût comporté avec lui comme avec un gamin ; honte de sa timidité ; honte surtout d’avoir osé prendre par la taille une femme honnête, une femme mariée, bien que son âge, son extérieur, sa position sociale ne lui en donnassent, lui semblait-il, nul droit.
Il se leva brusquement, sortit de la tonnelle, et, sans se retourner, s’en fut au fond du jardin, loin de la maison.
« Ah ! partir au plus tôt d’ici ! pensait-il, en se prenant la tête. Mon Dieu, au plus vite ! »
Le train que Volôdia et maman devaient prendre partait à huit heures quarante. Il y avait près de trois heures jusqu’à ce temps-là, mais Volôdia serait parti sur-le-champ avec plaisir pour la gare, sans attendre sa maman.
Sur les huit heures, il revint vers la maison. Toute son attitude exprimait la détermination : advienne que pourra ! Il résolut d’entrer hardiment, de regarder tout le monde dans les yeux, de parler haut, en dépit de tout.
Il traversa la terrasse, la grande salle, le salon, et s’y arrêta pour respirer. On prenait le thé à côté, dans la salle à manger. Mme Choumikhine, maman et Nioûta parlaient de quelque chose et riaient.
Volôdia prêta l’oreille.
« Je vous assure !… disait Nioûta. Je n’en croyais pas mes yeux ! Quand il commença à me faire une déclaration d’amour, et même, figurez-vous, me prit par la taille, je ne le reconnus plus. Et vous savez, il a une manière !... Quand il a dit qu’il était amoureux de moi, il y avait dans son visage quelque chose de féroce, comme chez un Tcherkesse.
— Pas possible ! s’exclama maman, partant d’un grand éclat de rire. Pas possible. Comme il me rappelle son père !
Volôdia prit la fuite et sortit à l’air libre.
— Comment peuvent-elles parler de cela tout haut ! se demanda-t-il, joignant les mains et regardant le ciel avec terreur. Elles en parlent tout haut, de sang-froid... Maman riait aussi, ... maman !.. Mon Dieu, pourquoi m’as-tu donné une mère pareille ! Pourquoi ?
Mais il fallait coûte que coûte rentrer à la maison. Volôdia fit quelques tours dans l’allée, se calma un peu et entra.
— Pourquoi ne venez-vous pas à temps pour le thé ? lui dit sévèrement Mme Choumikhine.
— Pardon, il est temps..., marmotta-t-il sans lever les yeux, il est temps que je parte... Maman, il est déjà huit heures.
— Pars seul, mon chéri, dit maman indolente. Je reste coucher chez Lili. Adieu, chéri... Donne que je te bénisse...
Elle signa son fils et dit en français, en s’adressant à Nioûta :
— Il ressemble un peu à Lermontov... n’est-ce pas ? »
Ayant pris congé de chacun tant bien que mal, sans regarder personne, Volôdia sortit de la salle à manger. Dix minutes après il marchait sur la route de la gare et en était heureux. Il n’avait plus ni honte ni peur. Il respirait à l’aise, librement.
A une demi-verste de la station, il s’assit sur une pierre et se mit à regarder le soleil plus qu’à moitié disparu derrière le remblai. A la gare, quelques feux étaient déjà allumés. Un feu trouble, vert, approchait, mais on ne voyait pas encore le train. Il plaisait à Volôdia d’être assis et d’écouter le soir tomber peu à peu. La pénombre de la tonnelle, les pas, l’odeur de bain, le rire, la taille de Nioûta, — tout cela se présentait à son esprit avec une étonnante netteté et n’était plus si terrible ni si grave qu’il lui avait semblé....
« Qu’importe !... Elle n’a pas retiré son bras, et elle riait quand je la tenais par la taille. Donc, cela lui plaisait. Si ce lui eût été désagréable, elle se serait fâchée. »
Et maintenant Volôdia était navré de n’avoir pas eu assez de hardiesse, là-bas, sous la tonnelle. Il regretta de partir si bêtement. Il était sûr que si l’occasion se représentait, il serait plus hardi et verrait les choses plus simplement.
Et il n’était pas difficile que l’occasion se représentât ! Chez les Choumikhine, après le souper, on se promène longtemps. Que Volôdia aille se promener avec Nioûta dans le jardin sombre, — voilà l’occasion retrouvée !
« Je vais revenir, pensa-t-il, et partirai demain par le premier train... Je dirai que j’ai manqué le train. »
Et il revint.
Mme Choumikhine, maman, Nioûta, et une des nièces jouaient au vinte [11] sur la terrasse. Quand Volôdia, mentant, leur dit qu’il avait manqué le train, elles redoutèrent qu’il n’arrivât, le lendemain, trop tard pour son examen. Elles lui conseillèrent de se lever tôt. Tout le temps qu’elles jouèrent, il resta assis à l’écart, examinant avidement Nioûta. Dans sa tête, son plan était déjà fait.
Il s’approcherait de Nioûta dans l’obscurité, la prendrait
par la main et l’embrasserait. Il n’aurait rien à dire puisque
tout cela serait compréhensible pour eux sans paroles.
Mais, après le souper, les dames n’allèrent pas au jardin et continuèrent à jouer aux cartes. Elles jouèrent jusqu’à une heure du matin et allèrent ensuite se coucher.
« Comme tout cela est bête ! se disait Volôdia, ennuyé, en se mettant au lit. Mais ça ne fait rien. J’attendrai demain... Demain, j’irai encore sous la tonnelle. Peu importe... »
Il ne tâchait pas de s’endormir ; il restait assis dans son lit, se tenant les genoux, et il pensait.
L’idée de l’examen lui était désagréable. Il décida qu’on le renverrait et qu’il n’y avait à cela rien d’effrayant. Tout, au contraire, serait bien..., même très bien ! Demain, il serait libre comme l’air. Il mettrait des habits civils. Il fumerait sans se cacher. Il reviendrait ici et ferait la cour à Nioûta quand bon lui semblerait. Et il ne serait plus un lycéen, mais un « jeune homme ». Et le reste, ce qui s’appelle carrière, avenir, était si clair !... Volôdia s’engagerait, deviendrait télégraphiste, ou, enfin, entrerait dans une pharmacie, où il s’élèverait jusqu’à l’emploi de premier préparateur. Il ne manque pas de situations ! Une heure passa, deux heures... Il était toujours assis et pensait...
Vers trois heures, quand le jour commençait à poindre, la porte cria doucement et maman entra dans la chambre.
« Tu ne dors pas ? lui demanda-t-elle en bâillant. Dors... Je ne reste qu’une minute... Je viens chercher des gouttes.
— Pourquoi faire ?
— Cette pauvre Lili a des coliques... Dors, mon enfant. Demain, tu as un examen.
Elle prit dans le chiffonnier une fiole, s’approcha de la fenêtre, lut l’ordonnance attachée à la fiole, et sortit.
— Maria Léontièvna, dit, une minute après, une voix féminine, ce ne sont pas les gouttes qu’il fallait. C’est du muguet, et Lili demande de la morphine. Votre fils dort-il ? Demandez-lui de chercher...
C’était la voix de Nioûta. Volôdia eut un frisson. Il passa son pantalon rapidement, jeta sur ses épaules sa capote et approcha de la porte...
— Vous comprenez, expliqua Nioûta à voix basse, la morphine ! Ce doit être écrit en latin sur la fiole. Réveillez Volôdia ; il trouvera...
Maman ouvrit la porte et Volôdia aperçut Nioûta. Elle avait la même blouse qu’en revenant de se baigner. Ses cheveux, non coiffés, étaient épars sur ses épaules. Sa figure endormie paraissait brune dans la pénombre.
— Tiens, Volôdia qui ne dort pas... dit-elle. Volôdia, mon petit, cherchez la morphine dans le chiffonnier. C’est une vraie malédiction, cette Lili... Toujours quelque chose.
Maman marmotta quelques mots, bâilla et sortit.
— Cherchez donc, dit Nioûta ; pourquoi restez-vous planté ?
Volôdia alla au chiffonnier, se mit à genoux et commença à remuer les fioles et les boîtes de médicaments. Ses mains tremblaient, et il avait la sensation que des vagues froides parcouraient sa poitrine et ses entrailles. L’odeur de l’éther, de l’acide phénique et des diverses herbes, qu’il touchait au hasard, l’entêtait et le suffoquait.
« Il me semble, pensait-il, que maman est partie... C’est bien, c’est bien...
— Trouverez-vous bientôt ? demanda Nioûta marquant de l’impatience.
— Tout de suite... Voilà, c’est je crois la morphine, dit Volôdia, lisant sur l’une des étiquettes le commencement du mot... Tenez !
Nioûta était sur le seuil, un pied dans le corridor et l’autre dans la chambre. Elle mettait en ordre ses cheveux, difficiles à arranger, tant ils étaient épais et longs, et elle regardait distraitement Volôdia. En sa blouse ample, ensommeillée, les cheveux défaits, dans la lumiè re pauvre du jour, venant du ciel pâle, mais que le soleil n’éclairait pas encore, elle parut à Volôdia désirable, magnifique... Séduit, tremblant de tout son corps et se rappelant avec délices qu’il avait, sous la tonnelle, tenu dans ses bras ce corps merveilleux, il lui donna les gouttes en disant :
— Que vous êtes...
— Quoi ?
Elle entra dans la chambre et demanda en souriant :
— Quoi ?
Il se tut et la regarda, puis, comme sous la tonnelle, il la prit par le bras... Et elle le regardait, souriant et attendant ce qui allait arriver...
— Je vous aime... murmura-t-il.
Elle cessa de sourire, réfléchit et dit :
— Attendez, il me semble que quelqu’un vient. Oh ! ces lycéens, fit-elle à mi-voix, en allant vers la porte et regardant dans le couloir. Non, personne...
Elle revint.
Il parut ensuite à Volôdia que la chambre, Nioûta, l’aube et lui-même se fondaient en un unique sentiment de bonheur aigu, extraordinaire, inconnu, pour lequel on peut sacrifier sa vie et endurer le tourment éternel. Mais en une demi-minute tout disparut. Volôdia ne vit plus qu’une grosse figure, laide, déformée par un sentiment de répulsion, et il sentit tout à coup, lui-même, de la répulsion pour ce qui venait de se passer.
— Pourtant il faut que je m’en aille... dit Nioûta regardant Volôdia avec dégoût. Vous m’êtes odieux... vilain caneton !
Comme Volôdia trouvait affreux maintenant ses longs cheveux, sa blouse large, ses pas, sa voix... « Vilain caneton, pensait-il quand elle partit. Véritablement, je suis laid... Tout est laid. »
Le soleil, à présent, se levait. Les oiseaux chantaient bruyamment. On entendait, au jardin, marcher le jardinier et grincer sa brouette... Peu après, on entendit le meuglement des vaches et le pipeau du berger. La lumière du soleil et les bruits du dehors disaient qu’il existe quelque part une vie pure, exquise, poétique. Mais où est-ce ? Ni maman, ni les gens de son entourage n’en avaient jamais parlé à Volôdia.
Quand le domestique vint le réveiller pour le train du matin, il fit semblant de dormir.
— Qu’il aille au diable ! se dit-il.
Il se leva vers onze heures. En se peignant, voyant dans la glace sa figure laide, pâlie par une nuit sans sommeil, il pensa :
« C’est vrai, je ne suis qu’un vilain caneton. »
Quand maman le vit et s’effara de ce qu’il ne fût pas à l’examen, Volôdia lui dit :
— Je ne me suis pas réveillé, maman ; mais ne vous inquiétez pas ; je fournirai un certificat de médecin.
Mme Choumikhine et Nioûta s’éveillèrent vers une heure après midi. Volôdia entendit Mme Choumikhine ouvrir sa fenêtre avec bruit et Nioûta répondre à sa voix dure par un rire en cascade. Il vit la porte de la salle à manger s’ouvrir, et s’allonger vers elle la longue file des nièces et des commensaux, parmi lesquels sa maman ; puis il vit passer Nioûta, souriante et lavée et, à côté d’elle, les sourcils noirs et la barbe de l’architecte, qui venait d’arriver.
Nioûta avait une robe petite-russienne qui ne lui allait pas et l’enlaidissait. L’architecte fit des calembours plats et pesants. Il sembla à Volôdia que dans les côtelettes, que l’on servit, il y avait trop d’oignon. Il lui parut aussi que Nioûta faisait exprès de rire fort et de regarder de son côté, pour lui donner à entendre que le souvenir de la nuit ne la troublait nullement et qu’elle ne remarquait pas la présence à table du vilain caneton.
Vers quatre heures, Volôdia partit avec sa maman pour la gare. Les souvenirs troubles, la nuit sans sommeil, le renvoi prochain, les remords, tout suscitait maintenant en lui une fureur sinistre. Il regardait le profil all ongé de maman, son petit nez, son imperméable, un cadeau de Nioûta, et il murmura :
— Pourquoi vous poudrez-vous ? Cela ne sied pas à votre âge ! Vous vous fardez, vous ne payez pas vos dettes de jeu, vous fumez le tabac des autres... C’est répugnant ! Je ne vous aime pas... ne vous aime pas !
Il l’insultait et, elle, effrayée, terrifiée, remuait ses petits yeux, levait ses petites mains et balbutiait :
— Qu’est-ce qui te prend, mon ami ! Mon Dieu, le cocher va entendre ! Tais-toi, ou le cocher va entendre ! Il peut tout entendre.
— Je ne vous aime pas... ne vous aime pas ! continua-t-il suffocant. Vous êtes sans mœurs, sans cœur... Ne prenez plus cet imperméable ! vous entendez ! Ou je le mettrai en lambeaux...
— Reviens à toi, mon enfant ! dit maman sanglotante. Le cocher entend.
— Où est passée la fortune de mon père ? Où est votre argent ? Vous avez tout gaspillé ! Je ne rougis pas de ma pauvreté, mais j’ai honte d’avoir une mère pareille... Quand mes camarades me parlent de vous, je rougis toujours. »
Il y avait deux stations jusqu’à la gare. Volôdia resta tout le temps sur la plate-forme du wagon, tremblant de tous ses membres. Il ne voulait pas entrer dans le compartiment parce que sa mère, qu’il haïssait, y était. Il se haïssait lui-même, haïssait les contrôleurs, la fumée de la locomotive, le froid auquel il attribuait ses frissons. Et plus lourd il en avait sur le cœur, plus il sentait qu’il existe quelque part dans le monde, chez des gens ignorés de lui, une vie pure, noble, aisée, élégante, pleine d’amour, de caresses, de gaîté, de liberté !... Il sentait cela et en éprouvait tant de peine qu’un voyageur, l’ayant regardé fixement, lui demanda s’il avait mal aux dents.
En ville, maman et Volôdia habitaient chez Maria Pétrôvna, dame noble, qui avait un grand appartement et en sous-louait une partie. Maman louait deux chambres. Elle occupait l’une, qui avait des fenêtres, où elle avait son lit, et où il y avait aux murs deux tableaux dans des cadres dorés ; Volôdia habitait l’autre, contiguë, petite et obscure. Il y avait un canapé sur lequel il dormait, et sauf ce canapé, nul autre meuble. La chambre était encombrée de corbeilles en osier remplies de robes, de cartons à chapeaux, et de toutes sortes de vieilleries que maman gardait, on ne sait pourquoi ; Volôdia faisait ses devoirs dans la chambre de maman ou dans la salle commune, — c’est ainsi qu’on appelait la grande salle où tous les pensionnaires se réunissaient au moment des repas et le soir.
Revenu à la maison, il se coucha sur son canapé et se couvrit d’une couverture pour faire tomber sa fièvre. Les cartons à chapeaux, les corbeilles, les hardes lui rappelèrent qu’il n’avait pas de chambre à lui, pas d’abri où il pût se garder de maman, de ceux qui venaient la voir et des voix que l’on entendait maintenant dans la « salle commune ». Son sac d’écolier, les livres répandus dans tous les coins, lui rappelèrent l’examen auquel il n’était pas allé... Sans raison aucune, il se ressouvint de Menton où il avait vécu avec son père, quand il avait sept ans. Il se ressouvint de Biarritz et de deux fillettes anglaises avec lesquelles il courait sur le sable... Il voulut se rappeler la couleur du ciel et de l’océan, la hauteur des vagues et son humeur d’alors, mais il n’y parvint pas. Les fillettes anglaises passèrent vivantes devant ses yeux. Tout le reste s’emmêla, se brouilla, s’effaça.
« Non, se dit-il, il fait froid ici. »
Il se leva, prit sa capote et entra dans la salle commune.
On y buvait le thé. Autour du samovar se trouvaient trois personnes : maman, une maîtresse de musique, vieille dame à lorgnon d’écaillé, et Augustin Mikhaïlovitch, vieux Français très gros, employé dans une fabrique de parfumerie.
— Je n’ai pas dîné, disait maman ; il faudrait envoyer la femme de chambre prendre du pain.
— Douniâcha ! cria le Français.
La propriétaire avait justement envoyé Douniâcha faire une course.
— Oh ! ça ne fait absolument rien, dit le Français avec un large sourire. Je vais tout de suite chercher du pain moi-même.
Il posa son cigare acre et puant en une place apparente, mit son chapeau et sortit. Après son départ, maman raconta à la maîtresse de musique comme elle avait passé agréablement son temps chez les Choumikhine et y avait été bien accueillie.
— Lili Choumikhine est ma parente, disait-elle. Feu son mari, le général Choumikhine, était cousin du mien. Elle est. née baronne Kolb...
— Maman, ce n’est pas vrai ! dit Volôdia nerveusement ; pourquoi mentir ?
Il savait parfaitement que maman disait vrai. Dans ce qu’elle disait du général Choumîkine et de sa femme, née baronne Kolbe, il n’y avait pas un mot de faux. Mais il sentait que, malgré tout, elle mentait. Le mensonge se sentait dans sa façon de parler, dans l’expression de son visage, dans son regard, dans tout.
— Vous mentez ! répéta Volôdia, et il donna sur la table un coup de poing si violent que toute la vaisselle trembla et que le thé de maman se répandit. Que parlez-vous de généraux et de baronnes ? Tout est faux !
La maîtresse de musique, confuse, toussa dans son mouchoir, faisant mine d’avoir avalé de travers, et maman se mit à pleurer.
— Où aller ? pensa Volôdia.
Il était déjà allé dans la rue ; aller chez ses camarades, la honte l’en empêchait. Il se rappela de nouveau, sans sujet, les deux fillettes anglaises... Il marcha de long en large dans la salle commune, puis entra dans la chambre d’Augustin Mikhaïlovitch. Il y traînait une forte odeur d’huiles aromatiques et de savon à la glycérine. Sur la table, sur le rebord des fenêtres, et même sur les chaises, se trouvait une multitude de fioles et de tubes à essai avec des liquides multicolores. Volôdia prit sur la table un journal, le déplia et lut le titre : Le Figaro. Le journal répandait une odeur agréable et forte. Puis Volôdia prit, sur la table, un revolver.
— Bah ! n’y faites pas attention, disait dans la pièce voisine la maîtresse de musique, consolant maman. Il est encore si jeune ! A cet âge, les jeunes gens se permettent tant de choses ! Il faut en prendre son parti.
— Non, Evguénia Andréievna, il est trop perverti ! dit maman d’une voix traînante. Il n’a personne d’âgé auprès de lui ; et je suis faible, et ne puis rien. Oh ! je suis malheureuse !
Volôdia mit le canon du revolver dans sa bouche, tâta quelque chose, la gâchette ou le chien, et pressa avec le doigt... Puis il tâta encore quelque chose de saillant, et pressa encore une fois... Ayant retiré le canon de sa bouche, il l’essuya avec le pan de sa capote et contempla la platine. Jamais auparavant il n’avait eu une arme en main...
« Il me semble qu’il faut relever ça, se dit-il. Oui, il me semble... »
Augustin Mikhaïlovitch rentra dans la salle commune et se mit à raconter quelque chose en riant très fort... Volôdia remit le canon dans sa bouche, le serra entre ses dents et pressa quelque chose avec le doigt. Une détonation retentit...
Quelque chose frappa Volôdia à la nuque avec une force effroyable et il tomba sur la table, la figure droit sur les verres et les fioles. Puis il vit son père, en chapeau haut-de-forme avec un large crêpe, tel qu’il portait, à Menton, le deuil d’une dame inconnue, le saisir tout à coup dans ses deux bras ; et ils tombèrent tous deux dans un abîme très sombre et très profond.
Puis tout se brouilla et disparut...
ANTON TCHÉKHOV
Traduit du russe par DENIS ROCHE
(Seule traduction autorisée par l'auteur.)
DE
SIEGFRIED ET LE LIMOUSIN
��Un jour je trouvai affichée à la porte du Casino une nou- velle qui nous chassa de la Baltique.
— Révolution Munich. Comte Docteur Artiste Peintre von Zelten a pris pouvoir.
Car il faut, en Allemagne, la moitié au moins du télé- gramme pour indiquer les titres bourgeois du révolu- tionnaire.
L'aube se levait, quand l'automobile que nous avions frétée à Berlin et qui avait l'autorisation de traverser les lignes révolutionnaires, le citoyen Siegfried von Kleist étant invité à faire partie du nouveau Sénat, nous déposa dans Munich. Des agents vêtus de l'ancien uniforme nous poursuivirent dès notre entrée et nous donnèrent une alerte, mais ils en voulaient à nos phares encore allumés et il fallut leur payer contre reçu vingt-quatre marks, le pre- mier impôt certainement qu'ait perçu le dictateur Zelten. Ils ne nous demandèrent pas nos papiers, l'ancienne police n'assurant plus la surveillance que des objets inanimés : voitures, automobiles ou pots de fleurs, et devant remettre à la nouvelle celle des êtres humains. On entendait de temps à autre un coup de feu, timide, car guerre et révolte demeurent filles de la chasse, défendue en tous pays avant le lever du soleil. Un dernier arrêt, provoqué par des agents qui me signalèrent une déchirure à mon manteau, — toujours l'ancienne police, — et je fus à la maison. Si
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j'avais pu concevoir un doute sur la révolution,, le moin- dre regard jeté vers la cour intérieure et la cage en verre de mes israélites russes l'eût levé. Ils étaient déjà tous habillés, groupés — je ne pouvais pas le préciser encore — à la ma- nière du gibier ou des chasseurs, et les téléphones, les appa- reils de T. S. F. avaient surgi dans les réduits où le facteur hier ne pouvait pénétrer que sa carte de facteur à la main. Les femmes, que j'avais toujours vues étendues sur des gra- bats et recouvertes de haillons, étaient debout, demi-nues, décolletées pour la fête, et les bijoux avaient apparu à leur gorge, leur cou, leur front et jusqu'à leurs chevilles comme les tatouages qu'on repique de frais chez les Papous au jour du Grand-Jour. Le murmure des harmonicas, des boîtes à musique et les fredons, seule particularité empruntée à l'Allemagne par la tribu, avait cessé. Eux qui ne tenaient jusqu'ici leurs renseignements sur le monde que par des colloques, des lettres chiffrées, des pressions de pouce, s'arrachèrent les journaux, et l'on sentait que le journal, en effet, apportait aujourd'hui imprimés tous ces mots caba- listiques que leur transmettait hier la tradition orale. Des mélanges que je n'aurais jamais soupçonnés et qui n'avaient dû avoir lieu que de nuit s'opéraient au grand jour ; la blonde à dartres du quatrième circulait dans le premier à gauche ; le casquettier, dans la cellule opposée à la sienne, recevait pour la première fois les flots du soleil levant, desquels il s'écartait avec dégoût, comme si c'était vraiment de l'eau. Les femmes tendaient des rideaux, hissaient des stores, ainsi que dans les fiacres avant de complètes et rapides unions. Les fenêtres, chose incroyable, s'ouvraient, et l'air de la révolution recevait le droit d'aérer. Parfois une nouvelle sensationnelle, comme un coup heureux au jeu de l'oie, faisait avancer tout le monde de plusieurs cham- bres. Des enfants qui avaient l'ordre jusqu'ici de ne pas se connaître, reprenaient dans la cour et en évidence le jeu qu'ils avaient péniblement poursuivi toute l'année dans un placard. Derrière leurs vitres, les quatre espions montraient
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les visages ahuris de savants qui ont étudié vingt ans au microscope les mœurs des microbes et qui les voient sou- dain autour d'eux se marier et s'ébattre grosseur humaine. Pour la première fois des parfums, violents à la fois et fades, et tels qu'en doit exhaler le corps des saints morts en odeur de sainteté. L'agitation de la maison avait d'ail- leurs une orientation ; c'était vers ma voisine de chambre que venaient toutes les femmes en vêtements drapés teints de ces couleurs que l'on projette sur les femmes nues dans les cafés-concerts avec le pavillon de leur nation. Le dra- peau de cette maison était rouge vif, jaune vif, or vif, en un mot arc-en-ciel vif, sur teint d'ocre, de pourpre et de mort. Puis on entendit un aéroplane passer. Toutes disparurent. Il ne demeura de visible que le casquettier et quelques hommes qui insultaient de leur fenêtre l'avion gouverne- mental comme des coqs la buse. Ils lui criaient en hébreu que le ciel est à Jehovah et en allemand qu'il n'est pas à Wirth ni à Ebert... On voyait distinctemeut à bord un observateur écrire sur une carte.
— Marque-moi ! criait le casquettier. Je suis Lieviné Lieven. J'ai à moi seul les deux plus beaux noms de la der- nière révolution !
A neuf heures, Ida m'apporta les nouvelles. C'était bien le jour anniversaire de sa naissance que Zelten avait pro- clamé sa dictature. On n'était pas très bien fixé encore sur l'esprit du mouvement, car dans Schwabing on avait arrêté tous les juifs, et dans Haidhausen trois réunions de sémi- naristes qui fêtaient la nomination d'un nouveau nonce. La seconde république bavaroise avait d'ailleurs déjà un débat avec le Vatican, et pour la même raison que la première, ses agents ayant réquisitionné l'automobile de la nonciature, à cause de sa couleur rouge. Zelten, d'après ces renseigne- ments, me semblait déjà transiger avec ses goûts et ses haines, car ce qu'il détestait le plus c'était les ingénieurs électriques et les peintres de plein air, et l'on ne signalait point qu'aucun encore eût été pendu. Le I er juin, l'adjoint de
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Zelten, capitaine Kessler, séduisant le gardien de la Bavaria, cette statue de bronze dont on apprend par cœur dans les écoles les dimensions géantes comme dans les hôpitaux celles, moindres, de Libelle Eva, avait logé cent révolutionnaires armés de grenades dans la poitrine de 15 mètres 21 et les jambes de 8 mètres 30. Ils avaient bouilli tout le jour, car le thermomètre marquait trente-deux et la statue était sur- chauffée, mais à huit heures, comme les Grecs sortant de leur cheval, ils s'étaient rués sur les casernes et avaient pris le Rathaus. Il y avait eu un mort, et comme il arrive tou- jours le sort avait mal choisi : car c'était un malheureux sol- dat qui allait être libéré le soir, qui devait se baptiser le lendemain matin, se marier le lendemain soir, et avoir un enfant dans la semaine. Ida m'apportait un revolver, et me pria de l'essayer, car il sentait la rouille. Je n'avais qu'à tirer au plafond. Tous ces bruits dans la ville ce n'était ni lutte ni fusillade, mais les bourgeois qui s'exerçaient au pistolet dans leurs jardins.
Dans le ciel de Jehovah passa un autre avion, cette fois du gouvernement Zelten. Il jetait des proclamations vers lesquelles la maisonnée tendait les bras comme vers la manne et qui disparurent — celles de la dernière révolu- tion valaient déjà trois dollars — comme des pièces de collection. Ida l'avait lue. Il y était question de la stupi- dité avec laquelle l'Allemagne, après avoir imité toutes les autres nations, s'était forgée l'idée d'une Allemagne gigan- tesque à l'intérieur de laquelle elle menait la vie hypocrite d'un crabe dans un coquillage, et du trésor des forces élec- triques bavaroises. La révolution avait pour but de déloger le crabe et de répartir également les hectowatts sur chaque tête de Bavarois.
Dans la chambre de ma voisine, la voix de Lieviné Lieven faisait assaut avec une voix d'enfant.
— Ce qu'il faut, criait Lieven, c'est que la calomnie cesse, c'est que l'honneur d'Eisner soit lavé ! Que lui repro- chent-ils, Lerchenfeld et Brentano ? D'avoir dépensé
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5.000 marks dans son voyage en Suisse ? J'ai fait et refait le calcul, avec les tables de change ; j'ai compté comme pour moi-même ; pas de bain ; les places en seconde, avec l'aller et retour jusqu'à Landau, et la carte-tarif suisse. Je compte les trois dîners offerts à Albert Thomas et à Ambroise Got à 7 francs suisses chacun ; je compte 10 francs les deux ressemelages ; et j'arrive à 5.230 marks. C'est 230 marks que legou vernemen t bavarois doit encore à ses pauvres héritiers. . .
— Tais-toi, tais-toi, dit la voix d'enfant. Que fait Zelten ?
— Que veux-tu qu'il fasse ! Il attend Kleist, il attend Thomas Mann, il attend sa lettre de Gorki, sa lettre d'Ana- tole France ! Les dictateurs collectionnent les autographes et disparaissent. En tout cas, il a trouvé au courrier la mienne où je réclame les 230 marks. Au fond, tu le con- nais, ce n'est qu'un Allemand, ce qu'il attend, c'est Gœthe, c'est le vrai Kleist. Mais la France est le seul pays où les morts régnent et arrivent au commandement. Il ne veut que des Bavarois en Bavière ! C'est comme s'il ne voulait que des Allemands en Allemagne et à qui est l'Allemagne, sinon à nous ? Cette belle bourgade de Berlin, à qui est- elle ? A qui est le village de Francfort ? A qui est le district de Leipzig ? Que Zelten me trouve un bateau, un théâtre, une barque où nous ne soyons les maîtres ? Chez Rhein- hardt, l'autre soir, au Marchand de Venise, il n'y avait pas un seul chrétien dans les quarante-trois acteurs qui insul- taient Shylock ! Que Zelten me cite un seul beau livre ou me montre un seul beau tableau fait depuis trente ans par d'autres que par nous ! Qui est Schnitzler ? Qui est Cassirer ? Qui est Rathenau ? Qui est Liebermann ? Le bec de l'aigle allemand c'est notre nez.
— Tais-toi. Tu es banal comme un national-libéral ! On nous écoute.
— Qui nous écoute, ma reine ? Le Canadien ? Je me moque du Canada. Je me moque de l'Amérique. Le billet coûte trois cents dollars. Laisse les Allemands s'y précipiter,
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v cirer des bottes, vendre du sirop et y tendre le dos à l'American Légion. D'ici, avec dix pfennig, je vais an cœur de l'Allemagne. Le petit Kieterfeld est allé au Canada, on lui a volé une dent en or qu'il avait dans son porte-mine. L'Allemagne est un pain sans levain qui me nourrit l'âme. Regarde notre maison, ma reine ! Vois ces possédés ! Tout fonctionne en nous déjà de cette vie nou- velle que nous ne partageons pas encore. Que Zelten nous tienne à l'écart, s'il veut tenir la rate à l'écart de la course ! Tiens, regarde ton Kleist qui s'en va au conseil... Je vais lui crier qui je suis !
Kleist en effet partait, fermait sa porte à clef, portant sur le bras une couverture, allant au pouvoir suprême aussi triste qu'on va en loge aux Beaux-Arts, pour tirer des flots Vénus ou des sillons l'Agriculture. Il se retourna vers celui qui lui criait Lieviné-Lieven, fit signe que ce n'était pas son nom, et partit. Il avait une musette et de quoi manger trois jours, comme le soir où il était parti pour le front français.
— Excusez-moi, dit soudain la voix d'enfant derrière moi, je ne vous croyais pas chez vous. Vous y êtes d'ail- leurs, à ce qu'il me semble, aussi peu que possible ?
Sur la reine de Lieviné Lieven, sur une chair ensoleillée, mes yeux posaient la petite tâche grise de Kleist, qui fondit bientôt dans tant d'éclat. La reine avait vingt ans, et elle était vêtue comme une parisienne à huit heures du soir. J'avais devant moi le contraire d'Eva. Au lieu de chaque chiffre accroché à chaque membre et à chaque trait de la parfaite Allemande, il y avait indiqué sur chacun de ceux-là sa valeur dans le bien et dans le mal. Ces bras savaient mieux étreindre que les bras de Lisette Friedlânder elle- même. Cette bouche venait seconde pour embrasser après celle de la reine de Sabba. Ce cerveau premier pour le dévouement et le badinage dans le drame depuis la petite Shylock. Pas l'ombre d'une veine, d'une artère, n'appa- raissait sur sa peau, — la peau la plus reconnaissante après
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celle de Jacqueline May, — et il semblait évident que du cœur artères et veines allaient tout droit en rayonnant à travers la chair, comme en Judith. Elle était nu-tête. Ses che- veux ondulés avec la raie large d'un petit doigt étaient les plus confiants qu'on ait vus depuis Mary Garden. Jamaisun corps n'avait été à ce point le désaveu du mesquin et du mensonge et provoqué sur lui le doux écartellement des chants de Salomon. Mais tout cela pouvait ne point exclure d'ailleurs, chez le même être, les manies et les mensonges de l'âme.
Elle regardait avec dégoût les objets en peau de lézard.
— Le vieux serpent change aujourd'hui de peau, me dit-elle. Au panier !
Telle était Lili David, créature de cet enfer que j'adore, et qui appartient, aurait dit Lieviné Lieven, au Démon et non à V.'irth. Ses prunelles où se mêlaient et s'emmêlaient tous les personnages des dessins de Rembrandt, avec la petite lampe.de la synagogue seule précise, ses mains indé- pendantes de femme qui a l'habitude de prier les mains disjointes, son sourire uni par tant de pourpre à sa pensée, tout indiquait, — c'est toujours ainsi d'ailleurs le jour où l'on a besoin de quelqu'un pour coudre vos boutons et faire votre valise — une créature pour qui la mort était le moindre châtiment et la béatitude la première petite récompense. Dans un autre temps j'aurais accepté de m'accrocher quelques semaines au balancier qui bat de la vie à l'éternité, avec arrêt au-dessus de la Jérusalem céleste, mais c'était jour de révolution, j'étais pressé ! Ses oreilles étaient rouge vif, minuscules, et il y avait trois trous percés dans chaque lobe. Je me demandais comment on avait pu arrêter le sang, chaque jour de forage... Ses jambes étaient les plus caressantes et les plus fidèles, après celles de la patrie.
— Vous êtes Français, dit-elle. Je viens vous demander service.
Belle naïveté qui unit le mot « français » et les mots
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« demander service » ! Lili David me rappelait ce monsieur à moustache bleue qui du fond du salon vide de l'Orient- Express s'avança vers ma table et me dit : — Voulez-vous jouer aux cartes avec moi, je suis Grec ? On voyait que Lili ne connaissait pas mon oncle millionnaire, qui me laissa ne faire qu'un repas par jour pendant deux ans, faute de trente-cinq francs par mois ; ni Sainte-Beuve, qui donnait aux étrennes dix sous à sa concierge ; ni le direc- teur de Polytechnique, qui roulait dans un papier la somme sans pourboire qu'il glissait au taxi, et disparaissait avant que le cocher ait pu dérouler et compter. Un soir, par malheur pour lui, il avait pris une mauvaise clef.
— Je vais être arrêtée, continua Lili David. Nous avions préparé un mouvement que celui de votre ami Zelten annule. Les Zelten iens, à moins que ce ne soit les Kleis- tiens, à moins que ce ne soit les réactionnaires qui s'em- busquent déjà derrière Dachau vont me prendre. Je serai relâchée, mais on perd dans ces prisons bien des choses et tous ses papiers. Aidez-moi à sauver les seuls auxquels je tienne, ces trois lettres, qui ont été écrites par Heinrich Heine à mon arrière-grand'mère. Vous pensez quel cas ferait d'elles le nouveau Séidl ou le nouvel Egelhofer. Mon vieux Lieviné Lieven d'autre part les vendrait. Les voulez-vous ?
Je pris les lettres. Jusqu'au déjeuner d'ailleurs Lili trouva des prétextes à revenir ; elle avait oublié en une fois ce que les femmes oublient en une année chez leur ami, son mouchoir, son face-à-main, un petit cornet acoustique, des sels pour son cœur, car il n'était pas un de ses sens qui ne fût trop tendu ou trop lâché, et qui ne réclamât à toute heure un excitant ou un frein. Elle affec- tait de ne pas user de ces annexes en ma présence, me laissant l'illusion que je mettais en elle au même rythme et ses yeux, et ses poumons, et les ondes sonores... Puis, quand tout fut retrouvé, elle revint pour me combler de dons, que moi je n'avais pu guère oublier chez elle, d'une malle de voyage en laque gravée, de chandeliers en cire, tous
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ustensiles éminemment pratiques, et qu'une révolution risquait en effet de ne respecter qu'en partie. Puis ma mission de coffret remplie, elle revint pour détruire les objets en peau de lézard.
— Il faut du moins que la révolution serve à cela ! dit-elle.
Je les arrachai avec peine de ses mains. Je dus ouvrir ses mains pour les reprendre. Combien la peau du lézard est moins douce que celle de Lili David !
Par malheur, c'est moi qu'on arrêta le soir à minuit, et qu'on conduisit au café Luitpold. Mon agent devait être un agent de l'ancienne police, car il bousculait mon bagage mais il me parlait tendrement.
��On s'est demandé pourquoi le dictateur Zelten put durer quatre jours alors que tous les chefs de partis bavarois réprouvèrent unanimement son programme, dont le pre- mier paragraphe était l'alliance avec la France, et que les troupes de Lerchenfeld étaient réunies dès le 3 juin à leur immuable citadelle, Dachau, ville de peintres, d'où il s'échappait maintenant sur Munich presque autant de sang que jadis de peinture. C'est que toutes les sociétés secrètes dont il me parlait à Paris et dont il était membre, paralysèrent chacune quelques heures la machine, c'est que le sous-chef du ravitaillement gouvernemental était de ceux qui se reconnaissent au regard, le troisième ingénieur postal de ceux qui se reconnaissent au mot Alraune, et le 4 e chef de bataillon de la garde de ceux qui se décou- vrent frères par l'index. Au Luitpold, où le vestiaire fonc- tionnait pour les prisonniers, et où l'on m'obligea à remettre mon pardessus et mon chapeau contre un ticket, je fus lâché dans le compartiment des révolutionnaires de la dernière révolution qui, d'Autriche, de Suisse, d'Italie, s'étaient abattus aux environs de Munich en auto, en avion, ou en canot automobile. Il y avait là Axelrod, qui récla-
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mait l'immunité diplomatique, le docteur Lipp le fou, qui maître des transports une heure en 191 8 en avait profité pour déclarer à la Suisse et au Wurtemberg une guerre qu'il croyait toujours sévissante et qu'il avait hâte de con- clure. Il s'était échappé de l'asile, à la faveur de cette confusion qui fait douter quelques minutes le directeur de maison de fous, à l'annonce d'une guerre ou d'une émeute, que les règles du bon sens vont rester les mêmes, avec un camarade de cellule, un gros brasseur à folie douce, qu'il essayait d'exciter en lui contant tous les méfaits de cette Allemagne, qui avait laissé massacrer les Roumains de Temesvar par les Hongrois, les Bulgares russes par les Bulgares bulgares, les Arméniens par les Turcs, qui avait ruiné la France et ne la payait pas. Les gardes, désignés aux suffrages de leurs collègues comme les plus doux, — pour éviter les massacres de 19 18, — apportaient des foulards à ceux qui toussaient et condui- saient le D r Lipp fumer sa cigarette aux lavabos, après avoir vérifié sa manchette comme au concours général. Le bruit du canon seul donnait à réfléchir, car il n'était guère pos- sible de l'expliquer, comme Ida les coups de fusils, par l'exercice des bourgeois sur leurs terrasses ou contre leurs plafonds. J'étais là depuis une heure dans la tabagie, et commençai à regretter le compartiment pour révolution- naires non fumeurs, quand une garde, de la part d'une détenue, m'apporta le billet suivant :
— Cher Heinrich, je suis près de toi, au fond à droite. Ecris-moi trois lettres. Qu'est-ce que la culture et qu'est-ce que la civilisation ? N'as-tu point passé jadis l'examen du port de Hambourg ? Sais-tu si je t'aime ? Ta Fanny.
Je crus que le gardien s'était trompé. Mais, m 'étant levé, j'aperçus dans le fond à droite Lili David, qui m'envoyait des baisers avec une ferveur dont je fus surpris jusqu'au moment où je compris sa ruse. Elle vou- lait ses trois lettres ou leur copie. Les surveillants qui eussent confisqué les manuscrits, nous laisseraient peut-
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être correspondre. Je recopiai donc la première lettre :
« Mon ange, ma lumière.
Tu t'en es laissé accroire par le petit Spontini. Chacune de ses journées est consacrée à des mensonges qui préparent une journée de mensonges plus ample. S'il t'a dit qu'il était né au numéro 9 de la rue des Petits-Champs, c'est qu'il va te dire aujourd'hui qu'il est le fils de Mademoiselle George, qui habitait cette maison, et demain que Napoléon était son père.
Mon ange, je réponds à tes demandes comme à un enfant. La culture, la civilisation ? On me posa cette ques- tion le jour où, devant les principaux magistrats des quais, des entrepôts et des phares, j'aspirai aux fonctions de sur- veillant du port de Hambourg. J'obtins la note o, mais je crois cependant devoir te faire la même réponse. La culture est la superstition de la culture. Les pays de culture sont aux autres ce que sont aux vrais les champignons de cul- ture. Au lieu de suivre les leçons et les instincts que leur donne le sol, qui leur fournit les oranges ou les pommes de terre, ils se forgent un modèle, et croient dur comme fer à la didactique (cette dernière phrase m'a fermé les entrepôts, l'entreposeur étant ancien professeur de gymnase). Ils imitent tour à tour chacune des rares nations auxquelles la chance, les dons, la persévérance ou la sagesse ont permis de donner une nouvelle forme à la dignité humaine, Grèce, France, ou Angleterre, — ce qui assemble sur leur tête des vérités opposées, qu'ils invoquent selon les occasions, ce qui les rend, non pas menteurs, non pas hypocrites, mais convaincus successivement et même à la fois de la primauté du droit, de la force, de la faiblesse, des bienfaits de la surpopulation ou de la stérilité. (Ici me fut fermée la Chambre de Commerce, dont le président n'avait pas d'enfant.) De là vient qu'ils sont cruels, sentimentaux, qu'ils invoquent sans cesse les traités, et qu'ils les violent. (Ce dernier mot, je ne sais pourquoi, me fit perdre la dernière faveur du grand éclusier de l'Elbe.) Enfin, dans le
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dernier stade, ayant imité tout le monde, ils entreprennent de s'imiter eux-mêmes, ou plutôt l'image de leur nation que leur a forgée un peuple de pédants et de princes gen- darmes. Tyr, Rome, ont été des pays de culture, mais l'Allemagne les dépassera de cent coudées, dès qu'elle se sera faite une galerie d'idoles à sa taille, se sera constituée par l'emprunt une mythologie, et que le fils Meyer se sera lié personnellement avec un Siegfried ou un Hngen... (Ici me furent interdits les bateaux eux-mêmes, le directeur du personnel naviguant s'appelant Meyer.) Pour la civilisation, c'est le résultat de l'entente cordiale entre un climat, un peuple, et ces courants de richesses morales et matérielles qui disparaissent et apparaissent au cours des siècles dans les environs des mers tièdes. C'est un état de modestie qui pousse l'homme civilisé à vivre parallèlement à la nature, (ce qui lui évite d'ailleurs de rencontrer cette personne impitoyable), à attribuer par une juste évaluation du pou- voir humain, dont les cathédrales et les Pyramides lui marquent le plus grand volume, le moins de prix possible à la vie, à garder vis-à-vis de son contraire la mort une certaine déférence et à la saluer, — et d'autre part, en raison de ce doux mépris pour elle, à ne pas la compliquer sur terre par d'autres exigences que les humaines, à exercer, mais sans nuire aux autres et par gymnastique, les qualités qui seraient nécessaires si la vie était juste, agréable et éter- nelle, telles que le courage, l'activité, quelque parcimonie et la bonté. (Ici, j'espère bien que l'embouchure de la Seine me fut ouverte.) La France est actuellement le pays le plus civilisé. Le Français a refusé ces missions fausses sur lesquelles l'Allemagne se précipite parce qu'elles comportent un uniforme, d'être dieu, d'être mondial, d'être démon, et quand il lui arrive un de ces reflets semi-divins dont nous sommes gratifiés tous les deux cents ans, il ne s'en sert que pour éclairer le visage ou l'esprit humain. Sa langue et son raisonnement ne permettent que des vérités hu- maines. (Ici je pense qu'on me leva le pont de Rouen.)
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De ce scepticisme s'expliquent tous ces contraires, que le Français est le seul qui sache faire la cuisine et qu'il est sobre, qu'il est acharné dans le combat et sans rancune, qu'il déteste les étrangers et qu'il est au monde le seul ami des nègres, des races débiles, des parias. (Ici s'ouvrit de droit pour moi le pont de Grenelle.) Telle est la France, paisible, et elle exterminera ceux qui viendront troubler ses couturiers, ses philosophes et ses cuisines...
Si je sais que tu m'aimes ? Je t'écris d'un café du boule- vard Saint-Michel, mon ange. Les garçons servent ma rêverie avec de grandes burettes de grenadine et de kirsch. Je n'aurais qu'à m'étendre, à arracher une lame du parquet pour trouver une source qui a donné son nom au café et qui ruisselle jusqu'au fleuve sans jamais voir le jour. Je n'aurai qu'à me lever, à monter sur la banquette, à trouer la tente pour voir l'étoile polaire veiller sur l'établissement. Il fait noir, on ne soupçonne pas les maisons ; seules appa- raissent, soulevées au-dessus de la ville, les chambres illuminées de ceux qui aiment à Paris. Des remords me viennent du mal que j'ai dit à tort dans ma vie : j'ai dit que les vêtements des civils sont d'affreuse couleur ; je pense ce soir qu'avec un évêque en gala, avec ces hommes de Biarritz qui ont des pantalons rouges, avec quelques-uns de ces vignerons bleus qui sulfatent les vignes... »
Ici s'interrompait la lettre... et je dus m'interrompre. J'ajoutai tout juste une phrase où je ne retirais rien du mal dit par moi des lézards et de leur peau. Mon gardien parcourut la copie, la porta au contrôleur Hofmann, qui me regarda, regarda Lili David m'envoyer un dernier baiser et laissa passer, non sans avoir fait copier mon manuscrit par la petite Kramer, l'ancienne dactylo du cruel Egelhofer. Lili, par retour du courrier, pour amorcer la seconde lettre, m'écrivit :
— Cher petit Heinrich, crois-tu à l'été ? Que penses-tu des Musset ? Que font tes cousins Schombach ? Je répondis :
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« Mon ange, ma lumière, crois à l'été. Rends-moi cette justice que je n'ai pas encore évité une seule fois, si fugitive qu'elle fût, l'occasion de parler du printemps et de l'été. Le jour n'est pas loin d'ailleurs où je ne résis- terai plus qu'à l'hiver. Mais que le bel été de l'an dernier me paraît morne auprès de notre été pluvieux ! J'étais pour- tant dans une auberge qui n'était autre que celle du Petit- Morin et de l'Œuf dur. Ce doux vent, que les Français appellent le faux mistral et les Allemands la vraie tra- montane, retroussait pourtant les lilas débarrassés déjà pour l'année de toute fleur et de toute ambition, pour le reste de l'année purs comme l'herbe. C'était pourtant l'été habituel : au moindre signe de sécheresse l'angoisse en- vahissait le visage des maraîchers, au moindre signe de pluie, celui des cultivateurs. Dans les ajoncs, les peintres s'installaient dos au soleil et tournaient avec lui, comme s'ils s'exerçaient au daguerréotype. Aux abbés en Victoria Dieu parlait par la voix des petits torrents, par le silence des lacs, et par les coucous volants... On se retournait en riant quand une femme justement était parfumée au lilas... Moi je sortais de la rivière le matin, pour vivre nu jus- qu'à midi sur le rivage, pour mettre ma pèlerine l'après- midi, et le soir j'allais en frac aux petits chevaux de Saint-Germain, — histoire de tout homme sans amour en vacances, histoire du vêtement à travers les âges, histoire de l'humanité. Mais je ne te connaissais pas, mon amie. Mes sens étaient pourtant plus aiguisés que jamais. Je voyais la fumée que font les pivoines en écla- tant. Je voyais le clapet inférieur du bec des oiseaux quand ils chantent.... Mais je ne te connaissais pas... C'était pour un autre que les ormes sonnaient sept fois sous le bec des picverts, que onze fois ce que les Français appellent l'oie sauvage et les Allemands le cygne domestique clai- ronnait au-dessus de la diligence... Je ne te connaissais pas... Le soir venait... Les jasmins, qui par leurs efforts de tout le jour étaient parvenus vers le crépuscule à se
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cramponner à ma fenêtre, devaient céder quand je l'ou- vrais, et m'inondaient de parfum, de pollen, d'étamines... Mais je ne te connaissais pas... Jamais dans île du Pacifique pollen n'était tombé sur un rocher plus sec... J'étais enfin libéré du chat sans queue de l'hôtesse, qu'il me fallait caresser à mon tour de table, du chevreuil à trois pattes du gérant, que je devais nourrir de cigarettes ; la nuit m'expédiait des oiseaux sauvages intacts, qui ne dépen- daient point de l'hôtel, des insectes au complet et vernis, et faisait hululer pour moi un grand-duc bien portant au fond de la forêt... Mais je ne te connaissais pas... J'écrivais en automate je ne sais quelle œuvre qui continuait à pousser comme les ongles d'un mort, puis j'éteignais et m'accoudais à ma fenêtre... Chaque étang, chaque bassin semblait épuisé, et se reposer d'avoir porté pendant le jour une flotte innombrable ; à chacun une lune déjà vieillie distribuait un portrait jeune d'elle. Jamais créature de i m. 65 à 2 mètres n'avait moins demandé à la nature et à la nuit, et jamais nature et nuit n'avaient offert davan- tage... Elles ne savaient pas que pour moi, depuis ce jour de plein juillet où j'avais senti que tu vivais et que je ne te connaissais pas, l'image de la désolation ne m'était plus donnée par des arbres dénudés, par un ciel ravagé de vent et de verglas, mais en bas par les floraisons et en haut par les astres... Je ne voyais de ma fenêtre que le spectacle de forêts plus touffues, de collines plus rondes, d'oiseaux de nuit tout gras, celui de la désolation des désolations... D'un regard plus lent mais plus dur que le leur, je regardais fixement les étoiles... Je ne te connaissais pas... Pas une qui n'ait cligné avant moi... Adieu, mon ange.
P.-S. — Les deux Musset sont deux poètes et les deux Schombach deux idiots. »
Le temps pour la petite Kramer de recopier à six exem- plaires, et j'eus la réponse de Lili...
— Petit Heinrich, d'où vient que tu casses les verres si
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facilement ? Dis-moi si mes baisers te plaisent ? Tu ne me parles pas non plus de mes jambes.
Je répondis :
« Fanny, ma main tremble. Ce n'est pas seulement parce que je t'écris, ou par ce frémissement de l'aimant qui veut attirer hors du papier quelques trésors. Parfois, dans ce corps qui t'appartient, surgissent des gestes qui sont à mes aïeux et qui me possèdent quelques minutes. Tu sais combien ma main est sûre, tu m'as vu jongler avec un couteau, mais une ou deux fois par mois je me sens tout à coup les doigts gourds, j'hésite devant le verre que je voulais saisir, je me fais violence, je le casse, — et je suis pris, non de remords, mais de tendresse pour mon père, que j'ai vu si souvent, possédé du même frisson infernal, répandre le vin rouge sur la nappe et la bière sur les robes. Parfois aussi je bégaye vingt secondes, cha- que année au moins une fois. C'est tout ce qui me reste du bégayement d'un ancêtre. Je m'occupe, pour mes petits- neveux, de composer le répertoire de ces réflexes qui sont notre blason et nos coutumes, et s'ils se grattent soudain l'annulaire de l'ongle de leur pouce, si toutes les fois qu'on prononce devant eux le mot français : Chat, leur pensée, d'un penchant invincible, y ajoute le suffixe ha- meau ou rançon ; s'ils aiment à se pincer les doigts avec des épingles à tendre le linge, ils sauront que c'est leur vieil oncle Heinrich Heine qui revient une minute en eux.
Voilà ma main solide, Fanny, voilà ma lèvre trem- blante. Quelle sorte de planète bizarre tu habites. Tu n'apparais jamais à ma pensée comme un navire nous apparaît, sur ce globe tout rond, par ton mât et tes voiles. Ton pied nu d'abord m'apparaît, puis ta cheville... Voici ton visage enfin, Fanny. Mais déjà il est disparu... »
Comme il n'était nulle part question de baisers, je fus forcé d'ajouter un post-scriptum de mon cru. Mon imagination me servit mal. — Vous ne vous êtes rien cassé, me dit plus tard Lili.
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Post-Scriptum : Tes baisers sont tout simplement extra- ordinaires...
��Les trois lettres étaient donc sauvées. Elles allaient même l'être au-delà de ce qu'eût désiré Lili, car la Kramer continuait à les recopier à dizaines d'exemplaires. Au milieu des prisons-cafés, les lettres de Heine se reprodui- saient avec la vitesse d'éphémères ou comme les pains de Kanah, et à mesure se les passaient les prisonniers, telle- ment émus par ce grand amour, que l'un d'eux intima à Hofmann Tordre de ne plus me séparer de mon amante et de ma vie. Le garde aussi plaida notre cause, la gagna, et malgré les protestations de Lieviné Lieven, il me con- duisit dans une salle vide, hier encore cabinet particulier, revint avec Lili et nous enferma :
— Embrassez-vous tout votre saoul, dit-il, demain vous pouvez être morts. Si vous avez peur de la mort, pro- fitez-en...
Lili, à ce qu'il me sembla, en avait encore plus peur que moi.
Il était tard dans la nuit et nous dormions quand Lieviné Lieven força la serrure et vint nous rejoindre... Je le voyais pour la première fois de près ; il était si mal tenu que quand il parlait tous les boutons de son veston et de son gilet remuaient, et, quand il éternua, deux tombèrent. A cause de sa peur, qui l'avait poussé à nous rejoindre, il se croyait autorisé à quelques privautés que j'avais mieux sup- portées de Lili. Il tenta de m'embrasser sur le front, et s'em- para de ma main libre, où il essayait de lire. Un corrosif ayant rendu dans son enfance ses paumes indéchiffrables, il ne pouvait en tirer d'indication personnelle sur sa vie, et se bornait à l'amalgamer à celle d'un être que les lignes pro- clamaient heureux. Mes lignes étaient bonnes. Il tâcha donc de devenir mon ami le plus cher, car je n'avais pas une main à perdre un vrai ami ; et, comme tous les peu- reux avec ceux qui ont moins peur, il essayait de me don-
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ner confiance en me contant sa condamnation de Kiev et ses dix pendaisons...
— C'est l'histoire de Schéhérazade, Heinrich ! Tous les lundis et vendredis, pendant un mois, deux notables me prenaient pour me conduire pendre au Todtenfeld. Les Russes sont plus durs que les Allemands. Dès le premier jour, Lili avait obtenu sa grâce d'un capitaine von der Galt, 9, Litauer Suasse, à Berlin. Il faut retenir les adres- ses de ceux qui vous ont sauvé la vie, ils doivent vous aider ensuite à la supporter. A von der Galt, Lili, appre- nant qu'elle allait être pendue, tira la langue. Von der Galt se mit à rire : « Va-t'en, dit-il, tu as donné tout ce qu'une femme peut donner par la pendaison ! » Il faisait allusion à ce que vous savez. Moi, je lui tendis en vain mes mains rissolées, mais, par bonheur, le Todtenfeld était loin de la ville. Mes guides à la potence c'étaient tantôt des maîtres d'école, tantôt des petits patrons, qu'il était bien facile d'attirer dans les discussions, que le moin- dre argument trouvait sans réplique, et qui me ramenaient par conscience. Je voyais vite à leur tête si c'était avec leur dieu, leur tsar, ou leur Trotsky, ou, si c'était des ouvriers, leur électricité et leur caisse de secours qu'il fallait les amorcer. Le jour du maître d'école Balanov, 333, Alexan- dre-perspective, je lui prouvai que la mort ne peut en- gendrer la vie, c'est-à-dire le bon exemple, c'est-à-dire la bonne Russie, et il me ramena. Le jour des deux ébénistes, 11, impasse Pochina, qu'une potence en plus c'est une table, un lit et quatre chaises en moins, et ils me rame- nèrent. Tous d'ailleurs tenaient beaucoup plus à sentir et à me faire sentir que ma vie leur appartenait, qu'à me tuer. Quand ils étaient bien mis, je les flattais, je tâchais de les dégoûter de ma personne. Ah ! petit père, leur disais-je, je sais bien que mes orteils et mes oreilles t'appartiennent et que mes mains pourraient être ton verre à vodka. Alors ils étaient dégoûtés et me ramenaient. Un jour, pour rire, ils désignèrent un sourd, je m'échappai juste au poteau. Le
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dernier verste, je criais plus fort que si l'on m'égorgeait... C'est ainsi qu'un matin je fus réveillé, une main dans les mains de Lili, une autre comprimée dans les mains de Lieviné Lieven, par un vacarme. Protégés par le bruit de la machine à écrire, quelques prisonniers avaient comploté. Us venaient de désarmer les gardes, et cherchaient main- tenant à sortir par le vestiaire... L'escouade de secours les avait refoulés en tirant en l'air. Il ne restait plus, barri- cadé derrière l'estrade de l'ouvreuse que le bon fou du Docteur Lipp, déchaîné, et qui tirait à vraies balles sur les hideux personnages dont le Docteur lui avait révélé les méfaits.
— Ah ! petits égoïstes, criait-il écumant, vous faites tuer les Arméniens !
Il rechargea son fusil.
— Ah ! petits méchants ! vous avez fait massacrer les Roumains de Temesvar !
Il tira, puis monta debout sur la barricade.
— Ah ! grands paresseux ! vous ne payez pas les Français ! Ici il tomba en avant, et je ne vis plus rien.
��*
��A neuf heures, un officier pommadé vint chercher Lieven, qui affectait de croire, sans doute pour obtenir mon adresse à Paris, que je lui avais sauvé la vie, et qui nous quitta en cherchant par quoi il pourrait bien dégoûter son garde. A dix heures ce fut mon tour. Les nouvelles, d'après mon surveillant, n'étaient pas bonnes. On disait que Zelten était tué. La vérité était que les armuriers téléphonaient à la police dès qu'un étudiant leur avait acheté un revol- ver. Mais le revolver n'est pas le signe caractéristique des assassins d'hommes d'État ; c'est le petit pain et la barre de chocolat que l'on trouve toujours dans leur poche ; et les indications des boulangers sont plus précieuses, en révolution, que celles des armuriers. Zelten était sain et
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sauf. Il avait lu mon nom dans la liste des prisonniers et c'était lui qui m'appelait.
Il s'était logé à la Résidence. Pour l'atteindre, il fallait accomplir un chemin terrestre comparable à la route d'eau que je suivais avec Eisa pour le rejoindre jadis aux bains Ungerer : par une série de couloirs à vitraux, par la grotte des moules, la salle des singes et l'escalier en papier mâché. Puis, après les quatre salons des 60 panneaux des Niebe- lungen, peints par Schnorr von Carolsfeld, la cour de la Pharmacie, la salle d'Hercule et le salon blanc, j'arrivai enfin à la salle d'Or, salle du trône, où je trouvai Zelten tout seul, le coi de son veston relevé, car il n'avait pas dormi et il avait froid. Où était l'heureux temps où, après l'enfilade des cavernes, je le retrouvais tout nu, mais au soleil ! Il avait accroché la photographie de sa mère sur le dossier du trône. Deux jeunes filles travesties en pages noirs — tout ce qu'il avait pu travestir de ses six millions de Bavarois — apportaient des télégrammes pour lesquels le tacteur exigeait un reçu. Les maillots de ces dames ajoutaient encore à la ressemblance avec l'établissement de bain. Puis l'homme du train apporta lui-même un paquet recommandé. Puis Zelten fut appelé au téléphone, il y avait erreur, on demandait le café Stefanie. Tout cela tenait de la royauté et de la loge de concierge. Quand le nouveau roi m'aperçut, il vint me prendre les mains.
— L'opération est réussie, dit-il, mais le malade va mourir. J'aurai à choisir dans quelques heures un des quatre souterrains qui partent de cette salle même, car je me efuse absolument à revoir les Schnorr von Carolsfeld. Le premier m'amènera dans un orme creux de l'Englicher Garten, qu'on a eu d'ailleurs toutes les peines du monde à garder creux, car M. Grane, le journaliste américain, profite de la révolution pour faire plomber au ciment tous les beaux arbres qui sonnent vide. Le second est relativement mo- derne ; il aboutit dans la gare de Ceinture à une des fosses de nettoyage des machines. A la machine est attelé un
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wagon spécial. Le troisième au lac de Starnberg. Le qua- trième est inutilisable, il donne dans une prairie dont les foins sont coupés depuis hier. Que diraient les paysans de voir émerger la tête du dictateur, tiré aux pieds par un garde ? Je crois que je prendrai surtout le cinquième, celui qui débouche par la gueule du Métro au milieu de la Rotonde.
Je lui dis qu'il avait bonne mine, je lui demandai s'il avait mangé. Ces questions eussent mieux convenu pour un opéré de l'appendicite que pour un tyran, mais il était aussi heureux de trouver à qui confier ses démêlés avec la royauté qu'une maîtresse de maison en villégiature qui aperçoit enfin, de la plage, émergeant des flots, l'âme sœur capable de comprendre ses démêlés avec sa bonne.
— Cher Jean, dit-il, tu arrives pour le plus beau tableau, pour l'abdication. Toute abdication, fût-ce d'un métier infime, prête à celui qui abdique une dignité comparable à celle du sacre. Songe à un maître d'école qui abdique, à un boulanger qui abdique! Veux-tu que j'abdique en ta faveur? Cela fera bien dans les cafés. Le malheur est que j'ai avec moi Ja nation et que je l'abandonne. Ne crois pas que les opiomanes, les cocaïnomanes et les morphinomanes aient été les seuls agents actifs de mon soulèvement. Mais les grands peuples, à part peut-être la France, n'aiment être gouvernés et régis que par ceux qui ne partagent point leurs soucis. Dès que le dieu de la poésie et du romantisme agite soixante millions d'hommes, comme l'Allemagne en ce moment, ils se donnent corps et âme à des trafiquants en pétrole. Dès qu'un peuple est sauvagement pratique, comme l'américain, il élit pour guider ses pas les plus fameux et ignorants idéologues que l'univers ait jamais connus. Chez vous du moins la sagesse est entretenue par le corps même des fonctionnaires. Du cantonnier au Président de la Répu- blique, du plus infime traitement au plus élevé, quatre mil- lions de Français sont élevés ainsi à l'école delà modération, de la liberté, et le percepteur et le receveur de l'enregistre-
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ment sont des prêtres de la sagesse. Avec quatre millions de brahmanes un pays est tranquille. Tous les excès sont commis en dehors de ce corps officiel, qui est en Allemagne le seul inintelligent et le seul dominateur... On apportait une liasse de télégrammes.
— Lis-les toi-même, dit-il, cela t'amusera. Je lus donc :
— Paris Rotonde. Offrons à nouveau tyran vœux les meilleurs. Retire couronne que Madeleine et Claire embras- ent front royal. — Bombay. Tagore refuse questure hono- raire nouveau Sénat bavarois. — Moscou. Ordonnons Zelten relâcher Docteur Lipp avec camarade. Cas refus, orûlerons chaque heure un dessin original de Poussin que Zelten passe pour aimer. — Berlin. Forces gouvernement sont à deux kilomètres Munich. Une seule bourgade, Mit- tenwald, ville des luthiers, a pris parti Zelten. — New- York. Tailleur Thomasini rappelle respectueusement petite dette Excellence Zelten.
On annonça le Docteur Krumper, sénateur de l'opposition.
— Où Favez-vous mis ? dit Zelten.
— Il est dans la Cour des Grottes, auprès du Puits de Persée.
— Quand je sonnerai, amenez-le par la salle Saint-George, la salle d'Hercule, la Caverne de Nacre et la salle Blanche... Tu ne peux t'imaginer, cher Jean, ce que j'ai dû pâlir sur le plan de la Résidence. Tous les dédales qu'un roi doit connaître à l'intérieur de sa royauté, je n'ai pu arriver à les connaître qu'à l'intérieur même du château. Aucun de ces politiciens ne veut être vu des autres, et tous veulent m'atteindre. Je suis une châtelaine obligée de recevoir à la fois tous ses amis brouillés entre eux.
On annonça Siegfried von Kleist.
— Il s'est déclaré contre moi, dit Zelten. Il se sent humi- lié, paraît-il, que la tragédie du pouvoir absolu se débatte dans une âme aussi enfantine que la mienne... Je ne vou- drais pas qu'il rencontrât Mueller, qui est dans la chambre
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papale... Faites passer l'Ambassadeur Mueller dans la Troisième Chambre de Charlotte, par la galerie des Petits Saints. Que le Docteur Krumper recule jusqu'aux Niebe- lungen parla Salle Verte et l'Escalier Dodu.
Mais les visiteurs se multipliaient, sinistre présage. On annonça M. von Salem, chef du parti tyrolien. Zeîten dût consulter son plan et se fâcha :
— Fourrez-le dans le Trésor ! dit-il. Tous ces gens-là viennent le revolver au poing. D'ailleurs, qu'ils entrent tous !... A part cependant le capucin Stobben, que vous évacuerez sur le jardin par la Trappe des Blasons... Toi, Jean, reste...
Salem arriva le premier, car, familier du palais, il avait trouvé une traverse du xvi e siècle pour aller du Trésor à la salle Barberousse. Mueller, Krumper et Kleist entrèrent ensemble, avec le capucin qu'on avait dû mal aiguillera quelque carrefour et, de peur de glisser sur ces parquets luisants, ils marchaient sur la pointe des pieds, comme les. magistrats et le prêtre qui viennent réveiller un condamné.
Kleist voulut parler, mais M. von Salem le pria de lui céder son tour.
— C'est cela, dit Kleist, que M. von Salem parle en notre nom.
— Pas du tout, dit von Salem. Je tiens à parler d'abord pour moi-même. Je tiens à protester contre l'attente qu'on m'a imposée dans les salles du Trésor, réservées aux minis- tres étrangers. Depuis 1341, les Salem ont entrée directe auprès des Wittelsbach. Si je devais attendre, ce ne pouvait être que dans la salle Grenat. Mais j'ai peur que le comte von Zelten ne connaisse pas plus les chemins de la Rési- dence que les avenues du cœur allemand.
Zelten était allé prendre au dossier du Trône le portrait de sa mère, et l'avait remis dans sa poche.
— Et puis ? dit-il.
Il n'y avait aucune chaise ou fauteuil dans la pièce, et l'on ne pouvait guère s'accouder à la cheminée qui avait
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huit pieds de haut... J'étais sur le point de tomber de fatigue... Kleist s'avança :
— De la part du Sénat et de la Chambre, dont je suis le mandataire, je demande à Zelten combien de minutes encore il entend prolonger cette plaisanterie...
— Le mandataire de qui ? demanda Zelten.
— D'un pays que vous vous retirez le droit de dire vôtre, l'Allemagne.
— Messieurs, dit Zelten, dans une heure j'aurai quitté le palais. Ce n'est pas vous qui m'en chassez, ni l'Alle- magne. Je persiste à croire que les vrais Allemands sont avec la paix, l'amour des arts et la fraternité. Ce qui m'en expulse, ce sont deux télégrammes pour Berlin que voilà interceptés : le premier vient d'Amérique, et est adressé à Wirth. Je vous le lis : Si Zelten se maintient Munich, annulons contrat pétrole. Le deuxième vient de Londres et est adressé à Stinnes : Si Zelten se maintient Munich, annu- lons contrat Volga et provoquons hausse mark. Par contre, je n'ai intercepté aucun télégramme disant : Si Zelten est roi, musiciens allemands refusent composer et jouer. — Si Zelten est président, philosophes allemands inca- pables penser et décorateurs feront grève, — Si Zelten est Premier Consul, jeunes filles allemandes renieront jeunesse allemande, printemps allemand refusera produire myrtilles et narcisses. Mais je n'insiste pas. Que le pétrole et la Volga pénètrent donc à flots par les puits de Persée et la fontaine Vittelsbach. J'ai traversé le pouvoir absolu comme aux enfers on traverse une ombre. Je ne l'ai exercé en somme que sur moi-même. Pendant quatre jours je me suis dévoué comme un esclave à ces deux petites qualités que je me connaissais, le désintéressement, la franchise, et qui étaient devenues soudain une franchise et un désintéressement royaux... Je pars, sans avoir dormi ici, sans savoir ce qu'est le sommeil royal. Mais je veux vous conseiller, Messieurs, pour les autres exécutions, quand vous choisirez un mandataire à l'Allemagne, de le
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choisir Allemand. Monsieur Kleist n'est pas Allemand... Kleist pâlissait. La transfusion de sang était commencée.
— Monsieur de Kleist est étranger. Un ancien soldat a demandé hier à me parler. Il a vu apporter Kleist blessé dans sa chambre d'hôpital, et l'a entendu se plaindre. Il ne se plai- gnait pas en allemand. Sa plaque d'identité, qui fut à dessein égarée, portait un chiffre qui ne correspond à aucune forma- tion allemande. A la suite de quelle amnésie Rathenau, Harden et Scheidemann se sont introduits en Allemagne, ce n'est pas à moi de vous le dire, ni les plaintes yeddish qu'ils ont poussées tout petits... Adieu, messieurs.
Je voulus courir à Kleist, que les autres emmenaient, mais je devais avoir dans ce palais antique, en plus de ma fatigue, le mal des musées. J'eus un étourdissement, je tombai sur Zelten. Il me prit dans ses bras, chercha où m'étendre, et me hissa par l'estrade sur le trône.
— Repose-toi une minute, cher Jean, fit-il...
Quand je m'éveillai, Zelten avait disparu. Les portes étaient fermées et sans serrure visible. Quelque radical- socialiste, mon futur concurrent aux élections, m'avait enfermé seul avec un trône, comme les épouses prévoyantes enferment sans qu'il s'en aperçoive, pour divorcer ensuite à leur jour, l'époux avec une négresse. Le téléphone, le microphone, le réflecteur avaient disparu. La vieille salle dorée avait supprimé ou réabsorbé ses sens nouveaux, et il ne restait plus, sous un portrait de Benedicta, femme de Louis le Sévère, qu'un tableau d'appel dont je pressai deux boutons, celui du Chambellan de la Porte, pour qu'on m'ouvrit, et celui de la Chambellane Tercéenne, pour en voir une dans ma vie. Mais il ne vint qu'un des deux pages, son maillot noir à la main, et qui se hâtait d'accrocher les boutons à pression d'une robe verte, jaune et rouge. Le bain de tyrannie et de bon goût était terminé. Par des passages obscurs et des escaliers de service, mais qui longeaient les salons à couleurs et à noms féeriques où nous pouvions
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plonger grâce aux hublots dissimulés, par la piste de la valetaille que la tradition des chambrières et des laquais avait aussi baptisée, par le couloir de l'Araignée, la cour aux Chats et le palier du Nombril de Charles, nous forâmes dans le Palais, aux parties non protégées par la nacre, l'onyx, et l'encaustique des préraphaélites munichois, un terrier sans honneur. Les hublots nous laissaient parfois apercevoir dans le Salon du Grand Casimir, dans la Cour Papale, des groupes bavarois à la recherche de Zelten, que la famille Wittelsbach, vieille Atalante, déroutait ou ralen- tissait par des parquets trop glissants ou par des mosaïques. Pas de rencontre, à part celle du concierge à casquette galonnée, casquette qu'il souleva, sachant par expérience que tout ce qui sortait depuis quelques années par l'esca- lier de service avait infiniment plus de chance d'être prin- cier que ce qui entrait par l'escalier d'honneur.
Je passai la journée à chercher Kleist qui n'avait pas reparu à Nymphenbourg. Ida croyait qu'Eva de Schwan- hofer l'avait conduit à Oberammergau, à sa villa. Il paraissait impossible d'aller ailleurs, tous les moyens de transport étant réquisitionnés ou par les Contrerévolu- tionnaires, ou par le Service de la Passion. Le lendemain, vers deux heures, je fus déposé à Oberammergau.
La représentation commençait et j'eus de la peine à l'évi- ter. Les archers de Dieu rabattaient vers les guichets du Calvaire. Mais ma curiosité ne les aidait point, car j'étais déjà venu ici en 191 5, pour cette répétition générale qui précède de cinq ans la représentation... La Passion d'ail- leurs doit être la seule œuvre dramatique qui supporte cet intervalle... Arrivé par la montagne, avec des bandes de tyroliens abhorrés des cantonniers car leurs bâtons ferrés crevaient les routes, j'avais eu la chance d'être le voisin du nonce, qui avait donné le signal des applaudissements au châtiment de Judas, et de Mrs Barfield, de Birmingham, qui devait acheter l'ânon chevauché par Jésus dans l'entrée à Jérusalem, l'emmener à Birmingham, et pour guérir sa
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nostalgie, pauvre sioniste, l'y faire périr de candies et de vrais chardons écossais. La conversation, ingrate avec le nonce, qui m'indiquait par leur nom biblique les héros du lever du rideau, Gad, Architophel, et Achanaas, le fut moins avec Mrs Barfield, qui habitait le village depuis trois mois, et ne savait au contraire de Jésus, de Véronique ou des apôtres que leurs noms de paysans. Je pus grâce à elle constater que Strossmayer (c'était Ponce Pilate) se lavait vraiment les mains dans une bouteille d'eau du Jourdain offerte par Mrs Barfield, que le père Wolf s'était piqué à la couronne d'épines en la portant et qu'il saignait ; que Zwang tenait mal ses trente deniers et allait sûrement les perdre ; et j'obtins pour toujours ma traduction allemande de la Bible, quand, celui qu'elle appelait Anton Lang ayant soupiré sur la croix et rendu le dernier soupir, celle qu'elle appelait Maria Lang, sa mère, justement s'étant écroulée de malheur, Melchior Breitsamer, le disciple aux cheveux d'or soutenant Paala Rendl, celle qui devait abor- der un jour aux Saintes-Mariés avec Bertha Veit et Liesl Ohlmûller, soudain, au milieu des cris et des tempêtes, quand Meyer, le simple Meyer, du haut de ses cieux, appela son fils Miller à sa droite, s'entoura de ses séraphins Zwick, Mayr, Zwinck et de la main caressant sa barbe blan- che, de l'œil faisant un signe d'intelligence au nonce, fou- droya, car ils commençaient à s'agiter bruyamment avec leur cent trente démons, Julius Freysing et Kurt Eber- lein.
La tribu sainte d'Oberammergau n'était pas sortie intacte de la guerre. Les mobilisés avaient dû, malgré les démar- ches du bourgmestre, laisser couper pour la première fois de leur vie leurs chevelures ; sur les bras nus demeuraient les marques du vaccin antityphique, anticholérique, antité- tanique, et il apparaissait que les Amalécites avaient sévi sur la région. Aux portes du bourg, des gaillards armés d'arcs et de javelots montaient la garde, car les mineurs voisins de Peissenberg menaçaient d'interrompre par la force
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des spectacles si préjudiciables aux prix des denrées, et un Américain devait, malgré les défenses, cinématographierla scène d'une fenêtre. Dès que le soleil éclatait sur une vitre, tous les arcs se bandaient contre elle. Ils parlaient le lan- gage du nonce, et j'appris d'eux que les Schwanhofer habi- taient en dehors de la ville entre les maisons de Sadok et de Saint Pierre. Pour y arriver, j'eus à passer sur le tronc d'un chêne les canaux d'eau courante, à écarter les aubé- pines, à toucher tous les végétaux qui avaient fourni aux Jeux la couronne, la croix ou les fleurs. Un aigle pla- nait au-dessus de quelque agneau dédaigné pour le rôle d'agneau pascal. Le printemps et la montagne, affolés par tant de visiteurs, offraient à profusion de quoi finir pour toujours la Passion et la Lutte du Bien et du Mal, des chu- tes d'eau par milliards de volts pour électrocuter définitive- ment Judas, des lacs profonds de mille pieds pour noyer l'enfer, et, pour donner un jeu éternel aux séraphins et aux archanges, un chamois apprivoisé qui m'escorta.
Forestier était assis sur la terrasse, et un jeune homme près de lui feuilletait les journaux. Il avait soulevé sa tête, de ses mains, et l'offrait au soleil comme on offre une part de soi aux rayons X. A tout bruit, à tout murmure de cascade, il tendait l'oreille avec la demi-grimace de ceux qui croient avoir entendu crier leur nom. Son lecteur lisait les dernières nouvelles de chaque nation, qu'il écoutait reli- gieusement, comme si l'espoir lui restait de deviner son pays au nombre des ouvriers chômeurs, des incendies ou des duels entre parlementaires, et il se promenait sur l'Eu- rope comme un sourcier... Que peu de nationalités d'ail- leurs paraissaient enviables !
« Et en Italie ? demandait-il.
■ — Le brave Gaspard a conclu un traité avec les bol- cheviki. Les fascistes marchent sur Rome et les récoltes sont mauvaises. D'Annunzio s'est fracassé la tête, et une mala- die appelée carico sévit dans les houilles.
— Et en Hongrie ?
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— Les fonctionnaires des provinces cédées, qui logent dans des trains, ont obtenu des wagons de seconde. C'est la seule information de bonheur. La récolte est mauvaise. Une maladie appelée charnin sévit près du Balaton.
— Et de Russie ?
— On a découvert à la fonte des neiges quinze mille cadavres dans un coude de collines, là où les prospecteurs espéraient trouver du pétrole. Deux Américains de la Croix-Rouge rapportent les photographies de petits enfants qui ont mangé leur père.
— Et des pays baltes ?
Il semblait ne pouvoir se résoudre à questionner le lec- teur sur l'Angleterre, l'Amérique, la France. J'y pressentais une appréhension, c'est-à-dire une préférence, et je n'en étais pas fâché ; le journal ne donnait ce matin sur la France qu'un renseignement ridicule : deux éléphants d'un cirque en voyage avaient évité une collision en gare de Tulle, car on les avait attelés, en l'absence de machines, à une rame mal placée... Je me décidai à avancer, résolu à parler aujourd'hui même et à guérir le seul être qui souf- frît dans ce bourg dédié officiellement à la souffrance . Du moins je le croyais... Mais il se précipita vers moi avec l'élan de celui qui donne une nouvelle et non de celui qui la reçoit :
— Mon pauvre ami, me dit-il, Geneviève se meurt ! Il a fallu l'opérer ce matin, on désespère... Eva est près d'elle... Venez.
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- *
��Geneviève ne mourait pas commodément. Elle avait un lit un peu court pour elle et ses regards aussi étaient gênés par la montagne, qui tombait devant elle à pic. Elle pré- férait attendre la mort les genoux plies et les yeux fermés. Jamais humiliée, mais toujours repentante d'être fille natu- relle, pleine d'admiration pour ce qui est l'ordre ou la loi, elle essayait seulement de donner à sa vie une conclusion
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plus régulière que son commencement. — Est-ce que cela se fait, me demandait-elle, quand je voulais lui mettre trois oreillers au lieu de deux, ou lui lire quelque livre nou- veau ? L'idée d'une mort conforme aux usages établis l'ef- frayait moins. Tous ces personnages licites et légitimes qui allaient et venaient autour de son lit, non insoumis, non polygames, à métiers clairs et définis, la flattaient dans son mal. Le curé d'Oberammergau vint la voir, puis le pasteur, puis le rabbin. Elle déplorait d'avoir à choisir une religion au moment où trois s'offraient si aimablement comme on déplore une triple invitation pour le même soir, et décidait d'être enterrée selon le rite qui permettait l'assistance et la présence des deux autres. Au fond, elle eût voulu être en règle aussi avec la religion musulmane, la religion hin- doue. Elle me demandait sur Bouddah les renseignements qu'elle eût demandés sur un employé d'état-civil, s'il était impitoyable, s'il était beau. Elle était tourmentée seulement de la tristesse et de l'incertitude de Forestier. De sorte qu'un soir je fus amené à lui dire qui il était. Elle en fut toute heureuse. Non point qu'elle eût éprouvé moins de sympathie pour lui s'il était né dans une ville étrangère, mais être Hongrois, ou Bulgare, ou Lithuanien ne lui semblait pas une situation en aussi parfaite conformité avec la vie régulière et avec le code qu'être Français.
« Tâchez qu'il s'inscrive à Belleville, me dit-elle. Tout lui sera aisé. Le jour de mon mariage le maire de Belleville n'a lu tout haut ni mon acte de naissance, ni mon âge.
Il fut convenu que Kleist, dès qu'elle pourrait rentrer en France, nous accompagnerait. Elle le lui fit promettre. Depuis la révélation de Zelten, je n'avais reçu aucune let- tre de la Consul, aucune visite de Schmeck, et Eva s'était résignée.
— Mon cher Kleist, disait Geneviève, ce n'est vraiment pas de chance de voir mourir ainsi sans raison la première Française que l'on rencontre. Si vous raisonniez comme l'Anglais qui vit la femme rousse de Boulogne vous nous
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feriez une belle réputation... Vous le voyez, Jean. J'avais raison. Tout ce qui n'est pas en bois me porte malheur. Mais allez réclamer une table d'opération en bois, des pin- ces et des bistouris en bois ! Les opérations sont comme les voyages en Algérie, on s'imagine qu'on va pouvoir choi- sir son bateau, sa place, sa semaine et Ton est jeté sans pré- caution dans un des tubes même du déterminisme. Je n'ai vraiment jamais pu être comme les autres, je reviens faire mes enfants en France et je vais mourir en Allemagne... Pour reparler des Françaises, Kleist, je vous assure qu'elles sont très solides, et que les veuves en France sont autre- ment nombreuses que les veufs.
— Ne parlez donc pas toujours de mort, Geneviève.
— Cela ne se fait pas. Pourquoi?
Au lieu de revoir sa vie en une seconde, comme d'autres mourants, elle la revit minutieusement, mordant même un peu sur la vie de sa mère du temps où elle-même n'existait pas encore. — J'en étais à ma naissance. J'en étais
à l'élection de Félix Faure J'en étais à l'exposition de
1900, disait-elle quand on entrait, car ses souvenirs ne se cristallisaient qu'autour de dates officielles. Elle parlait à peine de son métier, mais ses mains s'agitant, caressant ou creusant, on sentait que sa mémoire de sculpteur complé- tait et illustrait l'autre. C'était des mains qui avaient beau- coup touché l'univers et son argile, un peu usées, étroites, et qui entraient dans toutes les mains amies ou ennemies comme dans un fourreau, avec de bien inutiles petites rides pour le sang. Elle avait peu de fièvre ; le mal l'attaquait par assauts qui déroutaient les docteurs, enflant subitement un de ses bras, entourant son front d'un bandeau. On eût dit qu'il essayait sur elle de nouvelles façons de tuer. Le matin où elle en était au passage à Paris du roi d'Espagne, elle sentit ses jambes froides, et le froid monter. Mais c'était trop peu pour une pauvre créature abîmée par la vie, les excès et l'insouciance. Une péritonite se déclara, puis une pneumonie double, puis je ne sais plus quoi encore et
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par ses armes les plus vulgaires la maladie parvint à triom- pher de cette enfant.
— Ne parlez pas tant ! disions-nous.
— C'est que je n'ai jamais tant pensé, mes amis... Quelle drôle d'histoire est la vie ! Peut-être personne dans une semaine ne pourra plus parler à la première personne de moi, de mon corps, de mes yeux, et cependant je ne renonce à aucun de mes goûts ; je préfère toujours le jaune aux autres couleurs ; je sens le bleu, le rouge intriguer autour de moi, essayer de m'attendrir, profiter de ma faiblesse, rien à faire ! Je continue à détester jusqu'à la dernière minute les gâteaux secs, le crêpe de Chine, les aigrettes... Pour les animaux et les hommes, au contraire, je n'ai plus de parti pris, plus aucun. Dieu sait si j'ai pu détester les singes, les animaux à langue visqueuse comme le four- milier, les rats ; je les verrais sans ennui entrer maintenant par centaines dans ma chambre ; et aussi d'ailleurs ce pau- vre Bouguereau, et aussi cet hypocrite de Kessler, et Lan- telme, et un grand blond dont je me souviens, mais cela c'est une autre, histoire...
La porte s'ouvrait. Ce n'était ni les fourmiliers, ni les ays, ni le cortège des humains dont la prétention l'aga- çait, des actrices aux députés, ce n'était pas non plus, hélas ! les Bernardo de Rotschild. C'était le docteur avec sa morphine. Il essayait de la faire taire.
— Je me tais. Mais ce grand blond, malgré tout j'y reviens. Une brute, qui croyait tous les autres êtres des brutes, ne les aimant que pour cela, et disparaissant le jour où il doutait de leur brutalité. Que n'ai-je pas commis pour retarder ce jour-là ! Sous ses yeux, je touchais en brute à mes oiseaux, aux verres, à moi-même. Dès que j'étais seule, j'essayais de réparer en embrassant et cares- sant comme je le pouvais ces pauvres objets et cette pauvre femme. Mais cela ne vous intéresse point, Kleist. J'ai des projets sur vous. Voulez-vous que nous fassions l'aveugle et le paralytique? Je n'ai plus rien devant moi, mais j'ai un
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petit passé. On n'arrive jamais à la mort sans dot. Je vou- drais vous léguer ce qui peut subsister de ces trente-six ans, et deux ou trois commissions. Je tiens à ce que vous habitiez parfois ma maison de Solignac. Vous hériterez de moi, de moi-même ; j'ai écrit dans ce papier deux ou trois de mes manies que je voudrais ne pas voir périr, car je n'ai pas de petits neveux auxquels elles reviendraient naturellement, comme disait Heine dans sa lettre. Je tiens à ce que vous soyez à Paris pour l'Exposition colo- niale de 1924. Celle des Arts appliqués je m'en moque. (Arts appliqués est d'ailleurs une faute de français.) Je tiens à ce que toutes les fois que vous entendrez le mot Prémisses...
Elle passa ainsi le soir à séparer ce qui devait périr avec elle et ce qu'elle devait planter dans le nouveau passé de Kleist. Puis quand le chromo officiel de sa vie fut épuisé, quand les troupes alliées eurent défilé sous l'Arc de Triomphe, et quand il ne resta plus en elle que ses défail- lances, ses erreurs, ses mauvaises habitudes, elle se tut, gémit toute une nuit, ressembla soudain à la mort, res- sembla pour la première fois à son fiancé futur et non passé, et mourut...
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��Il était minuit. Tous les Français dormaient. Y compris le million de mères que la guerre a privées de fils. Y compris, dans les dortoirs de la Légion d'honneur, grou- pées pour la surveillance autour de la répétitrice qui ronfle sous sa tonnelle de mousseline, les quatre élèves roman- tiques. La lune, pour une aussi belle nuit, s'était arrangée à la paraffine des traits normaux. A peine un futur clairon s'exerçait-il dans les jardins lumineux sur un clairon d'argent. Tout dormait entre Rhin, Atlantique et Pyrénées, y com- pris, car c'était le lendemain d'un dimanche d'élections et de sports, les nouveaux conseillers généraux et les nouveaux
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champions de longue-paume. Y compris Monet, Bergson, Foch... Dans une proportion défavorable aux pyjamas et favorable aux chemises de madapolam, les huit cent mille fonctionnaires dormaient, gloire et douceur de l'état. L'égalité de la nuit pénétrait par des millions de volets hermétiquement clos et par cinq ou six fenêtres ouvertes le peuple le plus amoureux de l'égalité et le plus ennemi de l'air. A peine une cloche mal rattachée tintait- elle parfois en reprenant son équilibre. Au douanier et au poète qui veillaient encore, par respect de la République ou du firmament, et qui recevaient debout les coups homicides de la nuit, la nature hypocrite affectait de se donner elle aussi pour mortelle, mais ne consacrait à cette politesse que l'effort minimum, une brindille cassée, un craquement dans un silo, ce peu qui satisfait, paraît-il, les douaniers et les poètes que consume à minuit l'idée d'une nature immortelle... Tout dormait. Y compris les acteurs et les actrices encore maquillés dans le dernier train de Bois-Colombes. Les trois cent mille concierges dormaient, mais avec des sursauts, consciences des maisons. Y com- pris le Loing dont on avait clos les écluses. Y compris, dans de grands cimetières inclinés à la lune, Pasteur, Debussy, Rodin... Tout dormait...
Hormis moi, qui regardais Forestier endormi, dans le wagon qui nous menait au Limousin. Devant la première pente du Massif Central la locomotive soufflait. J'avais fermé le gaz, tiré les rideaux. Je maintenais l'ombre sur mon ami jusqu'au moment où je pourrais à la fois lui apprendre son nom et lui révéler son département Haute- Vienne étincelant, car j'avais décidé de tout dire aujour- d'hui. Il dormait, comme tous les Français. Je l'entendais parfois rêver dans sa langue étrangère, je me penchais, je lui répondais dans la mienne, je ramenais le français sur lui comme une couverture. Ce qui restait encore en lui de Siegfried aspirait à longue haleine cet air nouveau de la montagne. Ce qui restait en lui de Kleist maintenait sur
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ses yeux que la mort de Geneviève avait adoucis des pau- pières encore rudes. Puis l'on cria le nom de la première gare limousine, et, soudain, ce département que j'avais quitté à deux ans et que je croyais ignorer me reçut comme son enfant. Mon père l'avait habité toute sa jeu- nesse, tous les noms propres que l'on prononçait chez moi avec amour et respect étaient pris dans les almanachs, les annuaires, les journaux de ce pays, et aucuns noms n'avaient contenu pour moi plus de nostalgie et d'aventure que ceux qu'appelaient maintenant à toute voix les employés, ou que je voyais collés au flanc des gares comme des colis précieux laissés pour moi en consigne, entre des arbres et des troupeaux dont mon cœur aussi reconnaissait la race, par mon père adolescent. Car, comme si l'on criait tout à coup dans le silence, aux arrêts de votre train, les noms de celles que vous avez aimées ou désirées, on criait Argenton, Saint-Sébastien, Azérables ! Dès le sud de Châteauroux, tous les bourgs dont je connaissais seule- ment par mon père les dates de foire et de frairies sor- tirent pour une si belle rencontre de leur réserve fixée par le préfet, et Eygurande, de son premier jeudi mensuel, Saint-Sébastien de son troisième mardi, La Souterraine de son deuxième vendredi et de son 28 février des années bissextiles, vinrent me saluer jusqu'au quai. Gargilesse, Crozant, pas un seul de ces bourgs dont je ne connusse exactement à quel jour et à quelle saison se produisait vers lui la migration des génisses, des dindons et des poulains. A Sagnat, j'aperçus dans l'étang la plus grande quantité d'eau que mon père ait jamais vue, car il ne connaissait pas la mer. A Razé, où mon père vit Monsieur Grévy, une gare obscure, mystérieuse, accrochait pour la première fois dans mon esprit au train présidentiel le wagon de la solitude. Toutes les sonnettes des gares sonnaient sans arrêt ; en lisant ou en prononçant leur nom, j'avais pressé sur un bouton électrique que je ne savais plus apaiser et qui appelait pour moi de la bourgade et de la commune
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tous les personnages liés à elles dans ma mémoire : à Morte- rolles, le père Arouet de Saint-Sauveur, l'athée, qui faisait ses enfants en janvier pour qu'ils naquissent en septembre, mais dont la femme n'avait que des grossesses raccourcies ou prolongées ; à Bessines, le cantonnier, le père Bénoche, qui avait sauvé un colonel en Crimée, un général au Mexique, et dont la vie était ratée, disait-il, car il lui restait à sauver un Maréchal ; au Breuilh-au-fa où l'on prend au filet les saumons, Monsieur Claretie qui avait emmené à la pêche mon père, le jour où il eut juste un mètre, et qui l'étendait près des poissons pour les mesurer. A Droux, où des renards qui mangeaient les baies sous des genévriers effrayèrent mon père quand il regagnait le collège, après les arrières-petits-neveux de ces renards, peut-être, des chiens aboyaient. A Ambazac, où le loup suivit son cheval, je vis en me penchant deux disques vert et rouge, un loup vairon. J'entrais dans le pays le plus légendaire et le plus irréel pour moi après celui de Gul- liver, mais où les hommes avaient ma taille et où le train passait. Tout ce qui a permis de prouver que l'itinéraire de Chateaubriand en Amérique était faux, prouvait que la jeu- nesse de mon père était vraie. Il y avait juste la place entre Fursac et Blond pour la chasse à courre des Lecointe. Je devinais le nom d'arbres et de plantes presque inconnus pour moi, sarrasin, merisiers, genévriers, tant chacun semblait placé ou semé à la place exacte que lui assignait la parole de mon père; et, bien que chaque village offrît à mon regard un tassement nouveau, ce n'était pas sur une contrée nou- velle que j'éparpillais ces noms pour moi usés. Chacun fécondait son district d'une humanité et d'une faune dis- tinctes. Le Breuil, où les Lacôte, nouveaux venus du Bourbonnais, s'étaient brouillés avec les Sillac, qui avaient servi le poulet avec le foie et la tête, et où chez mon cousin Petit vivait un lynx apprivoisé. Rançon, où était empaillé à la mairie un oiseau porte-lyre et où le député auquel mon père donna son premier vote affecta toujours de croire
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qu'il avait voté pour l'adversaire. Rançon, premier syno- nyme pour moi de la beauté et de l'injustice. Fromental, avec sa tortue, où les nouveaux riches appelés Frommen- thal s'empressent d'acheter des maisons de famille, et où il vit un saltimbanque tomber de la corde raide et se tuer, — premier synonyme pour moi de la mort. Pas un de ces bourgs •ensoleillés pour lui et lunaires pour moi dont le nom ne s'accolât ainsi à l'un des espoirs et l'une des déceptions de la vie tels que je les avais imaginés pour la première fois à huit ans. Quelquefois des stations, Larsac, Le Raynou, dont je ne lui avais jamais entendu parler, et l'air, le sol m'étaient dans cette zone sans saveur ; mais arrivait sou- dain Saint-Sulpice-Laurière, enbranchement vers les trois villes d'Universités, où il dormait sur un banc dans ses voyages d'examens, et où justement je voyais ce matin affalés une dizaine de collégiens à l'intersection de Bourges, de Clermont et de Poitiers, vers lesquelles chacun à l'aube s'orienterait suivant sa force en mathématiques ou sa fai- blesse en latin, qu'un répétiteur empêchait de dormir les uns sur les autres par habitude de les empêcher de copier. Plus encore que par ce bruit, aux arrêts, d'eaux vives per- pétuelles, ces odeurs nouvelles d'essence, cet accent de ma terre, j'étais atteint par l'accent limousin des hommes dans la nuit noire, cet accent du Midi que mon père repre- nait dans ses surprises ou ses émotions, que je retrouvais ce matin dans la voix des chefs de gare, des hommes d'équipe, du répétiteur, et qui me donnait l'impression de circuler dans une province surprise et émue... Sur mon cœur la pesée s'accentuait de l'air ancestral ; j'étais tout à ce senti- ment de modestie vis-à-vis des éléments et des humains que l'on ne peut éprouver que dans le pays de ses pères, où ni les monuments ni les familles ne semblent avoir été créés spécialement pour votre passage, comme Chambord ou les Luynes, et, moins que le décor de notre vie, en figurent une base inébranlable et quelque peu humiliante, avec ses églises romanes où l'eau bénite n'a pas été changée
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depuis votre baptême, ses chênes qui en toute votre vie ont pris 30 cercles de 2 millimètres, et la dynastie des Chausson-Bouillat. Cette force à vivre dix siècles, que l'on se sent en Touraine, entre Cléry et Montbazon, ce n'était plus guère ici que l'espoir d'une vieillesse robuste ; cette immortalité garantie que donne la Provence, ce n'était plus, entre Montagnac et Morterolles, que la certitude d'une belle mort; et peut-être, à mesure que j'allais m 'approcher plus près de la ville de ma naissance et y reprendre mon rang de simple pion dans le jeu qu'y jouent contre la mort les neuf familles principales, cet intervalle avec l'éternité et la liberté allait-il encore se restreindre. Que ma petite dignité d'homme me paraissait claire aujourd'hui, à mi- chemin de Magnac-Laval où sommeillait la lignée incon- nue de mes petits cousins, et du Dorât, avec mes belles- sœurs de belles-sœurs. Pour la première fois j'étais réduit à la taille où la page de ma vie cadrait avec le transparent, avec la grille et l'apparition infaillible de chaque nom attendu, — Tiens, voilà Droux, Pierre Buffière n'est pas loin, — près de cet être qui n'avait plus ni ia jeunesse de son père ni la sienne, — Tiens, Folles et Bersac ont disparu, non les voilà ! — me donnait plus encore que l'indication d'une expérience réussie, la seule vraie estimation que j'aie trou- vée, — justement voilà Bellac ! — de la condition humaine.
Soudain, le train fut secoué d'un de ces légers heurts qui passent au corps du voyageur la surprise du mécani- cien à la vue d'un mouton sur la voie ou la mort d'un bicycliste dans un passage à niveau. A notre gauche le soleil se levait et d'un rayon horizontal transperçait le comparti- ment. Aux stations, on entendait le début ou la fin du chant d'un coq, et, quand l'arrêt était habile, le chant entier. Du pardessus de Forestier, de ces vêtements qui allaient lui sembler dans une heure la dépouille d'une autre, une lettre avait glissé. C'était la dernière lettre de Kleist au prince de Saxe Altdorf.
— Mon ami, disait-elle, adieu. Ce n'est pas que vous
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m'avez peiné en préférant Hoffmann à Tieck. Ce n'est pas que je doute du récit de votre voyage en Sicile, et de ce rosier dont les racines enserraient le cœur de Platen. Ce n'est pas que j'en veuille à votre neveu Ernest d'avoir reproché à la France ses idées claires et son armée sans poésie. Ni que je songe amèrement à nos terribles dis- putes, et que je m'écarte de celui qui croit la vie née de l'ordre et non du chaos, qui estime le sanscrit plus utile aux historiens que le grec, et l'effort au lieu de l'intuition la seule preuve de l'existence. C'est que je ne suis plus Allemand...
ïl est six heures du matin et je vous écris d'Oberam- mergau, à cette fenêtre des Schwanhofer vers laquelle l'écho renvoie six fois les paroles et douze fois les pensées. Je vois tous les animaux sortis de la nuit grands et purs, les bœufs endormis debout se redonner à la vie de bœuf en ouvrant simplement les yeux, couverts de rosée comme des plantes ; les chats tout lisses guetter les musaraignes toutes peignées. J'ai vu par contre le voisin Sadock laver son visage sali par le sommeil, étendre ses bras alourdis par le repos, et rappeler ses esprits déchaînés par les rêves en lisant sa Galette de Munich. La banque Mueller a sauté. Le ténor Knote va mieux. La bière baisse de 2 pfennig. Ces trois nouvelles vont amorcer le passage d'Oberammergau du songe au réel. La vie peut y reprendre. La Passion continuer...
C'est que je disparais. C'est que ce soir, à six heures, mon train passera une frontière et que Siegfried Kleist aura vécu. Je vous rends ces deux noms intacts, de même que j'ai dû rendre, élève, à la fin de l'année, à l'économe du gymnase, mes livres de latin et de grec sans taches nouvelles. Tous mes papiers, permis de circulation pen- dant les émeutes, cartes de séjour pendant les révolutions, médailles d'identité pour la ration des denrées indigènes, entrée gratuite aux Pinacothèques et à tous les Musées germaniques, abonnements spéciaux au gaz et à l'électri-
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cité, j'en débarrasse tout à l'heure mon portefeuille. Dé- sormais je paierai double pour voir les Cranach et les Durer, triple pour me chauffer à Munich, et quadruple pour acheter les œuvres de Schiller... J'ai perdu l'Allemagne... Le Rhin, le Danube, l'Elbe et l'Oder, tous ces fleuves que j'ai appris si récemment dans l'ordre comme un en- fant, je les ai perdus. Il y en a que je n'aurai même pas eu le temps de voir pendant qu'ils étaient mes fleuves nourriciers. Soixante millions d'êtres et leurs ancêtres se sont envolés de moi l'autre jour, et m'ont laissé seul, comme le renard glissé dans l'assemblée des oiseaux qui apparaît dès que les oiseaux s'élèvent. Le gros aigle de l'Empire s'est envolé. Me voici abandonné aussi par l'oi- seau Wagner, l'oiseau Nietzsche, l'oiseau Gœthe. Zelten me retire un second passé dont le souvenir peut m'être aussi cruel que le néant de l'autre. Je sens d'ailleurs qu'il a dit vrai. Je sens que j'ai été un élément étranger en Allemagne ; je me rends compte aujourd'hui seulement des malaises, des douleurs provoqués par elle en moi, et qui m'indiqueront peut-être mon vrai peuple : cette peine que j'avais toujours à rouler le verbe à la lin, cette manie de ne pas croire les journaux, ce besoin d'avoir les cheveux non rasés, d'exiger une preuve à toute affirmation, et un statut précis aux relations des états avec l'Empire et du cœur avec les sens. Vous rappelez-vous comme je repro- chais à votre dynastie de n'avoir pas réglé depuis 1113 la question des biens du clergé avec la Saxe ? Vous auriez dû deviner ce jour-là que j'étais né hors de l'Allemagne. Je me rends compte mieux encore depuis l'autre jour du délire sacré de votre patrie, que j'ai dansé chorégraphi- quement, de sa résonnance terrible, dont j'ai usé pour lire de petits discours composés, de son déterminisme épou- vantable, que j'avais cru quelque phénomène politique et passager comme la course à la mer ou au Rhin, en somme de tout ce que je croyais une conséquence de la guerre, alors que les causes seules en apparaissent encore en Alie-
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magne comme les muscles après l'écorchement. Pauvre grande nation, qui n'est plus que chair, que poumons et digestion à jour, et sans douce peau... Tout ce que je de- mande aujourd'hui c'est que l'on me redonne pour patrie un pays que je puisse caresser.
J'ai prévenu les autorités. Il n'y aura pas de scandale. On va me porter noyé au Starnberg. Mueller et Salem m'ont vu couler devant eux. Ils m'ont tendu une dernière fois les mains, avec une force d'ailleurs qui aurait retiré vingt noyés. Krumper m'a regardé partir avec cet air à la fois dédaigneux et jaloux du soldat qui voit le soldat blessé quitter le front. Toutes les recherches et les son- dages dans le lac n'ont donné aucun résultat. Dès que je reparaîtrai, dans l'Adriatique, dans le lac d'Annecy, ou le Balaton, vous serez prévenu par Eva... Adieu... Deux vrais oiseaux viennent de s'élever près de moi, de la ter- rasse même... Les râles de genêts et les faisans bavarois m'abandonnent...
��*
- *
��Tous étaient maintenant éveillés en France. Le soleil rayonnait sur le pays à idées claires. Un chasseur à cheval de l'armée sans poésie avait capturé un renardeau et le montrait d'une barrière aux parents voyageurs qui n'hési- taient plus, pour un si beau spectacle, à réveiller leurs enfants dans les filets. Ces mille sidecars roux hérités de l'armée américaine couraient déjà les routes comme des parasites. Tous étaient éveillés, à Valençay, à Buzançais, et dans les pays des fromages, Roquefort et Levroux, déjà on les mangeait tout jeunes en buvant du vin blanc. Tous ouvraient les yeux, y compris les six cent mille candidats aux Palmes académiques, à la Médaille des Épi- démies. Y compris les tireurs à l'arc de l'Oise, devant l'épouse en papillottes et sans prétendant, qui bandent l'arc d'acajou. Y compris les Indifférents de Pont-sur- Yonne, tous déjà penchés sur l'Yonne avec leurs lignes et
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qui arrachent à l'eau dorée des gardons comme des gan- glions. Y compris Monet, Bergson, Foch. C'est l'heure où les peintres et les chasseurs de Crozant rentrent de conserve à l'auberge Lépinat, dégoûtants de sang et de couleur. On cire au vernicire les sabots des chevaux de Robinson. A Louang-Prabang, à Cayenne, à Brazzaville, les adminis- trateurs jeunes et vieux se disent qu'il doit faire rudement beau aujourd'hui à Bayeux, à Périgueux, et à Gap. Déjà ceux des Français qui croient le plus en Dieu sortaient des cathédrales après la seconde messe, tout heureux de la fin du prêche, et les pies assaillaient les chouettes hasardées dans ce beau dimanche. C'était le premier dimanche du mois ; et tous acceptaient avec reconnaissance ce jour de paix profonde au milieu des sept jours de paix probléma- tique. Rien ne menace aujourd'hui les maisons et les familles, c'est sans raison, et pour s'exercer seulement, que les pompiers se groupent autour de leur pompe et les filles Durand autour de leur mère. Les souvenirs des batailles s'éveillent pour les visiteurs. Tout le monde est éveillé, y compris ceux que l'on attendait le moins, y compris Pasteur, Rodin, Debussy... Les écluses lâchent leurs eaux sur les canots du loueur de Nogent qui les baptise et rebaptise d'après le nom de notre plus fidèle allié, et les noms n'en sont jamais secs. Les réveils que mon père avait placés pour moi dans chaque gare se sont tus inutiles. Personne ne dort plus en France.
Hormis Forestier, près de moi. Mais il est temps. Pas une vallée, pas une colline depuis une heure qu'il n'y ait eu joie à caresser. Je vais le frapper à l'épaule de ma main gantée comme celle d'un contrôleur, et, pendant qu'il cherchera son billet, je lui tendrai, billet pour trente ans, sa photographie d'enfant avec le nom imprimé du pho- tographe, et, quoique à l'encre simplement, son nom...
JEAN GIRAUDOUX
Copyright by Librairie Gallimard.
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LA LITTÉRATURE
LA COMPOSITION DANS LE ROMAN
Des Nouvelles Pages de Critique et de Doctrine, de M. Paul Bourget, j'avoue que je n'ai pas lu les pages de doctrine. La doctrine de M. Paul Bourget est connue depuis longtemps. Il est probable qu'elle ne changera pas. Et il est certain que tout a changé autour d'elle d'une telle façon que ce qui est aujourd'hui le moins pris au sérieux chez M. Bourget, c'est assurément le doctrinaire. Il n'en va pas de même du romancier, ni surtout du critique. J'ai donc lu ses pages de critique, et particulière- ment celles sur l'art du roman, avec toute l'attention qu'elles méritent et qu'elles récompensent.
On souhaiterait même, en cette matière, trouver, au lieu de pages, un livre. Je ne sais combien de romans M. Bourget écrira encore jusqu'à la fin de sa carrière ; mais sans doute y en aura-t-il plusieurs de médiocres. Il est vrai que le romancier, en entamant un roman, ne sait jamais si cela donnera du bon, du moyen ou du mauvais : le vin une fois tiré, on le boit, et on voit ou on sent comment il a passé. En tout cas ce que nous savons bien, c'est qu'un livre sur Y Art du Roman, écrit par M. Bourget, présenterait le plus vif intérêt, tiendrait dans son œuvre une place élégante et utile. On peut en pêcher déjà quelques bribes dans ses anciennes et ses nouvelles Pages.
Les deux volumes des premières Pages ont paru il y a dix ans, et je retrouve dans la Nouvelle Revue Française d'août 191 2 des Réflexions sur le Roman, que j'écrivais à cette occasion. J'y relevais et discutais ce que disait M. Bourget au sujet d'une qualité du roman « sans laquelle il n'est pas de chef-d'œuvre accompli. Cette qualité, la rhétorique classique la nommait d'un terme bien modeste : la composition. » Lui-même revient,
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dans ses Nouvelles Pages, sur cette question, et son point de vue n'a pas changé. Il se trouve, par un exceptionnel hasard, qu'il en est de même du mien. Et comme on peut voir là une ques- tion capitale de « rhétorique », comme c'est même la question centrale de la rhétorique, comme il faut bien de temps en temps se retremper dans la rhétorique, je voudrais reprendre, après dix ans, ce même problème. Je n'ai, en ces matières, ni l'autorité de M. Bourget, ni non plus cette conscience de son autorité, qu'est son dogmatisme. J'entre dans une question ouverte que je ne prétends pas fermer, que je tiens au contraire à laisser ouverte. Un Art du Roman véritable serait une sorte de dialogue, issu d'Etats Généraux du roman, avec ces trois ordres, les romanciers, la critique, le public, — le premier qui milite, le second qui fait oraison, le troisième qui paie. Je sais bien que nos oremus paraissent aux deux autres ordres de la fumée subtile et vaine, et que le tiers-état, en matière de roman, tend à être tout. C'est grâce à lui que nous aurons plutôt une autre Ecuycre qu'un Art du Roman. Raison de plus à notre clergé, tant qu'il est encore toléré, pour rêver sur cet Art, avec des fumées, tantôt épaisses, tantôt bleues.
« Il y a, dit M. Bourget, outre l'élément de vérité, un élément de beauté dans cet art si complexe du roman. Cet élément de beauté, c'est, à mon sens, la composition. Si nous voulons que le roman français garde un rang à part, c'est la qualité que nous devons maintenir dans nos œuvres. Une Eugénie Grandet, une Colomba, une Madame Bovary, un Germinal, un François le Chanipi, un Nabab, pour citer au hasard quelques livres de type très différent, sont remarquables par cette netteté dans le dessin, que vous ne trouverez ni dans Wilhelm Meister, ni dans les Puritains d'Ecosse ou Rob Roy, ni dans David Copperfield ou le Moulin sur la Floss, ni dans Anna Karénine ou Crime et Châti- ment. Je cite de nouveau, au hasard de ma mémoire, d'autres livres de tout premier ordre également. Nous ne trouvons pas davantage cette beauté de composition dans Don Quichotte ni dans Robiuson. Pourquoi ne pas reconnaître que l'insuffisance de ces puissants récits est justement dans ce défaut d'ordonnance ? Nous l'admirons, cette claire ordonnance, dans tous nos clas- siques... C'est une vertu nationale, à ne jamais sacrifier. Quand on examine les récits des romanciers nouveaux, on
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voit qu'ils se laissent volontiers tenter par l'impressionnisme. »
— Le roman français est un roman bien composé. Les Fran- çais seuls savent composer. Un romancier qui veut être émi- nemment français doit savoir composer. Un impressionniste qui ne compose pas n'est pas un écrivain très français. Il ne suffit pas d'écrire en français, il faut composer en français. — Tout cela, M. Bourget, bon traditionaliste, le redit après ses maîtres de rhétorique, après les nôtres, après Brunetière, après Faguet. Ici tout notre passé littéraire fait bloc. Nos premiers exercices d'écriture s'appelaient compositions françaises. Le c Ce n'est pas composé » est tombé incessamment et tombe encore des chaires universitaires, tantôt sur un écolier de troisième, tantôt sur une thèse d'histoire, tantôt sur MM. de Goncourt. Et tout cela, d'un certain point de vue, est utile, est légitime. Ce sont idées anciennes, idées considérables. Mais nous pouvons, nous devons toujours, comme disait Gourmont, les dissocier.- Dissocier des idées n'est pas nécessairement les ruiner. C'est voir d'abord comment elles se sont associées.
En 19 12 j'écrivais que, dès qu'on sort des généralités, et de cette composition sommaire qui consiste à avoir un commen- cement, un milieu et une fin, composition qui existe à peu près dans toute œuvre d'art, on s'aperçoit que le sens du mot est très différent dans chacun des arts, en sculpture, en peinture, en littérature, en musique. Remarque trop évidente, et par elle- même de peu de portée. Mais, pour nous bornera la littérature, vovons dans quelles conditions et autour de quels genres la rhétorique a cristallisé son idée de composition.
A des époques précises et autour de deux genres seulement, à savoir le discours et le poème dramatique.
Pas de discours sans composition. L'expérience apprend en effet que si on veut faire entrer des raisons dans la tête d'un tribunal, d'une assemblée, d'une foule, il faut que ces raisons fassent masse, ou plutôt boule de neige, qu'elles s'appuient les unes les autres en une progression qui prenne le plus possible les caractères d'une progression géométrique, qui accroisse incessamment la conviction, et qui utilise avec le maximum d'efficacité un espace de temps restreint : restreint mécanique- ment, chez les Grecs, par la clepsydre, restreint organique- ment, partout, par la capacité d'attention d'un auditoire. De là,
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comme dans le vaisseau phénicien de V Economique, la nécessité d'un ordre, à la fois artificiel et vivant, dont les rhéteurs sici- liens firent un art. Cet art sicilien de la rhétorique, dont les logographes et les orateurs athéniens donnèrent ensuite des modèles, dont Aristote, Cicéron, Quintilien étendirent les lois et les observations en une véritable Institution Oratoire, il est demeuré jusqu'à nos jours l'arsenal de la rhétorique et la maison- mère de la « composition ». Composition et discours sont presque synonymes. Composition latine ou française, en langue scolaire, équivaut à discours latin et discours français. Les chaires de prose latine ou française, dans nos universités, s'appelaient naguère ou s'appellent encore chaires d'éloquence latine, d'élo- quence française. L'Académie française décerne alternativement un prix de poésie et un prix d'éloquence. Il est vrai que l'élo- quence qui nous gouverne n'est plus celle de Corax et Tisias et du plaidoyer, mais celle de Bossuet et du sermon, c'est-à-dire des trois points. Tout sujet peut et doit se traiter en trois points, et s'il ne vous paraît en comporter que deux, c'est que vous ne savez pas « composer ». Faute d'un point, vous perdrez le prix d'éloquence.
En matière dramatique la composition est aussi nécessaire qu'en matière oratoire. Une pièce mal faite est une mauvaise pièce, j'entends une mauvaise pièce pour le spectateur. La Poétique d'Aristote porte sur la composition dramatique, comme la Rhétorique porte sur la composition oratoire. La floraison du théâtre en France s'est accompagnée d'une feuillaison de Poéti- ques ou de Dramatiques, depuis l'abbé d'Aubignac jusqu'à Sarcev, où la question capitale était celle des règles de la com- position : il y avait ici le songe comme il y avait là la proso- popée, ici la scène à faire comme là la péroraison, ici l'exposi- tion comme là l'exorde, etc..
Voyez au contraire les deux autres grands genres, à savoir l'épopée et la poésie lyrique. Les prétendues règles de la com- position épique, telles que les reproduit Horace, sont des fausses fenêtres, tentées par les critiques ; elles ont été vite discréditées. La vérité est qu'aucune des trois grandes épopées antiques, Ylliade, YOdyssée, YEnéide, ne comporte une véritable composition. On ne peut pas ôter une scène à Œdipe Roi, on peut retrancher, sans les rendre ni moins épiques ni moins
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claires, la moitié de YJliade, du Nosios, de la Mncsterophonie ou de Y Enéide. Elles sont belles avec vingt-quatre ou douze chants. Elles seraient belles avec quarante-huit ou six. La composition n'est pas une partie essentielle de leur être poétique. Il n'en va pas de même des parties : l'épisode d'Ulysse chez Polyphème, de Priam dans la tente d'Achille, sont des chefs-d'œuvre de composition (dont la leçon ne sera pas perdue pour le drame satyrique et la tragédie). Notons cette différence. Elle nous servira tout à l'heure.
Enfin, quand il s'agit de la poésie lyrique, ce n'est plus la composition qui est érigée en maxime, c'est l'absence de com- position. Il n'est peut-être pas de théorie à laquelle Boileau ait plus tenu que celle du beau désordre en matière de haut lyrisme. Il insiste fortement sur elle dans ses œuvres critiques en prose, et, ce qui est plus grave, il prétend la mettre en pratique dans son Ode sur la prise de Namur. Je sais bien que Brunetière et Faguet ont cru voir que les grandes odes de Lamartine et de Hugo étaient admirablement composées. Je ne crois pas cepen- dant que le mot convienne. La composition, la distribution des matières, le plan, sont, pour un discours ou pour un drame, un travail préparatoire indispensable. Mais pendant qu'un poète lyrique procéderait à cette préparation, l'inspiration l'abandon- nerait ; elle reviendrait ensuite se heurter aux barrières d'un cadre artificiel qui ne serait plus fait pour elle. Elle construit au contraire son plan au fur et à mesure qu'elle se fait, comme l'être vivant construit en grandissant le squelette sur lequel il s'appuie. Il y a évidemment un ordre dans les Révolutions, A celle ijui est restée en France ou le Retour de VEmpereiir, un ordre plutôt qu'un beau désordre ; mais ordre ne signifie pas ici plan : c'est un ordre spontané déposé par l'inspiration, pendant, que s'écri- vait le poème. Et ce serait évidemment abuser des mots que de le comparer à l'ordre d'un sermon de Bossuet ou d'une tragédie de Racine.
Faguet, écrivant sur YOnne du Mail (article recueilli dans les Propos Littéraires), dit que le livre « a ses défauts, qui sont un manque trop absolu, même pour une fantaisie, de composi- tion ». L'éternelle note, à l'encre rouge, qui foisonne sur les copies ! Bienheureux manque de composition, qui nous permet d'ouvrir Y Orme à n'importe quelle page, comme Montaigne ou
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La Bruyère ! On lit les livres qui sont composés, mais on relit ceux qui ne le sont pas. Or, un ou deux ans après, parlant du Mannequin d'Osier, voilà Faguet qui s'avise que c'est une mer- veille de composition parce qu'il est « en progression bien ménagée et mesurée. M. Bergeret, mécontent, sans fureur, du reste, d'avoir été vulcanisé, chasse sa femme; mais, comme il est de caractère faible, il la chasse en trois fois. Il s'y reprend. Un pas, puis un autre plus accusé, puis un autre, définitif. Il la chasse, d'abord, en la personne du mannequin d'osier sur lequel elle essayait ses robes, et qu'il jette par la fenêtre. Il la chasse ensuite en la personne de la servante dévouée qui prenait les intérêts de sa maîtresse. Il la chasse enfin elle-même, et voilà qui est d'une composition admirable. » Très juste. Mais qu'est- ce que c'est que cette composition ? Une composition de roman ? Non. Bien plutôt une composition de théâtre. Certes personne n'est plus incapable de penser théâtre que M. Berge- ret, si ce n'est M. France. Mais voilà que, mis en face de la situation la plus comique qui soit dans les Gaules, le cocuage, ils réagissent comiquement, ils font de la comédie, du théâtre. « Un pas, puis un autre, puis un autre », c'est cela même le mouvement dramatique. Relisez le Mannequin. On' a eu l'idée absurde de mettre le Lys Rouge au théâtre et même au cinéma. Je suis loin de posséder le répertoire du théâtre contemporain ; mais je ne crois pas qu'un industriel de l'adaptation ait songé à scénifier le Mannequin, qu'il n'y a pourtant qu'à jeter en l'air pour le voir retomber sur la scène, y marcher, y comporter ses trois actes, y faire ses trois pas. Il y a le Cocu imaginaire. Il y a le Cocu magnifique, il y a Dardamelle ou le cocu glorieux, le Tartarin de la corporation. Il y aurait, en M. Bergeret, le Cocu malin, l'Ulysse de la grande armée. Et voilà pourquoi le livre peut recevoir en marge, de la main de Faguet, l'apostille : « Bien composé ». Notez que plusieurs des romans de M. Bourget ont été ainsi, et pour les mêmes raisons, portés d'eux-mêmes au théâtre, où ils résistaient mieux que les tableaux épisodiques adaptés des romans des Goncourt, de Daudet, de Zola.
Si l'on s'en tient aux anciens genres, on trouve donc que la composition au sens plein du terme, c'est-à-dire la composition préconçue, est issue des nécessités de deux genres déterminés, florissants en notre âge classique, le développement oratoire et
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l'œuvre de théâtre. Que dirons-nous du genre qui tend aujour- d'hui à absorber les autres, — le roman ?
Notons d'abord que lorsque M. Bourget exhorte les roman- ciers à vénérer surtout l'arche sainte qu'est la composition, il semble bien qu'il prêche pour son saint. Aucun romancier ne compose d'une manière aussi habile, aussi nette, aussi appa- rente que lui ; la qualité qu'on peut le moins lui refuser c'est la solidité de la construction : il y a dans sa soupe bien des légumes venus des jardins de Taine, de Balzac, de Walter Scott, mais ces légumes, associés à un pain bis, font une assiettée épaisse, substantielle, nourrissante, je dirai même auvergnate : soupe qui n'est évidemment pas signée Montagne, mais qui tient debout la cuiller, qui tient solide dans l'estomac, et que j'avoue manger de bon appétit presque chaque fois que M. Bour- get publie un roman nouveau. Dans presque tous les livres de M. Bourget, on reconnaît un homme qui a expliqué le Con- dones, qui a pensé avec Taine et Brunetière, et un des rares écrivains d'aujourd'hui qui ait fait visiblement et loyalement sa rhétorique. Quiconque a le goût et le sentiment de la tradition française, dans son fonds ancien et son étoffe solide, lui en sait gré. Un roman de M. Bourget est composé comme un discours de Tite-Live ou une tragédie classique. Mais qu'est-ce à dire sinon précisément qu'un roman de M. Bourget nous apparaît peut-être moins comme un roman pur que comme un recoupe- ment romanesque des deux genres à composition, l'oratoire et le dramatique ? M. Bourget a un style oratoire et même un but oratoire, comme Taine et comme Brunetière. In narratioue orator. 11 écrit des romans à thèse pour prouver et pour con- vaincre, ce qui est besogne d'orateur. Le récit prend spontané- ment chez lui la forme du discours, d'un flot qui roule, d'un ensemble en marche, marche ordonnée méthodiquement, j'allais dire militairement. Mais l'oratoire à lui seul ne donnerait rien, si M. Bourget n'y joignait précisément un don dramatique des situations, des crises : le talent de l'exposition, l'art des pré- parations sont chez lui visibles, peut-être trop visibles ; la scène à faire, en général une grande scène d'explication, est amenée aussi immanquablement et à une place aussi déterminée que chez Sardou et Henry Bataille. Les marron- niers de Figaro ne manquent pas davantage, où tous les per-
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sonnages sont conduits et s'entrecroisent, soit par hasard, soit par le mouvement même et la logique de l'œuvre. Dire que M. Bourget sait admirablement composer, c'est donc dire qu'avec lui le roman verse à la fois dans l'oratoire et dans le dramatique. Ce cas qui lui est particulier, ce cas Bourget, n'est-ce pas par un mirage tout naturel et par une projection de sa propre nature, que M. Bourget, lorsqu'il disserte sur son art, l'érigé en règle et en nécessité du roman ?
Il cite comme des exemples de « composition » : Eugénie Grandet, Colomba, Madame Bovary, Germinal, François le Champi, le Nabab. C'est vrai pour Colomba et François le Champi, un peu moins pour Eugénie Grandet, fort peu pour Madame Bovary, Germinal, le Nabab. Ces trois derniers romans sont au contraire formés d'épisodes, tous intéressants, mais tels qu'on pourrait en supprimer plusieurs ou en ajouter plusieurs sans que l'ouvrage perdit sa signification. Il en est de même des romans que M. Bourget déclare mal composés : Wïlhelm Meister, les Puritains, David Copperfield, le Moulin sur la Floss, Anna Karénine, Crime et Châtiment. Je crois que tout esprit non prévenu reconnaîtra que le rythme, la disposition de Madame Bovary se rapprochent beaucoup plus de ceux à' Anna Karénine que de ceux de Colomba et de n'importe lequel des romans, si bien composés, de M. Bourget. Tolstoï nous dit qu'Anna Karé- nine lui étant payée à la page, il fit, pendant qu'il l'écrivait, de grandes pertes au jeu, et dut, pour cela, allonger beaucoup son roman. Donc, Tolstoï, s'il eût amené plus souvent le roi à l'écarté, Anna Karénine eût été plus courte. Eût-elle été meil- leure ou moins bonne ? Nous n'en savons absolument rien. En tout cas elle eût été encore Anna Karénine. C'est un fait que l'immense majorité des grands romans européens, de ceux qui font partie de notre vie comme notre histoire même, indivi- duelle ou nationale, ne sont pas des « compositions » oratoires ou dramatiques, mais de la vie qui se crée elle-même à travers une succession d'épisodes.
« Nous l'admirons, cette claire ordonnance, s'écrie M. Bour- get, dans tous nos classiques, dans Corneille comme dans Racine, et dans Molière comme dans La Fontaine, dans la Prin- cesse de Cléves, comme dans Candide et Manon Lescaut. C'est une vertu nationale, à ne jamais sacrifier. » O le dangereux natio-
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nalisme ! C'est avec ce raisonnement que l'Académie Française, gardienne de la « vertu nationale » et de la tradition française, a exclu, depuis Balzac, presque tous les grands romanciers français, parce que Madame Bovary n'est pas « composée » comme un discours du duc de Broglie ou une étude de Brune- tière, parce que Numa Roumestan n'a pas la bâtisse de Theodora ou de Cêlimare le Bien-Aimé. Le romancier n'a pas à composer comme l'orateur, mais à disposer comme la vie, avec laquelle il collabore et qu'il imite. Que nous cite ici M. Bourget ? Cor- neille, Racine et Molière, qui sont des hommes de théâtre, La Fontaine qui est un conteur, la Princesse de Clèves et Manon Lescaut qui sont des nouvelles, Candide qui est une simple suc- cession de scènes et de propos destinés à prouver quelque chose. Où est donc le roman ? Le roman, genre nouveau, veut des vertus, nationales ou autres, sur ses propres mesures, non des vertus qui aient déjà servi.
On l'a dit bien souvent. Que le roman descende plus ou moins de l'épopée, il tient chez nous la place du poème épique dans d'autres civilisations. Or, nous l'avons vu, le poème épique n'exige nullement la composition oratoire ou drama- tique. L'Odyssée a vingt-quatre chants. Elle aurait pu, comme Aiwa Karénine, être plus longue ou plus courte, à la fantaisie de celui qui les a réunis. C'était toujours Y Odyssée, l'his- toire du TToXvrpo-o;, la vie industrieuse du roseau pensant et actif, plus fort que la nature et la fortune. Mais allez donc enlever la confirmation du Pro Milone ou un acte de Polyeucte !
L'épopée ne demande pas de composition. Seulement les épisodes, dont elle est formée, en exigent une. Ils sont faits de discours et de courts récits. Or le discours est composé, le court récit est composé. Et précisément on verra, quand paraîtra YOdyssée de Victor Bérard, à quel point l'épisode homérique est lié à ces deux genres parlés et composés : le discours cher aux Grecs et la représentation dramatique. Comme l'épopée le roman est formé d'épisodes, tous destinés à faire connaître les mêmes personnages, et donnant autant de coupes sur le même flux de vie. Et ces épisodes, eux, exigent une composition, à laquelle ne manque aucun grand roman- cier. Il n'y a rien au-dessus de la composition du Comice Agricole dans Madame Bovary. Les épisodes de Dickens et
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d'Eliot, de Tolstoï et de Dostoïewsky se détachent, ou plutôt s'attachent, pareillement.
Mais il y a un genre où l'épisode est seul, vit pour lui-même, et où par conséquent la composition est tout : c'est la nouvelle. Qui le dit, et fort bien ? M. Bourget lui-même. La matière de la nouvelle, écrit-il, « est un épisode, celle d»-.»oman une suite d'épisodes. Cet épisode, que la nouvelle se propose de peindre, elle le détache, elle l'isole. Ces épisodes dont la suite fait l'objet du roman, il les agglutine, il les relie. Il procède par développement, la nouvelle par concentration. Les épisodes du roman peuvent être tout menus, insignifiants presque. C'est le cas dans Madame Bovary et dans l'Education Sentimentale. L'épi- sode traité par la nouvelle doit être intensément significatif. »
C'est juste. Mais pourquoi, sous cette étiquette de « compo- sition », empruntée à la rhétorique classique, M. Bourget réunit-il les deux opérations contraires, celle de la nouvelle qui concentre, celle du roman qui étend et disperse. Le roman, dit-il, « agglutine et relie » des épisodes. Soit. Mais le roman- cier ne compose pas un roman comme il compose ses épisodes, tout au moins un romancier purement romancier, non orateur ni dramaturge. Un romancier, ayant conçu l'embryon de ses personnages, vit avec ces personnages, se laisse conduire par leurs exigences de vie, se garde de vivre leur durée avant qu'eux-mêmes l'aient vécue. Les critiques à principes condam- nent la fin de Julien Sorel qui tue par vengeance alors que son « caractère » est l'ambition, celle d'Emma Bovary qui se tue pour des affaires d'argent alors que son « caractère » la classe dans les affaires d'amour ; ils reprochent tout simplement ici à Stendhal et là à Flaubert, d'avoir laissé la vie se former, déposer et s'achever comme elle fait dans la réalité et dans un tact de romancier qui crée, au lieu de l'avoir fait conclure comme conclut l'esprit d'un discours qui prouve. L'expérience nous montre qu'un certain idéal de « composition » clas- sique, portant sur les caractères et sur l'œuvre, doit être considéré comme un danger et un ennemi du roman : lisez un roman écrit par un scholar comme YEtienne Mayran de Taine ! Composer, dit M. Bourget, est « le conseil qu'une critique bienfaisante donnerait à ces jeunes écrivains » trop purement impressionnistes. Je crois qu'il faudrait mettre
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les plus grandes précautions à pratiquer cette bienfaisance.
Sainte-Beuve, dans l'article qu'il écrivit à la mort de Balzac, dit : « Il y a trois choses à considérer dans un roman : les carac- tères, l'action, le style. » Il n'emploie pas, dans cette table des valeurs justes, le mot composition. Mais trois pages plus loin il écrit : <r M. Eugène Sue est peut-être l'égal de M. de Balzac en invention, en fécondité, en composition. » La composition a pris place dans les trois qualités, plutôt inférieures, en lesquelles un Eugène Sue peut dépasser un Balzac.
En réalité, il y a deux grandes divisions de l'art littéraire : l'art à qui le temps est mesuré et l'art qui dispose librement du temps. Le discours, la conférence, le théâtre, la nouvelle sont des genres très différents, mais ils présentent ce caractère com- mun d'être contraints à utiliser un minimum de temps pour un maximum d'effet. De là la nécessité et les lois de la composition. Le lyrisme, l'épopée, le roman, disposent au contraire du temps à la façon de la nature elle-même. Un même sentiment, l'amour d'une femme, la mélancolie de la mort, peut être exprimé en un sonnet, mais aussi en un long poème lyrique, en un recueil lyrique, en une douzaine de recueils lyriques. Un Pindare ou un Stesichore ne pouvaient chanter ou faire chanter trop long- temps devant leurs auditeurs, mais un Shelley ou un Hugo peuvent chanter indéfiniment les mêmes choses pour leurs lecteurs. L'épopée peut se répandre en liberté, et le roman aussi. Voyez la faveur avec laquelle le public accueille les longs romans, les romans-somme qui donnent non une sensation d'or- donnance et de composition, mais de long fleuve vivant : les Misérables, les grands romans russes, Jean-Christophe, demain, peut-être, les Thibault. Le genre suprême du roman est proba- blement là. Une « critique bienfaisante » ne saurait faire naître ces oeuvres cycliques. Elle peut du moins leur sourire et les saluer, leur conseiller de ne pas s'inquiéter devant le vieux « Ce n'est pas composé ! » C'est notre plaisir. Mais c'est aussi un devoir de savoir gré à M. Bourget de cette critique technique que loue si justement en lui M. Charles Du Bos à la fin de ses Approximations : critique technique, critique des genres, que M. Bourget tient en partie de Brunetière, que chaque génération est appelée à modifier, à rectifier, et dont il importe de ne pas laisser perdre la tradition et le goût. albert thibaudet
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��Théâtre de l'Œuvre : L'Enfant truqué, pièce en 3 actes, de M. Jacques Natanscn.
OmtON : La Dent rouge, pièce en 4 actes et 6 tableaux, de M. Henri Lenormand.
Gymnase : Judith, drame en 4 actes et 7 tableaux, de M. Henry Bernstein.
Vous connaissez Marivaux. C'est l'analyste des choses du cœur, raffinant sur le sentiment et la passion avec élégance et préciosité, célébrant les femmes et leur donnant la première place, entièrement soumis à leur pouvoir. Il est agréable à entendre. Il est pénétrant et vrai sous son maniérisme. Pour- tant, il est bien quelquefois un peu fade et impatientant. Nous avons mis plus de rapidité en toutes choses, même dans l'amour, moins de grâce aussi, peut-être ? plus de franchise, moins d'esprit de sacrifice et de soumission. Nous sommes moins portés à recouvrir et masquer de jolies phrases ce qui n'est au fond qu'une question physique, que pur attrait sensuel. Chamfort entendait blâmer l'amour tel qu'il le voyait de son temps quand il a dit : « L'amour n'est que l'échange de deux- fantaisies et le contact de deuxépidermes. » L'amour n'est pour- tant que cela, ce qui n'empêche nullement la passion et les grands déchirements. On commence par le goût, par le simple attrait du plaisir. Le lien se forme ensuite, souvent profond et durable, né de ce même plaisir. L'amour sans le physique ? l'amour idéal ? l'amour platonique ? C'est une rêverie de malade, c'est pure hypocrisie, ce sont des phrases pour romans pour jeunes filles. Le véritable amour, et le plus fort, c'est l'amour physique. Je demande qu'on me montre l'homme qui aura aimé pendant toute sa vie une femme sans l'avoir jamais-
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eue. Il me fera bien rire. Mais je m'aperçois que je commence déjà à déborder de mon sujet. Je veux seulement dire que nous avons un nouveau Marivaux. Non pastel que nous connaissons le premier. Mais un Marivaux uniquement cérébral, jugeant l'amour et le peignant uniquement en philosophe cynique, férocement misogyne par-dessus le marché et mettant à expri- mer cette misogynie le plus mordant esprit, plein des traits les plus vrais. Je vous le présente en la personne de M. Jacques Natanson, un auteur dramatique de vingt et un ans. Son pre- mier ouvrage, L'Age heureux, également représenté à l'Œuvre la saison dernière, avait déjà renseigné sur les tendances de son esprit. Avec sa nouvelle pièce, L'Enfant truqué, il n'y a plus à douter de ces tendances, ni surtout de son grand talent d'auteur dramatique. Assez d'autres nous montrent sur la scène les femmes comme des idoles devant lesquelles tous les hommes plient et auxquelles ils sacrifient tout. M. Jacques Natanson parait vouloir nous dire quelques vérités sur leur compte et nous démontrer qu'elles sont un peu moins fortes quand on se mêle d'user avec elles de leurs propres moyens.
Un homme a beaucoup souffert par les femmes pendant toute sa vie. Il résume ainsi son histoire sentimentale, arrivé à cin- quante ans : il a toujours donné sans jamais recevoir, il s'est toujours attaché et il a toujours été quitté, il a toujours cru que la nouvelle aventure allait le consoler de toutes les autres et elle n'a toujours été qu'une déception de plus. Ce rôle désavanta- geux en amour a atteint pour lui les proportions d'une véritable vocation. Comme il n'est pas un niais, qu'il a au contraire le don de l'observation et le sens de l'ironie, il a beaucoup réfléchi sur tout cela et il a fait de son expérience comme une sorte de code de combat passionnel contre les femmes.
Il a un fils, qui a atteint l'âge de vingt ans et qui est fort joli garçon. Il l'a élevé tout spécialement pour mettre ce code en pratique, pour être, lui qui aura été averti, renseigné et pré- muni sur le compte des femmes, le vengeur de tous les hommes dupés par elles. Il a même trouvé un moyen assez remarquable pour renforcer son enseignement. Il a donné à son fils, comme une sorte de précepteur, un autre joli garçon, son aîné de quelques années, qui tire toute sa subsistance et tout l'argent de ses plaisirs des femmes dont il est aimé. Il semble bien, en
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effet, qu'il n'y ait pas de meilleur moyen, pour mettre un tout jeune homme en garde contre l'empire des femmes, que de lui donner pour mentor un homme qui joue auprès d'elles le rôle même qu'elles jouent généralement auprès de nous, et de lui montrer par là qu'entre les deux manières il n'y a que la dis- tance d'un préjugé et que tout l'avantage des femmes ne tient qu'à ce préjugé. Ce personnage, que je ne trouve nullement blâmable, je me dépêche de le dire pour rassurer mes lecteurs, explique de façon délicieuse autant que naturelle le mécanisme de son agréable carrière. « Cela a débuté presque sans que je m'en aperçoive. Elles (les femmes) ont commencé par me prê- ter de l'argent que je ne leur ai pas rendu. Je n'aurais pu le leur rendre, d'ailleurs, n'en ayant que par elles. Cela a continué. C'est devenu maintenant chose toute simple. Je suis beau, elles m'aiment, et c'est une partie de leur amour, et peut-être la meilleure, de subvenir ainsi à tous mes besoins. » Le père a de la jubilation avoir un homme qui sait si bien utiliser les femmes. Quelle différence avec lui, quelle supériorité sur lui, qui a tou- jours été bafoué par elles, qui a passé sa vie à souffrir par elles ! Il voit dans la vie et les actions de ce garçon tous les éléments, tous les principes d'une morale amoureuse autrement supérieure à la morale habituelle. Il ne doute pas que son fils, sous l'égide d'un compagnon qui sait tirer de si beaux profits de l'amour, ne soit de tous points le vengeur qu'il a souhaité.
L'enseignement qu'il lui a donné personnellement peut se résumer en ceci, sur la conduite à tenir à l'égard des femmes : faire exactement avec elles ce qu'elles font avec nous, savoir toujours dire à temps, avant elles, les paroles qu'elles nous disent, en un mot être, en toutes circonstances, encore plus femme qu'elles. Engager le jeu, mais savoir se retenir à temps, quelque fièvre qu'on se sente déjà, quelque ardeur d'aller plus loin qu'on éprouve. Paraître s'abandonner, avoir l'air d'être pressé de se donner, mettre l'eau à la bouche à sa partenaire, et se reprendre aussitôt, sans qu'il y paraisse, détaché, indiffé- rent ou capricieux. Toujours dire, comme elles, des non qui signifient oui, et des oui qui signifient non. Il lui rappelle sou- vent comment il l'a dressé, tout enfant, à cette gymnastique sentimentale, par un exercice physique qui consistait à le faire courir à perdre haleine dans un parc, et quand il était épuisé à
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lui tendre un verre d'eau fraîche dans laquelle il lui permettait de tremper seulement le bout des doigts. C'est là, en raccourci, tout l'essentiel de son enseignement. Pousser les choses très avant, en gardant son sang-froid, et laisser l'adversaire en plan. Le jeune homme objecte que les femmes souffriront peut-être ? « Il faut qu'elles souffrent, répond le père. Songe à ton père qui a souffert. Songe à tes frères qui ont souffert, qui souffrent encore, à ceux qui souffriront ». Il lui permet cependant quel- ques concessions, quelques adoucissements : « Au besoin, si tu y tiens, caresse-les un peu, et jette-les dehors aussitôt. » J'aurais mieux aimé, pour ma part : « Au besoin, si tu y tiens, fais-toi caresser un peu, et jette-les dehors aussitôt. » Ce père ne compte plus les arguments que ses expériences lui ont fournis pour prou- ver l'inégalité du jeu dans les choses de l'amour. Il dit notam- ment à son fils s « Explique-moi, par exemple, pourquoi le mot maîtresse n'a pas, en amour, son équivalent masculin ? Quelle meilleure preuve de notre duperie, de notre esclavage ! Ne sens-tu pas qu'il est temps de nous libérer ? » Le jeune homme semble douter que les femmes ne voient pas clair dans son jeu et s'y laissent prendre. Le père le rassure sur ce point par un aphorisme que je cite entre cent autres que contient la pièce, tout aussi spirituels dans leur forme que véridiques dans leur fond. « Ne t'inquiète pas de cela. Elles te croiront toujours. Les femmes ont une crédulité sans borne parce qu'elles se croient être seules à savoir bien mentir. »
Ce père ne s'est pas borné à cet enseignement donné à son fils et qui nous est expliqué par les propos des personnages pendant le premier acte. Il lui a encore meublé une garçonnière destinée à ses rendez-vous. Il met à sa disposition tout l'argent dont il peut avoir besoin. Enfin, lui-même, il lui choisit et lui procure des femmes. Nous voyons le jeune homme dans sa première expérience. Il s'agit d'une toute jeune femme qui l'aime vraiment, sincère dans son amour, pleine de la sensibi- lité et de la tendresse les plus charmantes. Il se conduit assez proprement avec elle. Après l'avoir aimée ou feint de l'aimer et s'être laissé aimer pendant quinze jours, il lui signifie presque brutalement son congé et la laisse partir malgré ses larmes et malgré son propre attendrissement qu'il maîtrise et refoule. C'est une première victime. Son père est assez content de lui.
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Le maquereau trouve aussi que les choses vont assez bien. On passe à une autre expérience.
Il s'agit cette fois d'une femme mariée, sorte de coquette et de vicieuse, que le père a fait se rencontrer dans un salon avec son fils et à laquelle a plu le joli visage du jeune homme, et, sans doute, a-t-elle pensé en elle-même, sa jeunesse à instruire. Elle vient le voir dans sa garçonnière. Le père l'a prévenu, lui a renouvelé tous ses préceptes. Ce sera le jeu classique. Elle n'aura que cinq minutes à lui donner. Pas même le temps d'ôter son chapeau. Qu'il n'insiste pas. Qu'il prenne pour vrai tout ce qu'elle lui dira. Au bout des cinq minutes, ce n'est pas seule- ment son chapeau qu'elle aura ôté, mais encore ses fourrures, pour commencer. Qu'il n'oublie pas non plus d'avoir bien soin de la prévenir pour toutes les choses qu'elles disent toutes en pareille circonstance, et qu'il soit bien le premier à les lui dire, avant qu'elle les lui dise elle-même. C'est extrêmement impor- tant. Tout se passe ainsi, et la scène est merveilleuse et jouée à merveille parles deux interprètes. Le jeune homme joue abso- lument le rôle de la femme, et celle-ci, décontenancée, sur- prise, tous ses effets supprimés, ne sait plus que faire ni que penser en entendant dans la bouche du jeune homme tous les propos qu'elle avait préparés. Les cinq minutes annoncées sont à peine écoulées que devant la tranquillité du jeune homme et sa façon de trouver tout naturel qu'elle n'ait pas plus de temps à lui donner, elle a non seulement ôté son chapeau, mais encore quitté ses fourrures et s'est étendue sur un divan en montrant quelque peu ses jambes. On parle de l'amour et le jeune homme joue son rôle : son âme est une énigme, il n'est pas comme les autres hommes, il ne faut pas le juger d'après eux, beaucoup de femmes très bien ont voulu l'aimer mais il a résisté, il s'est réservé pour le véritable amour, pour un amour digne de lui. L'a-t-il enfin rencontré ? Il voudrait bien le croire. Ce serait un grand bonheur. Qui sait, pourtant ? Les femmes sont si trom- peuses... En un mot, ce sont, dans sa bouche, tous les propos que tient une femme quand un homme lui fait la cour et qu'elle n'a l'air de résister que pour mieux céder. La femme, qui n'a cessé de le regarder en l'écoutant, dans un étonnement gran- dissant qui frise le dépit et la méfiance, finit par lui demander s'il est sincère ou s'il s'amuse. Il est sincère, parbleu ! et il le
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proclame. Elle se trouve alors réduite, lui jouant si bien le rôle de la femme, à jouer, elle, le rôle de l'homme. Elle arrive aux propos équivoques, aux allusions libertines, aux gestes inviteurs. Elle garde l'espoir qu'il va bien finir par l'entraîner dans la chambre à coucher. Il se tient au contraire très loin de l'entrée de cette pièce, comme quelqu'un qui n'est pas pressé, qui n'y pense même pas, qui rougirait même d'y penser. Si bien que les rôles se renversent complètement. C'est elle qui, le prenant par la main, l'entraîne presque de force vers le lit, comme font habituellement les hommes avec les femmes, et c'est lui qui, minaudant, résistant, fait des manières, joue la vertu et a des airs de pudeur effarouchée, comme en font et comme en ont les femmes en pareil cas.
Après l'amour, il s'agit de rompre, de laisser en plan la par- tenaire, de la faire souffrir, de faire d'elle, selon l'enseignement du père, une nouvelle victime expiatoire. C'est la matière du dernier acte. Le père demande à son fils s'il est sûr de lui. Le jeune homme est plein d'assurance. C'est l'affaire d'un quart d'heure. Son père sera content de lui. Le père s'en va, étant entendu qu'il téléphonera dans un quart d'heure pour savoir le résultat. La femme arrive, le jeune homme joue l'homme froid, préoccupé, indifférent. Elle s'étonne, s'inquiète et questionne. Il déclare tout net qu'il ne l'aime plus et qu'il veut rompre. C'est alors à la femme, dont la finesse naturelle et l'intuition d'amante se sont éveillées, de jouer sa partie et de défendre son amour. Tour à tour ardente, suppliante, dédaigneuse, mo- queuse, dure, tendre, elle arrive à ébranler le jeune homme, à le faire faiblir dans son jeu, presque à le confesser. Le père téléphone pour savoir de son fils si la rupture est chose faite. Le jeune homme ne peut que lui répondre d'une voix mal assurée : non, pas encore, tout à l'heure. La scène se poursuit. La femme se fait de plus en plus éloquente. Le jeune homme perd de plus en plus de terrain, abandonne de plus en plus son jeu, ou ne le joue plus qu'à demi. Le plaisir a créé le lien. Les souvenirs, les rappels du plaisir agissent. Il n'a pas non plus vingt ans pour rien. Sa tendresse et son besoin de tendresse sont plus forts que la dureté et la sécheresse qu'il affecte. Autant il faiblit, autant la femme gagne. Il est là, enfoncé dans un fau- teuil, cachant son visage dans ses mains, ne se défendant plus
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guère que par des gestes. Elle est debout à deux pas de lui et d'une voix émue, et peut-être avec sincérité, elle lui débite, ro- manesquement, toutes les niaiseries élégiaques dont on dit qu'elles sont l'amour, toutes ces faiblesses qu'on célèbre comme des motifs de bonheur. Elle lui jette même cette vérité, paraît- il, que celui qui ne veut pas être esclave n'a jamais aimé, ce qui n'est guère à l'honneur de l'amour. Finalement, comme il fallait s'y attendre, le jeune homme, se défendant de plus en plus faiblement, s'abandonne à ses sentiments, et finit par s'élancer dans les bras de la femme, éperdu d'amour. Juste à ce moment, le père survient. Le manque de nouvelles par le télé- phone l'a inquiété. Il est accompagné du joli garçon si bien entretenu par ses maîtresses. Il voit son fils et la femme enla- cés, juge du travail et de l'écroulement de son œuvre. Il injurie la femme et la chasse. Il cherche ensuite à réconforter son fils, à le remettre à flot, à le tirer de sa défaite. Mais l'autre n'est plus qu'un amoureux ordinaire. Il ain*e sa souffrance, comme on dit. Il ne veut rien entendre. Il ne croit plus rien de ce que dit son père. Il défend la femme contre lui, et gémissant, ardent, il ne cesse de répéter avec délices ce mot qu'on voulait si bien lui faire détester : ma maîtresse ! ma maîtresse ! Le père appelle alors à la rescousse contre son fils le maquereau lui- même. Mais celui-ci s'attendrit, prend le parti du jeune homme et conseille au père de le laisser suivre son amour. Il se révèle ainsi, lui qui est pourtant payé pour savoir ce que valent les femmes, soumis lui-même à leur pouvoir. Cette attitude n'a d'ailleurs rien pour surprendre. Ce personnage, au premier acte, en même temps qu'il explique la nature de ses relations avec les femmes, laisse voir quelques doutes sur la beauté de sa conduite et la met, en s'en blâmant, sur le compte de sa paresse. La valeur morale de son rôle lui échappe. Aucune envergure. Ce n'est qu'un petit maquereau comme on en voit tant. Devant tant de défaillance, le père abandonne la partie, en jetant à l'adresse de son fils, de son mentor inutile et de tous leurs pareils en esclavage ces mots justes dans leur comique : « Moules ! moules ! moules ! »
On comprend, je pense, le sens du titre de la pièce : L'enfant truqué ? Au fond, dans la pensée de l'auteur, le personnage vrai, dans son naturel, c'est celui que nous voyons au dernier acte.
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Une dame m'a dit, après avoir entendu la pièce, et parlant de l'auteur : « Il a probablement eu certaines aventures désa- gréables, pour s'exprimer ainsi sur le compte des femmes. » Voilà qui n'est pas du tout un argument. Don Juan n'avait pas à se plaindre des femmes et pourtant il ne regardait pas à les faire souffrir et on peut penser qu'il ne les estimait guère. Aimer les femmes physiquement et ne pas les aimer moralement, cela va très bien ensemble, cela ne se contredit pas du tout. C'est tout de même curieux qu'on ne puisse pas voir clair en un sujet, sans être soupçonné de se payer de certains mécomptes. Exemple : un écrivain qui, faisant de la critique, dit tout ce qu'il pense et trouve partout, comme il en est forcément, plutôt des défauts que des perfections, plutôt de la bêtise que de l'esprit et plutôt du ridicule que de la grandeur. On veut à toute force qu'il juge ainsi par rancune, jalousie, déception, vengeance, manque de réussite, caractère aigri, carrière ratée, alors qu'il est, tout à l'opposé, le meilleur exemple d'un écrivain, qui, ayant très peu produit et sans rien demander à personne, n'a jamais rien pro- duit dans l'indifférence et s'est au contraire conquis quelques lecteurs, si bien qu'il est fort loin d'avoir à se plaindre de qui ou quoi que ce soit. C'est de moi-même que je parle ici, je tiens à le dire pour le cas où on ne le devinerait pas.
On peut avoir été aimé par les femmes et leur garder rancune pour les travers de leur caractère qui gâtent si souvent les plaisirs de l'amour. M. Jacques Natanson a fait du père de son héros un homme qui n'a eu que des déconvenues avec les femmes. Il aurait pu, il aurait dû en faire, au contraire, un homme à bonnes fortunes ayant toujours gardé la faculté de juger ses partenaires. Sa pièce y eût gagné et ces dames n'auraient pu dire, tant de l'auteur que de son personnage, qu'ils ne parlent ainsi des femmes que pour se venger de leurs mauvaises aventures avec elles.
M. Jacques Natanson a vingt et un ans, dit-on. Peut-on, à cet âge, avoir eu tant d'aventures, heureuses ou malheureuses, et les ayant eues, peut-on être capable d'y voir si bien clair ? Mon avis est plutôt celui-ci : M. Jacques Natanson est juif. Il a le don intellectuel des juifs : une grande capacité de tout analyser, de tout dissocier, de tout décomposer, de découvrir de quoi toutes choses sont faites et comment. Il a dû s'amuser à regarder de
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très près le phénomène nommé amour, qui n’est pas au fond très compliqué, ni très relevé, et au lieu de le prendre du point de vue du sentiment, qui fausse tout, il l’a pris du point de vue de l’intelligence, bien que ce mot et ce qu’il signifie n’aient guère affaire avec l’amour. Quoi qu’il en soit, sa pièce est remarquable. Le premier acte, avec le jeu soutenu de ses répliques toutes mordantes et spirituelles, sans aucune d’inutile et de forcée, n’était pas un ouvrage facile. On en entend rarement d’aussi pleins en même temps qu’aussi amusants. De même, comme je l’ai dit, la scène de séduction entre le jeune homme et la coquette, traitée et conduite de façon étonnante. De même, l’acte final, avec son caractère de satire douloureuse.
La même dame dont j’ai parlé plus haut m’a dit aussi, en parlant de la pièce : « C’est fait par un tout jeune homme. C’est sans importance. » Je livre cette opinion aux réflexions des femmes, s’il en est qui me lisent. Que signifie-t-elle, tout au fond ? Que l’auteur, malgré tous ses sarcasmes et toute sa pénétration, en passera par où passent tous les autres ? Ce doit être cela.
Je crois que c’est au deuxième acte. Le père expliquait à son fils, avant son entrevue avec la coquette, comment il devait s’y prendre avec les femmes, étant donné ce qu’elles sont. 11 venait, je crois bien, d’énoncer entre autres aphorismes véridiques celui que j’ai reproduit plus haut : « Les femmes ont une crédulité sans borne parce qu’elles se croient être seules à savoir bien mentir. » Une jeune femme, et jolie, placée derrière moi, se mit à dire : « Qu’est-ce que nous prenons ! a « Et mérité ! » dis-je de mon côté. Il m’a semblé que s’élevait alors, autour de moi, chez les spectatrices, un murmure peu favorable.
La pièce est fort bien jouée par M. Harry Krimerdansle rôle du jeune homme, M. Dartois dans celui de l’Alphonse senti- mental, et Mesdames Suzy Prim et Corciade dans celui de la première jeune femme et celui de la coquette victorieuse. C’est M. Lugné Poe, le directeur de l’Œuvre, qui joue le rôle du père. Il y a longtemps que j’en ai jugé et c’est souvent que je l’ai dit que M. Lugné Poe est un comédien extraordinaire. Je n’ai vu chez aucun acteur un tel manque de souci de l’effet, une pareille soumission au rôle, une pareille manière de jouer pleine de dessous, toutes les nuances d’un rôle interprétées et
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rendues fidèlement, en un mot un acteur dédaignant à ce point les ficelles de Tart du comédien. Il a eu raison, pour lui et pour notre plaisir, déjouer le rôle du père dans Y Enfant truqué. Le caractère sarcastique, amer, blessé et orgueilleux du person- nage va à merveille à son physique comme à sa voix et à son débit.
La nouvelle pièce de M. Henri Lenormand m'a fait joliment plaisir. Je ne connais pas toutes les œuvres de cet auteur. Je n'ai vu de lui, au Théâtre des Arts, que Le temps est un songe. C'est une pièce dans laquelle l'étrangeté tient lieu d'idées, l'hallucination d'intérêt et des procédés imités d'Ibsen d'origi- nalité. On l'écoute à peu près comme on regarderait en passant un épileptique se tordre dans une crise. C'est absolument du même domaine. Il paraît cependant que c'est là un art drama- tique supérieur et que nous devons attendre beaucoup de M. Henri Lenormand. Je lis à chaque instant sur son compte, dans les journaux, de petits articles extrêmement élogieux. On le tient pour un rénovateur du théâtre, pour un écrivain hardi, pour un penseur et pour un poète. On le place en tête des quelques auteurs nouveaux qui vont relever le niveau de notre théâtre et donner au public le goût des belles œuvres. Enfin, quelqu'un et d'un grand format. Ce que je viens de dire du Temps est un songe (pièce souvent citée), étant la vérité même, on pense si tout cet encens m'amuse. Je finissais par me demander si tous ces thuriféraires sont de bonne foi ou si ce n'est pas là tout simplement une bonne farce qu'on nous monte. Notez que la première supposition était fort possible. Il y a des gens qui ont des notions spéciales sur l'art littéraire et dramatique. Le pathos et l'artificiel font tout de suite figure pour eux de pensée et de beauté. Je suis renseigné aujourd'hui : c'est une bonne farce. Il n'y a pas à en douter quand on a en- tendu La Dent rouge. C'est une pièce dans laquelle il est sans cesse question d'esprits, sans qu'on voie jamais celui de l'au- teur. Tous les procédés du mélodrame du plus ancien modèle. M. Henri Lenormand l'a seulement ornée d'un amphigouri qu'il trouve probablement très beau. Ses admirateurs ont raison de trouver en lui un écrivain hardi. 11 fallait du courage pour écrire •une pareille chose.
La Dent rouge est une certaine montagne, à la cime difficile-
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ment accessible, dans les Alpes. C'est une émulation chez les paysans de l'endroit, d'atteindre à son sommet, et c'est aussi une superstition bien établie chez eux que nul n'y parvient sans y trouver la mort, dévoré par certains esprits qui habitent les ravins d'alentour. On se rappelle l'admirable Solness, élevant sa tour toujours plus haut, et précipité dans le vide au moment même d'atteindre à la lumière et à la vérité. C'est d'une autre envergure et d'une autre pensée. M. Henri Lenormand doit avoir beaucoup lu Ibsen. Il croit sans doute le rappeler. Il s'illu- sionne. On ne rappelle pas un écrivain comme Ibsen. Cette affaire de montagne et de superstition se complique d'une histoire d'amour. Un homme du pays est parti faire fortune au Mexique. Il revient avec sa fille. Celle-ci s'éprend, malgré la volonté de son père, d'un jeune montagnard et devient sa maîtresse. Elle obtient de lui qu'il renonce à l'ambition d'at- teindre au sommetde la Dent rouge. Elle doit pourtant lui rendre bientôt sa parole, le jeune homme dépérissant de regret. Il part sur-le-champ pour son escalade, parvient à la cime, et, comme le veut la légende, choit aussitôt dans le vide. Tout le village s'ameute contre la jeune fille, voyant en elle une sorcière com- plice des esprits de la montagne, et ces brutes la tueraient si le curé du lieu ne prenait sa défense. La jeune fille fait alors son examen de conscience. Elle pense que les paysans ont peut-être raison et qu'elle a peut-être en elle quelque sorcellerie. N'est-ce pas par sa permission que son amant est parti et qu'il a trouvé la mort ? Elle avait le pressentiment de cette mort et pourtant elle ne l'a pas retenu ? Le curé trouve qu'elle exagère. Elle lui dit alors : « Et vous, Monsieur le Curé, vous croyez bien à des choses aussi mystérieuses ? » Il est bien obligé d'en convenir. Vous voyez si tout cela est passionnant ? Quatre actes, six ta- bleaux, des phrases, des cris, du bruit, trois heures de bavar- dage et d'ennui, une pareille niaiserie avec les pires trucs et ficelles dramatiques, pour arriver à dix mots qui signifient un peu quelque chose, et par-dessus le marché la prétention à l'art et à la pensée ? M. Henri Lenormand est décidément un grand auteur et l'Odéon sera brillant sous M. Gémier si c'est là, avec le Molière que nous avons eu récemment, le genre de chefs-d'œu- vre qu'il doit nous révéler.
Je ne suis pas revenu enchanté complètement de la nouvelle
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œuvre de M. Henry Bernstein. Une pièce sur Judith écrite par lui, jouée par Madame Simone, — je ne sais si on comprend, sans que j'insiste, tout ce que signifie le rapprochement de ces deux noms, — cela pouvait être une belle chose, une chose curieuse et attachante. Je ne vois pas au reste pourquoi je ne dirais pas toute ma pensée. Je n'ai en vue, ici, qu'une question d'art et de littérature. M. Henry Bernstein est juif et cela a son- vent marqué, plus même qu'il ne l'aurait voulu, les héroïnes de son théâtre. Madame Simone est juive, et le tempérament et le caractère de sa race ont passé dans tous les rôles qu'elle a joués. Il y avait là pour tous les deux, avec le personnage de Judith, l'héroïne et le rôle rêvés. Eh ! bien, malgré tout cela, on n'a pas la sensation de la réussite jusqu'au bout. Je le dis avec regrets, avec scrupules aussi. Il s'en faut de bien peu, mais ce peu compte, puisque l'impression qu'on emporte de l'œuvre dépend de lui. Ce peu tient uniquement dans les deux derniers tableaux. A mon avis, ils sont parfaitement inutiles. Ils déton- nent dans l'ensemble de la pièce. Ils font l'effet d'un réalisme cru, de deux tableaux du Musée Grévin succédant à un débat presque purement philosophique. Si bien commencer est im- portant dans une œuvre littéraire, bien finir ne l'est pas moins, surtout finir en harmonie avec l'ensemble.
Le sujet imaginé par M. Henry Bernstein avec le per- sonnage de Judith est très beau. Judith, bien qu'ayant été mariée, demeure ignorante de l'amour, en esprit et physi- quement. Il y a là un domaine de choses auxquelles on sent qu'elle rêve parfois avec curiosité. Elle surprend une de ses servantes accouplée avec un homme, malgré le ris- que de mort qu'entraîne pour elle une telle action. Elle veut tout d'abord donner à cette femme le châtiment qu'elle s'est attiré, puis elle se ravise, et lui promet la vie sauve, à condition qu'elle lui raconte, dans les détails les plus intimes, les plaisirs et les voluptés qu'elle éprouve à aimer et être aimée. Ils doi- vent être bien forts, pour qu'elle ait risqué pour eux jusqu'à sa vie ? La servante obéit, ne cache rien. Judith écoute avidement, veut toujours savoir plus, et rêve plus que jamais à ces choses qui restent un mystère pour elle. Mais une autre rêverie l'oc- cupe davantage, un autre désir. C'est le désir de la gloire, celui d'accomplir une grande action qui fera vivre son nom à travers
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les siècles. Béthulie est assiégée par l'armée de Nabuchodo- nosor, commandée par Holopherne. C'est la reddition forcée à brève échéance et tous les habitants massacrés par les vain- queurs. Judith veut sortir de la ville, se faire faire prisonnière, pénétrer auprès d'Holopherne, le tuer, quitte à périr elle-même, et privant ainsi l'armée ennemie de son chef, sauver sa patrie et assurer sa gloire à elle.
Nous la retrouvons dans la tente d'Holopherne, suivie de sa servante, toutes deux prisonnières et les mains liées. Le con- quérant est tout de suite séduit par sa beauté, en même temps qu'intrigué par l'intelligence qu'il devine en elle et le mystère qui se dégage de toute sa personne. 11 ordonne qu'on délie ses mains, qu'on l'emmène, qu'on la pare, qu'on la parfume et qu'on la lui ramène. Le débat qui suit alors entre les deux person- nages est d'un extrême intérêt. Holopherne, conquérant féroce et débauché, semble garder dans un coin de son être comme une aspiration à l'amour. Il cherche à séduire Judith, à lui plaire. Celle-ci, de son côté, vaguement troublée, sans refuser ni consentir, s'efforce surtout de ne rien laisser voir de son dessein. Mais Holopherne, l'esprit aiguisé par la résistance de Judith autant que par le souci constant qu'il a de sa sécurité, pénètre ce dessein. Il montre à Judith qu'il sait qu'elle n'est venue que pour le tuer et la condamne à la torture. D'abord écroulée d'angoisse et de terreur, Judith se reprend, se relève et jette tout son mépris et son dégoût à la face d'Holopherne. Le conquérant, subjugué par tant de courage et d'orgueil, déclare alors à Judith qu'elle est libre et qu'elle peut retourner sans crainte à Béthulie. A son tour, séduite, intéressée malgré elle par cette magnanimité dans laquelle elle devine l'amour, Judith déclare qu'elle reste.
Le tableau suivant nous montre Judith dans sa tente, le jour d'une sorte de fête du rut, en usage chez les guerriers d'Holo- pherne. Le conquérant vient la retrouver. Ardent, sensuel, fou d'amour, désespéré d'impatience et d'incertitude, la pressant de questions et de supplications, il l'entend lui dire qu'elle ne l'aime pas et ne peut l'aimer, tout en eux se heurtant et les éloignant, chez lui son réalisme, son désir trop sensuel et bru- tal, chez elle cette poursuite inquiète et indécise d'un bonheur qu'elle sait à peine se définir. En vain, il essaie de la hausser
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jusqu'à l'amour. Il lui montre le néant de la gloire. Il a conquis le monde, détruit des villes, anéanti des peuples, semé partout le désert et la mort. Que lui en reste-t-il ? Tandis que deux êtres qui se sont aimés ont tenu l'univers entre leurs bras. Judith reste insensible, du moins incertaine. Il se rend compte que l'idée de la gloire est la plus forte en elle et que seul cet amour l'occupe. Or, quoi peut lui procurer cette gloire ? Sa mort à lui, Holopherne, tué par elle, Judith ? Cette action remplira la mémoire des hommes au plus lointain des siècles. Puisqu'elle ne peut l'aimer, il est prêt à lui donner cette preuve d'amour. Il s'étend sur son lit, place son cimeterre dans la main de Judith, lui indique, sur son cou, la place où l'enfoncer, et déjà lui dit adieu. On voit Judith bien près de profiter de l'occasion, bien tentée. Le cœur et l'esprit combattent en elle. Mais une fois encore l'aspiration à l'amour l'emporte. Elle laisse le cimeterre. Elle se jette sur Holopherne, l'étreint et se donne à lui, dans les cris les plus passionnés.
Au tableau suivant, Holopherne, étendu sur le lit, dort pro- fondément. Judith, debout à quelques pas, songe. Les étreintes qu'elle vient de subir, le don qu'elle a fait de son corps à cet homme, ne lui ont laissé que déception et tristesse. C'est donc cela ces voluptés tant célébrées, ces élans qui font battre les cœurs, ce bonheur pour lequel les êtres s'exaltent ou se déses- pèrent ? C'est donc cela l'amour ? Elle n'en garde que déception et tristesse. « Je déteste l'amour ! » répète-t-elle, presque sur- prise de la découverte. On sent qu'elle se représente jusqu'au phénomène physique et qu'elle n'en éprouve que dégoût, comme une créature fermée à la réciproque. Elle revient près du lit d'Holopherne et regarde l'homme auquel elle s'est donnée. Il rêve à voix haute. Elle écoute. En songe, il prononce ce mot : l'ennemi... Judith se trouve soudain ramenée au mobile qui l'a fait quitter Béthulie. L'esprit, — et l'ambition ! — reprennent le dessus. Dans une résolution presque farouche, heureuse, comme se raccrochant à une action qui, celle-là, au moins, ne la décevra pas, et pourtant froidement, elle saisit le cimeterre resté au côté d'Holopherne et le tue. Sa servante, qui survient, coupe la tête du cadavre et toutes deux s'enfuient vers Béthulie.
C'est à Béthulie que nous retrouvons Judith. La mort d'Holo- pherne a mis la débandade et la déroute dans son armée. Béthu-
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lie est sauvée. La ville est en fête. Le peuple acclame Judith. Mais une âme comme la sienne ne peut trouver le repos. C'est l'éternelle insatisfaite, irrésolue et changeante, déçue aussitôt que comblée, toujours ardente, pressée, et chaque fois désen- chantée et le cœur vide. Judith a maintenant la gloire, et la gloire la laisse sans contentement. Indifférente aux acclama- tions, elle se tourne de nouveau vers l'amour et n'a que déses- poir d'avoir tué Holopherne, d'avoir glacé cette bouche qui la couvrait de baisers, éteint ces yeux qui se remplissaient de sa beauté, séché ces bras qui l'étreignaient. Il faut qu'elle bouge encore. Elle était partie un jour, poussée par l'ambition, pour tuer Holopherne. Il faut qu'elle parte maintenant pour revoir encore une fois le visage de son amant, au haut du gibet sur lequel on a cloué sa tête. Arrivée là, elle lui parle, elle la supplie, l'adore, cherche à voir, dans la nuit, à la faveur d'un éclair, ce visage aimé. La vision qui lui est offerte n'est plus que celle d'une tête exsangue, les yeux déjà dévorés par les corbeaux, et Judith s'écroule au pied du gibet.
Ce sont ces deux derniers tableaux qui font tache, à mon avis, dans l'ensemble, sans rien ajouter à la pièce, et lui nui- sent par l'impression qu'ils laissent. Le beau drame psycholo- gique que M. Henry Bernstein a imaginé avait sa fin naturelle dans la scène dans laquelle Judith, déçue par la gloire et se retournant vers l'amour, se désespère d'avoir tué Holopherne. L'exhibition mélodramatique du gibet nous fait retomber dans un simple théâtre d'effets, dans la déclamation la plus inutile. Il est surprenant qu'un auteur dramatique comme M. Henri Bernstein ne se soit pas rendu compte d'un contraste aussi fâcheux.
Enfin, je crois bien aussi que pour une œuvre de ce caractère, le style manque un peu.
D'autres scènes fort intéressantes se placent au cours du débat entre Judith et Holopherne. Par exemple, au deuxième tableau, la dispute entre les généraux cupides, débauchés et jaloux les uns des autres, sous les yeux indifférents et méprisants d'Holo- pherne, songeur sur son siège de chef. Egalement la scène, dans l'un des derniers tableaux, entre Judith et le jeune Saaf qui l'aime depuis longtemps. Il remarque le tourment et l'indécision de Judith au milieu de son triomphe. Il la
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presse, maintenant que la ville est délivrée, de répondre à son amour. Judith lui fait cette question : « Dis-moi, crois-tu qu'on puisse tuer ce qu'on aime ? » Il comprend alors que Judith a aimé Holopherne, et de désespoir il se poignarde sous ses yeux. Nous voyons là que des êtres comme Judith, pourtant supé- rieurs, font le malheur des autres en même temps que le leur.
Madame Simone a, comme toujours, des moments de grand talent. Il faut malheureusement, quelque rôle qu'elle joue, qu'à un moment donné elle crie et gesticule, comme une mauvaise comédienne. Aux deux derniers tableaux, elle est aussi exagérée que déplaisante et ajoute à la fâcheuse impression qu'ils laissent. M. Grétillat est superbe, dans Holopherne, d'attitudes, d'expres- sions de physionomie et de chaleur verbale. La pièce comporte en outre un rôle d'eunuque servile et sarcastique que joue fort bien M. Alcover. A mon avis, la pièce, surtout pour les rôles de Judith et d'Holopherne, est jouée un peu trop extérieure- ment. C'est une œuvre d'analyse. Elle gagnerait à être jouée avec plus de dessous. C'est un jeu qu'on obtient difficilement des comédiens et comédiennes.
On s'est extasié sur les décors, les costumes. Je ne suis pas fou de toutes ces beautés. Judith est une œuvre toute cérébrale. Elle a son intérêt en elle-même et pourrait se passer de tout ce luxe. Les déploiements de mise en scène ne servent vraiment que les mauvaises pièces.
A propos de M. Alcover, que je viens de nommer, on a récemment raconté sur lui une anecdote. Il entre un jour dans un débit de tabac et demande à la buraliste : « Vous avez des timbres? — Oui, Monsieur. — Veuillez m'en montrer, je vous prie. » La buraliste sort toute une feuille et la lui place sous les yeux. M. Alcover se penche, examine, puis désignant un timbre au milieu de la feuille : « Donnez-moi celui-ci », dit-il. Je ne sais si cette anecdote est vraie. En tout cas, elle est amusante.
MAURICE BOISSARD
�� � NOTES
��LITTÉRATURE GENERALE
MAURICE BARRÉS ET LA CRITIQUE CATHO- LIQUE.
Rien de plus délicat pour nous que de nous immiscer dans le débat qui vient de s'ouvrir, à propos du Jardin sur VOronte, entre Barrés et les principaux représentants de la critique catho- lique '. Il est clair, en effet, que notre neutralité en matière religieuse nous retire le droit de décider si, oui ou non, le livre de Barrés est offensant pour des lecteurs chrétiens et peut trou- bler leur vertu. C'est même, nous semble-t-il. le faible de la position adoptée par l'accusé, que de réclamer l'assentiment de juges dont il ne partage pas les principes. Aussi longtemps qu'il ne se déclare pas formellement catholique, on voit mal et l'on cherche pourquoi il attache tant de prix à l'approbation de l'Eglise.
J'en distingue pourtant une raison : il est des consciences, vraiment et profondément émancipées, pour qui le catholicisme
i . Les principales pièces du procès sont : trois articles de M. José Vincent dans la Croix du 9-10 juillet, du 3-4 septembre et du i er -2 oc- tobre ; — un article de Maurice Barrés dans Y Echo de Paris du 16 août ; — un article de M. Jean de Pierrefeu dans le Journal des Débats ; — une lettre ouverte à Barrés de M. Robert Vallery-Radot dans la Revue Hebdomadaire du 23 septembre ; — une réponse de Barrés dans la même revue (numéro du 7 octobre) ; — une chronique de M. Henri Massis dans la Revue Universelle du I er octobre ; — un article de M. Gaétan Bernoville dans les Lettres du I er octobre ; — un article de M. Paul Souday dans le Temps du 2 octobre ; — un article de M. Victor Poucel dans les Etudes du 5 octobre ; — un article d'Edmond Renard dans Y Eclair de l'Est du 8 octobre.
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représente une si considérable et si magnifique autorité que le jugement de ses mandataires ne peut les laisser indifférentes. Personnellement je comprends assez bien la gêne de Barrés devant l'espèce d'excommunication dont son livre est l'objet.
Je comprends surtout sa révolte contre les personnes qui la décrètent. Il est vexant, au lieu des grandes voix de l'Eglise, de n'entendre s'élever contre soi que celles des nouveaux con- vertis. Ils forment aujourd'hui une phalange redoutablement organisée et montent, autour de l'orthodoxie, une garde féroce, et — ce qu'il y a de plus drôle — dont personne ne semble les avoir chargés.
Car lisez en regard des articles de José Vincent et de R. Val- lery-Radot, l'article dont la conclusion sans doute n'est guère moins sévère, mais où se marque tant de réserve, de tolérance, et même d'hésitation, que M. Victor Poucel a publié dans les Etudes. Là, s'exprime, je crois, le sentiment de la véritable Eglise catholique vis-à-vis de l'art :
Aux yeux d'un chrétien, l'art n'est pas dans une situation morale claire. La figure d'Eve, éternellement douteuse, adresse au monde son sourire ambigu : à cette vue l'artiste, s'il est chrétien, sent son admira- tion se troubler. Ces formes où son intelligence vient de saisir un signe lumineux d'ordre vivant et de rectitude morale, ces mêmes formes, il les voit s'assembler comme un alphabet magique dont la lecture nourrit sa perversité. Comment donc concilier tout l'art et toute la morale ? Un chrétien peut logiquement ne pas y prétendre. Après tout ce n'est pas pour ce monde qu'il attend de sa foi des lumières de ce genre. Pour le moment, contradiction, guerre. Son christianisme n'a- t-il pas dépose dans son âme, avec l'essentielle paix, de nouveaux fer- ments d'inquiétude, de tristesse, d'obscurité même, qui cuveront toute sa vie et ne s'apaiseront en douceurs qu'au festin des noces de l'Agneau.
Et plus loin :
En cette matière, les règles pratiques sont troubles. Tous les chré-. tiens, tant s'en faut, ne choisissent pas le parti d'Aubanel (de chanter la Beauté païenne). La plupart, rencontrant au passage le marbre éblouissant de la déesse ferment les yeux et se taisent. Certains, enfin, ne savent pas et ne sauront jamais ce qu'ils doivent faire. Et moi, je ne suis ni assez fin ni assez sot pour le leur apprendre.
Jésuitisme, direz-vous. — Non, sensibilité et bon sens, deux
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qualités que le catholicisme n'a jamais obligé ses fidèles à dépouiller.
Mais ce ne sont là que des avertissements à la prudence qu'il est intéressant d'entendre un bon catholique, et plus ancien dans sa foi, adresser à ses jeunes coreligionnaires. Il me semble que Barrés pourrait invoquer pour sa défense certains argu- ments positifs dont on ne trouve dans son article d'apologie que l'embryon :
Etudier et remuer les passions, écrit-il, est-ce un mal en soi et une action sans efficacité ? Descartes, si j'ai bien compris son Traité des Passions, croit dur comme fer que les passions sont des forces avec lesquelles on peut produire de grandes bienfaisances. Allons-nous les ignorer, les redouter avec haine et refuser de faire leur éducation ? Pour moi le grand artiste tend à améliorer ce que la nature nous sug- gère de pire mêlé avec de l'excellent, et les belles lettres accomplissent, pour une grande part, l'œuvre de la civilisation celle-ci étant définie dans les termes qu'a proposés admirablement Baudelaire : « La civilisation, dit-il, n'est pas dans le gaz, ni dans la vapeur, ni dans les tables tournantes. Elle est dans la diminution des traces du péché originel. »
Eh ! oui, va-t-on laisser dire que le catholicisme ignore les passions, ou ne les connaît que pour les condamner ? Va-t-on laisser transformer une doctrine d'amour, bien mieux : la seule grande théorie de l'amour qui ait jamais existé, en un morne système de prohibitions ?
Il me semble à moi, profane, que si le christianisme a une originalité, c'est bien celle d'avoir osé réquisitionner les pas- sions de l'homme. Quelle doctrine philosophique, ou même religieuse (je pense aux doctrines orientales) a jamais osé absorber une aussi grande quantité des forces instinctives qui s'agitent en nous ?
Sans doute, en inventant l'amour de Dieu, il a dépouillé l'amour humain de son exclusive royauté, il l'a frappé de ser- vitude l . Mais on pourrait aussi bien se demander s'il ne l'a pas, par là même, créé, s'il ne lui a pas en tous cas communiqué une sublimité dont on n'avait jamais eu l'idée jusque là de le parer.
1. La seule objection valable, du point de vue catbolique, contre le Jardin sur VOronte, c'est que le principe de cette servitude y est un peu trop méconnu.
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Oui, l'amour humain, en tant qu'il se distingue du désir, ou en tant qu'il le dépasse, peut bien être considéré comme une création par contre-coup, du christianisme. La remarque est d'ailleurs, je crois bien, des plus anciennes et des plus banales.
Mais il y a plus encore : le désir lui-même, — voyons les choses en face — le christianisme, et spécialement le catholi- cisme, ne l'a-t-il pas d'une certaine manière intégré ? Le pro- blème est obscur, et de ceux auxquels on doit, avec M. Poucel, réclamer le droit de ne pas donner de solution précise. Pour- tant qu'est-ce que le dogme du péché originel sinon un effort pour faire entrer les choses de lachair dans un système spirituel? La réprobation qui d'après ce dogme pèse sur elles doit être soigneusement distinguée d'une exclusion. L'exclusion, c'est le stoïcisme qui s'en chargera. Le christianisme crée le péché, mais crée du même coup le lien de la chair avec l'esprit et tou- tes les circulations qui pourront s'établir de l'un à l'autre, c'est- à-dire sans doute d'abord le renforcement de la volupté par la réflexion, sa haute dignité de crime, mais aussi l'enrichissement de la spéculation et de la vertu même par l'afflux secret du désir.
Si le christianisme conserve sur des esprits qui s'en sont éloi- gnés un pouvoir auquel ils ne se sentent pas sûrs de résister jusqu'au bout, c'est avant tout par cette utilisation totale qu'ils le voient seul savoir faire de l'homme. Du jour où il leur fau- drait reconnaître que certains élans en eux dont ils ne peuvent douter qu'ils soient force et richesse, ne doivent y espérer aucun emploi, ils perdraient toute envie d'accéder jamais à la vie catholique.
Ce qui vexe dans les attaques dont Barrés est l'objet, c'est qu'on sent bien, en général, — ■ je ne fais pas de personnalités, — qu'elles émanent de gens qui s'annexent le catholicisme unique- ment parce qu'il représente pour eux la simplification dont ils ont toujours eu besoin, mais par manque de complexité, l'ex- cuse à leurs insuffisances. Tous ces défenseurs de la pureté chrétienne, s'ils sont si vigilants et si hargneux, c'est parce qu'elle leur va comme un gant ; s'ils avaient eu plus de difficulté à l'épouser, ils n'oublieraient pas si facilement les charmes qui peuvent la compromettre, ou du moins ne les réprouveraient pas sans ce mot de regret, de nostalgie et de tendresse, que je
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ne vois naître sous la plume d'aucun d'eux, que M. Poucel est seul, en tous cas, à laisser échapper.
Barrés rapporte dans la Revue Hebdomadaire un mot bien charmant, d'un prêtre, dit-il : « Soyez tranquille, votre œuvre est belle ; ne vous laissez pas troubler par certains néo-catho- liques. Ce sont des suisses à rebours. Ils se tiennent aux portes du temple pour le mieux fermer. » Je suis ici pour apporter une confirmation à cette parole ; car je suis bien sûr de ne jamais entrer ou rentrer dans le temple, si je dois, sous le porche, au préalable, remettre à M. José Vincent, pour qu'il le brûle, mon exemplaire du Jardin sur l'Oronte, bréviaire, pour moi, de haute
extase. Jacques rivière
DURÉE ET SIMULTANÉITÉ, par Henri Bergson (Alcan).
Il est bien difficile de parler des théories d'Einstein en renonçant au secours des formules algébriques et des cal- culs, — bien difficile aussi de résumer en quelques lignes l'argumentation sur la durée et la simultanéité d'un esprit aussi souple, nuancé, subtil, que M. Bergson. On peut re- gretter, il est vrai, qu'un philosophe de sa valeur se soit un peu trop attaché à la lettre des vulgarisateurs, et ait négligé l'un des côtés les plus ésotériques, mais les plus intéressants et les plus philosophiques, d'Einstein : celui par lequel le grand physico-mathématicien allemand se rattache aux logis- ticiens contemporains, à l'école axiomatique de David Hilbert et à ces physiciens phénoménologistes (Maxwel, Hertz, Lo- rentz) qui calculent les phénomènes sans s'en faire aucune image. Einstein n'a rien d'un intuitionniste.
M. Bergson proclame cependant son admiration pour le théoricien de la relativité. Il désirait très évidemment que la philosophie de la durée n'apparût pas en désaccord flagrant avec les vues d'Einstein. On pouvait très facilement prévoir qu'il déclarerait : « J'ai saisi, dans une intuition, cet absolu : la durée pure. Mathématiciens et physiciens ne peuvent se mouvoir que dans le domaine relatif des comparaisons spatiales, des mesures. Nos domaines sont différents. »
Mais M. Bergson va beaucoup plus loin. En premier lieu,
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la durée pure immédiatement perçue par les consciences humaines implique, à son sens, la réalité d'un Temps matériel un et universel, « Ce n'est qu'une hypothèse, dit-il, mais elle est fondée sur un raisonnement par analogie. » Suit ce rai- sonnement par analogie qu'on trouvera aux pages 58 et 59 de Durée et Simultanéité. — Je ne crois pas que les einsteiniens lui accordent plus d'attention qu'à la « conscience universelle », la « conscience monstre » de M. Edouard Guillaume, qui eut si peu de succès au Collège de France. — En second lieu, M. Bergson estime que les temps relatifs et multiples d'Eins- tein prouvent l'existence d'un temps absolu et unique. Et il donne de cette assertion d'allure paradoxale une démonstration extrêmement fine et élégante que Ton pourrait croire inspirée par M. Painlevé. Au Collège de France, M. Painlevé insista sur la réciprocité qui doit exister logiquement, au point de vue de la mesure de l'espace et du temps, entre deux systèmes en mouvement relatif l'un par rapport à l'autre. M. Bergson insiste à son tour sur cette réciprocité. Si un observateur A voit les mètres et les horloges que porte un observateur B raccourcis et ralentis par la vitesse, de même l'observateur B verra les mètres et les horloges de A raccourcis et ralentis dans les mêmes proportions. Si B paraît à A vieillir moins rapi- dement, c'est l'inverse qui se produit pour B. Toutes choses sont égales et réciproques. A ne vieillit pas plus que B et B pas plus que A. Il n'y a donc pour les deux qu'un seul et même temps.
Les einsteiniens répondront que, seuls, les systèmes en mouvement uniforme de la relativité restreinte jouissent d'une réciprocité, mais il n'en est pas de même des systèmes en mouvement accéléré de la relativité généralisée. Le fait pour un système matériel d'être en accélération ou en rotation, ou d'être soumis à la gravitation, exerce sur les instruments de mesure une influence telle que, seules, des mesures locales sont possibles et qu'elles ne sont point comparables d'un lieu à l'autre. Comme le dit M. Borel, l'attraction newtonienne ou une accélération rapide entraînent un ralentissement des horloges. « Le ralentissement de toutes les horloges doit en- traîner également le ralentissement de tous les phénomènes, car tout phénomène est une horloge plus ou moins grossière,
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en particulier le ralentissement des phénomènes vitaux, et, par suite, la modification de ce que l'on peut appeler le temps psychologique, la notion intime que nous avons de la durée, notion évidemment liée aux phénomènes intérieurs à notre propre corps. »
Il est vrai que, pour M. Bergson, la durée est purement spirituelle et n'a rien d'un système matériel. Mais je ne crois pas qu'on puisse confondre durée et esprit et, en dépit de tous les prodiges d'ingéniosité dialectique que l'on peut toujours espérer de M. Bergson, il ne me semble pas que la durée berg- sonienne soit une donnée à la fois acceptable et compatible avec les vues d'Einstein.
Pour étayer cette double opinion, je négligerai malgré son intérêt (mais la place me manque) le problème logique du temps, pour ne considérer que le problème psychologique et le problème physique. Le problème psychologique est celui-ci : y a-t-il une intuition ou une perception de la durée pure ? On ne convaincra jamais un mystique que son intuition est illusoire et, d'autre part, nombreux sont les disciples (j'ai été momentanément de ceux-là) dont « une certaine intensité d'effort philosophique contre nature », comme le dit Jacques Maritain, « a été capable de fixer l'esprit dans une vision ou dans une hallucination » de la durée bergsonienne. C'est, en tout cas, un admirateur de Bergson, c'est l'inventeur du « stream of thougt », William James, qui a déclaré que, tout au moins, la perception d'une « suite de durées pures que l'on sent poindre, se gonfler et s'épanouir comme des bourgeons sous un regard embrumé » est trompeuse. La conscience n'est pas alors « vidée de tous ses états multiformes ». Mais, de même que, les yeux fermés, nous voyons encore « un champ visuel sombre où passent des tranches de luminosité pâle », de même « le ténébreux royaume de la durée recèle encore de la vie : battements de cœur, respiration, pulsations de l'attention, fragments de mots ou de phrases qui traversent notre imagination, etc.. » (Je signale dans Proust — A l'Ombre des Jeunes Filles en Fleurs — une admirable notation sur l'évaluation du temps d'après le sentiment de nos forces refaites pendant le sommeil.) On peut se demander si ce n'est pas toujours une réalité à quatre dimensions, une réalité à
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la fois spatiale et chronologique, que saisit notre conscience (par tranches de deux millièmes de seconde à douze secondes dans la quatrième dimension, dimension temporelle.) Cela pourrait être vrai de la perception intérieure, aussi bien que de la perception extérieure, car, une émotion est toujours accompagnée de réflexes, un sentiment d'un état du tonus mus- culaire et, plus généralement, un phénomène psychologique de phénomènes physiologiques, c'est-à-dire spatiaux. Mais M. Bergson dissocie, ne retient que l'élément subjectif (la conscience) et l'élément temporel, puis refait une union indis- soluble des deux, les confond même, et déclare que cette union, cette confusion, est une donnée immédiate appréhendée dans une intuition.
La solution du problème psychologique du temps, que je me suis borné à esquisser ou à suggérer, s'accorderait avec la solution einsteinienne du problème physique. Toute la physi- que d'Einstein tend à prouver que, dans la réalité physique, le temps et l'espace ne sont pas dissociables. Le monde phy- sique est un mixte insécable de l'un et de l'autre. Il y a un continu spatio-temporel, l'Univers de Minkowski. Bien plus, non seulement le temps et l'espace sont interdépendants, mais encore ils sont indissolublement liés à de la matière et à de l'énergie. (Je serais presque tenté d'ajouter : et à de l'esprit, en tenant compte de tous les degrés possibles de subconscience et d'inconscience). Les propriétés métriques du continu spatio-temporel sont différentes dans l'entourage de chaque point spatio-temporel et conditionnées par la ma- tière qui se trouve en dehors de la région considérée. L'espace et le temps, comme le dit Minkowski, ne sont que des « fan- tômes » des « ombres vaines ». Il y a une union choses - espace -temps (J)ingraum\eiï) dont nous constatons les cova- riances. L'unique réalité, la seule donnée, objective, imper- sonnelle et invariante, est l'intervalle (le rayon de courbure). Même, à l'extrême rigueur, c'est peut-être beaucoup que de parler d'espace, de temps, de choses. Car toute description physique einsteinienne se résout en un certain nombre de propositions exprimant la concordance de quatre nombres, xi, X2, X3, X4, n'ayant aucune signification. On voit, sans que j'aie besoin d'insister, que (plus encore que, tout à l'heure,
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dans le domaine psychologique) nous sommes ici dans ce domaine logique, vidé de toute intuition, de tout élément irrationnel ou étranger à l'esprit, bien loin de cette durée pure, ou concrète, sur laquelle est fondée la philosophie, d'ailleurs si ingénieuse et si originale, géniale même, de M. Bergson. Camille vettard
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��L'AMOUR, LES MUSES ET LA CHASSE, Mémoires par Francis famines (Plon-Nourrit).
Ce deuxième tome des mémoires de Francis Jammes situe, explique et commente De V Angélus de l'aube..., Le Deuil des Pri- mevères et le Triomphe de la Vie, c'est-à-dire les trois œuvres qui suffiraient, à elles seules, à faire durer son nom et qui ont ouvert à la poésie française (et aussi à la poésie allemande, russe, ita- lienne, espagnole) des voies nouvelles. Son influence s'est sou- vent confondue avec celle de Laforgue, chez la plupart de ceux qui l'ont subie, parfois avec celle de la comtesse de Noailles. Elle a été en tout cas celle d'un maître nouveau qui a découvert une « harmonie ». Ses œuvres suivantes, après sa conversion, ont complété, nuancé sa figure littéraire : mais le poète catho- lique n'a pas eu l'influence littéraire que l'élégiaque, le buco- lique, le provincial fils de créole avait exercé. Sans doute s'en console-t-il aisément en songeant à la salutaire influence morale de ses derniers ouvrages.
On imagine volontiers une édition de ses premières œuvres où un admirateur pieux ferait suivre chaque poème d'un « com- mentaire » à la façon de Lamartine, puisé dans l'Amour, les Muses et la Chasse. Après l'Elégie deuxième on imprimerait : « Il est dans une rue dont je tairai le nom... Ma première Muse était née » ; après la septième : « Une nouvelle Muse m'attisait de son souffle, le plus doux et le plus violent que j'aie con- nu... » ; après la course de vaches d'Existences : « Je n'ai vu, ni ne reverrai au grand jamais rien qui puisse donner une impression de stupidité plus grande que la course de vaches... » Ce qui nous rend ce livre cher entre tous ceux qu'a publiés Jammes depuis quelques années, c'est que nous y retrouvons tous les thèmes d'autrefois, repris dans un autre mode (en majeur, cette fois, et non plus en mineur), tous les thèmes d'ado-
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lescence qui firent le délice de la nôtre repris aujourd'hui à voix d'homme. De « patriarche », dirait Jammes.
Mais ce serait peu si ces mémoires devaient tout leur charme à cette évocation du passé. Ils ont un autre mérite, tout présent et intrinsèque : ils mettent en lumière un côté de Francis Jammes jusqu'ici inconnu, ou connu seulement de ceux qui avaient entendu sa conversation primesautière, anecdotique, ponctuée d'un léger accent béarnais. La prose de Clara d'Ellé- beuse ou de Pomme d'Anis* aérienne et cristalline, rend un autre son que celle des mémoires : elle fuyait l'indication générale économiquement fournie par l'abstrait, et lui substituait un seul détail choisi qui éclairait par allusion tous les autres détails nécessaires à l'ensemble du tableau, préservant ainsi sa brièveté et son lyrisme. La prose des mémoires n'épargne aucun détail, elle procède classiquement, sans silences. L'anecdote naît et monte à son apogée, sans hâte, moulée sur le réel en appa- rence, en réalité déformée dans l'exacte mesure où l'art le réclame.
Le rapprochement que voici ne plaira peut-être beaucoup ni à l'un, ni à l'autre : Jammes mémorialiste fait souvent penser à Léautaud-Boissard. Et dans les portraits plus encore peut-être que dans l'anecdote : comparez par exemple les portraits de la chienne Flore (pp. 106, 150 et passim) avec les pages de Léau- taud sur ses chiens et chats, celui de Loti (p. 166) à celui de Philippe par Boissard. Un Jammes caractériste, comme disent les Italiens, voilà du nouveau et qui réjouit.
Parfois le texte s'ouate d'onction, s'humecte d'eau bénite. Jammes moralise, rend grâces au Seigneur ou exorcise le diable. Le mécréant d'abord sourit, mais pas longtemps. Que Jammes si sensible à tous les ridicules aille risquer celui-là pour son propre compte, c'est la preuve d'une sincérité entière, d'un mépris du respect humain qui commande le respect tout court.
On comprend mieux Jammes poète, après avoir lu ses souve- nirs. Qu'on en compare la sérénité évangélique au tumulte fac- tice et vain qui s'agite dans le Journal des Goncourt ou dans Les Vivants et les Morts de Léon Daudet, qu'on compare cette vie de poète à ces vies d'hommes de lettres ; il y a là un parallèle à instituer, une leçon à dégager dont le contemplatif ne se tirera peut-être pas à son désavantage, en tout cas de quoi longue-
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ment rêver sur l'existence, sur Paris, sur la province, sur soi- même. C'est beaucoup.
BENJAMIN CRÉMIEUX
LA POÉSIE
LE SECRET PROFESSIONNEL, par Jean Cocteau (Stock).
Rien, dans son œuvre, mieux que ce petit livre de théorie ne saurait démontrer que M. Cocteau est poète. Sitôt qu'on l'a fermé, si l'on veut s'en souvenir, ce n'est plus qu'un défilé, dans la mémoire, des plus subtiles métaphores, une espèce de cavalcade où les idées sont si bien costumées qu'on ne les reconnaît plus. L'auteur lui-même, sentant que le lecteur y aurait quelque peine, a tâché de résumer dans les dernières pages l'apport doctrinal de son livre, mais aussitôt c'est, pour chaque article, une nouvelle comparaison qui lui est venue à l'esprit, et si séduisante, si ravissante au sens propre qu'elle a entraîné, draîné, presque effacé la thèse.
Pourtant on ne peut pas dire qu'une telle façon, purement sensible, de réfléchir, soit vaine. Les chemins par où Cocteau nous fait passer ont beau n'être que d'air, comme ceux que suivent ses chers acrobates : il reste quelque chose à l'esprit de les avoir parcourus. Je ne sais pas dire quoi. Mais écoutez :
Selon toujours ce luxe qui consiste à user sans commentaires de certains termes évidemment interprétés par le lecteur d'une toute autre sorte que par nous, les poètes parlent souvent des anges. Selon eux et selon nous l'ange se place juste entre l'humain et l'inhumain. C'est un jeune animal éclatant, charmant, vigoureux, qui passe du visible à l'invisible avec les puissants raccourcis d'un plongeur, le tonnerre d'ailes de mille pigeons sauvages. La vitesse du mouvement radieux qui le compose empêche de le voir. Si ce mouvement ralen- tissait, sans doute apparaîtrait-il. C'est alors que Jacob, un vrai lutteur, lui saute dessus. Beau spécimen de monstre sportif, la mort lui demeure incompréhensible. Il étouffe les vivants, et leur arrache l'âme sans s'émouvoir. J'imagine qu'il doit tenir du boxeur, du bateau à voiles.
Bien que la pensée soit ici emportée au gré des images et qu'on ne sache pas bien si c'est à l'ange ou à celui qui le ter- rasse que le poète est comparé, l'ensemble du morceau finit
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par former une définition point si mauvaise de la création poétique, telle que l'entendent les modernes. Une attitude nouvelle est décrite avec tout le relief et toute l'imprécision nécessaires : Jacob aux aguets de l'invisible et lui sautant dessus sitôt qu'il se trame dans l'air, et ce débat, et cette lutte avec on ne sait qui sinon qu'il est quelqu'un qu'il faut saisir et qui se défend, c'est bien le symbole de la poésie telle que l'ont conçue Rimbaud, Mallarmé, et même Baudelaire déjà.
Et si le poète est l'ange en même temps qu'il est son agres- seur (souvenons-nous que dans tout symbolisme le principe d'identité cesse, d'après Freud, de jouer strictement), cela n'est pas, à certains égards, sans exactitude et sert assez bien à figurer l'espèce de constant problème où est le poète moderne de savoir s'il est seul, d'où lui vient cette matière qu'il tâche d'informer et si ce n'est pas seulement à se construire une personnalité seconde, comme un double incompréhensible et vivant, qu'il travaille à tâtons. La relativité de tout effort créateur, la subjectivité foncière de l'opération poétique, sont indiquées, de la seule façon dont on puisse le faire encore, dans ce mythe gracieusement ambigu.
Oui, Cocteau nous aide ici à comprendre en quoi « nos poètes », ceux qui ont refondu notre sensibilité et lui ont donné ses nouvelles manies, se distinguent des grands poètes historiens : Homère, Dante, et Ronsard même, et Chénier, et Hugo. Il faut lui en savoir gré.
Il faut aimer aussi la façon, un peu trop suivie et appuyée peut-être, mais subtile et profonde, dont il analyse les rap- ports de la poésie avec la mort :
La poésie dans son état brut fait vivre celui qui la ressent avec une nausée. Cette nausée morale vient de la mort. La mort est l'envers de la vie. Cela est cause que nous ne pouvons l'envisager, mais le sentiment qu'elle forme la trame de notre tissu nous obsède toujours. Il nous arrrive de sentir nos morts contre nous et, cependant, d'une sorte qui empêche toute correspondance. Imaginez un texte dont nous ne pourrions savoir la suite, parce qu'il est imprimé à l'envers d'une page que nous ne pouvons lire qu'à l'endroit. Or l'envers et l'endroit, utiles pour s'exprimer à la mode humaine, n'ayant sans doute aucun sens dans le surhumain, ce verso, vague, creuse autour de nos actes, de nos paroles, de nos moindres gestes un vide qui tourne l'âme comme certains parapets tournent le cœur.
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La poésie active ce malaise, le mélange aux paysages, à l'amour, au sommeil, à nos plaisirs.
De tels passages, qui témoignent d'un sentiment vrai de la poésie et qui semblent impliquer chez l'auteur un certain détachement des contingences littéraires, font qu'on s'étonne de le trouver au contraire, en d'autres endroits, préoccupé des plus petites histoires et soucieux à l'excès de sa situation, au sens propre, comme écrivain. Le besoin le tourmente de rester à l'avant-garde ; s'il est dépassé, le voici qui s'épuise à démon- trer que ce ne peut être qu'en apparence. Plus grand que l'in- quiétude de la perfection semble être en lui par moments le goûr. de créer, ou de lancer des modes artistiques.
On est gêné aussi de le voir faire avec tant d'insistance l'his- toire de ses œuvres. Qu'il attende que la curiosité s'en éveille en nous ! Il sera toujours temps, pour lui, de répondre aux questions que nous lui poserons.
Et si nous n'avons pas deviné toutes les intentions qu'il a mises dans Parade, dans le Potomak ou dans les Mariés de la Tour Eiffel, c'est notre faute, je n'en doute pas, mais qu'il nous la laisse d'abord expier tranquilles !
Le public a tous les droits, et d'abord celui de se tromper. Cocteau a de quoi conquérir sa faveur, et il l'aurait déjà con- quise plus solidement, s'il ne voulait toujours lui faire la leçon et ne contestait en toute occasion sa souveraineté.
JACQUES RIVIÈRE
- *
POÈMES DE LA VIE MORDUE, par Henri Dalby (Images de Paris).
Un poète se met en route, sachant à peu près où il veut aller. Mais voici qu'il se laisse distraire, fait trop de détours, arrache des épis verts et des fleurs fanées, oublie parfois le but de sa promenade. J'espère pourtant qu'il arrivera.
Tributaire de l'unanimisme, particulièrement attentif aux expériences techniques de quelques maîtres, M. Henri Dalby compte ses pas, les écoute sonner sur le pavé. Il ne peut se défendre, le rythme suscitant l'émotion, de servir du même coup l'idéal de force et de viril amour qu'un Jules Romains, un Charles Vildrac ont impérieusement défini. J'ai cru comprendre
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que, bien au fond du cœur, le disciple gardait le regret de cer- taines tendresses d'élégie et même de préciosités sentimentales qui se traduisent en images littéraires. Il en résulte un déséqui- libre momentané. Quand M. Henri Dalby sera maître de son chant, il n'aura plus à se défier de son inspiration. Mais avant qu'il s'abandonne davantage, on peut souhaiter que davantage il se contraigne. Il est digne de recevoir un tel avis.
PAUL FIERENS
LE ROMAN
LA GARÇONNE, roman, par Victor Margueritte (Flam- marion).
Le plan de ce livre est naïf. Vous rappelez-vous les ficelles ingénues de Fénelon promenant son charmant mannequin Télémaque à travers le monde ancien ? Vous souvenez-vous des deux petits Lorrains du Tour de France errant de ville en ville à la recherche d'un oncle introuvable et s'instruisant au passage des moeurs, des industries et des grands hommes ? M. Victor Margueritte conduit une irréelle jeune fille à travers les plaisirs défendus. Joies très simples ou très compliquées, inversions, chatouillement, opium, l'auteur s'applique et n'oublie rien. Il aurait dû intituler son livre : Petit abrégé des distractions contemporaines.
Cette matière a révolté beaucoup de gens. Pourquoi ? Les plaisirs de la chair, c'est un très grand sujet. Imaginez un poète ardent, robuste, s'enivrant du contact des corps, quel hymne de soleil pouvait naître ! Ou bien pensez à un être concentré, las du plaisir banal, cherchant la lueur inconnue, aiguisant son esprit et ses sens, fouillant le noir jusqu'au frisson étrange. Pensez à Baudelaire !
M. Victor Margueritte n'a ni la flamme claire, ni le sombre feu. C'est un collectionneur tout sec d'égarements ; il les décrit avec patience, il énumère les petits tours de gymnastique sexuelle. Son livre est un recueil, une « règle des jeux ».
A qui ce manuel peut-il servir ? A des vieillards dont le sang s'engourdit, à de très jeunes gens, que sans doute il rendrait chastes ?
Ces ternes priapées s'entremêlent de quelques trémolos : échos de la guerre, tirades généreuses sur les misères des
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humains, accusations contre les profiteurs, anathème contre le tango, appels féministes, un peu de morale, deux lignes mys- tiques pour finir. D'autre part M. Victor Margueritte a des grâces de style. Lui seul peut dire d'un homme qui va se marier : « Il chaussait la perspective de cette stabilité comme une tiédeur de pantoufles. »
La Garçonne est le grand succès de l'année. A côté les Don Juanes pâlissent, les Don Juanes qui, aujourd'hui, hélas ! me semblent une source fraîche. paul rival
CES PETITS MESSIEURS (Emile-Paul) ; LE JEU DE L'AMOUR ET DE LA DANSE (Œuvres Libres, n° 16), par Francis de Miomandre.
Peu ou prou les héros de Francis de Miomandre s'apparentent tous au délicieux Pierrot de la pantomime marseillaise, tel que l'adorent les habitués du Palais de Cristal. Il semblait que la guerre (l'après-guerre plutôt) eût chassé de la réalité l'insouciant et nonchalant héros fantaisiste à' Ecrit sur de Veau, de Le Vent et la Poussière, des Dialogues au bon soleil. Mais non, ce personnage est immortel, ou du moins Miomandre, qui le chérit comme un frère, est parvenu à le ressusciter. La vie comme à tout le monde lui est devenue difficile ; taper les amis d'un louis de fois à autre ne suffit plus pour manger et fumer (car pour ce qui est de se vêtir, il n'a jamais été question dans un livre de Francis de Miomandre de régler les factures de son tailleur). Il a pris des allures inquiétantes, comme dans Ces Petits Messieurs, ou bien Miomandre a fait pleuvoir du ciel sur lui quelques rentes comme dans le Jeu de l'Amour et de la Danse. Mais c'est toujours le rythme preste, les gestes et les pirouettes de la pantomime italienne qui cadencent le récit. Et comment ne pas s'aban- donner à cet humour si léger, mélange de plaisanteries faciles, de badinage exquis et d'ironie lyrique, qui coule de source...
Dans sa peinture des hommes-femmes comme dans celle des dancings, Miomandre a glissé une discrète étude de mœurs. Il aurait pu s'en dispenser : nous aurions eu tout de même ces deux couples inoubliables, le couple des champions de tango et celui de l'héritier du trône d'Albanie et de la richissime Brési- lienne. BENJAMIN CRÉMIEUX
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BASS-BASSINA-BOULOU, par Franz Helkns (Rieder).
D'un côté il y avait des Anglais en tenue kaki cernés par un parti Zoulou. Equipements, cartouches, baïonnettes et fusils européens s'avéraient inutiles dans la mêlée. Les noirs, empa- nachés de plumes de guerre, abattaient et décapitaient les blancs, en riant, tellement cela leur était facile sans doute. De l'autre côté, sous un ciel bien bleu, à la corne d'un bois plein de fraî- cheur, des Français en flottard et la canne à la main admiraient un groupe de fétiches dahoméens deux fois hauts comme eux, rouges, verts et jaunes plantés là avec leurs mamelles en obus, leurs verges horizontales et leur rire sanglant, d'une oreille à l'autre, plutôt idiot que cruel. C'était, il y a bien trente ans, une illustration populaire sur quoi je me souviens avoir passé des heures entières, fasciné par cette barbarie et cette grossièreté. Franz Hellens vient de me rendre toutes neuves ces vieilles sensations enfantines. Sous le fer rouge qui lui grave des yeux et une bouche, son Bass-Bassina-Boulou prend vie tout à coup. Et les sorcelleries, les massacres, la tornade et la famine que cette caricature de bois, quelque part en Afrique équatoriale. préside et contemple en croyant les provoquer ou les arrêter, ne m'effrayent pas trop, pas plus que le carnage zoulou de la vieille image, pas plus que Bass-Bassina Boulou lui-même dont le plus grand effort est de trouver tout cela « bien et néces- saire », puisque tout cela est.
Après tant de curieux livres et surtout cette Mclusine qui sem- blait bien marquer une étape dans son talent, Franz Hellens ne pouvait revenir — brusquement du moins — à l'étude tendue et émouvante des hommes si étroitement compliqués de ce côté-ci du soleil. On n'escalade pas impunément, avec Merlin, la belle cathédrale inconnue. Il en faut redescendre, et comme elle s'élevait en plein désert, c'est en plein désert que l'on remet le pied tout d'abord, avec au plus près une ou deux tribus noires où les femmes font encore l'amour sans s'en douter avant d'être égorgées pour nourrir les mâles quand le ravitaillement fait défaut.
Animer un fétiche nègre pour suivre aux cercles concen- triques de sa cervelle de bois les courts tirets d'idées que l'uni- vers y inscrit était une gymnastique tentante et nouvelle, et
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fort périlleuse. Car il y fallait redécouvrir cet univers et le re-connaître avec — et malgré — cette immobilité de bûche taillée, ce cerveau embryonnaire d'anthropophage et cette igno- rance de nouveau-né que l'auteur a su conserver à son fétiche. C'est, au ralenti et par images simples, adroitement rappro- chées, complétées et surchargées, la suggestion d'un monde que nous ne connaissons déjà que vaguement et où nous péné- trons ainsi, avec les yeux, le nez et les oreilles d'un bout de pieu à peine promu à l'animalité. Ainsi un boutiquier de Lon- dres découvrait la vie martienne par petites surfaces, petits fragments dépareillés, en se cassant le cou d'une certaine façon, à une certaine heure, sous une certaine lumière, au-dessus de son merveilleux œuf de cristal. C'est, au vrai, assez fatigant et l'on est étonné de la force, de la patience de l'écrivain que ce jeu, loin de rebuter, a conduit aux minuties les plus scrupu- leuses. Son talent de l'image primitive permettait seul de sou- tenir aussi longtemps cette exploration à petits pas. Rien n'est suggestif comme B-B-B jetant devant lui les cercles de ses yeux. Ainsi il accroche et cerne précisément chaque objet — de bleu, de jaune et de rouge — et le conduit en couleur et en forme à son cerveau obstiné. Et ainsi du reste. Mais le vocabulaire réduit dont il dispose pour ses conversations avec les animaux qui seuls l'entendent et lui répondent (magie du règne infé- rieur) limite par influence les ressources du conteur. Certes, la connaissance et le jugement de B-B-B sont curieux à découvrir, mais d'autres choses qui lui échappent partiellement ou tout à fait nous attireraient volontiers plus au large. La réceptivité de ce fétiche, tout extraordinaire qu'on nous la livre, nous devient vite un loup étroit, aux yeux mal en place, sous lequel nous étouffons. L'envie vient souvent, le désir prend de n'être qu'un sorcier ou qu'un simple nègre même, plutôt que ce « maître de l'univers » toujours immobile que tant de choses simples étonnent encore ou ne touchent même pas du tout. Sortir de cette branche<aillée et polie serait bon ; tourner la tête, seule- ment, ou la lever serait reposant. Mais sans doute est-ce là le vrai dessein de Franz Hellens. Après la fantaisie et l'ubiquité dont il nous a grisés dans Mélusiue, a-t-il voulu nous ankyloser dans ce Quasimodo noir pour nous révéler le tourment des pierres qui vivent elles aussi comme le prétendait Mouata-
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Yamvo ? Mais ce n'est point ce tourment-ci qui abolira cette griserie-là. rené-marie hermant
LETTRES ÉTRANGÈRES
LE DÉJEUNER CHEZ LE MARÉCHAL DE LA NOBLESSE ; UN MOIS A LA CAMPAGNE, par Ivan Tourgueniev, traduction de Denis Roche (Bossard) .
La confusion que nous ressentons à l'égard de Tchékhov pour avoir si longtemps méconnu son oeuvre, ne nous porte- t-elle pas, par une réaction naturelle, à surfaire un peu son théâtre — du moins à lui attribuer le mérite exclusif de qualités qu'il n'est pas seul à posséder dans son pays ? Rien de curieux à cet égard comme les deux pièces de Tourgueniev que vient de traduire M. Denis Roche, surtout la seconde, Un Mois à la Campagne. Une voix autorisée déclarait : « Le théâtre de Tour- gueniev nous a aidés à comprendre le théâtre de Tchékhov, de même que, par une lumière rétrospective, le théâtre de Tché- khov nous a fait comprendre celui de Tourgueniev. »
On trouve déjà dans Un Mois à la Campagne, écrit en 1850, cette stagnation de la province russe, cette impression d'ennui dont plus tard Tchékhov saura tirer un effet si saisissant. Même atmosphère, même pesée du destin ; et, chez l'auteur, même discrétion dans la conduite de l'action, mais avec un dessin plus serré des caractères, une sorte de clarté française qui met dans toute l'œuvre plus de lignes et d'articulations. La pièce est construite autour d'un grand rôle féminin, celui d'une honnête femme qui s'ennuie entre son mari qu'elle estime et un voisin qu'elle n'aime pas assez pour commettre une folie, quand elle s'éprend soudain d'un jeune précepteur. La naissance de cette passion, le passage du sentiment confus à la conscience, le trouble jeté dans l'immobile existence de ces barines, tout cela est décrit minutieusement, amplement, sans hâte. Il y a quelque chose de racinien dans la délicatesse de l'analyse, dans les procédés par lesquels sont amenés les revirements, dans la lutte de l'instinct et de la pudeur et jusque dans les monologues maladroitement taillés sur le modèle de ceux de Phèdre. La pièce est mieux que curieuse, elle est émouvante et, malgré quelques fâcheux artifices qui datent,
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elle est beaucoup moins fanée que presque toutes nos œuvres dramatiques de la même époque. M. Denis Roche nous dit qu'en la montant Stanislavski a obtenu un de ses plus brillants succès.
Est-ce la difficulté de satisfaire aux exigences de la censure russe et par conséquent de faire représenter ses pièces, est-ce l'influence de ses amis parisiens qui a porté Tourgueniev à se désintéresser quelque peu de son théâtre et à n'y voir que des essais de jeunesse ? Il serait curieux que ce soit dans ses pre- mières œuvres qu'il apparaisse le plus spécifiquement, le plus prophétiquement de son pays.
JEAN SCHLUMBERGER
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��LE DOMAINE, par John Galsworthy, traduction du prince Bibesco (Calmann-Lévy).
Galsworthy occupe aujourd'hui une des toutes premières places du roman, non seulement pour l'opinion anglaise, mais pour l'opinion européenne. Il paraît avoir en Suède, pour le prix Nobel, plus de partisans que Thomas Hardy, et il sera pro- bablement, cette année, le favori. Jusqu'ici il a été accueilli en France avec tiédeur, malgré l'article enthousiaste et éclairé que lui a consacré M. André Chevrillon dans ses Trois Etudes de Littérature Anglaise (Pion). On a accusé ses traducteurs, dont la tâche, avec un écrivain si délicat et si subtil, est extraordi- nairement difficile. La traduction du prince Bibesco paraît attentive et soignée, et elle fait passer en français une œuvre de premier ordre. Le Domaine (Country Housé) se rattache au cycle des cinq premiers romans de Galsworthy, qui va d'Island Pha- risees à The Patrician, et où l'auteur a peint cinq milieux de la haute société anglaise. Le Domaine présente au plus haut degré les qualités ordinaires de Galsworthy. Une extraordinaire délicatesse de touche, une vie très intense obtenue par les moyens les plus économiques, par les signes les plus discrets de la vie la plus intérieure, une ironie où il n'y a pas un grain de méchanceté, et qui se confond, d'un point de vue final, avec la plus juste clairvoyance. Certains romans de M. Boylesve, l'Enfant à la Balustrade par exemple, correspondraient peut-
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être, chez nous, à ce genre exquis d'art, d'observation et de philosophie. albert thibaudet
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��LES REVUES : MEMENTO
L'Amour de l'Art (Sept.) : Manet, par Tristan Klingsor.
Les Écrits nouveaux (Sept.) : Certains chants d'innocence, par William Blake.
La Grande Revue (Sept.) : Hugo Stinnes, par Félix Bertaux.
Mercure de France (1^ Oct.) : Léon Chestov, par Boris de Schlœzer.
L'Opinion (29 Sept.) : Paul Valéry, par A. Thérive.
La Revue des Jeunes (25 Sept.) : Henri Ghéon et le peuple fidèle, par R. Salomé.
La Revue de Genève (Aoùt-Sept.) : L'évolution morale de Taine, par E. Seillière.
La Revue Rhénane (Oct.) : Chas Labotde, par Pierre Mac Orlan.
�� ��La troupe de Y Atelier que dirige M. Charles Dullin vient de s'installer au Théâtre Montmartre. Elle y joue La vie est un songe, de Calderon. Nous reparlerons prochainement de son effort.
��LE GERANT : GASTON GALLIMARD ABBEVILLE (FRANCE). — IMPRIMERIE F. PAILLART.
�� � ��MARCEL PROUST
��Un malheur affreux vient de nous frapper, frappe les lettres françaises : Marcel Proust est mort. Malgré la vie cloîtrée qu'il menait depuis plusieurs années déjà, rien dans sa santé ne semblait irréparablement atteint ; il avait même un fonds de résistance qui étonnait ses amis et les empêchait d'imaginer que la maladie pût jamais le vaincre. Une petite grippe qu'il n'a pas su ni voulu soigner, a traîtreusement déjoué ses défenses et nous l'a pris.
Sur cette tombe, il faut avant tout éviter l'emphase. Il faut que notre douleur se maintienne intérieure et sage, comme lui-même fut appliqué et profond.
Et pourtant c'est un ami de la plus rare bonté et d'un charme délicieux que nous perdons. Et pour- tant c'est un des plus grands écrivains français qui s'en va. Et pourtant c'est la lumière la plus éclatante que la France ait projetée sur le monde, dans le moment même où on pouvait la croire épuisée par la guerre, qui s'éteint.
On ne sait pas encore, on ne peut pas savoir encore, mais on verra peu à peu combien Proust est grand. Les découvertes qu'il a faites dans l'esprit et dans le cœur humains seront considérées un jour comme
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aussi capitales et du même ordre que celles de Kepler en astronomie, de Claude Bernard en physiologie ou d'Auguste Comte dans l'interprétation des sciences. Il a droit encore pendant longtemps à l'indifférence de ceux qui parlent au lieu de penser. Mais il faut que l'entourent et l'assiègent avec instance et fidé- lité, dès maintenant, la curiosité, la tendresse, la reconnaissance de tous ceux pour qui se comprendre et comprendre l'homme sont les seules occupations qui aient un sens dans cette vie.
La Nouvelle Revue Française, qui a eu l'honneur et la joie de révéler Proust au grand public, tient à montrer tout de suite l'importance qu'elle lui attribue en lui consacrant un numéro spécial. C'est l'homme d'abord que ses amis personnels tâcheront par des souvenirs, de faire revivre ; c'est l'écrivain ensuite que les critiques qui ont su, les premiers, le recon- naître, s'attacheront à définir et à situer. Un fragment inédit du volume que Proust venait de nous remettre pour l'impression, et — nous l'espérons aussi — cer- tains témoignages étrangers, compléteront cet hom- mage.
Que notre deuil du moins tâche d'être fécond, s'il est impossible à consoler !
JACQUES RIVIÈRE
�� � ALAIN-FOURNIER
��Comment rattraper sur la route terrible où elle nous a fuis, au delà du spécieux tournant de la mort, cette âme qui ne fut jamais tout entière avec nous, qui nous a passé entre les mains comme une ombre rêveuse et téméraire ?
« Je ne suis peut-être pas tout à fait un être réel. » Cette confidence de Benjamin Constant, le jour où il la découvrit, Alain-Fournier fut profondément bouleversé ; tout de suite il s'appliqua la phrase à lui-même et il nous recommanda solennellement, je me rappelle, de ne jamais l'oublier, quand nous aurions, en son absence, à nous expliquer quelque chose de lui.
Je vois bien ce qui était dans sa pensée : « Il manque quelque chose à tout ce que je fais, pour être sérieux, évident, indiscutable. Mais aussi le plan sur lequel je circule n'est pas tout à fait le même que le vôtre ; il me permet peut-être de passer là où vous voyez un abîme : il n'y a peut-être pas pour moi la même discontinuité que pour vous entre ce monde et l'autre. »
Ses plus grands enthousiasmes littéraires allèrent tou- jours aux œuvres qui lui faisaient sentir l'idéalité de l'uni- vers et de la vie elle-même.
Il faut savoir aussi combien il était sobre : matériellement d'abord (jamais il ne sembla prendre à la nourriture le moindre plaisir, il ne lui demandait que de l'entretenir en vie); mais surtout au spirituel : j'ai souvent admiré com- bien légèrement il goûtait à la réalité et c'était une surprise pour moi, à chaque fois, de voir de quelle impondérable
�� � 644 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
mousse s'emplissait seulement la coupe qu'il y plongeait.
Il n'y avait pas là l'effet d'une constitution physique fragile, ni aucune intolérance par débilité. Au contraire Fournier fut toute sa vie robuste et bien portant. C'était son esprit tout seul dont l'aspiration était ainsi prudente et réservée, — comme s'il eût eu ailleurs d'autres sources où puiser, et une alimentation invisible.
Quand je la compare à la sienne, toute ma vie, qui pour- tant fut occupée par beaucoup des mêmes événements, m'apparaît affreusement positive. J'ai à peu près réussi là où il échoua sans cesse ; et pourtant c'est lui qui volait, moi qui reste...
Il serait vain de vouloir faire la part du merveilleux spon- tané, dans son histoire, et de celui qu'il y ajouta lui- même par la simple tournure de son imagination. Elle reste, en tous cas, « à peine réelle », tissée des aventures les moins analysables; des femmes y sont mêlées dont, du fait que son regard seulement les effleura, il devient impos- sible de savoir qui elles furent d'autre que les anges ou les démons qu'il vit.
Une biographie d'Alain-Fournier ? Ecrite du dehors, puisée ailleurs que dans ses contes et dans le Grand Meaulnes , ne sera-t-elle pas un continuel mensonge, le récit des faits qu'il n'a pas vécus ? Et comment oser, en particulier, recons- tituer sa dernière rencontre ? Comment savoir le visage qu'eut pour lui, brusquement dévoilé dans la solitude, cette maîtresse terrible qu'il avait toujours attendue: la guerre ?
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��Pourtant je suis le seul à l'avoir vraiment connu. Nous nous étions liés au lycée Lakanal, où nous étions entrés tous les deux en octobre 1903 pour préparer l'Ecole Nor- male Supérieure. Nous avions le même âge : dix-sept ans.
Notre amitié ne fut d'ailleurs pas immédiate, ni ne se
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noua sans péripéties; nos différences de caractère se firent jour avant nos ressemblances. Fournier, animé de l'esprit d'indépendance qu'il devait attribuer plus tard à Meaulnes, avait entrepris d'ébranler la vénérable et stupide institution de la Cagne, c'est-à-dire la constitution hiérarchique qui réglait les rapports des élèves de rhétorique supérieure et l'ensemble de rites et d'obligations humiliantes que les anciens imposaient aux « bizuths ». Il avait pris la tête d'une coterie de révoltés, avec laquelle je sympathisais secrètement, mais que ma timidité et mon désir d'éviter les distractions m'empêchèrent de rallier tout de suite.
J'observai longtemps une neutralité rigoureuse dans la bataille qui opposait mes camarades. La figure de Fournier m'intéressait pourtant déjà vivement. Parmi ces jeunes gens, dont plusieurs étaient comme lui fils d'instituteurs, mais que leurs dispositions universitaires rendaient déjà légère- ment compassés, il surgissait libre, joueur, ivre de jeunesse. Ce que l'atmosphère où nous étions plongés avait d'un peu pédant et artificiel, il le faisait par instants drôlement fuser au dehors et nous restituait le caprice dont nous avions besoin pour respirer.
Je le regardais combiner ses offensives contre le «Bureau», je lisais les pétitions révolutionnaires qu'il faisait circuler pendant l'étude. Je me sentais un peu scan- dalisé, un peu effrayé, fort séduit malgré tout par son per- sonnage.
Je ne pensais pourtant pas à me rapprocher de lui. C'est lui qui me fit le premier des avances, d'ailleurs mêlées de taquineries et de moqueries, qui me furent, je l'avoue, très insupportables. De toute évidence je l'agaçais un peu, si je l'attirais aussi ; ma nature appliquée, scrupuleuse, méticu- leuse lui donnait des impatiences. Il me jouait des tours que je ne prenais pas toujours très bien. Que de fois, en rentrant de récréation, je trouvai mon pupitre bouleversé, mes livres en désordre : Fournier avait passé par là. Je lui en voulais de tout mon cœur !
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Mais il tenait à moi et peu à peu la sincérité de son atta- chement m'apparut, me convainquit, apaisa mes résistances. C'est aussi qu'à côté de son indiscipline, tout un autre aspect de son caractère se révélait à moi, lentement, que je ne pouvais qu'aimer. Sous ses dehors indomptés, je le décou- vrais tendre, naïf, tout gorgé d'une douce sève rêveuse, infiniment plus mal armé encore que moi, ce qui n'était pas peu dire, devant la vie.
Le parc de Lakanal, qui fut celui de la Duchesse du Maine et de la Cour de Sceaux, est un endroit merveilleux ; il dévale lentement vers Bourg-la-Reine. La grande allée vient aboutira une grille qui donne sur un chemin peu fréquenté ; un banc la termine, où, parmi toute cette ban- lieue, on peut avoir l'illusion d'un peu de solitude. C'est sur ce banc que chaque jour, pendant l'heure de récréation qui suivait le déjeuner, je venais m'asseoir avec Fournier.
Nous avions de grandes conversations. Il me parlait de son pays avec une sorte de passion. Il était né ■ à La Chapelle- d'Angillon, un petit chef-lieu de canton du Cher, à une trentaine de kilomètres au nord de Bourges, sur les confins de la Sologne et du Sancerrois, en plein centre de la France. Mais c'est surtout d'Epineuil-le-Fieuriel, un plus petit village encore, situé à l'autre extrémité du département, entre Saint-Amand et Montluçon, où ses parents avaient été longtemps instituteurs et où il avait passé toute sa première enfance, qu'il me faisait des descriptions enthou- siastes et presque amoureuses. Je reconstituais sa vie de petit paysan dans cette campagne sans pittoresque, lente, pure et copieuse et dont les aspects s'étaient comme incorporés à son âme : je me rendais compte de ce qu'avait été cette enfance alimentée par la précieuse ignorance de tout autre paysage au monde que celui qu'on pouvait découvrir des fenêtres de l'école. Quelle estacade que cette solitude pour les voyages de l'imagination !
1. Le 3 octobre 1886.
�� � En effet, entraîné aussi, il faut le dire, par la lecture effrénée des livres de prix que recevaient ses parents chaque année vers le début de juillet et dont, s’enfermant au grenier avec sa sœur, il consommait l’entière provision avant qu’ils ne tussent distribués, Fournier s’était mis très tôt à imaginer l’inconnu et à le chercher. Comme il était naturel, dans ce plein milieu des terres, devant son horizon immobile, il s’était particulièrement épris de l’océan. Au point qu’il avait décidé vers treize ans de se faire officier de marine. Après un séjour à Paris, au lycée Voltaire, il avait été à Brest pour préparer l’examen du Borda. Mais les mathématiques l’avaient rebuté et, au bout d’un an, laissant, le cœur gros, échapper, comme un infidèle oiseau, son premier rêve d’aventure, il était rentré dans son pays.
Il s’était tourné alors vers les lettres et était venu à Lakanal en faire l’apprentissage.
Il ne les choisissait donc à ce moment que comme un pis-aller. C’est qu’au fond il ne les avait pas encore, non plus que moi d’ailleurs, découvertes. Je date des environs de Noël 1903 la révélation qui nous en fut faite en même temps à l'un et à l’autre. Pour nous remercier du compliment traditionnel que nous lui avions adressé avant le départ en vacances, notre excellent professeur, M. Francisque Vial, à qui mon éternelle reconnaissance soit ici exprimée, nous fit une lecture du Tel qu’en songe d’Henri de Régnier :
J’ai cru voir ma Tristesse — dit-il — et je l’ai vue
— Dit-il plus bas —
Elle était nue,
Assise dans la grotte la plus silencieuse
De mes plus intérieures pensées, . . . etc.
Puis :
En allant vers la ville où l’on chante aux terrasses
Sous les arbres en fleurs comme des bouquets de fiancées...
Et :
Les grands vents vernis d'outre-mer Passent par la Ville, l'hiver, Comme des étrangers amers...
Et ces deux vers enfin qui tombèrent en nous comme une lente pierre dans une eau troublée :
Pauvre âme,
Ombre de la tour morne aux murs d'obsidiane !
Nous nous étions déjà penchés sur des textes admi- rables ; nous y avions senti par instants palpiter quelque chose de tendre et d'exquis ; mais la gangue scolaire qui les entourait, emprisonnait aussi leur sortilège.
Et puis ni Racine, ni Rousseau, ni Chateaubriand, ni même Flaubert ne s'adressaient à nous, jeunes gens de 1903 ; ils parlaient à l'humanité universelle ; ils n'avaient pas cette voix comme à l'avance dirigée vers notre cœur, que tout à coup Henri de Régnier nous fit en- tendre.
Nous tombions, sans avoir même su qu'il en existât de tels, sur des mots choisis exprès pour nous et qui non seulement caressaient nommément notre sensibilité, mais encore nous révélaient à nous-mêmes. Quelque chose d'inconnu, en effet, était atteint dans nos âmes ; une harpe que nous ne soupçonnions pas en nous s'éveillait, répon- dait ; ses vibrations nous emplissaient. Nous n'écoutions plus le sens des phrases ; nous retentissions seulement, devenus tout entiers harmoniques.
Je regardais Fournier sur son banc; il écoutait profon- dément ; plusieurs fois nous échangeâmes des regards brillants d'émotion. A la fin de la classe, nous nous pré- cipitâmes l'un vers l'autre. Les forts en thème ricanaient autour de nous, parlaient avec dédain de « loufoqueries ». Mais nous, nous étions dans l'enchantement et boule- versés d'un enthousiasme si pareil que notre amitié en fut brusquement portée à son comble.
�� � ALAIN-FOURNIER 649
Dès la rentrée de janvier, délaissant les occupations dites sérieuses et la préparation de 1' « Ecole », nous achetâmes les œuvres de Henri de Régnier, de Maeterlinck, de Viélé- Griffin et nous les dévorâmes.
Je ne sais s'il est possible de faire comprendre ce qu'a été le Symbolisme pour ceux qui l'ont vécu. Un climat spirituel, un lieu ravissant d'exil, ou de rapatriement plutôt, un paradis. Toutes ces images et ces allégories, qui pendent aujourd'hui, pour la plupart, flasques et défraîchies, elles nous parlaient, nous entouraient, nous assistaient ineffablement. Les « terrasses », nous nous y promenions, les « vasques », nous y plongions nos mains et l'automne perpétuel de cette poésie venait jaunir déli- cieusement les frondaisons mêmes de notre pensée.
Où le Griffon a-t-il enterre le Saphir ?
Nous y eussions conduit sans hésiter le premier de ces chevaliers masqués, surgis aux lisières ou près des sources apparus, qui nous eût demandé le chemin.
Nous ne connaissions encore ni Mallarmé, ni Verlaine, ni Rimbaud, ni Baudelaire. C'était dans le monde plus vague et plus artificiel construit par leurs disciples, que nous nous mouvions, sans soupçonner qu'il n'était qu'un décor qui nous cachait la vraie poésie.
Pourtant des différences non pas tant de goût que de prédilection ne tardèrent pas à apparaître entre Fournier et moi. Tandis que je mettais au premier plan Maeter- linck, pour la profondeur philosophique que je lui attri- buais libéralement, et plus tard Barrés, dont l'idéologie me ravissait, Fournier élisait avec une affection farouche Jules Laforgue d'abord, ensuite Francis Jammes. Ces deux admirations qui le prirent vers 1905, valent la peine d'être analysées, car elles sont révélatrices de certaines tendances très profondes de son esprit.
�� � 6)0 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Que n'ai-je pas dit et surtout écrit à Fournier contre Laforgue ? Il m'agaçait ; je le trouvais pleurard et pédant ; je ne comprenais rien à ses souffrances ; je ne m'en expli- quais pas la cause. Fournier le défendait avec acharne- ment et je vois bien maintenant tout ce qu'il découvrait de lui-même dans le pauvre blessé des Complaintes.
« Blessé, mais amoureux, me répondait-il justement lui-même dans une des nombreuses apologies qu'il me lit de son héros x , blessé mais orgueilleux. Blessé, mais d'une si grande douceur de cœur. Blessé, parce que tout cela ; et ironique parce que blessé et seulement pour cela. Il n'a jamais été que le jeune homme timide (à ne pas pouvoir passer devant une « dame » sans tomber), et qui a répété toute sa vie :
Oh ! qu'une, d'elle-même, un beau soir, sût venir, Xe voyant que boire à mes lèvres et mourir. »
Fournier était tout à fait exempt de cette timidité exté- rieure et physique qu'il attribue ici à Laforgue, mais il en avait une plus secrète, à base de tendresse et d'orgueil, qui ne le paralysait pas moins. Comme Laforgue, il avait un immense besoin de la Femme, mais avant tout comme d'un calmant pour sa susceptibilité frémissante ; il ne supportait pas l'idée d'être à découvert devant elle, en butte à ses flèches, déconcerté, malmené ; une pureté et une innocence parfaites en elle étaient indispensables à la formation de son amour.
11 lui fallait l'union des âmes avant celle des corps et un certain absolu d'affection où se plonger. Toutes les exigences de Laforgue, il les reconnaissait pour siennes.
Et aussi les déceptions, car il n'était pas sans se rendre compte confusément de ce que son rêve avait d'irréa- lisable. Il en éprouvait d'avance cette même irritation désolée qu'il voyait chez Laforgue se tourner en ironie. « Ironique parce que blessé et seulement pour cela. »
i. Lettre du 22 janvier 1906.
�� � ALAIN-FOU RNIER 65 I
Laforgue devait lui servir comme d'une vengeance anti- cipée contre cette étrange nation des femmes à laquelle il avait la plus étrange idée encore d'aller demander du bonheur. Il avait à ce moment-là des relations, tout à fait pures d'ailleurs, avec une petite étudiante, qu'il accom- pagnait chaque dimanche et tâchait de former suivant son idéal. Il ne cherchait pas trop à la transfigurer à mes veux ; mais je sentais quelque chose en lui, dès ce moment, se débattre contre les bornes par trop précises qu'elle in- fligeait à son imagination ; il la lui fallait déjà plus sincère, plus candide surtout qu'elle ne pouvait être. Et de ses petitesses, de ses coquetteries il soutirait comme d'autant d'injustices qu'elle eût commises envers lui.
Pourtant il ne faudrait pas se représenter Fournier comme dominé par le scepticisme moral ou le dépit, ni comme dépourvu de tout réalisme ; à ses chanceuses aspirations le goût des choses concrètes formait dès ce moment contrepoids.
Déjà chez Laforgue il n'admirait pas seulement l'exilé en ce monde ni l'amant tyrannique et craintif. Voulant me le faire comprendre et aimer, c'est toute une série d'impres- sions de nature, choisies au hasard des pages, qu'il recopiait pour moi dans une de ses lettres :
«• O cloîtres blancs perdus,..
— Soleils soufrés croulant dans les bois dépouillés...
... Paris ! ses vieux dimanches dans les quartiers tannés où regardent des branches par-dessus les murs des pensionnats, etc. » »
Dès ce moment il demandait à la poésie une certaine traduction en langage clair et insaisissable, de la plus humble réalité. C'est pourquoi Jammes, que nous avions découvert dans Y Angélus de Faute..., l'avait du premier coup enchanté.
1. Lettre du 22 janvier 1906.
�� � 652 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Toute la campagne, non pas celle qu'on visite, mais celle où Fournier était né et dont il sentait l'imprégnation, revivait dans ces lignes un peu tremblantes, privées de toute architecture interne que Jammes traçait, les unes au-dessous des autres, d'une main paisible et maladroite exprès. La façon dont les mots y venaient, à leur place physique plutôt que significative, et dont ils incarnaient les animaux, les arbres, les métairies, en suggérant simple- ment l'odeur, la couleur ou la forme ; la peinture de chaque heure du jour, avec son soleil propre et l'exacte déclivité des ombres ; ces vers si tangibles que certains pouvaient être tenus entre les mains comme une gaule, d'autres froissés dans les doigts comme une feuille de menthe, — toute cette poésie matérielle et pure l'en- chantait.
Nous ne séparerons pas la vie d'avec l'art.
Fournier s'empara tout de suite de' ce vers faux, ou mal cadencé, et le fit marcher longtemps, à cloche- pied, en avant-garde de son œuvre, comme un chemineau et comme un guide.
Ce fut appuyé sur Jammes qu'il commença à se révolter contre l'intelligence, c'est-à-dire, dans son esprit, contre la culture des idées, contre l'effort pour définir, contre le jugement qui exclut. Barrés, en qui je me complaisais à ce moment et qu'il fit effort pour aimer avec moi, dans le fond l'exaspérait : « Je t'ai dit une fois pour toutes que je trouvais parfaitement vain ce travail de mise en formules... Je préférerai, moi, toujours m'arrêter pour parler de la « mer méridionale éperdument bleue » — ou delà batteuse que j'entends ronfler dans les champs der- rière moi comme pour me dire que c'est encore l'été — encore un peu de tout cet été que je n'ai pas vécu l . » Et plus tard : « Je me dégoûte d'écrire ainsi tant de petites
1. Lettre du 23 septembre 1905.
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théories, de petits jugements, de longues phrases qui ne riment à rien. Alors que lentement, longuement, silen- cieusement je devrais chercher en moi des mots brefs et légers qui disent le passé ou la vie r . »
Il avait commencé d'ailleurs, depuis assez longtemps déjà, à les chercher, « ces mots brefs et légers », dont il devait plus tard trouver une si délicieuse et expressive foison. Peu de temps après notre découverte du Symbo- lisme, il s'était mis à écrire des vers. Rien de plus curieux que ces premiers essais d'Alain-Fournier. Je dois avouer à ma honte que je ne sus pas y reconnaître sa voca- tion.
C'est aussi qu'ils révélaient tout autre chose que le poète qu'on était porté naturellement à y chercher. Au- cune image vraiment neuve, aucune transformation vrai- ment chimique du monde par les mots ; les objets n'y devenaient jamais autres et saisissants ; un doux courant les entraînait comme des fleurs intactes, — un courant facile et faible comme la rêverie 2 .
Je recopie ici, à titre d'exemple, non pas le meilleur mais le plus important — je dirai en quoi tout à l'heure — de ces poèmes :
A TRAVERS LES ÉTÉS
(A une jeune fille.) Attendue
A travers les étés qui s'ennuient dans les cours en silence
et qui pleurent d'ennui, Sous le soleil ancien de tues après-midi
i. Lettre du 22 janver 1906.
2. « Les premiers vers que j'ai faits, m'écrivait Fournier lui-même dans une lettre du 22 août 1906, étaient surtout la découverte extasiée de deux ou trois mots auxquels je ne pensais plus et de tout ce que leur son réveillait en moi : « Angélus... aubépine... après-midi .. civière... ou voiture à chien. »
�� � 654 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
lourds de silence
solitaires et rêveurs d'amour
d'amours sous des glycines, à l'ombre, dans la cour
de quelques maisons calmes et perdues sous les branches,
A travers mes lointains, mes enfantins étés,
ceux qui rêvaient d'amour
et qui pleuraient d'enfance,
J'eus êtes venue,
une après-midi chaude dans les avenues,
sous une ombrelle blanche,
avec un air étonné, sérieux,
un peu
penché comme mon enfance,
Vous êtes venue sous une ombrelle blanche.
Avec toute la surprise
inespérée d'être venue et d'être blonde,
de vous être soudain
mise
sur mon chemin,
et soudain, d'apporter la fraîcheur de vos mains
avec, dans vos cheveux, tous les étés du Monde.
��Vous êtes venue :
Tout mou rêve au soleil
N'aurait jamais osé vous espérer si belle,
Et pourtant, tout de suite, je vous ai reconnue.
Tout de suite, près de vous,fière et très demoiselle,
et une vieille dame gaie à votre bras,
il m'a semblé que vous me conduisiez, à pas
lents, un peu, n'est-ce pas, un peu sous votre ombrelle,
à la maison d'Eté, à mon rêve d'enfant,
à quelque maison calme, avec des nids aux toits, et l'ombre des glycines, dans la cour, sur le pas de la porte — quelque maison à deux tourelles avec, peut-être, un nom comme les livres de prix qu'on lisait en Juillet, quand on était petit.
�� � ALAIN-FOURNIER 655
Dites, vans m'emmcnic; passer l'après-midi
Oh ! qui sait où ? — à la « Maison des Tourterelles ».
Vous entriez, là-bas,
dans tout le piaillement des moineaux sur le, toit,
dans l'ombre de la grille qui se ferme. — Cela
fait s'effeuiller, du mur et des rosiers grimpants,
les pétales légers, embaumés et brûlants,
couleur de neige et couleur d'or, couleur de feu,
sur les fleurs des parterres et sur le vert des bancs
et dans l'allée comme un chemin de Fête-Dieu.
Je vais entrer, nous allons suivre, tous les deux, avec la vieille dame, l'allée où, doucement, votre robe, ce soir, en la reconduisant, balaiera des parfums couleur de vos cheveux.
Puis recevoir, tous deux, dans l'ombre au salon, des visites où nous dirons de jolis riens cérémonieux.
Ou bien lire avec vous, auprès du pigeonnier, sur un banc de jardin, et toute la soirée, aux roucoulements longs des colombes peureuses et cachées qui s'effarent de la page tournée, lire, avec vous, à l'ombre, sous le marronnier, un roman d'autrefois, ou « Clara d'Ellébeuse ».
Et rester là, jusqu'au dîner, jusqu'à la nuit, à l'heure où Von entend tirer de l'eau au puits et jouer les enfants rieurs dans les sentes fraichies.
C'est Là... qu'auprès de vous, oh ma lointaine,
je m'en allais,
et vous n'allie^,
avec mon rêve sur vos pas,
qu'à mon rêve, là-bas,
à ce château dont vous clic~, douce et hautaine,
la châtelaine.
�� � 6)6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
C'est Là — que nous allions, tous les deux, n'est-ce pas, ce Dimanche, à Paris, dans l'avenue lointaine, qui s'était faite alors, pour plaire à notre rêve, plus silencieuse, et plus lointaine, et solitaire... Puis, sur les quais déserts des berges de la Seine... Et puis après, plus près de vous, sur le bateau, qui faisait un bruit calme de machine et d'eau...
��Evidemment j'aurais dû comprendre ; j'aurais dû démê- ler ce que Foumier lui-même d'ailleurs n'apercevait pas encore à ce moment : que c'était là l'exercice d'un conteur, et non d'un poète.
Le vers libre y était adopté par Fournier sous l'influence sans doute des Symbolistes, mais surtout comme un moyen de suivre exactement les phases d'un récit. Il me semble qu'on le sent ici s'entraîner à conter. Il ne s'est pas encore arraché à ses impressions ; il cherche encore à nous les imposer telles quelles (et avouons franchement qu'il n'y réussit guère) ; mais déjà, malgré lui peut-être, elles s'ana- lysent, elles perdent la densité poétique et prennent la forme d'une énumération. Des faits, des événements percent sans cesse au travers des spectacles ; un dynamisme se fait sentir sous l'enveloppe émotive ; des moments sont distingués; le présent, le futur viennent tout naturellement remplacer le passé :
Je vais entrer, nous allons suivre tous les deux avec la vieille dame, l'allée, où doucement, votre robe, ce soir, en la reconduisant, balaiera des parfums couleur de vos cheveux.
D'ailleurs le thème du morceau n'est-il pas une « aven- ture » déjà ? Et cette aventure, ne la reconnaissons-nous pas ? N'est-ce pas, avant la lettre, la rencontre de Meaulnes et d'Yvonne de Galais ? Plusieurs détails du récit définitif
�� � ALAIN-FOURNIER 657
figurent déjà dans le poème : la vieille dame dont la jeune fille est accompagnée, l'ombrelle de celle-ci, sa démarche, le titre de châtelaine qui lui est donné en passant ; même, le dernier vers se retrouvera textuellement dans le chapitre de la Promenade sur ï étang.
Une seule différence importante : au lieu de se passer entièrement dans un « domaine mystérieux », la scène est d'abord située à Paris. Ce n'est que par l'imagination que le poète la transporte par instants à la campagne.
Ce point serait sans intérêt s'il ne nous permettait de remonter plus haut que le poème ici analysé, jusqu'à l'origine dans la réalité de l'aventure qui en fait les frais, jusqu'à l'événement de la vie d'Alain-Fournier qui a donné naissance au Grand Meauhies.
Il est si délicat, si fragile que j'ose à peine le toucher avec des mots ; je crains de le briser en le racontant.
Pourtant ses répercussions sur toute la vie sentimentale et même intellectuelle de Fournier furent infinies.
J'ai dit combien il était exigeant, en pensée, à l'égard des femmes et quelle perfection il leui réclamait comme son dû. Il avait été bientôt las des trop pauvres satisfactions que pouvaient lui offrir celles qui étaient à sa portée.
Est-ce une exaspération de son attente qui la lui fit croire tout à coup comblée ? Ou bien aîla-t-il instinctive- ment chercher un objet inaccessible qui ne pourrait le décevoir? Ou bien la vie vint-elle réellement, comme il arrive, au-devant de son imagination et lui présenta-t-elle son rêve authentiquement incarné ?
Le fait est simplement qu'il rencontra un jour, dans Paris, au Cours la Reine, une jeune fille merveilleusement belle qu'il suivit, dont il obtint par mille ruses le nom et l'adresse, qu'il retrouva et, bien qu'elle eût l'air extrême- ment réservée, aborda. Le miracle est qu'il obtint d'elle quelques mots de réponse qui purent lui donner à croire qu'il n'était pas dédaigné. Et il sentit que l'étrange appari- tion devait faire un effort sur elle-même pour briser
42
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l'entretien et lai dire : « Quittons-nous ! Nous avons fait une folie. »
Des années passèrent sur cette rencontre sans effacer l'impression que Fournier en avait reçue; au contraire elle alla en s'approfondissant.
La jeune fille avait quitté Paris ; Fournier eut beaucoup de peine à retrouver sa trace ; et quand il y parvint, long- temps plus tard, ce fut pour apprendre, avec un immense désespoir, qu'elle était mariée.
Ayant suivi Aiain-Fournier depuis son adolescence jus- qu'à sa mort, je puis dire que cet événement si discret fut l'aventure capitale de sa vie et ce qui l'alimenta jusqu'au bout de ferveur, de tristesse et d'extase. Ses autres amours n'effacèrent jamais celui-là, ni même, je crois, n'intéres- sèrent jamais les mêmes parties de son âme. Il voyait tou- jours la parfaite jeune fille penchée sur lui ; il ne lui demandait pas de se caractériser ni de lui révéler ses diffé- rences ; il n'avait aucun besoin, dans le fond, de la con- naître au sens complexe et dangereux du mot ; il lui suffisait qu'elle fût impossible comme la vie ; elle non plus, n'était « peut-être pas tout à fait un être réel » : c'est par quoi, en le comblant d'amertume, elle le consolait aussi.
��II
��J'avais quitté Lakanal au mois de juillet 1905, ayant obtenu une bourse de licence en province. Fournier était allé passer ses vacances en Angleterre, puis était rentré au lycée pour une troisième année de « cagne ». Nous res- tâmes séparés pendant deux ans.
Mais de cette séparation naquit une énorme correspon- dance, qui me permet aujourd'hui de suivre rétrospec- tivement le développement de mon ami pendant cette période.
Ce fut, à coup sûr, une de celles où sa pensée fut le plus
�� � ALAIN-FOURNIER 659
active, celle où son talent se nourrit, se forma. Tout le poids dont l'accablait la « préparation de l'Ecole », pour laquelle il n'était absolument pas doué, et qui était pour lui un véritable cauchemar, ne l'empêcha pas de lire, ni de pomper autour de lui tous les sucs dont il avait besoin.
Il s'assimila Claudel, Gide, Rimbaud, Ibsen, acheva de digérer Laforgue et Jammes. En Angleterre, il s'était épris des Préraphaélites. La peinture l'intéressait, mais par les côtés, il faut bien le dire, où elle touchait à la littérature. A Paris, il se mit à visiter les salons : Maurice Denis et Laprade lui donnèrent de grandes émotions. Il armait découvrir dans leurs toiles les paysages purs et désespérés qu'habitait naturellement son âme, qu'il voulait à son tour évoquer.
En toutes ses admirations de cette époque, d'ailleurs, et même de toujours, on sent un fort coefficient subjectif : il se cherche au travers de ce qui l'enthousiasme ; il poursuit surtout des exemples, des permissions.
Un moment il plie et s'effondre presque sous Claudel ; mais on le voit d'une lettre à l'autre se démener sous l'énorme avalanche, se rassembler, se saisir : « Claudel, s'écrie-t-il, apprends-moi à penser et à écrire selon moi, à moi qui sens selon moi 'm. Et dans la lettre suivante, il note la leçon et l'encouragement qu'il croit avoir reçu du poète de Tête d'Or : « Il m'a renforcé... dans cette convic- tion que j'ai toujours eue... que je ne serai pas moi tant que j'aurai dans la tête une phrase de livre, — ou, plus exactement, que tout cela, littérature classique ou moderne, n'a rien à voir avec ce que je suis et que j'ai été. Tout effort pour plier ma pensée à cela est vicieux. Peut-être faudra-t-il longtemps et de rudes efforts pour que, profon- dément, sous les voiles littéraires ou philosophiques que je lui ai mis, je retrouve ma pensée à moi, et pour qu'alors à
1. Lettre du 7 mars 1906.
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genoux, je me penche sur elle et je transcrive mot à mot '. »
Il est difficile, tant elles sont nombreuses et riches, de mettre en ordre toutes les découvertes que Fournier fit sur lui-même, ou plutôt sur son talent et sur les conditions de sa création, pendant ces deux ou trois années.
Les plus générales d'abord : il comprend, lui qui vient de s'épanouir, au milieu et par le moyen de la littérature la plus ésotérique, la plus aristocratique peut-être qui ait jamais été, — il comprend que ses sources d'inspiration sont d'ordre populaire, qu'il doit obéissance à son hérédité paysanne et que c'est du milieu dont il sort que monteront à son esprit les vrais thèmes de son œuvre future. Toutes ses lettres sont pleines de descriptions de son pays, de grands récits de promenades, de conversations avec des paysans qu'il me rapporte méticuleusement : « Il me répondait, dit-il de l'un d'eux, avec une grossièreté, et une lenteur, et une prudence qui me prenaient le cœur 2 . » Et plus loin : « Je voudrais dire avec le même amour les injures de celui qui veut qu'on ferme les barrières de ses prés, et qui n'est que haine déchaînée — et les paroles du braconnier que, reve- nant en retard, nous avons rencontré, poussé, le long de la haie, par l'orage menaçant et le vent rouge, vers la nuit d'août tombée, etc. 3 » Et dans la même lettre encore : « Je voudrais m'adresser à la campagne, comme les Gon- court à Paris : « O Paris..., tu possèdes... » Je veux au moins dire que si j'ai connu moins que les autres ces inquiétudes de jeunesse, ces angoisses sur mon moi, ce désarroi du déracinement, c'est que j'ai toujours été sûr de me retrouver avec ma jeunesse et ma vie, à la barrière — au coin d'un champ où l'on attelle deux chevaux à une herse... Et jamais plus que cette année de douloureuse sécheresse, je ne l'ai trouvée aussi compatissante, sympa-
i. Lettre du 21 mars 1906. 2. Lettre du 3 septembre 1906. i. Ibid.
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thisante... avec ses pardons pour ma fièvre, ses airs de connaître mon mal comme la lavande connaît les plaies, d'être accoutumée à moi comme je suis terrestrement accoutumé à sa compagnie \ »
Cette parenté avec les champs, que j'avais tout de suite sentie en lui, dont Jammes plus tard l'avait aidé à mieux prendre conscience, il commence à l'éprouver comme une incitation à créer. Elle prend un sens positif, actif; elle veut se développer et se dire.
Aussi comme il est hostile à tout ce qui pourrait le sépa- rer de sa terre et plus généralement du monde vivant, des êtres particuliers, de l'immense règne du concret ! J'ai déjà noté plus haut sa répugnance, sa résistance à tout effort critique et l'espèce de mauvaise humeur avec laquelle il repoussait mes tentatives pour emprisonner le réel dans des formules. Elles vont croissant.
Contre un ami à qui il s'était confié et qui avait cru lui faire plaisir en reconnaissant et en étiquetant chaque trait de lui-même qu'il lui révélait, Fournier se révolte : « C'est moi-même qu'il veut à toute force comprendre et même réfuter. Je suis loin, moi, d'avoir la même ambition à son égard \ »
Et en effet s'il écrit : «Le principal est évidemment mon horreur, ma frayeur d'être classé 3 », c'est vrai qu'il ne cherche jamais non plus à cerner, à classer, ni même à situer dans le plan intelligible, ni les autres, ni aucun aspect du monde : « J'ai le merveilleux pouvoir de sentir. Toutes choses ne m'ont été connues que par l'impres-
��i. Lettre du 3 septembre 1906. La dernière phrase est une allusion à un passage des Muses de Claudel.
2. Lettre du 17-19 février 1906.
3. Même lettre. Et ailleurs : « Tous ceux qui ont voulu s'occuper de ma vie m'ont froissé. » (Lettre du 9 novembre 1906). « Surtout il faut fuir ceux qui se prétendent vos amis, c'est-à-dire prétendent vous con- naître et vous explorent brutalement. » (Même lettre). « Qu'on me laisse ma cervelle à moi ! » (Lettre du 29 janvier 1906).
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sion qu'elles laissaient sur mon cœur. Aussi ne les ai-je pas distinguées \ »
Fournier aperçoit un inconvénient grave pour lui dans toute opération de discernement ou même d'abstraction ; elle isole, elle brise un contact, pense-t-il. Et c'est de contact avec les choses, avec les gens qu'il a d'abord besoin : « Puisque l'ignorance qui accepte est à mon avis plus près de la vérité que n'importe quoi, et puisque, selon toi, l'ignorance est la source des émotions infinies (je n'avais pu formuler que par erreur une telle opinion que toute ma nature démentait), je te demande : Pour- quoi ne pas se laisser aller tout de suite à cette ignorance- là 2 ? » Et dans la même lettre : « Ne rien — même au fond — mépriser. S'y fondre, s'y confondre, s'y mêler. Y conformer sa pensée. Et la perdre ailleurs, le lendemain. Il n'y a d'atroce dans la vie que notre, nos façons de la voir — quand nous y tenons. »
Au fond, c'est sa vocation de romancier qui se révèle à Fournier, déjà, au travers de son goût pour l'ignorance. S'il se dérobe à toute perception et à toute énonciation du général, c'est parce qu'il entend s'établir sur le plan même de la vie et dans une sorte de commun niveau avec les êtres particuliers.
« Il n'y a d'art et de vérité que du particulier 5 », écrit- il. Et déjà, bien plus tôt : « Je ne crois qu'à la recherche longue des mots qui redonnent l'impression première et complète. » « J'ai toujours désiré quelque chose qui touche (dans le sens de toucher à l'epauie), qui arrête et qui évoque 4 . » Et ailleurs encore : « Je puis, des années, avoir conçu les idées les plus claires, elles ne me sont rien tant que je ne les ai pas senti passer de mon intellect à
��i. Lettre du 9 novembre 1906.
2. Lettre du 19 février 1906.
3. Lettre du 23 septembre 1905.
4. Lettre du 15 août 1906.
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cette partie de moi où les choses sont plus obscures et impossibles à exprimer sinon par l'énoncé difficile, ému, surhumain de tout leur détail \ »
Il réclame le droit d'aller trouver chaque être, à sa place, sans aucune intention ni ambition préalables, et simple- ment pour l'y vivifier de son amour et de son imagination : « Je crois que toute vie vaut la peine d'être vécue. On les évalue, on méprise les unes, on glorifie les autres, parce que peut-être on en fait arbitrairement les parties d'un tout, d'une société, d'un monde idéal, qui n'a pas plus de raison d'être sous le soleil que tel ou tel autre 2 . »
Déjà l'on a vu comment il fait sortir et pour ainsi dire engendre au courant de la plume des personnages à la fois précis et mystérieux, que sa lettre m'apporte fragilement, comme enrobés encore de sa prédilection. Il y aurait de longs passages exquis à citer.
Toute rencontre l'émeut, toute vie entr'aperçue ; il la reconstruit aussitôt, dans son paysage, sous sa lumière, avec sa vibration ; il s'attendrit sur elle, il épanche sur elle le flot de son admiration, pour mon goût un peu trop compatissante et aveugle. Je lui reproche de temps en temps son excès de sensibilité, que j'appelle sans ménage- ment de la sensiblerie. Il se gendarme, comme si je vou- lais tarir une source en lui.
C'est vrai, pourtant, à cette époque, qu'il a l'émotion un peu facile devant tout ce qui se présente avec humilité ou insignifiance; les profondeurs qu'il veut y voir, je n'y com- prends rien. Je suis froissé par sa tendance à tout transfi- gurer ; je ne sais pas y reconnaître ce don prodigieux qui est en train de lui venir, de rendre à chaque objet sa dose latente de merveilleux.
Lui, pourtant (c'est la seconde des découvertes qu'il fait
��1. Lettre du 21 avril 1906.
2. Lettre du 23 septembre 1905.
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sur son talent), le sent déjà se former en lui et devine tout le parti qu'il pourra en tirer.
Ou plutôt il aperçoit, il sait que s'il lui faut rester en communion avec la vie particulière, ce n'est pas seulement pour la bien observer et la bien décrire ; le naturalisme n'est pas son fait ; l'enthousiasme que lui a donné un moment Germinie Lacer teux; est sans lendemain l .
Autant qu'cà l'abstraction, il répugne a la reconstruction littérale et intégrale de ses modèles. En fin de compte ce n'est pas du tout l'épaisseur des objets, ni le volume des âmes qu'il va tâcher d'exprimer. Il n'en prendra que la plus mince pellicule, et tout de suite leur fournira une autre chair, comme immatérielle.
L'opération est si particulière et si étrange qu'il faut alléguer le plus de textes possible pour la foire bien com- prendre : « Ce pouvoir de ne sentir « des choses que la fleur » était devenu maladif, cette fin d'été douloureux, à force de subtilité, j'ai revu en rentrant ici le portrait idéal de la Beata Beatrix par Rossetti et l'impression idéale- ment exquise m'a immédiatement, inconsciemment et invinciblement suggéré les bords du Cher, que je n'ai pas vus depuis dix ans, avec leurs déserts de saules et de vase. Comment dire cela ? C'est vertigineusement particulier. Cette odeur sauvage et unique et brutalement réelle et le regard idéal de Beatrix c'était, c'est encore tout un pour moi, pour je ne sais quelle fibre de mon cœur. — Arriver à reconstruire ce monde particulier de mon cœur qui ne sera compréhensible que quand il sera complet —
��i. « Ces jours-ci j'ai été amené à méditer sur le Réalisme. Je vois que c'est encore une formule à travers laquelle on examine le monde. Un peu de science et le plus possible de « vérités » médiocres et cou- rantes : on bâtit le monde là-dessus et le tour est joué. Le principe du réalisme, c'est ceci : se faire l'âme de tout le monde pour voir ce que voit tout le monde ; car ce que voit tout le monde est la seule réalité. Je me demande comment nous avons pu tous nous laisser prendre à une théorie aussi grossière. Il est vrai que c'était un échelon. » (Lettre du 2 avril 1907).
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où toutes les réalités, à cause du cœur où elles sont passées, seront pures comme des idées \ »
Donc lien, par suite de perception simultanée, du parti- culier et de l'idéal, autrement dit : sublimation immé- diate, sans le secours de l'intelligence, de l'objet concret. Le résultat sera une transposition comme automatique de tout le spectacle abordé par l'esprit du romancier dans un monde quasi-surnaturel :
« Pour le moment je voudrais plutôt [que de Dickens ou des GoncourtJ procéder de Laforgue, mais en écrivant un roman. C'est contradictoire; ça ne le serait plus si on ne faisait, de la vie avec ses personnages, que des rêves qui se rencontrent. J'emploie ce mot rêve parce qu'il est commode quoique agaçant et usé. J'entends par rêve : vision du passé, espoirs, une rêverie d'autrefois revenue qui rencontre une vision qui s'en va, un souvenir d'après- midi qui rencontre la blancheur d'une ombrelle et la fraî- cheur d'une autre pensée. — H y a des erreurs de rêve, de fausses pistes, des changements de direction, et c'est tout ça qui vit, qui s'agite, s'accroche, se lâche, se renverse. Le reste du personnage est plus ou moins de la mécanique — sociale ou animale — et n'est pas intéressant.
Ce que je te dis là semble l'énoncé de vérités séculaires et banales sous une forme tant soit peu différente.
Mon idéal c'est justement d'arriver à rendre cette forme, cette façon d'énoncer la vie tangible dans des romans, d'arriver à ce que ce trésor incommensurablement riche de vies accumulées qu'est ma simple vie, si jeune soit-elle, arrive à se produire au grand jour sous cette forme de « rêves » qui se promènent 2 . »
Aussi Fournier admire-t-il dans Tess d'Urberville «ces trois filles de ferme amoureuses, si simplement irréelles malgré les mille délicieux détails précis 3 ... »
1. Lettre du 9 novembre 1906.
2. Lettre du 13 août 1905.
3. Lettre du 24 janvier 1906.
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Ailleurs : « Mon credo en art : l'enfance. Arriver à la rendre sans aucune puérilité (cL J. A. Rimbaud), avec sa profondeur qui touche les mystères. Mon livre futur sera peut-être un perpétuel va-et-vient insensible du rêve à la réalité: «Rêve», entendu comme l'immense et imprécise vie enfantine planant au-dessus de l'autre et sans cesse mise en rumeur par les échos de l'autre 1 . »
Fournier instinctivement se solidarise avec ses percep- tions les plus inintellectuelles, mais en même temps les plus constructives ; il veut conserver comme principal moyen de connaissance — et de création — ce regard de l'enfant qui prélève les plus impondérables éléments du monde et aussitôt les réagence, les combine merveilleuse- ment, jusqu'à pouvoir loger dans le château qu'il enlorme tout ce que l'âme petite et pesante, par derrière, et souffre et désire.
Son irréalisme est foncier ; il en ferait presque un système déjà; mais non; c'est vraiment sa nature qui s'éveille et se trouve d'emblée tout occupée à l'illusion : « Je trouve que ce qui est difficile, c'est beaucoup plus de se donner partout l'illusion complète de la beauté, ou plus généralement l'illusion 2 . »
Il le trouve « difficile », mais au sens de « méritoire » seulement; car au contraire c'est dans ce sens que fonc- tionne immédiatement, spontanément, couramment son esprit.
L'exposé que nous avait fait notre professeur M. Méli- nand de la théorie idéaliste du monde extérieur avait profon- dément frappé Fournier ; mais non pas comme une révéla- tion faite à son intelligence, comme une permission plutôt donnée à tout son être d'apercevoir le monde transparent, et modifiable par nos facultés.
i. Lettre du 22 août 1906.
2. Lettre du 22 janvier 1906. Cf. : « Je n'aurai derrière moi qu'un peu de rêve très doux et très lointain, bien à moi, que je façonnerai comme je voudrai. » Lettre du 13 août 1905.
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Lui qui tout a l'heure marquait tant de respect pour les choses et semblait vouloir prosterner devant elles sa pensée, ou l'v laisser se perdre, c'est dans un mouvement plus sincère encore qu'il s'écrie tout à coup : « Je me jouais du monde avec la moindre de mes pensées ', » et qu'après l'avoir si religieusement adorée, il parle « d'une certaine àme de ces campagnes... que j'invente tous les jours un peu plus 2 . »
On sait l'importance qu'a le mot « changer » chez Rim- baud, et ce clin d'œil, qui a tait fortune, par lequel il com- munique à tout spectacle un aspect second. Il y a chez Fournier une disposition analogue, non pas tout à tait des sens, mais de l'âme, si j'ose dire. Encore une fois il n'est pas directement poète, sa vision n'est pas assez subversive ; elle ne brouille pas assez les choses ; il n'entre pas assez de sens dessus dessous dans ce qu'il a regardé. Mais il a une façon propre d'ébranler les paysages et les êtres selon une certaine pulsation comme amoureuse de son cœur et de les mettre tranquillement en chemin, par ce seul moteur, sur toutes les pentes du rêve.
Avec Rimbaud (je ne fais pas ici de comparaison de valeur), on a la sensation que toute l'étrangeté du spectacle dépend d'un éclairage venant du dehors, fourni par le regard du poète. Fournier invente une manière de désorientation plus complète, plus sournoise, par la sympathie. Ce n'est pas en vain qu'il insiste, dans un des passages que j'ai cités, sur le rôle du « cœur » dans la transformation des choses en «idées». Ce n'est pas par hasard qu'il débute par cet attendrissement devant toutes choses, à la Charles Louis Phi- lippe, qui me donna un peu sur les nerfs. « Ce qui m'im- porte, c'est mon émotion, » écrit-il 3 . Parce qu'il y dis- tingue un moyen créateur et presque métaphysique, une source de déplacement des objets et comme l'origine de la procession qui les transfigurera.
1. Lettre du 9 décembre 1905.
2. Lettre du 4 octobre 1905.
3. Le 22 janvier 1906.
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Se plaignant, un peu plus tard, d'une fausse interpréta- tion d'un de ses poèmes en prose, « il est vrai, dira-t-il, que j'aime assez cette façon de se tromper sur moi et de comprendre fantastique là où j'ai voulu faire émou- vant '. »
Oui, le fantastique, — mais qui n'est pour lui qu'une réalité plus grande, plus essentielle du monde perçu, — est bien la fin suprême, et le résultat dernier, de toute sa dévotion sentimentale. C'est à produire un certain déta- chement sur fond inconnu de la vie tout entière que tendent ses admirations et ses apitoiements.
Aux personnages de Solness le Constructeur il reproche une allure trop allégorique : « Je voudrais que la vie simple des personnages et celle des symboles fût plus mêlée. Je voudrais que leur vie tût un symbole et non pas eux... Je voudrais que la vie s'éclairât sans qu'on y pense, rien qu'à
��vivre avec eux 2 . »
��Le don qu'il se découvre est ici défini dans sa simplicité même, sous la forme où il défie l'analyse. C'est le don d'illumination, au sens actif du mot, le don d'allumer au sein des êtres et des choses, sans en rien prendre de plus que «ce premier coup d'ceil qui dit tout», une sorte d'absence d'eux-mêmes et de vacance sur l'infini, — une clarté timide faite de leur subite aliénation. Tout dérive, tout s'en va sous son regard, tout se donne, en silence et sans drame, à l'abîme. « La vie s'éclaire sans qu'on y pense. » Sa ténuité laisse entrevoir de pâles foyers ravis- sants. Le monde est « joué » avec « une seule pensée. »
��JACQUES RIVIERE
��i. Lettre du 31 décembre 1908. 2. Lettre du 17 février 1906.
�� � COLOMBE BLANCHET
(Fragment)
��Aussitôt après avoir achevé le Grand Meauînes, Alain-Four- nier avait conçu le plan d'un autre roman, Colombe Blanchet, auquel il travailla activement pendant les années 191 3 et 1914. Le scénario, qu'il rédigea tout entier, par parties et par cha- pitres, en est extrêmement compliqué. Ce devait être l'histoire des amours d'un jeune instituteur ; une petite ville de province, presque un village, déchirée par des rivalités politiques, devait servir de fond au récit.
Seuls les cinq premiers chapitres ont été esquissés par Four- nier ; la forme ne peut en être en aucune façon considérée comme définitive, car les brouillons contiennent de très nom- breuses variantes et, pour certains chapitres, plusieurs états. Nous publions pourtant ici une des versions qui nous paraît le plus avancée du chapitre IV, intitulé le Pari.
Jean-Gilles Autissier est le héros du livre. Voyle et Bonnin sont deux instituteurs, ses collègues. Josepha est la seule femme officiellement légère de la ville ; les trois jeunes gens ont passé la soirée de la veille avec elle ; l'incident de la cave Bravard, auquel Voyle fait allusion, est un épisode de la lutte pour les élections qui met aux prises le parti du vieux radical Blanchet et celui des frères Fougerolles. La jeune fille qui apparaît à la fenêtre de la Maison des sœurs est Colombe Blanchet elle- même, j. R.
Plusieurs particularités ignorées de son enfance avaient contribué à faire de Jean-Gilles ce jeune homme roma- nesque que nous avons vu tout occupé d'une attente sin-
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gulière : à dix ans il avait perdu sa mère, une toute jeune femme anglaise pleine de charme et de fantaisie qui passait des après-midi entières avec d'autres jeunes dames de B... en riant aux éclats, à lui essayer de ravissants costumes qu'elles composaient elles-mêmes. Son père qui était un juge suppléant au tribunal de B... s'était par la suite fort peu occupé de lui. Il avait commencé à se distraire de la mort de sa femme d'une façon peu convenable. On le voyait partout en voiture pour des parties de plaisir, avec des compagnons de fête et des femmes, tandis que l'enfant restait enfermé durant de longues après-midis d'ennui derrière la grille de la cour à attendre leur retour. Son éducation avait été négligée et lorsque son père était mort à peu près ruiné, il était en retard de deux classes sur les garçons de son âge. Courageusement, sous la conduite de son tuteur, qui était le plus pauvre de ses oncles, il avait renoncé à toute situation brillante, il avait préparé l'école normale d'instituteurs, et la vie jusqu'au delà de vingt ans, jusqu'après son service militaire, lui était apparue comme une longue suite de travaux, de devoirs et d'efforts. Par instants seulement il songeait à ce que serait son existence lorsqu'enfin les examens seraient finis, lorsqu'il ne serait plus à la charge de personne et inconsciemment il imagi- nait une existence qui ressemblait au tendre paradis perdu de sa première enfance. Là aussi il y aurait une jeune femme, venue on ne savait comment, mais certainement d'une façon étrange, charmante et inattendue. Souvent, durant cette longue période où il avait travaillé pour elle, il avait ima- giné cette arrivée singulière. Lorsqu'il était arrivé à Ville- neuve, dans un milieu, avec des collègues et pour un travail auxquels il eût dû se sentir très supérieur, il ne s'était dit qu'une chose : voici la ville où elle ne peut manquer d'être. Et Villeneuve était devenu pour lui un pays plein de charme et de mystère.
Même la soirée de la veille avec Josepha, si pauvre que fût pour les autres cette aventure, avait eu pour lui ce
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même charme mystérieux. Pour la première fois quelqu'un était venu du dehors, qui lui parlait de son attente comme d'une chose humaine et possible et qui n'était pas sans espoir. Ainsi d'un jeune homme qui n'a jamais parlé de sa vie à une jeune fille qu'il aime, mais qui ne déteste pas qu'on le plaisante à ce sujet, comme si c'était une réalité.
A l'hôtel Didier, le lendemain soir, après le dîner, lors- que les deux plus anciens sous-maîtres se furent enfin décidés à partir, Voyle, Bonnin et Autissier se concer- tèrent un instant du regard, puis tacitement décidèrent de rester encore à causer autour de la table en désordre. Voyle le premier raconta en l'arrangeant un peu sa lamentable fin de soirée, dans la cave de Bravard.
— Et pendant qu'ils sont là à nous abîmer et à préparer tout ce qu'il taut pour mettre l'école sens dessus dessous, nous passons nos soirées avec une vieille Josepha.
— Il n'y avait rien à répondre, dit à la fin Bonnin. Il vaut toujours mieux se taire. Et tu aurais mieux fait aussi de ne pas aller chez Bravard.
— Tout ce qui nous est permis, dit Vovle amèrement, c'est de nous taire. Et, si nous voulons nous distraire, c'est de passer nos soirées avec Josepha, le rebut de la ville, le rebut de tous ces gens-là, de l'emmener promener, de lui offrir de la limonade. Une Josepha que l'année dernière Jonquitres et les autres ne trouvaient plus bonne qu'à mettre en chemise dans un drap de lit et à faire sauter à la couverte. C'est elle que nous emmenons. Voilà notre dis- traction et voilà nos amours.
Ici Bonnin se tut et parut gêné. Quant à Autissier, il rougit légèrement. li lui était pénible d'entendre parler aussi brutalement de la soirée de la veille et de Josepha. Et il rougissait que ce lui fût pénible. Etait-il donc si sot que d'imaginer toujours les femmes autrement qu'elles n'étaient. Et il se rappelait les manières correctes de Josepha et la façon dont elle tentait de donner le change, et il rougissait pour elle, qui avait mérité qu'on la traitât ainsi.
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Etais-je vraiment assez stupide [se disait-il] pour croire, sur sa simple assurance, qu'elle avait la moindre tenue. Je m'attache à la première femme à qui je plais, qui me regarde et m'admire. Je ne demande qu'à croire tout ce qu'elle dit. Il en rougissait maintenant jusqu'aux oreilles.
— Josepha en vaut une autre, dit Bonnin, l'année der- nière...
Mais Voyle l'arrêta :
— Je te vois venir, mon garçon, dit-il.
— Que veux-tu faire ici ? dit Bonnin. Tu sais bien toi- même qu'il n'y a rien à faire. Il n'y a pas une femme. Est-ce que tu espères encore des aventures, hein ? .
Et il se mit à rire ; puis il se leva de table, agacé.
Les deux autres le suivirent. Dans la grand'rue devant l'église, la vieille Mademoiselle Périnaud, péniblement, baissait la devanture en tôle de sa boutique poussiéreuse. A l'intérieur, une seule bougie éclairait le triste étalage de bocaux et de pièces d'étoffes.
— C'est la seule femme que j'aie jamais vu ici, dit Bonnin.
— Je finis par croire qu'on nous les cache, dit le grand Voyle avec découragement.
Ils arrivèrent sur la place carrée. Là il y avait quelques lumières et la légère animation des premiers soirs de cha- leur. La musique tournante et enrouée d'un phonographe dans un café. Des gens, assis devant leur porte, causaient en regardant les étoiles. Quelques jeunes gens tournaient en fumant. Au premier étage du café glacier la salle où se réunissaient d'ordinaire les instituteurs était éclairée et l'on voyait passer les ombres des joueurs de billard.
Allait-on monter les rejoindre, tandis que la belle nuit de campagne était là toute proche. Du côté des abreuvoirs on entendait vaguement les crapauds flûter. La lune brillait sur le gravier entre les arbres des Grandes Allées. On ima- ginait des promenades, des rencontres, mais cette fois les
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jeunes gens s'étaient interdit, par leurs paroles mêmes, l'aventure trop facile d'une rencontre avec Joseph a. D'un côté il y avait ce café, cette place, cette vie de fonction- naires, de l'autre la nuit insidieuse et romanesque. Et Autissier se sentait comme ces enfants qu'on envoie se coucher les soirs d'été à l'heure où commence le plus beau moment de la soirée.
« Si nous faisions un tour encore, proposa-t-il.
— Les vieux là- haut, le directeur avec de Moly et Le- boucher vont trouver qu'on les abandonne, dit Bonnin.
— Ils devraient trouver tout naturel, dit Voyle har- gneux, que les jeunes aient leurs soirées prises. Et si nous faisions ce que nous devrions faire, nous aurions nos soirées prises.
— Vous nous indiquerez où les passer », dit seulement Bonnin, mais il suivit tout de même les deux autres.
Ils marchaient maintenant le long de la grand'rue que de larges accotements plats séparaient des deux files de maisons aux larges portes à marteaux qui presque toutes s'ouvraient au ras de terre sans une marche de seuil.
Toute la petite ville était là, inconnue, endormie déjà. Derrière ces façades si fermées, si ennuyées, il y avait des jardins obscurs et des cours sous de grands arbres. Passerai- je le temps de mon séjour ici, se disait Jean-Gilles, sans qu'un rendez-vous me soit donné quelque nuit dans un de ces jardins ; sans qu'une porte finisse par s'ouvrir secrè- tement de l'autre côté des jardins là-bas dans un de ces longs murs qui ferment leurs propriétés du côté du ruisseau ?
« Il n'y a qu'une chose à faire ici, dit Bonnin, et tu sais bien laquelle. Je ne vois pas ce que tu as contre Josepha. Moi j'ai fini la soirée hier avec elle.
Autissier à ce moment se sentit irrité et piqué, comme d'une vague jalousie. Et cela lui parut un sentiment si sot, il en ressentit contre lui-même une telle indignation, qu'il en fut précipité dans un tout autre sens et qu'il se sentit assez d'autorité pour dire :
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— Eh bien ! je le regrette pour vous. Vous valez mieux que cela.
— Je vous répète qu'il n'y a rien à faire ici, dit encore Bonnin, à la fois piqué et flatté de ce qu' Autissier venait de dire.
— Rien à faire, ce n'est pas prouvé, dit Autissier, avec l'excitation et la légère émotion de voir que ses propres préoccupations et celles de ces garçons qui se trouvaient être ses camarades pouvaient se traduire dans le même langage assez vulgaire et viril : il y a ou il n'y a pas à faire dans ce pays.
Un instant il eut sur les deux autres l'autorité que peut avoir en ces matières un joli garçon, qui devait s'y con- naître et qui pouvait remporter une victoire là où les autres avaient échoué.
— Si l'on s'y mettait sérieusement, dit Voyle, si au lieu de nous enfermer au café et de renoncer de gaîté de cœur à toutes nos soirées, nous essayions de frayer avec les gens du pays, de faire des connaissances.
— Mais c'est toi-même avant l'arrivée d'Autissier qui ne voulais pas sortir, tu ne te plaisais qu'au café, tu ne me lâchais pas d'un cran pour me faire jouer à la manille.
— Ne t'inquiète pas de ce que je faisais l'autre année. Laisse-moi dire... Si nous faisions ce que je dis sérieuse- ment, avant un mois, nous trois, nous aurions de quoi nous moquer de Jonquières, et nous ne serions pas exposés à aller dans sa cave le voir lutiner la petite institutrice pendant que nous sommes là à tirer la langue comme des veaux.
— Eh bien nous verrons dans un mois, dit Bonnin sceptique.
— Naturellement, dit Voyle, nous n'aurons rien fait. Parce que nous v penserons deux jours et que le troisième nous irons boire des bocks. Mais il faudrait arranger quel- que chose. Il faudrait se fixer un délai.
— Oui, pourquoi pas, dit Autissier, intéressé. Il faudrait qu'il y eût à nous trois une espèce d'entente.
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— Mais comment cela ? Comment y aurait-il une alliance de cette sorte ? » questionnait à moitié badinant, à moitié sérieux Bonnin. Et c'est ainsi que de question en réponse et tout en badinant ils en vinrent à parier à qui le premier aurait fait venir dans sa chambre une jeune fille de Villeneuve. A celui-là les deux autres offriraient un dîner somptueux à l'hôtel Didier avec du Champagne. On y con- vierait secrètement la jeune fille si l'heureux gagnant avait su mettre la main sur une personne suffisamment éman- cipée. Puis comme il importait surtout que le pari fût gagné — peu importe par qui — on convint aussi que chacun des trois, dès qu'il aurait jeté son dévolu sur une femme, aurait droit à l'aide et au dévouement absolu des deux autres.
Il eût fallu voir la figure des trois jeunes gens devant cette entente : animés au jeu et sérieux comme des cor- saires qui organisent une campagne, la nuit, dans une auberge mal famée. Bonnin, méprisant les femmes, mais un peu gêné quand il s'agissait des jeunes filles. Voyle cynique et ingénu. Le moins sérieux par avance était Autissier. En plaisantant un peu rudement, à la façon ordinaire de ses compagnons, il tâchait de donner le change sur l'intérêt profond et particulier qu'avait soulevé en lui cette affaire.
Et pourtant vous n'eussiez pas dit à les voir trois aven- turiers. Il y avait dans leur tenue je ne sais quoi de correct et de démodé qui les eût fait prendre pour timides : des cols bas et droits un peu trop larges, qui laissaient voir leurs pommes d'Adam ; des cravates de cérémonie, étroites comme des lacets, sur des plastrons de chemise empesés. Le grand Voyle avait un veston de pêcheur aux larges poches et un pantalon de toile ; Bonnin une jaquette fatiguée et un large pantalon à carreaux, qui cachait ses courtes jambes arquées. Quant à Autissier, on lui voyait toujours une redingote noire un peu étriquée, qui devait être son uniforme d'école normale où l'on avait décousu les palmes d'argent.
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Ce fut Bonnin qui demanda sur le pari les dernières pré- cisions :
« C'est bien arrangé comme cela, avait dit le grand Voyle : aura gagné le pari, celui qui le premier aura reçu une jeune fille dans sa chambre.
— Reçu ? demanda Bonnin. Rien de plus ? Il n'y a rien de plus dans le pari ?
— Rien de plus, répondit Voyle après avoir regardé Autissier, et tous les trois ils se mirent à rire.
— Une jeune fille ou une femme ? demanda encore Bonnin, placidement.
— Une jeune fille, une jeune fille, répéta Autissier en insistant, comme si cela ne pouvait pas faire question.
Et tout étant réglé, ils se reprirent à marcher. Et au bout de quatre pas recommençant à parler de la même question, mais plus librement, comme des gens qui viennent de rédiger et signer chez le notaire un contrat difficile :
« Moi, dit Voyle d'un air pensif, je crois qu'il faudrait plutôt voir du côté de la campagne. Et il se donna l'air pensif et fermé de quelqu'un qui combine un plan.
— Chacun son goût, approuva Autissier. Après tout, il y a de jolies paysannes.
— La grande Blanchet, par exemple, fit Bonnin. Et il se mit à rire de son rire de crécelle. Autissier demanda des explications.
— C'est, lui dit-on, la fille aînée du maire. Elle est plus avare encore que son père. C'est elle qui conduit les tombe- reaux de pierre et de fumier pour éviter le prix des rou- liers. Elle a des muscles comme un homme, elle est tannée comme une peau-rouge, et elle porte des chemises en toile de sac.
— Vous n'êtes pas sérieux, dit Autissier, et il fit mine de rester en arrière. Mais les autres ralentirent le pas pour rester causer avec lui, tous les trois s'arrêtèrent. C'était décidément avec le nouveau venu que se plaisaient le s deux autres. Du fait au'il venait de loin, qu'il avait vécu à
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la ville, il devait être, leur semblait-il, plus renseigné qu'eux, plus audacieux qu'eux, bien que plus jeune. Et son pres- tige, grâce à cette ignorance de ce qu'il était vraiment, durait.
— Je vous entends sans cesse répéter qu'il n'y a pas de femmes ici, dit-il. Et pourtant vous vous plaignez que les gens de la ville aient des maîtresses. Qu'est-ce que cette petite institutrice dont vous parliez tout à l'heure.
— Ce n'est pas une institutrice, répondit Bonnin...
A ce moment la lune se montra et les jeunes gens arrêtés devant l'étroite façade d'une maison à un étage dont le linteau de la porte soutenait une niche avec un Saint- Joseph, se trouvèrent dans une nappe de lumière. Tant ce décor, passé onze heures, paraissait irréel, tant ces maisons de petite ville paraissaient closes et inhabitées, que les jeunes gens ne songeaient même pas à s'éloigner ou que leurs voix pussent troubler le sommeil de qui que ce fût dans le voisinage. Jean-Gilles était debout sur la route, le visage tourné dans le sens de la rue, et les deux autres bientôt s'étaient assis de chaque côté de la marche du seuil, avec si peu de gêne que Voyle machinalement tambourinait même légèrement de son poing sur la porte de bois. Et il parlait avec ce goût, cette minutie, et cette application des gens qui ont passé l'heure raisonnable de dormir et qui veulent faire durer le plus longtemps possible le plaisir.
— Ce n'est pas une institutrice, dit Bonnin. Et je n'affirme pas qu'elle ait jamais été la maîtresse de personne. Nous l'appelons la petite institutrice, mais c'est en réalité la sœur de Marie, l'adjointe de l'école des filles. Quant à sa vie privée, on prétend qu'elle fait la noce à T... Moi je n'en crois rien. Ce sont des racontars de Voyle. Moi je l'ai toujours vue bien se tenir.
— Demande-le donc aux officiers deT... et à Jonquières.
— Pourquoi pas, j'ai un parent à T... à qui je le ferai demander.
— Nous verrons, poursuivit Voyle. Ici, naturellement, elle fait la farouche à cause de sa sœur.
�� � 678 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
— Enfin, dit Autissier, vous ne pouvez rien dire de précis sur elle ?
— C'est encore vrai, dit Voyle. Mais c'est parce que je ne me suis jamais bien occupé de la question. Je me rappelle seulement qu'une fois...
— Moi je ne crois pas, dit Bonnin qui ne songeait déjà plus à faire fâcher Voyle, qu'elle ait jamais rien fait pour de l'argent. Mais elle a bien l'air tout de même d'une per- sonne qui a eu des aventures. Et elle a dû s'y prendre jeune. Je me souviens maintenant que le procureur racon- tait des abominations sur elle quand elle avait seize ans et des nattes dans le dos. C'est une personne que les aventures ont tentée de bonne heure.
— Est-ce qu'elle a un joli visage ? demanda Autissier.
A ce moment il y eut au premier étage de l'étroite maison des sœurs un mouvement imperceptible que per- sonne ne vit : un rideau se souleva légèrement, à peine effleuré par le bord du clair de lune. On eût pu voir dans la collerette relevée d'une chemise de nuit, une paisible figure de très jeune fille, avec une flammèche de cheveux couleur vieil or. Elle regarda posément les trois jeunes gens qui parlaient tout près d'elle, et ses regards s'arrê- tèrent sur Autissier qui restait de profil, immobile et pensif, attendant leur réponse, et qui présentait lui-même à la maison des sœurs un fort joli visage, un profil can- dide et jeune avec ses cheveux rabattus par une raie de côté, un profil de joueur de flûte et de chevrier biblique. Mais à ce mot inattendu et trop choisi de visage, les deux autres en se regardant se prirent à sourire de ce garçon trop distin- gué, puis à rire aux éclats. Autissier interdit se reprit à marcher tandis que les deux autres en le suivant répétaient avec amusement ce mot de visage. La lune de nouveau fut cachée. Le rideau, à la fenêtre du premier étage, retomba.
Tout s'éteignit, pour ce soir-là — et pour longtemps.
ALAIK-FOURNIER
�� � L'AURORE EN PLUIE
��LA NUIT OU LES CHEVEUX D'EVE
��La neige et la feuille de vigne Dissimulaient mal ta vertu Froid de loup que j'ai combattu En écrivant ces quelques lignes !
��Remplis donc ma coupe, nuit pure, Et que je puisse refermer Les mains sur la poitrine dure Que je n'ai pas le goût d'aimer.
Serrées devant le flot amer Les roses, les maisons étroites Ecoutent le bruit de la mer Qu'imitent des lèvres adroites.
�� � 68o
��LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Nuit rose ! vois sur ta fournaise Les grandes eaux comme à Saint-Cloud... Pour te bien narguer, froid de loup, Mes mains éparpillaient la braise.
��L'ÉTOILE EXTRA-DRY
��Vent marin caresse les voiles Le port peut fermer son vantail Sur elle Y Etoile Extra-Dry Poursuit une blonde océane
Dame de cœur, dame de proue
Neptune passé au bleu
Vous guette un œil au hublot
La tour Eiffel, la grande Roue
Appara itront demain
Les belles De deux doigts de nuit maquillées Riront devant l'ancre mouillée Au matin frais place Pigalle.
�� � L AURORE EX PLUIE 68 I
��MENSONGE
La neige tiédit sous tes pas Par le blanc décembre mordue L'eau pure et la neige fondue Vengent l'amour que tu trompas
Des haies d'étçiles font meurtrie Pour qu'infidèle à tes dépens Tu connusses tes mains flétries Mais jolies connue queue de paon
Tu vois les lumières descendre Sur le visage des amants Et la ville dort sous la cendre Toi seule n'oublies le moment
Ni de quel sang l'œillet coupé Tache mes doigts inoccupés.
��VOIE DES ROSES
Les chemises sont sur la haie Et les étoiles dans les vitres Au bar italien le pisan Choque les fiasques, choque les
�� � £g 2 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Filles Adieu, Adieu Voie des Roses Et sept de trèfle quand se lèvent Le soleil et le vitrier.
��COURONNE
��Feu de roses, voici la ville Que je t'assigne. Ses cyprès Fredonnent les chansons récentes Apprises sans le faire exprès
L'eau pure devant Veau rougit Méprise ou combat la pudeur. Comme d'une main sur la bouche L'orage a soufflé la bougie
L'aurore sur les colonies Charme les hommes de couleur C'est à peine si l'ombre touche Le clair visage de Sylvie
Et les mains brûlées du planteur. Couronne, image du bonheur Faite de roses et de piastres, Si jolie au front du mulâtre.
�� � l'aurore ex pluie 683
��RITOURNELLE
L'orgue de barbarie Pour le départ de Jeanne Egrenait d'aigres sons
Amour citrons amers
De la vergue à l'eau sombre Glissait la fille-anguille
Amour fuseaux légers
Sur la darse où macèrent Des gestes de soleil
Un colporteur traçait De son bâton de coudre Deux cœurs entrelacés Pour conjurer le sort...
��FEU DE PAILLE
Feu de paille, au bruit du tambour Paraît le printemps des romances. Tu voudrais donc que recommence L'arc-en-ciel d'un candide amour ?
�� � 684 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Elle passe et brûle ses doigts Au tendre incendie de Marseille, Songeant encore au jeu étroit Qu'un mauvais génie lui conseille.
��Etoile, une douce créole Sort des eaux où vous reposiez Et dans la corbeille d'osier Cache le cœur de Rocambole. . .
Sous la paille des closeries Le feu du ciel couve en secret, Destin que je marque à la craie Sur l'ardoise des bergeries !
��Caprices dénoués demain, Quand l'aurore nous abandonne Qui peut dénoncer la maldonne, Et par quelles coupables mains ?
Feu de paille, je te protège Et la comète tombe à l'eau Un soir devant Monte-Carlo : Ainsi se compose la neige. . .
PASCAL PIA
��
�« Tout ce qui est au monde est concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie. »
St-JEAN (Ire épître, 2, 16).
« Malheureuse la terre de malédiction que ces trois fleuves de feu embrasent plutôt qu’ils n’arrosent ! »
Pascal.
« O Dieu... qui oserait parler de cette profonde et honteuse plaie de la nature, de cette concupiscence qui lie l’âme au corps par des liens si tendres et si violents ? »
BOSSUET.
Si tu doutes qu’une jeune fille bien née et parfois dévote puisse descendre jusqu’où tu vois GISÈLE DE PLAILLY, songe à ton âme éprise de Dieu, mais qui toujours aima plus ardemment ses souillures.
De sa fenêtre, Daniel Trasis vit que l’herbe dévorait les allées. Aucun autre voyageur que lui dans cet hôtel de second ordre. Les flancs vivants de la montagne épandaient l’animale odeur des châtaigneraies quand elles fleurissent. Un troupeau pressé arracha à la route une poussière qui 686 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
sentait le suint. Daniel entendit l'omnibus de l'hôtel, dans un vacarme de vitres secouées, de freins et de grelots, rou- lant vers la gare: « S'il revient vide, je reste ; s'il ramène des voyageurs, je rentre à Paris. » Ainsi le jeune homme voulait se persuader que la solitude ne l'effrayait pas. Une lourde pluie inattendue, traversée de soleil, cingla les feuilles, puis son crépitement cessa. Les pépiements se firent plus aigus. Daniel Trasis n'avait jamais été si seul. Il ferma les yeux, retrouva en lui-même la couleur, le par- fum de cette après-midi finissante à Paris : ces pluies du jeune été avivent les feuilles de l'Avenue Henri-Martin, enduisent les troncs et le macadam d'un noir luisant. Il se souvint qu'à cette époque, l'année dernière, le passé de sa maîtresse, Thérèse Herlant, le tourmentait au point que pour le délivrer de l'obsession, il fallait que Raymond Courrège l'emmenât chaque jour dans son Hispano. La nuit, pareils à des bandits masqués, les deux amis traver- saient en trombe les rues vides. Sous l'Hispano, Paris désert et frais se rétrécissait. Ils volaient à travers ce domaine res- treint. Que la Concorde est proche du Point-du-Jour ! Ils s'arrêtaient à des bars, mangeaient aux Halles la soupe de l'aube. Aujourd'hui, cette Thérèse Herlant, il la fuit jus- qu'au fond d'une vallée des Pyrénées — non plus jaloux, certes, mais excédé, et il ne redoute rien autant que la poursuite d'une femme acharnée et vieille. Sous d'absurdes prétextes, Thérèse laissait à Blois son mari, ses enfants, débarquait sans crier gare, ne sonnait pas, sachant que pour elle Daniel n'était jamais là ; mais, derrière un arbre de l'Avenue,]e guettait. «Tu es un faible, — disait Raymond Courrège — une bonne raclée : avec moi, ça ne traînerait pas... » Daniel avait mieux aimé fuir.
« Il faut tenir quinze jours — quinze jours encore », se dit-il. Rien ne l'humiliait comme de ne pas accomplir à la lettre ses desseins ; et il avait résolu de demeurer un mois dans cette petite station morte. Mais sa force était
�� � LE FLEUVE DE FEU 687
à bout. Que n'avait-il fui Thérèse dans la ville même ? Un criminel traqué reste à Paris. Il rêva de ce divan crevé dans l'antichambre de Raymond Courrège. Il y avait goûté de belles nuits où, sans tanière, introuvable, inaccessible, anonyme, il était délivré des hommes. Dans la chambre proche, Raymond aimait, rossait son amie, jusqu'à ce que le sommeil confondît leurs souffles, et ce n'était plus sou- dain que la respiration calme, l'innocence nocturne d'une chambre d'enfants. Etendu, Daniel regardait luire, sous la porte, la lumière de l'escalier, lorsque rentrait un locataire tardif. Au-dessus de sa tête, une étagère était chargée de cartons à chapeaux, de vieux souliers, de valises ; quel- qu'un remuait un trousseau de clefs, fermait une porte : l'escalier redevenait obscur. Les hauts murs d'un jardin étroit répercutaient les roulades des merles à l'aube. Du fond d'un sommeil bienheureux, Daniel entendait le choc léger d'une bouteille de lait posée sur le palier et le glissement sous la porte du journal et des lettres.
« Si l'omnibus revient vide, je reste... » Le train devait avoir du retard. Daniel, désœuvré, regarda à son chevet la seule photographie qui ne le quittât jamais et qui n'était point celle de ses parents défunts, mais de son grand oncle Louprat de la Sesque dont il avait hérité et à qui il était redevable d'une indépendance modeste. A Bourideys, dans la chambre du Nord-Ouest, le père de Daniel s'était sui- cidé — pour ne pas survivre à sa femme, disaient les bonnes âmes. Mais d'autres rappelaient que sa vigne avait été grêlée cette année-là ; et les anciens se souvenaient que le grand-père maternel de M. Trasis, « le Vieux de la Ses- que », qui habitait en paysan le château de la Sesque au delà de Sauternes, repu de palombes et de lièvres saignants, de bécasses, de poulets engraissés à la millade, se pendit au fond du cellier, entre les casiers fermés d'un cadenas où, dans les bouteilles ténébreuses, survivaient les étés du siècle commençant. Daniel adolescent avait aimé s'émou-
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voir, se faire peur, sangloter dans la chambre du Nord- Ouest, devant la cheminée, à l'endroit où il savait qu'un jour le plancher avait retenti du choc d'un corps pesant. Plus tard, ayant lu dans son manuel de philosophie que souvent le suicide est un penchant héréditaire, cette idée fixe l'avait torturé au point que, même guéri, il n'avait jamais pardonné à son père et nourrissait contre sa mémoire une rancune dont toute la famille eut sa part : la branche qui habitait Bazas, comme celle de Captieux, la tante de Sore, les cousins de Landirats. Mais pour le grand-oncle Louprat de la Sesque, son tuteur, Daniel toujours s'était senti une sorte de goût. Il rendait encore un culte, sur la carte-album, à ce visage de ruse du vieux finaud haut cra- vaté, les pouces au gilet et qui, entre Langonet Bordeaux, dans les premiers chemins de fer, avait lu tous les romans de Paul de Kock. Il dut vendre après 1870 son château de la Sesque qu'il s'était ruiné à embellir, persuadé par son ami Jérôme David que l'Empereur et l'Impératrice y relaieraient pendant le voyage de la Cour à Biarritz. Il finit ses jours dans l'une des maisons qui bordent la place assombrie de platanes du gros bourg dont dépend Bouri- deys. Il croyait en Dieu et haïssait les prêtres. En octobre 191 5, un entresol secret de la rue des Remparts, à Bor- deaux, reçut son dernier soupir.
Daniel vit, sur l'omnibus, une malle et un sac. Il sou- pira de joie : « Je partirai donc ! » Précédés du domes- tique, les Pédebidou, maîtres de cet hôtel, se précipitèrent. Daniel aperçut, au soleil couchant, le crâne de M. Péde- bidou, les frisons de Madame, ses bras courts que la pres- sion du corset soulevait comme des élytres ; il vit encore Mademoiselle Pédebidou, osseuse, pauvre de cheveux. Il fallait la venue d'un voyageur pour que cette famille fût visible autrement qu'à travers la vitre dépolie du bureau. Une dame descendit, jeune et la toque voilée. Daniel répéta : « Je partirai demain. » Il entendit des voix con-
�� � LE FLEUVE DE FEU 689
fuses et soudain cette exclamation de la voyageuse :
— Comment ? Madame de Villeron n'est pas ici ?
Elle insistait : une dame, avec sa petite fille... Et comme les Pédebidou se rendaient témoignage l'un à l'autre de ce qu'ils n'avaient reçu aucune lettre, l'étrangère se lamenta :
— C'est incroyable ! Je n'y comprends rien ! Mon amie m'avait donné rendez-vous ici ce soir.
Elle était surtout étonnée qu'il n'y eût pas de télé- gramme à son adresse. Mais Madame Pédebidou, comme si elle en avait reçu l'avis mystérieux, promit à sa cliente qu'elle aurait une dépêche le lendemain : « A la première heure, bien certainement, Madame. »
Les voix se perdirent dans le vestibule puis de nouveau retentirent dans l'escalier. Une porte voisine grinça; Daniel Trasis avait décroché son smoking ; il se rasa de près, des- cendit au deuxième coup de cloche et, traversant le vesti- bule, alla droit à « la liste des étrangers » où, jusqu'à ce jour, il avait figuré seul. Déjà le nom de la voyageuse était calligraphié au-dessous du sien. Il lut : Mademoiselle de Plailly. Une jeune fille, à l'hôtel ? Il comprenait pourquoi l'absence de son amie l'avait émue ; car il ne doutait point que ce fût une très jeune fille. Il présumait qu'au restau- rant, pour les commodités du service, leurs tables seraient rapprochées ; aussi fut-il déçu de dîner solitaire encore, dans la salle où craquaient les bottines neuves de la grande haridelle qui, mitrée d'une haute coiffe, servait. Elle apprit à Daniel que la demoiselle mangeait dans sa chambre, sans appétit : « Elle se fait du mauvais sang, la pauvre. » Daniel demanda une demi-bouteille de Cliquot ; il ne s'ennuyait plus. Souvent il s'était comparé à ces rongeurs dont les dents ne doivent pas une seconde rester inactives. Il alla sur la route pour attendre la nuit — moins attentif aux bruissements, aux odeurs qui lui rappelaient d'autres soirs de Juin dans son enfance et sous un ciel familier, qu'à ce qui appartenait en propre à cette vallée pyrénéenne : ces hauts pays encore touchés de soleil, ces hauteurs où tin-
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taient des cloches rauques de troupeaux et de chapelles qu'on ne voyait pas. Des brumes flottaient, se défaisaient au ras des prairies sereines. Il écouta surtout ce ruisselle- ment des gaves, ce bruit indéfini d'eaux vives qui prête à toute vallée des Pyrénées, le soir, une douceur surnaturelle, un repos d'éternité — comme si l'àme, selon la promesse liturgique, y goûtait à la fois le Rafraîchissement et la Paix.
Mademoiselle de Plailly, une jeune fille... Quel homme ne nourrit un goût secret ? Daniel Trasis souffrait d'une étrange soif de limpidité. Ce débauché était humilié de se sentir la proie du vertige devant tout être intact. Il ne l'eût avoué à aucun ami. Raymond Courrège lui répétait vai- nement que, depuis la guerre, la danse élargit le terrain de chasse des hommes. Daniel, parce qu'il avait eu à Vau- quois le pied gauche blessé, fuyait les dancing : « Tu as tort, disait Raymond, les jeunes filles mettent plus de temps à se décider ; et souvent, après la première entrevue, vous quittent avec horreur. Mais elles reviennent toujours, sur- tout les plus dégoûtées... » Son plaisir était de les dresser, de les pliera ses manies. Daniel feignait de craindre de telles intrigues, leurs conséquences; mais Raymond assurait que les jeunes filles savent aujourd'hui n'être jamais mères. L'autre secouait la tête sans répondre et gardait pour lui seul le secret de ce goût, de cette soif. Raymond se gaussait de la rage jalouse qui portait Daniel a scruter le passé de chaque maîtresse (ainsi le martyrisa plusieurs semaines une confidence de Thérèse Herlant touchant un jeune homme qu'elle avait connu, jeune fille, à Cabourg et dont elle avoua que le bain l'émouvait). Ce que les femmes aimaient en Daniel : qu'il eût, avec une si douce figure brune, et tant de songe sous les paupières, des façons de brute, venait peut-être de sa rage : « Parce que, disait-il, elles ont déjà servi, elles ont des traces de doigts. »
�� � LE FLEUVE DE FEU 69 I
Mademoiselle de Plailîy... A son propos, ce soir, sur la route où les vaches revenant de boire l'obligeaient à se tapir contre un parapet, Daniel évoqua le souvenir de celle qui sans doute la première suscita en lui cette soif de lim- pidité. Le bourg du Bazadais, où l'oncle Louprat le recevait autrefois pendant les vacances, n'offrait rien qui pût séduire beaucoup le collégien. Il comprenait mal qu'habitant tou- jours la campagne, son oncle souffrît que ses fenêtres don- nassent directement sur la place enténébrée de platanes énormes ; et qu'il n'y eût derrière la maison qu'une cour qu'assourdissaient les gémissements de la scierie proche. Il suffisait à l'oncle Louprat de savoirqu'il possédait beaucoup de « pins sur pied ». Tel était son orgueil qu'il aimait mieux les laisser pourrir que les couper. Et puis il craignait, depuis la vente de la Sesque où l'Empereur n'était pas venu, qu'on pût croire qu'il avait besoin d'argent. A l'af- fût, dans un bureau du rez-de-chaussée aux boiseries cou- leur chocolat, il guettait les allées et venues sur la place des voisins, du curé surtout, faisait le compte des visites de l'ecclésiastique aux demoiselles de la poste, — visites qui inspiraient au bonhomme mille gaillardises. Ainsi se ven- geait-il d'un mot du curé aux enfants de Marie : « Une bonne qui se place chez Louprat est perdue. » Une armoire de ce bureau contenait, outre une bouteille de fine sécu- laire, des estampes japonaises d'une laborieuse obscénité. Casanova, Restif de la Bretonne, le Marquis de Sade aidaient à ses délectations. Dans le coin des philosophes, l'oncle Lou- prat avait réuni les Facéties de Voltaire, le Testament du Curé Meslier, YAkoran des Cordclicrs, les Jésuites criminels, {'Histoire des Flagellants. Daniel Trasis ne découvrit qu'à la mort clandestine de l'octogénaire cette réserve cachée où le bonhomme, dans le secret, attisait son feu. Mais durant ces vacances de son adolescence, le jeune garçon n'avait aucun autre plaisir que de parcourir à bicyclette les deux lieues qui le séparaient de Bourideys où s'était tué son père, — village si perdu que la route n'allait pas au delà.
�� � 692 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Les gardiens Ransinangue et leur fille Marie ouvraient au soleil d'août la maison abandonnée sans qu'elle perdît son odeur de moisi. Quatre rangs de chênes énormes et bas mêlaient leurs branches ; puis s'étendait un grand champ de pauvre millade. Cet espace de terre et de ciel, ourlé de pins sombres, était le cirque où Daniel adolescent et la petite Marie Ransinangue prêtaient aux nuages des formes d'animaux, de chars et de dieux.
Cette Marie Ransinangue avait passé avant l'âge son certificat d'études. La sœur Lodoïs, directrice à l'école libre, disait qu'elle était un sujet remarquable. L'enfant faisait chaque jour seize kilomètres pour apprendre. « C'est une tête, disait la sœur, tout y entre. » Elle vantait à l'enfant l'enchantement du noviciat. A quinze ans, devant cette fille, dont le sarrau se gonflait durement, Daniel Trasis avait été pénétré de ces délices douloureuses qui, après tant d'années où il avait connu Paris, la guerre, toutes les débauches, ce soir l'inondaient encore au seul nom d'une jeune fille inconnue : Mademoiselle de Plailly.
La route était libre. Les gaves ruisselaient. Les pas de Daniel interrompirent un rossignol : « Marie Ransi- nangue, dit-il, Marie Ransinangue... » Elle lui avait tant plu par sa candeur que, bien qu'il ne fût déjà plus pur dès cette époque, il s'était défendu de la corrompre. Elle était pieuse, certes, mais rieuse et rien ne manifestait qu'elle fût touchée par les invites de sœur Lodoïs. A treize ans, elle aimait poursuivre Daniel dans la maison vide, se déguiser avec la friperie du grenier, lire à haute voix sur le talus, au bord du champ, des romans de Maryan, de Raoul de Navery, de Zénaïde Fleuriot, où sœur Lodoïs s'était initiée à la connaissance du monde et des passions et dont elle jugeait que sa protégée pouvait, sans risques graves, se divertir. Jamais avec Daniel que le verbiage ordinaire de deux enfants interrompu par la femme Ransinangue pour que Marie s'occupe des poules et du cochon. Aucune
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rêverie chez cette belle fille ; parfois seulement son regard fixait Daniel qui lui disait de ne pas « prendre des yeux de vache ». Un jour de 15 août, revenant des vêpres dans sa robe ridicule, elle lui dit : « Ce matin, j'ai communié pour vous. » Il pouffa ; elle le regardait, les sourcils rappro- chés. Il inspectait ce corps empaqueté de baleines et de mousseline, ce corps transpirant, et dit enfin, l'œil trouble : « Tu as eu chaud, Marie. » Elle sourit niaisement, rejoi- gnit, en courant, sa mère. Dès lors, et sans qu'il y ait eu entre eux d'autres paroles, elle l'évita. Il chercha ailleurs son plaisir, mais sut que Marie faisait réciter leur caté- chisme aux drôles de Bourideys, coiffait les mariées et les communiantes après avoir tué leurs poux, veillait les morts. Il oublia Marie Ransinangue et n'en ouït plus parler jusqu'à ce soir de sa première permission, pendant la guerre, où l'oncle Louprat l'entretint rageusement de la folie mystique dont tout le bourg, depuis la mobilisation, était, disait-il, possédé. Un petit berger entendait des voix. Une métayère avait des visions, prétendait savoir que tel disparu était vivant.
— Quant à Marie Ransinangue, crois-tu que pour prouver son dévouement à notre famille, la garce a fait vœu d'entrer en religion, si tu reviens sain et sauf?
Daniel avait souri, haussé les épaules. Pourtant, lors des obsèques de M. Louprat de la Sesque (obsèques solen- nelles, selon ce que le bonhomme avait toujours promis au curé : « Vous ne m'aurez pas vivant, mais vous m'aurez mort. ») Daniel avait, au défilé de l'offrande, senti sur lui les yeux insistants de Marie. Elle le fixa sans ver- gogne, sachant qu'elle ne le reverrait plus, soit qu'il fût tué ou que, s'il revenait, elle s'ensevelît vivante. Ainsi la jeune fille disparut aux derniers jours de 19 18. On sut qu'elle était entrée au Carmel de Toulouse. Quand Daniel, démobilisé, vint à Bourideys lors du règlement des gemmes, il connut à la rancune muette des Ransinangue qu'il était tenu pour responsable de leur malheur. Mais,
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tout à la joie d'être dans la vie, de trafiquer avec Ray- mond Courrège d'autos, de motocyclettes, d'ampoules électriques, de toile d'avion, d'uniformes américains, de conserves et enfin perdu de débauche, Daniel ne donna nulle attention à cette entrée au cloître, — du moins crut-il n'en donner aucune. Mais il arriva que sur le divan dans l'antichambre de Raymond, au dancing, dans l'Hispano lorsqu'ils roulaient le dimanche vers un hôtel de banlieue, avec une cargaison de filles, le garçon avait, le temps d'un éclair, la vision d'une petite paysanne pros- trée. Il voyait des carreaux rouges, une terrine pleine d'eau, un crucifix sur la chaux du mur.
Ce soir, il pensait à Marie Ransinangue sur la route obscurcie que barra un instant une chaîne vivante et chan- tante de drôles et de filles. Une seule fenêtre de l'hôtel était éclairée. En traversant le vestibule, il déchiffra d'un coup d'œil furtif ce beau nom : Mademoiselle de Plailly, décida de rester deux jours encore.
Le lendemain matin, devant le bureau, il la vit. Un simple chapeau de paille cachait ses cheveux; mais ils devaient être roux, car ses joues encore puériles paraissaient tavelées et lactées. Daniel observa le cou solide, la courte vague de cheveux arrêtée net sur la nuque, un peu trop large, comme il les aimait. Il la voyait de profil ; elle par- lait vivement à M me Pédebidou qui, honteuse de ses bigoudis et de son peignoir, entrebâillait sa porte. Jeune fille, certes — mais à cette seconde d'épanouissement où l'amant futur mesure avec terreur le temps de se faire aimer : demain le beau fruit sera touché déjà. Daniel, dans l'ombre, couvait de l'œil cette proie intacte encore. Elle tenait un télégramme ouvert, donnait des instructions d'une voix hardie :
— M mc de Villeron arrive ce soir... La petite était un peu souffrante... Vous préparerez la chambre à côté de la mienne... — Oui, celle qui communique. —
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Elle est moins bien exposée que l'autre ? — Cela ne fait rien, M me de Villeron aimera mieux celle qui com- munique... N'oubliez pas le lit d'enfant... — Non, pas un berceau. Il s'agit d'une petite fille de quatre ans, très grande pour son âge.
Elle sortit. Des nuées, masquées par la montagne jus- qu'à la dernière seconde, soudain ternirent l'azur. Le soleil s'éteignit et les papillons lourds le cherchaient dans l'herbe. Daniel fila sur la route, emportant sa proie. Il allait joyeux, furieux, avec sa provende de douleur et de plaisir qu'il ne démêlait pas encore. Le rongeur avait de quoi désormais s'user les dents. Tout de suite il souffrit à cause de « la Villeron », comme déjà il la nommait haineusement. Qui était cette amie tant désirée ? Il se réjouissait qu'elle fût mère. Mais pourquoi ce rendez-vous à sept cents kilo- mètres de Paris ? Que ce jour sans soleil était accablant ! La terre exténuée poussait le cri des insectes sans nombre. Daniel, par un chemin de montagne, atteignit un village croulant et vide, qu'il eût pu croire abandonné sans l'église où il entra et où veillait la lampe. Son front, ses paupières, ses mains reçurent la fraîcheur. La voûte était peinte de fleurs et d'oiseaux. Prisonniers depuis la veille, les lis de l'autel violemment saturaient cette ombre où Daniel peu à peu reconnut l'humble défroque du culte, le brancard pour les obsèques, l'antiphonaire sur un pupitre souillé de cire. Il se souvint du collège où il emportait à la chapelle des livres profanes déguisés en livres d'heures. Les facéties de l'oncle Louprat, d'après la Bible comique de Léo Taxil et les chansons de Bérenger, touchant les curés et leurs servantes, l'avaient détourné de la religion moins sans doute que sa stupeur, au jour de sa première communion, de n'avoir éprouvé rien que le vertige du jeûne. Mais en rhétorique, il avait subi un temps la direction du plus chétif de ses camarades, Jean Péloueyre, celui qu'on appelait le « landousquet », dont il pressentait l'amitié refoulée, contenue et de qui il prit le goût des vers indé-
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finiment répétés. Evitons-nous jamais de subir l'empreinte d'un être qui nous aime avec quelque ardeur ? Plus forte- ment que ceux que nous aimâmes, ceux qui nous ont aimés nous marquent. En ce temps-là. garçon grandi trop vite, hérissé, brutal, Daniel lut, outre tous les poètes, Epictète et l'Evangile, méprisa l'oncle Louprat, le haït même lors- qu'aux fins des déjeuners, en août, il le voyait défaire son col et se verser du Gruau-Larose d'une main si agitée qu'il en souillait la nappe. (« Voilà soixante ans qu'il boit son frontignan de vin rouge à chaque repas ! » répétait Ransi- nangue avec vénération.) Parfois le vieux souhaitait les confidences de Daniel, posait des questions que l'adoles- cent éludait. Il l'amenait à Bordeaux, au Grand Théâtre, lui pinçait le bras pendant le ballet : « Regarde Lovati, la dernière à gauche. Tiens : prends les jumelles. »
Ainsi Daniel s'attardait-il à rêver dans cette chapelle perdue. Il oublia l'heure, revint en hâte et, sans prendre le temps de se laver les mains, affamé, courut au restaurant. Comme il ouvrait la porte, Mademoiselle de Plailly tourna brièvement la tête. Il regretta une seconde, puis ne regretta plus d'être ainsi cramoisi, décoiffé. Raymond Courrège souvent lui disait : « Toi, elles t'aiment à l'état sauvage... » Il s'étonnait qu'elle ne se retournât pas et s'inquiétait, lorsqu'il s'aperçut qu'un jeu de glaces permettait à la jeune fille de le couver des yeux. Il aima ce subterfuge et déjà il en souffrait. Jusqu'à ce qu'elle eût fini de manger ses fraises, l'inconnue affecta de ne pas le voir ; mais Daniel connaissait cette ruse du regard, toujours ailleurs qu'au seul visage qui l'attire. Lui la voyait mal, étant un peu myope, mais il n'eût pour rien au monde abîmé de lunettes son visage, ni voulu qu'un monocle l'abêtit. Les cheveux de la voyageuse, dans un rais de soleil brûlaient, non pas tout à fait roux comme il avait cru : il n'aurait su dire leur couleur de flamme sombre. Il l'excusait, se disant : « Elle ne voit pas que je la vois. » Mais qu'il
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aurait voulu qu'elle ne le regardât plus ! Elle fit, pour gagner la porte, un crochet de perdrix atteinte. Lui, erra tout le jour, sans s'éloigner de l'hôtel et se répétant : « La Villeron sera là ce soir. Attendons de savoir qui est cette Yilleron. »
Quand ce fut l'heure du train, la jeune fille traversa le vestibule, volant vers son amie. Elle entr'ouvrit la porte du bureau et adjura un Pédebidou invisible de placer dans la chambre de M me de Villeron deux vases qui pussent contenir des fleurs à longue tige. Ces signes d'une amitié délicate irritèrent Daniel. Il s'établit dans le vestibule pour guetter l'ennemie inconnue. Le train devait avoir du retard. Survint l'employé de la poste qui remit à M me Pé- debidou un télégramme. Lorsque Daniel entendit le nom de Mademoiselle de Plailly, sa joie l'obligea de se lever, de marcher : il était sûr que la Villeron se récusait encore et déjà mesurait sa puissance sur une proie solitaire. Il se tapit.
Mademoiselle de Plailly descendit seule en effet de l'omnibus et sa figure désolée exaspéra Daniel. Cependant elle déchiffrait la dépêche, se lamentait : « Voilà que la petite a une angine maintenant ! Il y a écrit : Angine sans gravité. Voyage remis. Lettre suit... » M mc Fédebidou la rassurait : du moment que c'était sans gravité... Son amie serait là dans une huitaine... La jeune fille s'arrêta au milieu du vestibule, sans voir Daniel et murmurant : « Je ne sais pas ce qu'il faut que je fasse. » Elle alla s'asseoir sur un banc devant la porte. Daniel s'approcha et, à travers la vitre, comme sous une loupe, put observer à loisir ces épaules, cette nuque. Comment eût-il négligé une telle occasion ? Il s'avança donc vers la pleureuse qui leva la tête. Le vent complice emporta le télégramme qu'elle avait posé sur ses genoux. Daniel le ramassa, le lui remit, osa parler : il savait par les Pédebidou qu'elle avait reçu de mauvaises nouvelles ; si elle avait besoin d'aide, il se mettait
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à sa disposition. Elle ne s'offusqua pas, mais lui répondit comme dans une gare la voyageuse qui s'est trompée de train à l'employé qui offre ses services, et dans son désir d'être secourue, comblait de renseignements sans prix ce garçon avide : Fallait-il qu'elle revînt chez elle ? Les voyages sont si coûteux aujourd'hui ! Son père habitait les environs de Paris et ne consentirait pas à de nouvelles dépenses pour qu'elle pût rejoindre son amie à Dunkerque. L'occasion serait perdue... Fallait-il attendre seule ici, une semaine, peut-être plus ? Et puis il y avait les frais d'hôtel... C'est vrai que son amie s'en chargeait.
— Elle se charge des frais ?
— Oh ! Elle est tellement plus riche que moi...
Elle s'interrompit, les joues en feu, honteuse de s'être livrée- Il n'osa la regarder, sut même feindre l'indifférence lorsqu'il lui conseilla d'attendre la lettre de son amie avant de rien décider. Elle se leva, avec un mot d'excuse et d'adieu.
Daniel marcha à pas pressés sur la route comme si quelqu'un l'attendait. Ainsi courait-il lorsqu'en lui des sen- timents contraires s'enchevêtraient et qu'il s'efforçait de •démêler son désir de sa crainte, sa peine de sa joie. Il savait déjà qu'il ne partirait pas, mais ignorait ce qui domi- nait en lui ; le regret de ne pas connaître encore cette Villeron — l'espoir que toujours donne l'approche d'une enfant mal défendue, déjà atteinte — la joie d'être seul à mener cette intrigue, sans témoin, loin de Raymond Cour- rège surtout. S'il avait été là, ce dur maître d'équipage, Daniel n'aurait-il, par mauvaise honte, forcé ce doux gibier qui ne songeait pas à fuir ? Pour la première fois sans doute, il suivrait sa loi intérieure. Rien ne lui était plus évident que son désir de ravir ce corps, — rien, sinon sa terreur qu'il ne fût pas intact. Que n'eût-il donné ce soir pour obtenir cette assurance qu'elle ignorait toute caresse ? Il aurait voulu qu'elle eût été jusqu'à ce jour une
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petite Marie Ransinangue, gardée dans un cloître, défendue des regards. Jalousie ? Il savait que cette passion en lui dépassait toute jalousie, car lorsque avec une imagination prompte et patiente, il tentait de la posséder en pensée, de la dénuder, il souffrait autant de cette débauche que si elle s'y fût livrée avec un autre.
Au repas du soir, elle l'accueillit d'un salut court et ne le regarda pas une seule fois, même à la dérobée. Il ne s'inquiéta pas de cette reprise : il la laisserait courir, lui donnerait l'illusion de la liberté, sachant que d'un bond il pourrait l'atteindre, se servir d'elle. Non, il n'était pas pressé et, durant ce repas, déplora même que l'ennemie inconnue ne fût pas là, cette Villeron qu'il aurait aimé combattre à visage découvert. Que la jeune fille semblait triste de son absence ! Elle ne se surveillait pas, mangeait le coude sur la table, l'œil vague. Elle avait gardé sa jupe poussiéreuse et sa blouse de l'après-midi.
��Après le dîner, Daniel, dans le jardin crissant où, sous les marronniers, la chaleur du jour demeurait stagnante, répondait à une pensée intérieure : « Pourquoi la salir ?... » Plus tard il alluma une cigarette et ne sut pas que de la terrasse, la jeune fille regardait luire brièvement ses deux mains enserrant l'allumette. A cet instant, il se répé- tait : « Pourquoi la salir ? Que vais-je imaginer ? Si Raymond m'entendait, il se tordrait. Il dirait : Qu'est-ce que ça veut dire sale ? Il n'y a que des gestes. Un geste en vaut un autre... Cette petite, que désiré-je en elle ? Après des heures de plaisir, son corps serait-il autre que ce qu'il est, vierge ? Je chéris en elle un mirage. Qu'est-ce que la pureté ? »
Les feuilles épaisses au-dessus de lui se froissèrent ; la campagne ruisselait d'eaux vives sous un ciel sans lune, fourmillant et traversé d'une piste lactée, d'un gave blême d'astres, et ce ruissellement indéfini sur la terre et dans
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les cieux donnait l'idée d'un effacement de toute tache, d'une rénovation par l'eau.
Après minuit, l'éveilla un instant le soupir nocturne de la pluie, et le matin elle chuchotait encore sur les feuilles et sur les oiseaux éveillés. On ne voyait pas la montagne. Ce filet de la pluie aux mailles innombrables rabattit dans l'hôtel Daniel et Mademoiselle de Plailly. Mais comme au restaurant, il lui demandait si elle avait reçu de meilleures nouvelles, la jeune fille l'avertit, d'un ton bref, que son amie arriverait à la fin de la semaine suivante et laissa entendre qu'elle ne souhaitait pas pro- longer cet entretien. Il s'inclina et cependant la bénissait d'être en défense. Il aimait qu'elle se méfiât. De la ter- rasse, à travers la porte vitrée du salon, il vit qu'elle écrivait une lettre interminable : sa réponse à la Villeron, sans doute. Il souffrit de ce qu'elle couvrait tant de pages. Pour rien au monde il n'aurait quitté la place avant qu'elle eût achevé cette lettre et, cherchant une conte- nance, relut celle qu'il avait reçu le matin de Raymond Courrège. Elle portait le timbre d'un bar des Champs- Elysées et la seconde feuille était roussie par le feu d'une cigarette. Raymond ne se plaignait pas des affaires : il avait gagné cinq mille balles sur une Voisin achetée et revendue en quarante-huit heures. Il ne pouvait plus se servir de l'Hispano, en ayant bourré la carrosserie avec des coupons de soie : un coup merveilleux qu'il avait fait ! Au moment d'obtenir son règlement transactionnel, un type lui avait vendu le lot en vrac, à vil prix. Il espérait ratisser la forte somme. C'était urgent d'ailleurs au prix où est le Champagne à El Garone et Aux Acacias. Il avait plaqué Marcelle mais levé une petite argentine de dix-huit ans qui allait au lycée — pas grue du tout. Dès sa première visite, il lui avait fait boire de son fameux vin chaud à la c.mnelle.
Daniel déchira le papier et cependant, à travers la
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vitre, regardait Mademoiselle de Plailly qui écrivait, écrivait... De la feuille roussie par la cigarette de Raymond et vainement déchirée, émanait une force qu'il subissait bassement. Cette fille, derrière la vitre, ne lui était plus que ce qu'elle eût été pour un ravageur comme Cour- rège : Ah ! forcer la porte, arracher ces papiers où elle livrait ses secrets, et puis la prendre, se la soumettre. A l'instant où, debout, elle fermait l'enveloppe, Daniel entra et, du seuil, il la dévisageait. Comme le temps pluvieux assombrissait le salon, elle ne put voir l'expres- sion atroce de ses traits, d'ailleurs à contre-jour, mais sans doute en pressentit-elle la menace, car elle se retira en hâte par la porte du vestibule. Daniel examina les ouvrages au crochet sur les fauteuils de palissandre, une tête d'isard au-dessus de la porte, puis la table où tout à l'heure la jeune fille écrivait. Un buvard était là dont il se saisit avidement pour le placer devant la glace. Ainsi déchiffra-t-il quelques mots insignifiants : tendresses... embrasse... pluie... et la signature : Gisèle de Plailly. Il emporta ce petit nom, le répéta, le savoura, s'en péné- tra ; il en fut comme adouci, apaisé. A la fenêtre de sa chambre, fumant et rêvassant devant la pluie, ayant sa part de la joie végétale, il détachait chaque syllabe de ce nom et de ce prénom : Gisèle, Gisèle de Plailly — comme s'ils eussent dû lui ouvrir il ne savait quelles portes.
Aux Pyrénées, la pluie dure : trois jours passèrent sans interrompre le déluge qui, ensevelissant les mon- tagnes, rétrécissait le monde autour de l'hôtel désert. Cette complicité de la pluie livrerait à Daniel la jeune fille abandonnée. Non qu'il fût si fat que de croire qu'il ne pouvait déplaire. Mais son instinct d'abord l'avertissait si la voie était libre, s'il pouvait aller de l'avant. Sa force était de se voir sans indulgence, tel que le reflétait la femme élue, comme si malgré lui il eût dû se conformer
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à l'image que de lui se faisait l'adversaire. Il avait suffi d'un mot, d'un regard pour qu'il se sentît parfois vul- gaire, bellâtre même. En revanche sa chair éprouvait le moindre trouble éveillé chez une autre. Il était averti de la plus secrète complicité d'un corps. Ainsi se sentait-il sûr de forcer Gisèle, la bénissait d'être défiante et, pareil au chasseur que divertissent les ruses du gibier d'avance vaincu, ne la pourchassait pas. Plus tard, il devait se rappeler, comme les seules sereines de son amour, ces heures dans l'hôtel vide, pressées de pluie, des pas furtifs sur la terrasse quand il feuilletait au salon un vieux recueil du Monde Illustré, — surtout ce visage soudain inex- pressif de la jeune fille lorsque, an restaurant, il jetait un brusque regard vers la glace où il savait que les yeux aimés l'épiaient. Mais il était de ceux qu'une femme, dès les premières paroles, blesse.
Dans un hôtel, des nouveaux venus créent entre les anciens une complicité. Ce jour-là, au restaurant, une famille fit son entrée : d'abord une vieille dame réduite dont le corset saillant barrait le dos ; puis un immense fils d'une maigreur d'affamé et qui agitait, sur un long cou où la pomme d'Adam semblait une maladie, son osseuse figure masquée de boutons ; enfin le père, galli- nacé majestueux, portant haut sa tête chauve et rouge de coq d'Inde dont on eût dit que débordait du col roide la membrane charnue et mamelonnée. Daniel et Gisèle se regardèrent, sourirent. Ce fut elle qui, au salon, avant qu'il ait rien demandé, l'avertit que « la petite traînait un peu ». Mais son amie espérait être là dans une huitaine. Elle ajouta :
— Savez-vous quelle est la maladie de ce grand escogriffe, d'après Madame Pédebidou ? Il a le cœur trop petit pour son corps. Alors le sang n'arrive pas aux extrémités.
Il devait avoir les pieds et les mains violets de froid.
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Ils rirent encore, s'étonnèrent de se sentir camarades comme si ces quelques jours où, sans une parole, ils n'avaient cessé de penser l'un à l'autre, plus sûrement que de longues confidences les avaient rapprochés. Ils admirèrent le travail déjà fait. Elle montra qu'elle avait des lettres en citant une phrase de Maeterlinck touchant les âmes qui se connaissent sans l'intermédiaire des corps. Il osa répartir que les corps, et non les âmes, réagissent à distance, se flairent, s'approuvent... Elle éclata d'un rire affreux — girouette ou crécelle — qu'elle arrêta net. Daniel détesta d'abord ce rire qui ne ressemblait pas à ce visage pur. Il souffrit encore, l'observant de près, parce qu'elle n'était peut-être pas aussi jeune que sa myopie le lui avait fait croire. Ardemment, il contemplait ce visage roussi, et comme flammé — ce beau grès vivant. Mais autour de la bouche, des yeux, au cou même, déjà parais- saient des signes d'usure. Jeune certes, mais d'une jeu- nesse déclinante qui l'embrasait et la blessait comme de flèches horizontales. Grossier, il lui demanda son âge. Elle regarda, interdite, cet homme — plus rien du joli garçon flatteur et doux — cet homme impérieux.
— Croyez-vous que je dise mon âge au premier venu ?
Le ton enjoué adoucissait un peu l'injure ; mais qu'im- portait à Daniel ? Il retenait seulement cela qu'elle avait honte de son âge. Rien, rien ne pouvait faire qu'il l'ait connue dans sa prime saison. Il la suivit sur la ter- rasse. Les branches s'égouttaient dans les ténèbres pleines de coassements. Comme il allumait une cigarette, elle lui dit :
— Je reconnais à l'odeur une abdulla. Donnez-m'en une.
Il répondit sèchement :
— J'ai horreur que les jeunes filles fument.
Le rire qu'il détestait grinça, s'interrompit. Il lui tendit alors, sans la regarder, un étui d'écaillé ; comme
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elle ne répondait pas à ce geste, il leva les yeux, ne vit dans l'ombre aucun de ses traits mais seulement, bien qu'elle fût debout, la masse d'un corps affaissé soudain, les deux mains au dossier d'une chaise. La lumière venue du salon n'éclairait que ces deux mains crispées. Sans plus rien dire, elle s'éloigna. N'aurait-il pu suivre sa trace au sang qu'elle perdait ? Il ne doutait pas qu'il eût touché en elle l'endroit d'une blessure.
Il se demanda, pendant la nuit, s'il pleuvait ou si c'était le vent qui sous le couvert faisait s'égoutter les feuilles basses. Il savait qu'il allait souffrir, que plus il avancerait dans la connaissance du cœur, du corps désirés, s'en épaissirait le mystère, — surtout s'il était aimé : « Elle se déformera, elle se recomposera pour me séduire... » Il haïssait d'avance les fausses images, les épreuves re- touchées. Pourtant il n'avait jamais rien exigé de la vie que cette recherche épuisante dans les ténèbres d'autrui. Il n'avait osé confier qu'à Raymond Courrège que l'hiver de 19 16 où il grelottait sous une tente, dans des landes inondées — et même l'année 19 17 où il traversa l'enfer de Vauquois, laissait en lui un souvenir dominant : celui de Thérèse qu'il connut alors. La guerre, c'était pour lui Thérèse Herlant.
Le lendemain, pendant le déjeuner, il ne vit pas Made- moiselle de Plailly, séparé d'elle par des pèlerins de Lourdes. Il maudit cette tablée de voyageurs fervents et noirs, les accusa de ne s'être pas déshabillés depuis deux jours. Il mit les bouchées doubles, s'assit au fond du jardin sur un banc humide encore : il ferait beau, ce nuage im- mobile, là-bas, était un carré de neige.
— J'ai vingt-six ans. Que voulez-vous savoir encore ? Interrogez.
Il tressaillit, se leva. Elle était venue à pas de louve. Ses dents luisaient. Ses bras étaient nus, abîmés d'anciens coups de soleil — un peu trop forts. A travers la robe
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de piqué, il croyait entendre vivre ce corps, comme à travers les feuilles on entend l'eau vive sourdre. Son visage éclatait d'une jeunesse telle que Daniel n'en put soutenir plus d'une seconde l'aspect. Il avait souvent regardé en face le soleil et la mort — mais jamais un visage bien- aimé. Les yeux de l'amour sont fuyants. Ceux qui regar- dent en face n'aiment pas. Les beaux bras se relevèrent pour qu'elle pût rattacher sur la nuque une mèche, comme si elle éteignait une flamme courte, — ses deux bras se relevèrent, et le garçon, à cause de ce qu'il vit, ferma les yeux. Elle disait :
— Il y a une sortie sur la campagne. Voulez-vous que nous fassions quelques pas ensemble ? Nous ne rencon- trerons personne.
Il souffrirait plus tard qu'elle ait proposé cette prome- nade furtive. Mais rien ne lui était, à cette heure, que de marcher près d'elle sur une route. Bien qu'elle ne dît rien que d'innocent, pourquoi lui trouvait-il l'aspect d'une prévenue qui brouille les pistes, veut donner le change ? Il l'écoutait mal d'ailleurs, moins sensible à une parole qu'à cette main qui, par mégarde, touchait la sienne, qu'à cette épaule qu'il s'accoutumait à regarder de tout près, qu'à ce nuage d'odeur autour de ce corps. Cependant elle disait que chez elle ce n'était pas la même lumière qu'ici. Bien qu'elle habitât à trente kilomètres de Paris, on ne pouvait imaginer un pays aussi perdu : une heure de voiture jusqu'à la gare, sur des routes défoncées, dès l'au- tomne, par les charrois de betteraves... Les gars des Pyrénées chantent à tue-tête. N'avaient-ils pas empêché Daniel de dormir, hier soir ? Mais chez les Plailly, les garçons abrutis par l'eau-de-vie ne chantent pas. C'est un village sans curé et le dimanche, les femmes ne s'y habillent pas, faute de grand'messe. Gisèle n'aimait guère quitter le jardin, parce qu'elle avait peur des corps d'hommes au revers des fossés, terrassés près d'un litre vide. Son père racontait qu'un soir d'hiver, il avait tré-
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bûché sur la route contre un charretier ivre-mort dont les rats avaient commencé de ronger la figure. Daniel pro- fita de ce que la bavarde reprenait haleine pour lui de- mander si l'hiver elle habitait Paris. Il demandait cela distraitement, se disant : « Il faudra que je me souvienne de la couleur de sa chair à l'endroit du coude. » Sa gorge devait être un peu lourde déjà... Cependant Gisèle s'ex- clamait : Ah ! on voyait bien qu'il ne connaissait pas M. de Plailly ! « Un veuf, n'est-ce pas, prend souvent les manies d'un vieux garçon. » Economiser était son idée fixe. A la campagne, séparé du monde, il n'était pas forcé de faire figure. Depuis la guerre, il avait supprimé l'aide- jardinier, binait, sarclait lui-même : « Il a tout à fait l'air d'un paysan maintenant... » On ne pouvait garder aucune bonne parce qu'il exigeait qu'elle soignât le cochon. Longtemps la jeune fille accumula les griefs d'un air faussement léger, comme par plaisanterie, et parfois en effet résonnait la crécelle de son rire. Daniel aurait haï chez toute autre ces commérages, cette facilité à se livrer. Mais en dépit d'un ton de badinage, si âpre était le réquisitoire de Gisèle contre son père que le garçon s'effarait d'une telle aigreur, de cette rancune démesurée. Comme ils longeaient une prairie, elle dit :
— Si nous soufflions un peu ?
Côte à côte ils s'étendirent. Ils étaient à la hauteur de l'herbe ; leurs cheveux remuaient dans le sillage des grami- nées. Ils écoutaient le vent qui n'est pas le bruit des feuilles froissées mais une voix mouillée et tiède contre l'oreille. A intervalles irréguliers, sonnait un seul grillon. Les nuages modelaient la montagne, y creusaient des tranchées noires. La lumière glissait sur des pentes de jade qui soudain aussi s'assombrissaient. Ils se demandaient l'un à l'autre si cette tache était une forêt parmi les prairies, ou l'ombre des nues, ou un roc noir. Il ne la regardait pas, mais se brû- lait au feu de ce corps épandu. Elle parlait, parlait. Plus tard il serait assez tôt pour se rappeler telle parole sur le
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mariage, sur les jeunes gens, pour s'y écorcher. Oserait-il un geste ? Il avait peur et envie qu'elle ne se défendît pas. Enfin, s'étant soulevé d'abord sur les coudes, il baissa son visage vers le sien, comme pour s'abreuver. Mais elle élar- git brusquement la place entre leurs corps gisants et tira chastement jusqu'à ses chevilles sa robe. Daniel connaissait bien cette joie d'être déçu. Il murmura :
Et quelle sombre soif de la limpidité...
— Que dites-vous ?
— Rien... un vers...
Le ciel se ternit. Une brume couvrit les crêtes et Daniel imaginait des transfigurations sur ces sommets ensevelis. Ils revinrent. La jeune fille se taisait et il redoutait plus ce silence qu'aucune parole. Elle traînait les pieds dans la poussière. Il se souvint de la forme prostrée qu'il avait vue la veille au soir. Etait-elle lasse ? Hostile peut-être à cause de cette caresse tentée ? Non, non : ce n'était pas cela. L'ombre étendue sur Gisèle de Plailly venait d'un ciel inconnu. Devant une croix de mission, tandis qu'elle se signait, tout son corps épanoui se contracta soudain, se referma. Et Daniel, si peu religieux, aima cette rétraction, respira cette fille dévote, ce jasmin d'Espagne, puis ne put supporter son silence, l'interrogea au hasard :
— Vous ne quittez jamais votre village ?
— Oh ! je vais à Paris quelquefois...
— Seule ?
Bien qu'il ait jeté ce dernier mot sur le même ton impé- rieux que lorsque la veille il lui avait demandé son âge, elle ne parut point froissée, mais anxieuse. Elle parla vite, un peu haletante :
— Non... Oui... Enfin souvent seule... Qui m'accompa- gnerait ? J'ai perdu ma mère, je ne l'ai pas connue... Depuis la guerre, nous n'avons même plus de cheval, croyez-vous ? Il faut pour aller à la gare prendre la patache à six heures
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du matin... Et la bonne a assez à faire avec le poulailler, les lessives... Je suis obligée de prendre pour le retour le dernier train du soir, le seul qui corresponde avec la patache. C'est long ces journées dans Paris. On ne sait où se poser; il n'y a que les grands magasins...
Elle s'interrompit, comme si elle eût compris que ce n'était pas cela qu'il aurait fallu dire. Ah ! Dieu ! Dieu î Elle errait donc des jours entiers dans cette jungle. C'était un hasard qu'il ne l'eût pas un jour flairée, levée... Comme ils approchaient de l'hôtel, la jeune fille lui dit qu'il valait mieux ne pas entrer ensemble, à cause des Pédebidou. Il protesta qu'il était tout naturel qu'ils aient lié connaissance et que personne n'y pouvait rien trouver à dire. Mais elle secouait la tête et, butée, le suppliait de passer par le fond du jardin. Il résistait :
— Les Pédebidou penseront ce qu'ils voudront.
— Oui ! Et quand mon amie sera ici, ils lui racon- teront des histoires.
— Quelles histoires ? Elle verra bien que je vous con-
��nais, votre amie..
��La jeune fille balbutia :
— Vous serez encore là ?
Sans doute eût-elle voulu reprendre cette parole. Mais sous le regard haineux du garçon, elle perdit contenance, et elle demeurait immobile avec une humilité, une soumis- sion douce. Qu'il souffrait ! Il lui sembla que plus jamais il n'oserait plonger dans ce cœur dormant, dans cette eau traîtresse. Raymond Courrège, lui, aurait meurtri ces bras abandonnés, saisi à deux mains cette tête, ployé la fille tout entière comme une branche, jusqu'à la rompre. Il la quitta sans un mot, chercha l'entrée secrète du jardin et, comme il se retournait, la vit debout à la même place. Seul maintenant sur l'allée herbeuse, il s'effravait de la boue remuée en lui et dont il salissait la jeune fille. M me de Vil- leron... Il la voyait cette inconnue, se la représentait avec minutie : ramassée, noiraude, l'œil dur et jauni de bile, il
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connaissait jusqu'à sa toilette, comptait les boutons du « tailleur ». Une confidence échappée à Gisèle, cette après- midi, lui revenait soudain : A l'Abbaye-aux-Bois, quand Lucile était une grande, elle avait choisi Gisèle pour sa petite fille : « Vous savez l'usage des couvents ? Chaque grande est une petite maman... »
A table, elle quêta le regard de Daniel sans vergogne. Qu'elle était imprudente ! Qu'elle calculait peu ! Lui, buvait sec, pour mieux sentir sa passion ; alors une subite idée le frappa : si Gisèle était une vraie jeune fille, pour- quoi ses gestes ni ses propos ne tendaient-ils au mariage ? Elle ne lui avait posé aucune insidieuse question sur sa famille, sur son métier, sur ses revenus, comme elles font presque toutes quand elles jettent le filet. « Voyons, voyons, voyons, » marmonnait-il, cherchant dans le long bavardage de la journée ce qu'elle avait pu dire touchant le mariage. Il se rappela que, lorsqu'au tournant de la route il lui avait demandé pourquoi sa chère amie Villeron ne s'était pas inquiétée de son avenir, pareil à un chirurgien qui découvre sous ses doigts qu'au delà de ce qu'il avait cru, le cancer se ramifie, il l'avait vu blêmir. Mademoiselle de Plailly, ver- beuse, s'était alors jetée dans une autre diatribe : à l'en- tendre, son père ne voulait faire aucune concession. Même avant la guerre, il ne se fût jamais résolu à doter sa fille. Il avait sur ce sujet des idées d'ancien régime, disait-elle, et lui citait l'exemple des jeunes filles nobles d'autrefois ; il ne lui faisait grâce d'aucun divorce connu de lui ni de leurs pires motifs. Elle était « ferrée à glace » (ce fut son expression) sur les plus scabreux cas de cassation reçus en cour de Rome.
Daniel tournait maintenant dans les allées noires, se cognait aux bancs, frottait l'une contre l'autre les paumes de ses mains.
Après le dîner, à cause de la brume presque froide, Mademoiselle de Plailly s'établit au salon avec un livre.
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L'entrée de Daniel ne lui fit pas lever la tête. Il s'assit assez loin d'elle dont soudain le rire éclata et elle lui montrait, collé contre la vitre d'une porte-fenêtre, le nez aplati et blanc du jeune homme masqué de boutons. La face exsangue alors s'effaça de la vitre et ils entendirent errer l'escogriffe sur la véranda, sentinelle mélancolique.
— Il y en a qui ont cette figure, et d'autres... Et elle regardait hardiment Daniel qui répondit :
— Les jeunes filles répètent souvent qu'un homme n'a pas besoin d'être beau.
Elle éclata encore de son rire, et du ton le plus vul- gaire :
— Oui, toujours assez beau pourvu qu'il épouse. Daniel, comme s'il redoutait la réponse, insinua que
sans doute elle ne l'entendait pas ainsi et qu'il devait falloir être beau pour lui plaire. Ce fut alors que cette parole étrange échappa à Gisèle de Plailly :
— Oh ! Moi ! Tous les visages me blessent.
— Ceux qui sont laids ?
— Moins que les autres.
Elle parlait avec une hardiesse désolée, une sorte de bra- vade triste ; et Daniel n'osait soutenir son regard. Il essaya, par lâcheté, de tourner en plaisanterie cet aveu : ce qu'elle avait dû souvent être amoureuse ! Un sourire, un haussement d'épaules signifièrent : bien plus souvent que vous ne sauriez croire. Alors le garçon, d'un ton fausse- ment doux :
— Il y en a tout de même que vous avez dû préférer à tous les autres...
— Rassurez-vous : je les aime tous. Et comme il se taisait, elle ajouta :
— X'étes-vous pas comme moi ? En tramway, entrain, en métro, il suffit d'une paupière, d'une bouche, d'une main posée sur des genoux, d'une main nue, pour que la vie misérable me paraisse moins misérable... Vous ne trouvez pas ? Non ?
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Il ferma les yeux, vit le métro comme un égout humain qui la roulait. Il se rapprocha, les dents serrées. Elle se leva, passa sur la terrasse où le garçon au cœur trop petit n’était plus. Comme un mufle mouillé et tiède, ils sen- tirent sur leurs joues et sur leurs yeux le jardin noir. Une ampoule s’alluma au-dessus d’eux. Eblouis, ils ne virent pas d’abord M m£ Pédebidou en camisole, le front armé de deux bigoudis. Mais ils l’entendirent, mielleuse :
— Pardon, M’sieur et Dame : je venais voir si on pouvait fermer.
Avant que vint le sommeil, pendant des heures, il s’efforça de se rappeler toutes les jeunes filles qu’il avait connues pour les comparer à Gisèle. Sauf Marie Ransinangue, mystérieusement perdue à cause de lui dans des ténèbres qu’il ne pouvait imaginer, il n’avait eu d’intimité avec aucune. Il les revoyait toutes : celles qu’il fit danser, le seul hiver où il alla au bal ; et d’autres, rencontrées pendant la guerre au hasard des cantonnements et des ambulances ; elles avaient ce trait commun de se garder, mais sans qu’il pût démêler si elles étaient chastes ou seulement soucieuses de ne se pas déprécier. La plupart sans doute confondaient-elles le goût de la pureté avec l’instinct de conservation. L’énigme des jeunes filles, songeait Daniel, naît de cette confusion de leur intérêt avec la plus stricte vertu. Elles-mêmes ne sauraient dire si leur corps leur est un capital qu’il importe de réserver, ou si d’abord elles révèrent en leur chair intacte un mystère... « Gisèle de
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Plailly ne me paraît différente que parce qu’elle ne pense plus au mariage. Oui, c’est cela.*. Aussi chaste qu’aucune autre, mais moins circonspecte, et ne ménageant plus rien. Oui, mais... »
Il se leva, alla pieds nus à la fenêtre qu’il ouvrit, et il but à la nuit brumeuse et saturée comme une gorgée d’eau. << Même avec un père pareil à ce Plailly, quelle jeune fille renonce au mariage ? A moi, par exemple, que n’es-
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saie-t-elle de jeter l'hameçon ? Je lui plais... Est-elle sans coquetterie, sans ruse ? dégoûtée par d'autres expériences ? A-t-elle flairé, avec cet instinct qu'elles ont, que je ne suis pas de l'espèce des maris ? Elle ne ressemble à aucune autre peut-être parce qu'elle est une jeune fille sans mère. Elle a dit, elle a osé dire : tous les visages me blessent... »
Il souffrait et jouissait de cette parole insensée, imagina ce qu'il pourrait faire avec Gisèle, voulut mener sa pensée au gré de son désir, mais le sommeil le prit tout d'un coup.
Un dormeur, derrière la cloison, avec des mots incohé- rente, le réveilla. Peu à peu l'hôtel se peuplait. Daniel avait vu, la veille, de jeunes silhouettes blanches entre les grillages du tennis. Il aurait dû apporter sa raquette... Pourquoi ne ferait-il pas quelques ascensions ? Les vraies montagnes étaient trop loin. D'ailleurs il ne pratiquait le sport qu'aux jours où peu de passion l'occupait. Alors il y détendait un corps joyeux et vacant. Mais toujours, quand le feu intérieur le consumait, il en préférait la brûlure à tout divertissement et n'aimait que la marche qui ne détourne pas la pensée, qui l'aide au contraire à se con- centrer. Ainsi différait-il de Courrège, dans ses crises s'éreintant sur le ring ou à la rame, en canot. Pour Daniel, le plaisir d'être le plus leste et le plus fort, en ces instants ne comptait guère. La jeune foule animale l'assommait à qui rien ne plaît mieux que se dépenser, exceller. Pourtant il avait connu, dans les bars, quelques jeunes gens de lettres qui affectaient de préférer à tout la boxe ou le rugby qu'ils célébraient en prose et en vers. Mais chez l'un, ce n'était que religion secrète, exaltée, douloureuse, du corps humain, — chez l'autre, consumé de débauche, recherche inquiète d'une discipline, d'un ascétisme... Peut- on aimer son corps dans chaque muscle et le sevrer de sa joie ? Alors Daniel pensa à l'autre excès, imagina cette petite paysanne, Marie Ransinangue, exténuée de jeûne, amaigrie, les genoux blessés contre des carreaux... Et Gisèle ? Il faudrait qu'il pensât à lui demander si elle
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jouait au tennis : on trouverait bien deux raquettes. Le jeu allume les jeunes corps comme des torches... et il l'ima- gina brûlante sur le court, se leva, emplit d'eau son verre à dents, avala un comprimé d'aspirine, attendit le sommeil.
Le lendemain, la place de Mademoiselle de Plailly, au restaurant, demeura vide. Daniel sut par la grande hari- delle de service que la jeune fille était à Lourdes pour la journée. Il se réjouit de ce répit comme d'une halte dans une descente indéfinie. Il n'était plus impatient de toucher le fond. C'était assez d'en respirer le relent. Désormais, comme le coup de grâce, il attendait de voir la Villeron. Le seul aspect de cette femme l'éclairerait mieux qu'aucune enquête. Après cette épreuve, tout serait consommé. Alors il ne négligerait plus de cueillir ce fruit véreux, Gisèle ! Il ne quitterait l'hôtel qu'il ne l'ait mordu puis rejeté. Après la matinée brumeuse, un jour de feu l'étour- dissait, l'accablait dans l'herbe drue et juteuse entre la route de Saint-Savin et le gave. Cette intrigue dénouée, il s'efforçait d'imaginer son retour à Paris, les affaires et les amours que lui proposerait Courrège. Mais ce rongeur ne se pouvait détacher de la passion où il usait ses dents. Il n'avait jamais su interrompre une histoire. De même qu'enfant, il dévorait les livres, en secret rallumait sa bougie, la nuit, ne s'accordait de repos qu'il n'eût épuisé le dernier chapitre, aujourd'hui il humait tout amour jusqu'à la lie. Daniel appliquait en amour la règle carté- sienne d'être le plus ferme et le plus résolu en ses actions qu'il pouvait. Jamais il ne revenait sur ses pas.
Le jour où, par un colloque des Pédebidou, il apprit que M me de Villeron arriverait le lendemain, Daniel alla vers le gave. Comme un cœur malade, l'appel aux vêpres battait dans ce dimanche accablant. Les traînées jaunes des renon- cules décelaient de secrètes eaux à travers les prairies crépi- tantes. Sur l'herbe, au bord du gave, le jeune homme vit des taches rouges, bleues et blanches qui étaient le linge,
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les habits des garçons dont il entendait, derrière les aulnes, les cris et les ébrouements. Il se coucha à l'ombre étroite d'une haie. Parfois, à travers les branches, étmcelait de soleil et d'eau un corps fuyant. Il semblait que la torpeur d'un jour torride eût éveillé les Œgipans endormis et que le grand Pan gonflât soudain sa poitrine feuillue. Daniel, comme dans le désert un assoiffé suce un caillou, répétait : Gisèle... Gisèle...
Pour rentrer à l'hôtel, il gagna un chemin creux, et soudain il la vit. Elle venait du gave. La verdure avait souillé de sève sa robe de piqué, elle tenait son chapeau à la main. Il pensa d'abord à ceci qu'elle venait du gave plein d'éclaboussures et de cris. Elle lui dit précipitamment, comme pour se défendre :
— Je vous cherchais... Elle arrive demain... Il répondit sans la regarder :
— Que voulez-vous que ça me fasse ?
Il marchait si vite qu'elle était obligée de courir pour le suivre. Elle lui demanda :
— Vous restez encore ?
— Si ça me plaît.
Perdant le souffle, elle lui dit :
— Je voudrais... Je voudrais que vous ne vous occupiez plus de moi. Maintenant, ce n'est plus la peine... Laissez- moi...
Il ne répondit pas. Elle avait renoncé à le suivre, sans doute pour éviter qu'ils entrassent ensemble à l'hôtel. Il se retourna et la vit immobile au milieu de la route sans ombre, — la même épave, la même qu'avait roulée l'égout vivant des Boulevards ; corps noyé dans la cohue du Printemps ; petite vague battant les comptoirs des Galeries Lajaxelte ; voyageuse errante à l'heure du train sous le hall fumant de la Gare du Nord '.
{A suivre). François mauriac
1. Copvright by Librairie Gallimard, 1922.
�� � ��RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE
��LES TROIS CRITIQUES
Il y a bien longtemps qu'une question toute littéraire n'avait fait autant de bruit que l'affaire des manuels (et de Manuel) soulevée par M. Vandérem. Notre confrère est devenu une manière de vicomte de Foucault, qui n'a d'ailleurs pas, cette fois, les mains auvergnates.
On a trouvé étonnant que cette petite somme de remarques peu discutables et dont on a généralement reconnu le bien fondé n'aient été produites à la lumière qu'à un moment si tardif. Mais l'étonnement ne doit être en général qu'un commencement, qui nous mène à cet état où l'on ne s'étonne plus, parce qu'on s'explique et que l'on comprend. Ces articles nous fourniront une bonne occasion de pénétrer dans la vie intérieure de la critique française et de voir comment les jugements étroits signalés par M. Vandérem, et la polémique de M. Vandérem lui-même, ont été déposés le long d'un courant ancien et naturel.
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��On sait que Brunetière, étant parti pour l'exécution d'un grand ouvrage en quatre volumes sur Y Evolution des genres, s'est arrêté net après le premier, qui porte sur l'évolution de la critique. Brunetière jugea-t-il que la critique présentait le tableau le plus démonstratif de cette fameuse évolution ? En tout cas, et sans méconnaître l'importance d'une question générale engagée à faux, mais qui portait bien sur un problème réel et central et qui devra être reprise un jour, sans méjuger
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non plus les morceaux solides du livre, on le voit, pour sa plus grande partie, crouler de deux côtés. Tout d'abord des lois d'évolution de la critique, d'évolution d'un genre, sont tirées par Brunetière de considérations qui portent uniquement sur la critique française. Or presque toutes les autres littératures modernes ont comporté leur critique, et il suffit de lire la grande History of criticism de M. Saintsbury pour voir à quel point le genre, si genre il y a, a évolué diversement dans les divers pays. En second lieu, dans l'espace même de cette critique française à laquelle Brunetière îestreint son étude, on est frappé d'une lacune ou d'un parti-pris analogues : la critique française, pour lui, est surtout une suite de professeurs en acte ou en puissance, qui va de La Harpe à Brunetière lui-même, et où par exemple Yillemïùn est investi d'une grande importance. Prenez cela en gros. Madame de Staël, à laquelle Brunetière fait avec raison une place considérable, n'a évidemment rien d'un professeur, et Sainte-Beuve ne le fut qu'accidentellement. Au surplus il est tout naturel que l'enseignement soit le second et même le premier métier d'un critique professionnel. Je n'ai aucune raison de dénigrer la critique universitaire. Mais, comme tout ce qui existe, elle a ses limites. Elle n'est pas la seule critique. Elle est bornée de deux côtés. Il y a deux autres critiques qui commencent sinon là où elle finit, tout au moins là où elle faiblit, où elle devient gauche et dépaysée, et qui au surplus sont ses aînées. J'appellerais l'une la critique parlée et l'autre la critique d'artiste. En se bornant à la critique française du xix e siècle, on écrirait sur chacune d'elles un livre aussi consi- dérable et aussi intéressant que celui que Brunetière a consacré à un seul des trois secteurs, qui lui paraît la critique entière. Prenons un peu d'esprit géographique. La géographie, dit Voltaire, permet d'opposer l'univers à la rue Saint-Jacques et de ne pas croire que les orgues de Saint-Séverin donnent le ton au reste du monde. Ils ne le donnent pas même au reste de Paris. M. Yandérem a écrit autrefois, pour exprimer pittores- quement le rythme binaire de l'intelligence parisienne, son roman des Deux Rives. Admettons qu'avec la Cité et les autres îles cela en fasse trois, et tâchons de voir notre paysage cri- tique de ce point de vue des trois rives.
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��J'entends par critique parlée ce qu'on pourrait appeler aussi la critique spontanée, la critique faite par le public lui-même. C'est évidemment l'aînée des trois critiques. Du jour où un poète a chanté devant des hommes, les hommes ont manifesté leur opinion sur lui. Plus ils ont appris à sentir et à exprimer leurs sentiments, plus cette critique parlée s'est perfectionnée. Elle s'est développée en fonction de la vie de société, et comme la vie de société et de conversation n'a nulle part été plus bril- lante et plus fine que dans la France des xvn e , xvm e et xix e siècle, il est naturel que la critique spontanée y ait parti- culièrement brillé. « La vraie critique de Paris, écrivait Sainte- Beuve dans un de ses tout premiers Lundis, se fait en causant ; c'est en allant au scrutin de toutes les opinions, et en dépouil- lant ce scrutin avec intelligence, que le critique composerait son résultat le plus complet et le plus juste. » Il s'agit, bien entendu, des conversations du public éclairé. Mais cette critique verbale n'a guère pour nous qu'une existence théorique. Elle ne commence à vivre littérairement que lorsque certains détours lui permettent de passer dans l'écriture sans y perdre sa sincérité et sa fraîcheur. Ces détours sont heureusement nom- breux.
D'abord ces conversations laissent des traces. On en a noté de brillantes, comme l'éblouissant feu d'artifice critique tiré par Rivarol devant Chênedollé. Il y a, dans les mémoires, les cor- respondances, les journaux, les nouvelles de la littérature française, une sorte de Journal des Gonconrt presque ininter- rompu, qui dure depuis trois siècles. Et puis la critique spon- tanée ne consiste pas seulement dans les conversations, dans la parole auditive, mais dans ces succédanés de la parole que sont les lettres, les notes personnelles. Les lettres de madame de Sévigné ou de Doudan, les pensées de Joubert, le journal d'Amiel, toutes les fois qu'ils s'expriment sur des matières littéraires, on peut dire qu'ils font de la critique parlée, parlée ici à madame de Grignan et là au trou d'où naissent les roseaux qui racontent les oreilles de Midas. Enfin il existe des critiques, de vrais critiques, qui peuvent être tentés par ce rôle en apparence subalterne :
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exprimer moins son propre sentiment que le sentiment du public, ou plutôt éprouver son sentiment comme un accord avec celui du public. « Le critique, dit encore Sainte-Beuve, en des termes qu'il ne faudrait tout de même pas trop prendre à la lettre, n'est que le secrétaire du public, mais un secrétaire qui n'attend pas qu'on lui dicte, et qui devine, qui démêle et rédige chaque matin la pensée de tout le monde. »
Il y a un moment où triomphe cette critique spontanée, cette critique parlée. C'est lorsqu'il s'agit des arts mêmes de la parole, à savoir l'éloquence et surtout le théâtre. Certes la critique dramatique professionnelle, depuis Geoffroy jusqu'à Jules Lemaître, a connu au xix e siècle une belle carrière. Mais on sait que, même lorsqu'elle était rédigée par Gautier, Lemaître ou Brunetière, elle n'exerçait presque pas d'influence sur le public, et que la feuille de location restait à peu près indépen- dante des « mouvements divers » du feuilleton. Une seule exception, et qui confirmait bien la règle : Sarcey. Une critique parlée, j'allais dire gesticulée ; et une critique qui réalisait exac- tement la définition de Sainte-Beuve, un secrétariat du public, qui démêlait et rédigeait chaque dimanche non la pensée de tout le monde individuellement, mais la pensée de tout le monde groupé en tranches de quinze cents personnes, pendant trois heures, sous un lustre.
Cette critique spontanée, c'est pour elle qu'écrivent en général les auteurs. Son assentiment ne fait nullement la gloire, mais il fait le succès. Tandis que les deux autres, celle des artistes et celle des professionnels, sont rédigées par des gens qui écrivent, celle-ci est rédigée par des gens qui causent, qui lisent, qui vont au théâtre, et qui ne se servent de l'écriture qu'acci- dentellement, pour fixer la mémoire d'un entretien, d'une lec- ture, d'un spectacle. « Il y a, dit Voltaire, beaucoup de gens de lettres qui ne sont point auteurs, et ce sont probablement les plus heureux. Ils sont à l'abri du dégoût que la profession d'auteur entraîne quelquefois, des querelles que la rivalité fait naître, des animosités de parti et des faux jugements ; ils jouis- sent plus de la société ; ils sont juges, et les autres sont jugés. » Et il est vrai que, dès qu'un critique écrit, il cesse un peu d'être critique pour devenir auteur. Un pur critique n'écrirait pas. Au- dessus de Sainte-Beuve il y a M. Teste. Mais M. Teste, non
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seulement il n'écrit pas ; pas davantage il ne lit. La critique idéale c'est la chemise de l'homme heureux, — et l'homme heureux n'a pas de chemise.
Dans la critique parlée, l'opération la plus accidentelle et la plus secondaire c'est l'écriture. Mais parler est encore secon- daire si on le compare à cette condition primordiale qui s'ap- pelle lire. L'assiette de la littérature est établie, presque autant que sur des auteurs, sur de bons et probes et patients lecteurs. Cette année, Jérôme Tharaud le disait excellemment, en com- mémorant en tête d'un Cahier Vert un de nos camarades qui n'avait presque rien écrit, mais qui appartenait à cette élite des vrais lecteurs, Henri Genêt. Or un des grands dangers de la critique parlée, c'est qu'elle arrive vite à tromper, et à tromper •faute de lecture. D'abord on ne lit pas les anciens. Aujourd'hu un salon où l'on se plairait à parler des classiques serait réputé bas-bleu et pédant. La critique parlée s'applique aux livres du jour. Mais ces livres du jour eux-mêmes, il arrive qu'on n'a pas le temps de les lire. On ne se dispense pas pour cela d'en parler : c'est en en parlant avec ceux qui les ont lus qu'on trou- vera moyen d'en parler sans les avoir lus. Les choses ont-elles beaucoup changé depuis le temps de Sainte-Beuve, qui écrivait il y a soixante-dix ans : « Sachons bien que la plupart des hommes de ce temps, qui sont lancés dans le monde et dans les affaires, ne lisent pas, c'est-à-dire qu'ils ne lisent que ce qui leur est indispensable et nécessaire, mais pas autre chose. Quand ces hommes ont de l'esprit, du goût et une certaine prétention à passer pour littéraires, ils ont une ressource très simple : ils font semblant d'avoir lu. Ils parlent des choses et des livres comme les connaissant. Ils devinent, ils écoutent, ils choisissent et ils s'orientent à travers ce qu'ils entendent dire dans la conver- sation. Ils donnent leur avis, et finissent par en avoir un. »
Ce sont là des pentes où glisse facilement la critique parlée. Et pourtant, si elle comporte une limite et des dangers, elle exerce aussi une fonction. Elle représente en dernière analyse le goût du public, qui se trompe évidemment, tout comme les critiques, mais après tout pas plus souvent que les critiques. Entre la critique spontanée du public et la critique réfléchie des professionnels, c'est un dialogue continuel où l'une et l'autre ont alternativement raison. Quand la critique du public fait un
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succès aux romans de Georges Ohnet, un critique officiel, un professeur de rhétorique comme Jules Lemaître intervient et lui expose qu'elle a tort. Quand la critique patentée boycotte Flaubert et Baudelaire comme elle a boycotté jadis le Cid, et que le public finit par les lui imposer, elle se résigne, mais de
��mauvaise grâce.
��Malgré les Sévigné, les Grimm, les Rivarol et les Joubert, ce que nous possédons de la critique parlée du passé ne représente qu'une part infime de scripia mdnent à côté de tout le verba volant. Aussi bien cela n'a-t-il pas grande impor- tance, étant donné que, pour les œuvres anciennes, la critique parlée a passé dans la critique écrite, didactique, et que ce qui nous intéresse aujourd'hui en elle, c'est ce que ne peut guère remplacer la critique aux doigts d'encre, je veux dire l'impression fraîche et sincère de la littérature qui vient de naî- tre, le vin bourru au sortir du pressoir. Il n'en est pas de même de la critique des artistes, c'est-à-dire de celle qui est faite par les écrivains eux-mêmes. Celle-là comprend, surtout en France, d'abondantes manifestations. Il est peu de grands écrivains qui n'aient exposé leurs vues sur leur genre et sur leur art, qui n'aient défendu leur façon d'écrire et attaqué celle des autres. C'est là une tradition classique que les romantiques se sont gar- dés de laisser perdre.
La critique professionnelle, ou critique de professeur, qui n'est que l'une des trois critiques, et qui tend naturellement à faire croire qu'elle est la seule, à jeter le discrédit sur les deux concurrentes (qui le lui rendent) est tout de même arrivée à obscurcir ce mérite des grands romantiques, qui est d'avoir fondé et enraciné vigoureusement la tradition d'une critique d'artiste. Chateaubriand, Hugo, Lamartine, Gautier, Baudelaire, Paul de Saint-Victor, Barbey d'Aurevilly, voilà une chaîne critique qu'on peut fort bien comparer à la chaîne La Harpe-Ville- main-Saint - Marc Girardin -Sainte-Beuve-Taine-Brunetière- Faguet : l'une et l'autre offrant des qualités et des défauts opposés, l'une et l'autre se méconnaissant et s'injuriant comme il est naturel. Cette critique, qu'on peut faire remonter à Diderot, a été baptisée par Chateaubriand d'un nom assez
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juste. Il l'appelle la critique des beautés. Plus précisément nous dirons que l'honneur des grands romantiques, à la suite de Diderot, a été de faire entrer dans la critique ces deux puis- sances royales, que les écoles en bannissaient soupçonneu- sement : l'enthousiasme et les images.
Faguet remarque que « la critique des défauts a été inventée par les critiques et la critique des beautés par les auteurs a. S'il en était vraiment ainsi, la part de ce que Faguet appelle les cri- tiques, c'est-à-dire des seuls professionnels et des professeurs, serait bien misérable. Ils ont apporté heureusement autre chose. Mais les auteurs, c'est-à-dire la critique des grands artistes, laissant les professionnels travailler pendant les six jours ouvra- bles, nous ont vraiment donné, le septième jour, nos vête- ments de fête devant la beauté, les orgues et les chants, les cor- beilles pleines de fleurs avec lesquelles nous célébrons son culte. Le génie n'a pas touché à la critique sans y avoir laissé ses traces d'or, sans lui avoir formé son épaule d'ivoire. Les lec- teurs de Chateaubriand savent quelles lueurs divinatrices les phrases et des images du Génie du Christianisme jettent sur les grands écrivains du passé. Sans demander à William Shakes- peare des services critiques qu'il ne saurait rendre, nous voyons les traces de gloire ineffaçable qu'a laissées en passant dans le champ de la critique ce grand oiseau de musique et d'or. Tous ceux qui écriront sur Mistral seront tributaires des deux articles de Lamartine, et ne pourront que monnayer cette médaille d'images souveraines.
La critique, par un certain côté, c'est l'art des comparaisons. Mais les comparaisons, quand elles deviennent œuvres d'art, s'appellent des images, et les romantiques ont eu ce mérite de tremper la critique dans un bain d'images. Evidemment il peut y avoir de l'excès. Quand je lis Saint-Victor, disait Lamartine, je mets des lunettes bleues. Mais le besoin heureux de belles images est aujourd'hui incorporé à la critique, où elles ne ser- vent pas seulement à illuminer, mais à éclairer.
Je sais bien qu'on ne saurait nier les limites et les lacunes de la critique d'artiste. Elle est presque toujours partiale et par- tielle. En général un grand poète voit dans les autres grands poètes des reflets de lui-même, salue en eux les formes du génie qui l'habite. Victor Hugo, dans William Shakespeare, se
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place entre deux glaces, aperçoit une douzaine de Hugos, les appelle Eschyle, Lucrèce, Rabelais, Shakespeare, etc.. Dans ce qu'il écrit là-dessus d'admirable, il nous suffit de faire la part de ce point de vue plutôt spécial.
La critique d'artiste porte sur les artistes et les éclaire. Elle porte aussi sur la nature de l'art, du génie, qu'elle nous rend sensible par l'exemple même. Mais elle portera rarement sur des suites, des chaînes, sur des arts, des Littératures, vues synthé- tiquement, comme des ensembles et comme des êtres. Sainte- Beuve, parlant de la fonction que lui-même chercha à remplir en 1830, écrit: « Lamartine, Victor Hugo, de Vignv, sans le désapprouver et en le regardant faire avec indulgence, ne sont jamais beaucoup entrés dans toutes ces considérations de rap- ports, de filiations et de ressemblances qu'il s'efforçait d'établir autour d'eux. » Ce devait être en effet, pour ces poètes, de l'hé- breu.
Enfin n'oublions pas que la critique d'artiste est aussi, ou devient facilement, une critique d'atelier, ou de chapelle, avec toutes les camaraderies, les jalousies, les haines, les histoires d'Institut, de journaux, d'alcôves, tous les champignons qui poussent sous la table et sur la plume de l'homme de lettres. Les Goncourt ont donné dans Y Art au XVIII e siècle un des chefs- d'œuvre de la critique d'artiste (au contraire des Maîtres d'Au- trefois, autre chef-d'œuvre où Fromentin, malgré son métier, est beaucoup plus professeur que peintre). Et le Journal des Goncourt, même dans sa mutilation actuelle, est évidemment la plus foisonnante collection de copeaux, de ragots et d'humeurs d'atelier qui existent en littérature, le plus comique témoi- gnage, aussi, (mettez en face le pugnace Brunetière, songez aussi àXisard et Victor Hugo) de l'antagonisme entre la criti- que des artistes et la critique des professeurs, de la lutte entre les chantres et les chanoines du Lutrin littéraire. Je cueille ceci dans le premier volume du Journal : « Un éreintement du nommé Baudrillart, dans les Débats. Le parti des universitaires, des académiques, des faiseurs d'éloges des morts, des critiques, des non-producteurs d'idées, des non-imaginatifs, choyé, fes- tové, gobergé, pensionné, logé, chamarré, galonné, crachoté et truffé, et empiffré par le règne de Louis-Philippe, et toujours faisant leur chemin par l'éreintement des intelligences contem-
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poraines, n'a donné, Dieu merci, à la France ni un homme, ni un livre, ni même un dévouement. » Dieu merci vaut son pesant d'or.
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��Il est naturel que nous n'arrivions qu'en dernier lieu à la cri- tique professionnelle, car, si elle n'est pas la moins considérable des trois, si elle en constitue même le Tiers-Etat, qui cherche à être tout, à la grande fureur de MM. de Goncourt, on ne saurait nier qu'elle soit venue la dernière. Elle correspond à l'âge des professeurs. Elle a été créée par des professeurs. En France le Discours sur l'histoire universelle et VEssai sur les Mœurs n'avaient été accompagnés, au xvn e et au xvin e siècle, d'aucun « discours » sur l'histoire littéraire. La première œuvre de ce genre, celle qui a presque fondé la critique professionnelle, ce fut le cours professé par La Harpe et publié sous le nom de Lycée. L'œuvre de La Harpe a été continuée sous la Restau- ration parles cours éloquents de Villemain, dont on ne saurait séparer les deux autres cours non moins éloquents de Guizot et de Cousin. Et, depuis, la critique professionnelle est restée à peu près réservée aux professeurs. Sainte-Beuve est à peine une exception. Son Port- Royal, son Chateaubriand, son Virgile, sont sortis de cours publics, et quand il entra tardivement au Cob lège de France, le seul scandale était qu'il n'y figurât pas depuis longtemps.
Cette critique professionnelle demeure une des parties les plus solides et les plus respectables de notre littérature au xix e siècle. Elle a retourné et labouré en tous sens le champ de nos xvi e , xvn e et xvin e siècles. La critique spontanée représente le côté de ceux qui parlent et qui jugent ; la critique d'artiste le camp de ceux qui créent et qui rayonnent ; la critique des pro- fesseurs est une critique faite par des hommes qui lisent, qui savent et qui ordonnent : ce n'est pas tout, mais c'est beaucoup.
Des hommes qui lisent. Le poète parle de ce qu'il a senti, le vo)'ageur de ce qu'il a vu, le professeur parle généralement de ce qu'il a lu. Le monde des lectures devient vite pour lui le monde réel, ce qui ne va pas toujours sans une certaine naïveté à la don Quichotte, mais ce qui fournit au moins à la critique
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une base solide, et de la nourriture à mâcher. Seulement le professeur aussi est menacé de rouler sur une pente glissante. La critique des salons se fait volontiers une opinion en écoutant parler ceux qui ont lu le livre du jour, beaucoup plus qu'en le lisant. 11 arrive de même que les critiques professionnels lisent, de préférence aux auteurs, les lecteurs qui ont lu les auteurs et qui en ont écrit. De là des traditions d'idées toutes faites. Un paysan apporta, un jour de marché, un lièvre au hodja de Konia, et le hodja l'invita à dîner. Au marché suivant, des gens vinrent le voir et lui dirent : Nous sommes les parents de l'homme qui t'a apporté un lièvre. Le hodja les invita encore. La semaine suivante, nouvelle visite : Nous sommes les parents des parents de l'homme qui t'a apporté un lièvre... Finalement le hodja convia ses visiteurs à un repas où l'on ne servit que des bols d'eau chaude. — Qu'est-ce que c'est que cela ? — C'est la sauce delà sauce de la sauce du lièvre... M. Vandérem a trouvé que certains manuels ressemblaient trop à cette sauce-là, tout au moins en ce qui concerne le xix e siècle. Et l'opinion ne lui a pas donné tort. Mais ce qui me paraît intéressant c'est de voir comment de ce lièvre à la royale qu'est par exemple le Port- Royal de Sainte-Beuve, la critique passe à la sauce de la sauce de la sauce qu'est tel manuel. Comment s'est formé dans l'Uni- versité le Corpus de jugements qu'on répète et qu'on délave ? C'est peut-être la rançon d'une qualité et le revers d'une médaille.
Les professionnels de la critique universitaire sont des gens instruits dans la connaissance des littératures passées. Pourquoi les historiens ne font-ils que de médiocres politiques ? La mémoire pourtant a pour rôle d'éclairer l'action présente. Oui, mais à condition qu'elle tende à l'action présente, qu'elle ne soit pas cultivée et aimée pour elle-même, qu'elle s'incorpore au sens du présent qui fait l'homme d'action et non au sens du passé qui fait l'historien. La division du travail qui crée l'étoffe et le ressort de la société humaine doit jouer ici. Division du travail qu'on retrouve en critique. Aucune période critique n'a été plus brillante que le xix e siècle français. Tous les écrivains qui ont marqué dans la critique professionnelle depuis La Harpe jusqu'à Lemaître et Faguet (pour ne rien dire des vivants), ont dû, par une nécessité sans doute inhérente au genre lui-même,
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demeurer en retard d'au moins une génération. Ils ont dû vivre en état de lutte contre ce qu'il y avait de nouveau et de vraiment progressif dans la littérature de leur temps. L'exemple de Sainte-Beuve est caractéristique, nous permet d'appliquer la méthode des variations concomitantes. Lui, le mieux doué et le plus grand de tous, il n'a pu porter le poids des deux tâches, éclairer à la fois le présent et le passé. Le Sainte-Beuve inter- prète de la littérature contemporaine et le Sainte-Beuve inter- prète de la littérature classique n'ont pu coexister. Ils se sont succédé, le second pour fleurir dut à peu près supprimer l'autre, et le critique en est arrivé à couper à peu près les ponts qui le réunissaient à la littérature de son temps. Jusqu'en 1870 la critique professionnelle a vécu contre le romantisme, elle a vécu ensuite contre le naturalisme. Le romantisme à Villemain et à Taine (celui-ci pourtant si romantique !), le naturalisme à Brunetière, le symbolisme à Lemaitre, ne paraissent que des maladies, et ils respirent leur flacon de sels en passant dans ces zones dangereuses. Certes Lemaitre a écrit son principal ouvrage de critique sur les Contemporains, mais notez que ces contemporains sont généralement ses aînés, ceux de la généra- tion précédente, comme les personnages des Essais de psycho- logie contemporaine de M. Bourget. La vraie critique des contem- porains n'est pas faite par les critiques professionnels, mais par ceux qui gravitent dans l'orbe de la critique parlée. De là les malentendus, les injures, les premiers appelant les seconds ignorants et snobs, les seconds traitant les premiers de cuistres, ou, comme disent les Goncourt, de « faiseurs d'éloges de morts», de déserteurs de leur devoir, qui est de cornaquer les vivants.
Celle des tâches de la critique professionnelle où elle réussit le mieux, où seule elle est capable de réussir, c'est la fonction d'enchaîner, d'ordonner, de présenter une littérature, un genre, une époque à l'état de suite, de tableau, d'être organique et vivant. Posséder son xvi e , son xvn e , son xvm e , bientôt son xix e siècle, à la fois comme un historien possède le temps et un romancier les personnages qu'il fait vivre, mettre de la logique et du « discours » dans le hasard littéraire, voilà la carrière et l'honneur delà critique professionnelle, telle qu'elle a progressé pendant tout le xix e siècle français. Jules Lemaitre écrivait de Brunetière : « M. Brunetière est incapable, ce semble, de con-
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sidérer mie œuvre, quelle qu'elle soit, grande ou petite, sinon dans ses rapports avec un groupe d'autres œuvres, dont la rela- tion avec d'autres groupes, à travers le temps et l'espace, lui apparaît immédiatement, et ainsi de suite... Tandis qu'il lit un livre, il pense, pourrait-on dire, à tous les livres qui ont été écrits depuis le commencement du monde. Il ne touche rien qu'il ne le classe, et pour l'éternité. » C'est là, indiquée sur un ton un peu ironique, l'hyperbole d'une qualité inhérente à toute critique professionnelle, c'est-à-dire à la critique qui vit dans le passé, qui s'assimile une histoire — qui sait. Même Lemaitre, revendiquant contre cette critique les droits de la critique impressionniste qui ne cherche qu'à jouir, est obligé d'écrire : « Lire un livre pour en jouir, ce n'est pas le lire pour oublier le reste, mais c'est laisser ce reste s'ordonner librement en nous, au hasard charmant de la mémoire ; ce n'est pas couper une œuvre de ses rapports avec le demeurant de la production humaine, mais c'est accueillir avec bienveillance tous ces rap- ports ». Ici détendue et là-bas tendue, il s'agit bien, en somme, delà même critique, celle qui voit les œuvres sous l'aspect de la société qu'elles forment avec d'autres œuvres : la seule diffé- rence est que pour l'un cette société s'appelle Athènes, et pour l'autre Lacédémone.
Tout en estimant que le moment est venu d'incorporer avec moins de préjugés anciens le xix e siècle et même le xx e dans nos manuels d'histoire littéraire et d'aérer un peu ces recueils de jugements, gardons-nous d'abord d'attacher une importance exagérée à des manuels, et ensuite de leur demander des qua- lités qui ne sont pas compatibles avec une certaine division de travail. Les trois critiques comportent des registres différents, et le goût, en passant de l'une à l'autre, change, sinon de nature, du moins de forme. L'échange de polémiques, voire d'injures, entre leurs représentants n'est peut-être, bien souvent, qu'une preuve de leur santé à toutes trois.
ALBERT THIBAUDET
�� � NOTES
��LITTÉRATURE GÉNÉRALE
FERNAND VANDÉREM ET LES MANUELS D'HIS- TOIRE LITTÉRAIRE.
Comme une parenthèse dans la série des chroniques qu'il donne régulièrement à la Revue de France et qui forment la subs- tance de ses volumes intitulés Le Miroir des Lettres (déjà signalés aux lecteurs de la N. R. F.), Fernand Vandérem a publié une série d'articles dans lesquels il fait avec beaucoup d'esprit le procès des manuels d'histoire littéraire actuellement répandus dans le commerce et mis entre les mains des élèves de nos Enseignements primaire, secondaire et supérieur. 11 leur reproche, avec raison, de faire le silence sur un grand nombre d'écrivains importants du xix e siècle et des dix premières années du xx e , et de donner de beaucoup d'autres une idée incomplète ou erronée, il conclut en disant que tous ces manuels (sauf un seul, le moins connu de tous et le moins répandu) sont périmés, inutiles et même nuisibles, et qu'ils doivent être, ou bien entièrement refondus ou bien retirés de la circulation. A la suite de ces articles, qui ont eu le retentis- sement qu'ils méritaient, une pétition adressée aux membres du Conseil Supérieur de l'Instruction Publique a été organisée par le journal V Intransigeant.
L'argumentation du réquisitoire de F. Vandérem est très intéressante et doit retenir notre attention. Il a découvert et il démontre que ces mauvais manuels procèdent tous de ceux de Faguet et de Brunetière, qu'ils ne font guère que reproduire : passant sous silence les écrivains que ces deux auteurs ont négligés, et donnant une idée insuffisante ou fausse des écri- vains qu'ils ont « condamnés » soit au nom de leurs principes
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esthétiques, soit au nom de leur goût personnel. Dans l'un et l'autre cas, ces omissions arbitraires et ces erreurs grossières fournissent à F. Vandérem une riche matière comique dant il a su très bien tirer parti pour l'amusement des lecteurs : à la fin de chacun de ses paragraphes on rit ou on applaudit.
En même temps, dans un autre département de la même revue, j'abordais, à propos des Lettres Anglaises, un sujet voisin de celui que traitait F. Vandérem : l'érudition et l'his- toire littéraire. Je tâchais de bien souligner la différence qu'il y a entre l'Histoire Littéraire, qui est une Science, une branche de la Science Historique, et la Critique Littéraire, qui exige d'autres dons, et comporte une part de création poétique, en sorte que c'est à la Littérature, à l'Art, qu'elle se rattache. Je disais que. pour l'historien de la Littérature, il ne doit pas y avoir de « beaux » livres, mais seulement des livres importants, et que la méthode historique s'opposait à ce qu'on pût écrire l'histoire des événements littéraires contemporains ou très rap- prochés de nous, pour la raison évidente qu'ils ne sont pas encore entrés dans l'Histoire, et que leur importance (qui est faite surtout, ou presque uniquement, de l'influence qu'ils ont eue) n'est pas déterminable. Par conséquent, l'homme qui traite de la littérature contemporaine doit abandonner la méthode historique, la Science, et faire de la Critique, c'est-à-dire de la Littérature. C'était là que ma digression rejoignait l'étude de F. Vandérem sur les manuels d'histoire littéraire.
Eh bien, je vois surtout, en Faguet et en Brunetière, deux hommes qui ont confondu la méthode historique et la critique, la Science et la Littérature. Faguet l'a fait sans préméditation. La classification par genres et par écoles a paru suffisamment méthodique à son esprit qui n'était pas scientifique ; et, d'autre part, comme il était, — il faut le dire, (j'ai suivi ses cours de la Sorbonne autrefois et je dois cet hommage sincère à sa mémoire) — un grand lettré, un homme pourvu d'une vaste culture classique, et qu'il avait assez de goût pour aimer les classiques français qu'il avait longuement pratiqués, il a cru que cela suffisait à faire de lui un critique, comme d'autres se croient poètes, comme lui-même, très secrètement, en cachette et sous son pupitre, se croyait poète. Qu'on ajoute à cette agréable illusion la confiance en soi, l'assurance, et le ton dog-
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matique que donne à la longue, et si on n'y prend garde, l'habi- tude d'enseigner, — et voilà Faguet et le manuel de Faguet.
Le cas de Brunetière est un peu différent, et surtout plus complexe. Mais il a été si bien décrit par Benedetto Croce que je ne résiste pas au désir de citer et de résumer ici ce que dit de lui l'illustre philosophe napolitain, disciple de Francesco De Sanctis :
... La distinction des genres se promène encore dans les livres d'Enseignement littéraire, écrits par des philologues et des lettrés, dans les ouvrages scolaires d'Italie, de France, d'Allemagne ; et des psychologues et des philosophes continuent à écrire sur l'esthétique du tragique, du comique, etc.. L'objectivité des genres littéraires a été franchement soutenue par Ferdinand Brunetière, qui considère l'His- toire Littéraire comme l'évolution des genres, et donne une forme aiguë à un préjugé qui, pas toujours exposé avec une telle franchise ni appliqué avec autant de rigueur, infecte les histoires littéraires d'aujour- d'hui...
Croce, continuant, voit dans Y Honoré de Bal\ac de F. Brune- tière un exemple typique de cette erreur. Il y est sans cesse question du « Roman » comme d'un « genre » ayant des « lois ». Tantôt le Roman est un personnage auquel il arrive des aven- tures, tantôt c'est un jardin qu'on cultive, ou un fruit qui atteint sa maturité, ou encore un instrument qu'on « porte à son point de perfection ». Il a une méthode; des lois. On ne comprend pas toujours ce que Brunetière veut dire par ce mot : tantôt il paraît penser que ce sont les lois du développement, ou de ce qu'il appelle l'évolution, du « genre Roman », tantôt on dirait qu'il donne des lois selon lesquelles « le Roman » doit être écrit. (Plusieurs fois on lit : « Le Roman doit... ») De cette erreur initiale découle toute la fausseté du livre. Il n'y est pas question de Balzac, homme ou œuvre. Ce sont de vaines et vagues dissertations sur des aspects extérieurs de quelques groupes des romans de Balzac. Il n'y pénètre jamais. Las de cette promenade en rond autour du monument, il se met à dis- serter, à propos de Balzac, sur la valeur morale du Roman, etc. Il se félicite d'éviter les comparaisons avec les contempo- rains (comme on les trouve chez Sainte-Beuve et à sa suite), mais il y retombe à son insu en faisant ses comparaisons dans le temps : avant Balzac, après Balzac. Le Roman, chauve avant
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la découverte de la Lotion Balzac, est devenu très chevelu après : « s'est enrichi ». Le cas de F. Brunetière n'est pas sans ressemblance avec celui d'Emile Zola. Ce que Zola fut comme romancier. Brunetière l'a été comme critique. Tous deux se sont crus scientifiques et modernes de la même manière. Il y a chez Brunetière la même pauvre ruse que chez Zola : le placage d'une grossière doctrine scientifique sur de vieux préjugés de collège. Mais, d'autre part, il y a chez Brunetière une grande bonne volonté, une application honnête de ses principes faux, de la naïveté et de l'entêtement. Zola a quelquefois réussi à exprimer, Brunetière n'a jamais réussi à critiquer. Où, chez Brunetière, la sottise devient, sous la naïveté, palpable, c'est quand il se demande si Don Quichotte est un roman. (Cela aussi est dans Honoré de Balzac, qui est d'après 1900). Il a pu entre- voir, çà et là, des lueurs de vérité. Mais la fausseté de sa doctrine domine toute son œuvre, l'écrase, l'anéantit, la nullifie. Il serait intéressant d'en sauver le bon : quelques heureuses ren- contres qui ont échappé à la vigilance de son dogmatisme.
Voilà quel jugement le plus illustre représentant de l'Esthé- tique moderne porte sur F. Brunetière, et on peut voir, dans le réquisitoire de F. Vandérem, le développement de toutes les conséquences de l'erreur initiale de l'auteur de Honoré de Bal\ac. Le passage de Benedetto Croce que je viens de résumer et l'étude de Vandérem sur les Manuels mettent la situation dans tout son jour, et il n'y a rien à ajouter au jugement porté par le philosophe italien et le critique français. Il n'y a qu'à souhai- ter la disparition rapide des mauvais manuels qui, au lieu de faciliter aux étudiants la connaissance de notre littérature, leur en ferment les avenues.
Mais je suis sûr que tous les hommes qui, comme moi, ont souffert, autrefois, de cette incompréhension systématique et dogmatique des manuels et de leurs auteurs ; qui ont vu, ne serait-ce que pendant une courte période, quelques-uns de leurs plus chers amis, élèves de « cagne » ou de la rue d'Ulm, subir l'ascendant de ces maîtres ignorants, et déclarer nette- ment, par exemple, que Rimbaud ou Laforgue étaient des « gosses » sans importance, ou prononcer le fameux a Nous n'écrivons pas », d'un ton qui signifiait que la Littérature avait fait son temps (comme la Religion) et qu'un pareil désordre
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de l'esprit n'était plus tolérable ni même possible en un âge aussi éclairé que le nôtre ; tous ceux qui, malgré un hausse- ment d'épaules et « Ils ne savent pas ce que c'est que la Littéra- ture », n'arrivaient pas à se débarrasser de cet incube qui, prenant la voix de Laforgue, leur soufflait : a Pauvre, as-tu fini tes écritures ? » (nous étions si jeunes et on nous décourageait tant) — tous ceux-là seront reconnaissants à F. Vandérem du coup de balai qu'il a donné, et d'une main si ferme.
Il n'y a qu'un point de l'argumentation de Vandérem sur lequel je ne suis pas de son avis, mais cela n'a rien à voir avec la question des manuels. C'est lorsque, indigné de voir ses pédants donner dix pages à M me de Staël pour une qu'ils accordent à Stendhal, il rabaisse indûment le mérite de M me de Staël. Oh, je ne suis pas un grand admirateur de M me de Staël ! Pas même son lecteur consciencieux : j'ai, autrefois, très vague- ment feuilleté Delphine et De iï Allemagne, et il n'y a pas plus de six ans que je me suis décidé à lire (c'est si long !) Corinne. Mais quand je l'ai lu, j'ai été surpris de lui voir tant de qualités. Une foule de remarques très fines sur ce qu'on appelait alors oc le cœur humain » ; un grand talent à peindre des coins de paysage (une gondole attendant, immobile, dans la nuit) et à saisir des traits d'époque ; et puis ces « portraits si plaisamment caractéristiques des différentes nations » (les contrastes entre ses Anglais, ses Français et ses Italiens, si vrais encore aujour- d'hui), et puis aussi une admirable et dramatique histoire insérée dans la grande histoire, — un peu lente et molle, — du livre. Replaçant tout ça dans son temps, c'est-à-dire avant Sten- dhal, on y voit le génie moraliste des grands Français du xvn e et du xvm e siècle sortant des frontières nationales, regardant en dehors, projetant son rayon pour la première fois sur des étrangers (oh, si La Bruyère !...) et mettant toute l'Europe dans son champ d'observation, — une autre conquête, et moins éphémère, que celles de Napoléon ! Avouons que tout cela vaut bien au moins quatre pages de manuel, si Stendhal doit en avoir douze. valery larbaui>
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LETTRES DU LIEUTENANT DE VAISSEAU DUPOUEY. Préface d'André Gide. (Éditions de la Nouvelle Revue Française).
« Fallait-il donc la guerre pour me le présenter tel qu'il était vraiment ? Fallait-il la guerre pour le révéler à lui-même, pour réveiller en lui les plus belles vertus sommeillantes ? Il était mon ami depuis quinze ans et je ne le connaissais point... » Ainsi parle André Gide du lieutenant de vaisseau Dupouey dans son émouvante préface. A dire vrai, ce n'est pas la guerre qui illumina Dupouey et son retour à Dieu coïncida avec son mariage. Mais la guerre exalta ce qui était acquis ; elle plaça sur son vrai terrain, dans les conditions les plus favorables, cet homme à l'âme ardente, fière, active, qui avait été curieux de tout, en qui s'était approfondi « ce vide espace, que seule, nous dit André Gide, la Présence eucharistique pourra remplir ». Sur le terrain de l'absolu, dans l'acceptation du dernier sacri- fice, aux portes de la mort, Dupouev est vraiment Dupouey, j'entends délivré de lui-même, selon l'admirable mot de Claudel. 11 réalise, par cette délivrance, par sa conformité à Notre Seigneur Jésus-Christ, son ancien rêve d'individualiste. Ce n'est pas là un paradoxe. « Qui veut sauver son âme (ou sa vie) la perdra. » Qui veut sauver, pour lui faire un sort, la petite singularité qui semble particulière à son individu, ne saurait réussir qu'à anéantir tout le reste, c'est-à-dire tout l'in- dividu. Sur cette phrase de l'Evangile on bâtirait non pas seu- lement une éthique, mais une esthétique — et cette esthétique chrétienne coïnciderait exactement avec l'esthétique classique. Dupoue)' sait, étant chrétien, que si le mal égalise, banalise, confond l'homme avec le troupeau, le bien, conforme à Dieu, répand sur la créature, au contraire, cette harmonieuse diversité qui est la marque de la création. — On ne résume pas ce volume de Lettres. Elles sont tendres et violentes ; elles respirent cette sérénité miséricordieuse et implacable, qui refuse de composer avec l'erreur, avec le mal mais qui propose à tous les hommes le trésor gratuit delà charité de Dieu. Leçon d'abandon à la Pro- vidence, leçon d'obéissance et de fidélité. La mort, demain peut-être, frappera le foyer de paix où la femme et le jeune enfant attendent le retour du père. Ce ne sera qu'une apparence.
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Par la vertu du sacrement ce foyer est indestructible. Chaque lettre évoque l'éternelle douceur de la « villa Clémence » où flotte l'étendard bénédictin. On s'y aime en Dieu ; on s'y aimera pour la vie. Celui qui a reçu la grâce et qui l'a bien reçue, n'a rien à craindre des artisans d'iniquité. « La vie de bien des hommes, écrit le lieutenant de vaisseau Dupouey, n'est le plus souvent qu'une longue et laborieuse victoire contre la grâce, sous prétexte de distinction, de culture, de sens artistique, de largeur d'idées, d'esprit de famille, de respect de l'opinion publique et autres idoles, sauterelles aux cheveux de femme comme celles de l'Apocalypse, qui ont bientôt fait de tondre ras l'humble gazon de notre foi. » Il les a une fois pour toutes exorcisées, il a « laissé ses bottes dans le marécage esthétique » et marche pieds nus au combat. La veille de sa mort il ne voit en lui et autour de lui « que des motifs de joie » et en cela, pas trace de fausse exaltation ; il peut mourir, il a atteint l'état de suprême équilibre. — Ce beau livre de guerre etd'amour conjugal que je ne pourrai jamais louer autant que la gratitude l'exige, donne la clef de la mystérieuse aventure que j'ai contée naguère dans le Témoignage d'un converti l . C'est avant tout un livre de spiritualité. Il est digne d'être placé à côté de la Vie du Père de Foucault et celle-ci est un chef-d'œuvre. Notons là un signe des temps. On ignore peut-être, même chez les fidèles, le mouve- ment de vie surnaturelle qui travaille en son fond l'Eglise, peuple et renouvelle les cloîtres, gagne les laïcs. Il est analogue sur plus d'un point à celui qui donna au xvn e siècle cette pha- lange de saints et de docteurs qui demeurent l'honneur de l'Eglise de France — et quelques-uns de la littérature française.
HENRI GHÉON
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��ROMAIN ROLLAND, par Jean Bonnerot. — LAURENT TAILHADE, par Fernand Kolney. — PAUL FORT, par Georges-Armand Masson. — HENRY BATAILLE, par Paul Blanchart. — L'INCROYABLE EINSTEIN, par F. Jean-Destbieux (Editions du Carnet Critique).
Le Carnet Critique a entrepris de publier une série de mono-
i . Éditions de la Nouvelle Revue Française, i vol.
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graphies des « Célébrités d'aujourd'hui » et des « Célébrités d'hier ».
Ecrites d'ordinaire par des amis ou des admirateurs de l'ar- tiste étudié, documentées par lui, ces monographies pourront ■être certainement d'un grand secours à l'historien littéraire de l'avenir. Leur valeur critique risque naturellement d'être beau- coup plus sujette à caution. Mais la critique fût-elle de pre- mier ordre, ces monographies relèvent d'un genre hybride dont Valéry Larbaud, dans un article de la Revue de France (15 sep- tembre) ajustement montré les dangers. L'histoire littéraire est une chose, la critique en est une autre. L'histoire littéraire apporte « à pied d'oeuvre » au critique « les matériaux dont il a besoin » et fait mieux connaître aux lecteurs « l'histoire des livres » qu'ils aiment. Il ne faut pas que l'historien littéraire sorte de son «domaine scientifique» pour faire « des incursions dans le domaine littéraire et plus précisément dans le domaine de la critique littéraire ».
Ces dangers si justement signalés par Larbaud pourraient cependant être évités si ces monographies comprenaient une part d'histoire littéraire, qu'il n'y a pas d'inconvénient à appeler biographie, à condition qu'elle soit une histoire non seulement de la vie, mais encore de chaque œuvre et, nettement séparée de la première, une part de critique non plus historique et scientifique, mais esthétique. C'est là tout ce que peut raisonna- blement espérer la monographie d'un contemporain. Elle ne peut songer, faute de recul, à situer son homme. C'est l'affaire de la postérité.
Des monographies que j'ai sous les yeux (il en existe d'autres dans la même collection : Barbusse, Saint-Georges de Bouhélier et la comtesse de Noailles), la seule qui réponde au programme qui vient d'être tracé est celle de Laurent Tailhade, par son beau- frère Fernand Kolney. La partie historique semble complète et à peu près définitive ; elle s'appuie sur une vive sympathie pour Tailhade et une longue intimité avec lui. La partie critique, stricte et dégagée de toute sympathie personnelle, est aussi judi- cieuse que possible. Tous les lettrés se rallieront à ses conclu- sions. Cette monographie est le modèle à suivre.
Le Romain Rolland de Jean Bonnerot est un document d'his- oire littéraire de tout premier ordre. C'est une biographie de
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l'homme et de l'œuvre conduite d'un seul tenant, exposant les conditions dans lesquelles chaque livre est né, l'analysant, indi- quant l'accueil qu'il reçut. Cette biographie au sens le plus large n'est suivie d'aucune « étude générale » et bien que cette étude tut annoncée, on ne serait pas tenté de la regretter, si M. Bonnerot n'avait introduit dans sa biographie des considéra- tions qui n'v sont pas à leur place (invasion du domaine scienti- fique par la littérature) et qui auraient fort bien pris place dans une étude critique générale.
Quant au Paul Fort de G. -A. Masson et à l'Henry Bataille de Paul Blanchart, ils ne contiennent qu'une « étude générale ». La biographie manque (et c'est surtout regrettable pour Paul Fort, directeur du Théâtre d'Art, puis de Verset Prose). Ce sont deux très longs articles de revue, ce ne sont pas des monogra- phies '. 11 y a des pages charmantes et spirituelles dans le Paul Fort, plus de gaucherie et d'inexpérience dans l'Henry Bataille.
Il faut souhaiter que les prochains volumes de la collection du Carnet Critique soient aussi excellents que le Tailhade ou tout au moins aussi substantiels que le Romain Rolland.
Dans le même format et sous même couverture, M. Jean Desthieux publie une étude sur l'Incroyable Einstein bien som- maire ; c'est de la vulgarisation de seconde main. Quelques pages plus personnelles sur le relativisme de Leibniz et quel- ques conjectures sur l'attitude de Bergson, que la publication de Durée et Simultanéité a démenties. benjamin crémieux
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��UN BOURGEOIS DILETTANTE A L'ÉPOQUE ROMANTIQUE : EMILE DESCHAMPS, par Henri
Girard (Champion).
Le livre extrêmement copieux, et d'une information vrai- ment exhaustive, que M. Henri Girard consacre à un poète à peu près oublié, n'est pas un essai de réhabilitation, qui tom-
i. Même remarque pour les monographies de Mistral. Bourget, comtesse de Noailles reçues depuis la rédaction de cette note. L'étude sur Bourget se limite même à l'examen de trois livres représentatifs, dit-on, de toute l'œuvre !
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berait assez mal. C'est une contribution, fort intéressante et fort utile, à l'histoire du romantisme français. Il serait à sou- haiter que le mouvement romantique devînt de moins en moins un sujet de dispute et de plus en plus un sujet d'his- toire. Cela accorderait ses amis et ses ennemis, ses amis parce que ce serait une manière de le mieux connaître, ses ennemis parce que cela serait une façon de le classer, de l'enterrer, de le ramener à une matière d'érudition objective. Des caractères un peu effacés, dociles, passifs, comme celui de Deschamps, nous mettent dans le courant d'une époque, permettent d'en décrire sinon la région éthérée, du moins l'atmosphère infé- rieure. Emile Deschamps fut un employé de ministère qui vécut quatre-vingts ans, eut une vie fort simple, fit ce qu'on pouvait attendre en son temps d'un homme qui produisait honorablement de la littérature, se créa une petite spécialité en mettant en vers français de pâles traductions en prose d'au- teurs étrangers. On en conclut un peu ambitieusement qu'il nous avait fait connaître les poètes de l'Espagne, de l'Angle- terre, de l'Allemagne. Mais lui-même ne conclut rien de tel, car c'était un homme fort lucide, intelligent, de beaucoup d'esprit et de goût. Et M. Henri Girard le conclut encore moins. Il nous montre fort bien ce qu'on entendait vers 1830 par les influences étrangères, la faible mesure dans laquelle elles se sont mêlées au courant indigène du romantisme fran- çais. Son livre est le second qui paraisse dans la Bibliothèque de littérature comparée, dirigée par MM. Baldensperger et Hazard, et c'est bien à un problème de littérature comparée (je serais presque tenté d'employer le mot d'inter-littérature) qu'il apporte une contribution.
��ALBERT THIBAUDET
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��BIEN MANGER POUR BIEN VIVRE, essai de gastro- nomie pratique, par Edouard de Pomiane (Albin Michel).
Ce n'est pas un hasard si le mot de goût est commun aux jugements que provoquent l'art de la littérature et l'art de la cuisine. Les Goncourt comparent Taine à un chien de chasse qui pratique admirablement son métier, mais qui n'a pas de nez. C'est évidemment injuste. Mais les livres et les choses de la
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cuisine nous font sinon comprendre, sinon goûter, du moins flairer avec plus de subtilité certains recoins du plaisir littéraire ou artistique. Un essai de gastronomie théorique comme celui de M. Pomiane donne la main à d'autres théories, en fait mieux saisir les racines vivantes. Au temps où Valéry examinait les Méthodes au Mercure de France, j'imagine qu'il eût consacré un article à ce livre si bien écrit et si bien pensé ; je le rêve écri- vant un dialogue dans ses marges. D'autres feront sur lui, à loisir, des rêves plus matériels, et aussi plus réalisables...
ALBERT THIBAUDET
LE ROMAN
LE CAMARADE INFIDÈLE, par Jean Schlumberger (Editions de la Nouvelle Revue Française).
Parler d'un roman à l'endroit où d'abord il parut dispense d'en résumer « l'histoire », — entreprise non moins vaine pour être si malaisée et qui, conduite à terme, me laisse toujours déçu. Succédant à Un Homme Heureux — récit qui a rallié bien des cœurs et pris tranquillement sa place — , Le Camarade Infidèle montre la maîtrise de Schlumberger en un genre tout différent et que l'on a le droit d'appeler nouveau dans la mesure où la faculté de mise au point de l'auteur obtient ici la conjonc- tion d'éléments fort disparates. J'ai employé au début le mot de roman, — pour simplifier; mais ce n'est pas qu'en l'occurrence il me satisfasse : mot si large, si lâche qu'il entraîne souvent ambiguïté, et déjà je vois poindre le moment où, soucieux de distinguer, le critique dans certains cas refusera de s'en couvrir. Henry James revient à plusieurs reprises dans ses préfaces sur l'alternative qui s'ouvre devant l'artiste lorsqu'il s'engage à représenter les êtres et les choses : il nous le dépeint oscillant sans cesse entre le « tableau » et le «drame», sans cesse à la recherche d'un compromis entre les deux termes, conscient que pour chaque sujet il n'existe qu'un seul compromis viable ; et plus Henry James avançait dans la connaissance et dans la pratique de son art, plus il se répétait à lui-même : « dramati- sons, dramatisons ! » Or la forme du Camarade Infidèle est une forme où le « drame » domine, et où la part faite au « tableau » se ramène presque à ces indications scéniques telles que les trans-
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forma Bernard Shaw, telles aussi que nous les retrouvons dans Jean Barois. Mais l'art de Scblumberger justement a su établir la liaison, ménager partout les passages. Dans le Jean Barois de Martin du Gard ces indications trahissent encore la gaucherie d'une probité trop juvénile, et je ne serais pas surpris qu'elles constituassent une des raisons en vertu desquelles le flair soup- çonneux de Martin du Gard s'est détourné de cette voie pour regagner avec les Thibault la grande route du roman dont je parlais ici naguère à propos de YEpithalame. Dans Le Camarade Infidèle le « chant » est confié à la « partie haute » — que repré- sente le dialogue ; la basse ne sert que d'accompagnement, et la réussite technique du livre n'est pas sans analogie avec l'exé- cution impeccable (je reconnais qu'elles sont rares) d'une parti- tion jouée à quatre mains au piano. Le dialogue est ici l'agent dramatique essentiel, et puisque nous ne sommes point au théâtre, le constater n'est pas qu'un truisme. Constructeur à tout moment des caractères, le dialogue se substitue à l'analyse mais pour faire son travail ; — et en même temps il rend sans cesse une sonorité de réplique. Au danger inhérent à la réplique Schlumberger a su parer en alliant à je ne sais quelle dignité touchée de hauteur dans l'accent une rudesse, des à-coups, et comme une brusquerie dans le vocabulaire. Les mots sortent boudeurs, ainsi qu'il advient chez ceux qui ont à la fois envie et pas envie de parler. 11 y a une stylisation certaine des propos, mais si adroitement compensée par la dépréciation du langage que toutes les répliques, portent, blessent juste au point visé sans que jamais cependant le cliquetis des armes — péril majeur de la réplique ■ — confisque l'attention : il n'est perçu qu'autant qu'il faut pour dénoncer le choc des sensibilités. D'où cette atmos- phère si spéciale — tendue, acre, salubre, — comme d'une tragédie continûment en révolte contre son tragique même : un cornélianisme d'abord voulu ; puis à moitié accepté, à moitié subi ; et qui finit par mettre son courage à se dépriser.
Une démobilisation sentimentale, — connexe de cette démo- bilisation intellectuelle dont nous entretenait Thibaudet, mais pour certains combien plus malaisée encore à obtenir de soi, — tel est le vrai sujet du Camarade Injidèle : il semble qu a travers un dédale de « boyaux » nous assistions à la marche laborieuse des personnages pour, du cornélianisme, rejoindre la sincérité
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sans plus des sentiments ; et une des beautés du livre réside dans le sens aigu chez les personnages eux-mêmes des abandons, des reniements, des ingratitudes que ce retour comporte, et auxquels cependant c'est la sincérité même qui nous invite. Voilà les dessous — d'importance et de valeur si générales — qui font du Camarade Infidèle, un des livres les plus directement issus de la guerre, et d'autant plus directement peut-être que le rôle de la guerre s'y réduit à celui d'une ombre portée. Partout v est sen- sible l'inévitable déchirement du combattant en face de l'attitude que lui commande l'après-guerre. Après comme avant, la sincé- rité s'affirme l'intacte et exigeante déesse ; mais l'honneur de Schlumberger c'est de ne jamais fermer les yeux sur ce que l'on peut avoir à perdre en remettant le cornélianisme au fourreau. Nulle part la coupure si choquante qui se produisit dès l'armis- tice n'a mieux été marquée qu'en ce passage :
... Cette torsion qu'où s'est fait subir, on ne la détord pas d'un jour à l'autre. On n'a fait don de soi qu'au prix d'une extrême violence : on ne se reprend pas au premier commandement ; et ce qu'on a eu tant de mal à s'imposer comme inviolable, on ne peut pas le considérer tout à coup comme insignifiant.
Vernois s'aperçoit qu'il fait de l'éloquence, mais, contrairement à ce qu'eût été son mouvement habituel, il ne songe pas à s'en excuser. Sur la joue qu'elle aperçoit de profil, Clymène remarque un pli qui tantôt n'y était pas.
— J'ai vu, dit-elle, l'incompréhension de l'arrière pour les angoisses du front éveiller des sentiments très amers chez quelques blessés dont j'ai suivi la convalescence ; à tel point que la colère et la rancune les aidaient à vaincre la crainte d'un nouveau départ.
Jamais Vernois n'a connu le plaisir de sentir une autre pensée venir si vivement au-devant de la sienne ; il en oublie sa taciturnité.
— Déjà pendant nos permissions, dit-il, nous flairions le malen- tendu ; mais on avait tant d'intérêt à ne pas nous décourager qu'on usait de quelque prudence. C'est seulement une fois tout danger passé qu'on a cyniquement jeté les masques. On pouvait enfin tout dire et tout faire, et rire de ces lieux communs, bien râpés, bien usagés dont on avait tiré un si beau rendement. Dieu sait si le retour nous soulevait d'ivresse, et pourtant ces premiers mois de liberté restent dans notre souvenir parmi les plus sombres, ceux où nous nous sommes posé les questions les plus découragées.
Entre un tel sujet et les moyens de Schlumberger il semble
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qu'il existât une prédestination. Esprit d'une sincérité des plus strictes — mais d'une sincérité toute en redressements plutôt qu'en sinuosités, — son originalité foncière je la vois dans le cons- tant refus qu'il oppose — ferme, délibéré, allant jusqu'à l'entê- tement — à toutes les formes de l'oubli. Il ne s'agit point seulement ici de l'incapacité d'oubli qui est, elle, un don, suscep- tible certes de culture, et qui se mue parfois en une inappré- ciable vertu esthétique, mais qui n'en a pas moins ses origines en deçà de la volonté : à l'incapacité d'oubli se superpose chez Schlumberger une volonté de ne pas oublier qu'il ne cesse de nourrir et qui frappe par son caractère tout positif. L'aspect le plus particulier que cette volonté assume en ses écrits, c'est qu'il semble qu'elle ne se limite pas aux sentiments et aux idées, qu'elle s'étende à tous les visages qui furent une fois regardés bien en face. Le regard parait créer ici une obligation quasi morale, — l'obligation du souvenir, et d'un souvenir qui tend toujours à réduire au minimum la part jouée par les éléments de hasard ; et c'est sans doute le fait que l'auteur sache à quoi chaque regard l'engage qui rend compte de cette impression d'une certaine absence d'ouverture, d'accueil, comme d'une anti-hospi- talité, que laisse presque partout son œuvre. Ecrivant ailleurs sur Un Homme Heureux, je disais que Schlumberger excellait à peindre « un malaise sourd, toujours présent, que le moindre contact exacerbe, rend rétif et crispé» ; aujourd'hui je me demande si ce refus opposé à l'oubli ne nous en fournit pas l'expli- cation véritable. Aux choses et aux êtres les personnages de Schlumberger ne disent jamais oui qu'à la dernière limite, — parce que sur ce oui, une fois prononcé, il n'est pas dans leur nature de pouvoir revenir. Agiraient-ils autrement qu'ils seraient aussitôt submergés, ce à quoi leur apparente froideur — qui est toujours à base de violence — ne saurait aucunement consentir. Leur primat demeure la possession de soi : aussi ne s'éprouvent- ils en sûreté que dans les sentiments bien différenciés, aussi sont-ils pleins de méfiance envers l'amour dont ils reculent autant qu'ils le peuvent l'échéance. « Eh bien, dit Vernois, je pense qu'il existe deux sentiments honnêtes, nettement définis, et qui n'essaient pas de se donner pour ce qu'ils ne sont point, dont l'un est le désir, l'autre l'amitié. Le premier est compris partout, mais l'hypocrisie veut qu'on le déclare grossier. Le
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second jouit de la considération universelle, mais presque per- sonne ne s'y intéresse. Toute l'attention, tout le bavardage, toute la littérature, toute l'éducation sont tournés vers le mélange des deux qui, comme tant de métis, a de la séduction et les vices superposés de ses deux parents. » Sans doute cette sortie est commandée par les caractères et par la situation ; mais, une fois posé le primat de la possession de soi, la vue qu'elle défend se justifie parfaitement ; seulement serait-il très logique ou très fructueux de condamner en fonction de la possession de soi un sentiment dont la grandeur — ainsi que pour certaines formes du génie — gît dans la dépossession de soi qu'il entraîne? En tout cas l'originalité de la vie intérieure des personnages de Schlumberger, c'est d'être faite d'un petit nombre d'éléments, mais qui sont tous comme fichés dans la mémoire, qui ne s'épuisent que très lentement et pour ainsi dire à la place même où ils furent primitivement introduits.
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��Lorsque dans la scène finale Vernois avoue à Madame Heu- land quel fut le tout premier mobile de son intervention, cet aveu — sagement tenu en réserve parce que son rôle est de nous apprendre que la démobilisation sentimentale est désor- mais un fait accompli — en même temps qu'il ferme le cercle, touche un point d'une singulière subtilité.
Je dois vous avouer d'abord un abus de confiance. Avec les effets de votre mari, vous avez reçu toutes celles de vos lettres qui se trou- vaient dans son bagage, toutes, sauf une que voilà.
Au bout de ses doigts, l'enveloppe blanche vacille un peu.
— Il fallait savoir à qui retourner ces lettres : c'est mon excuse pour avoir ouvert celle que je tiens. Je n'en ai guère pour l'avoir lue jusqu'au bout ; j'en ai moins encore pour l'avoir gardée. Et quand je dis que l'intérêt d'Heuland a été le premier mobile de mon intervention, cela n'est pas tout à fait vrai ; le tout premier, c'est cette lettre.
— Je ne comprends pas.
— Une femme dont la tendresse trouvait pour s'exprimer des mots si simples, si touchants, la savoir menacée d'une révélation brutale et s'en tourmenter : c'était peut-être romanesque. Votre prénom l'est bien un peu, et je me souvenais d'une photographie où l'on ne distingue que votre profil... Assurément je ne songeais pas tous les jours à cette
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petite armoire où votre mari cachait sa correspondance, car quel espoir avais-je de me montrer utile ? Mais je ne l'oubliais pas ; et lorsque, cet été, j'ai pu prendre inopinément quinze jours de repos, cette idée m'a con- duit sur votre plage... Il faut vous tigurer l'ignorance où presque tous les hommes sont d'une femme véritable. Cette lettre de vous, que j'avais surprise, représentait pour moi ce que l'amour peut avoir de plus fidèle et déplus charmant.
Peut-être (allant plus loin que le cas strict de Vernois ne le comporte) pourrait-on déceler ici l'embryon d'un phénomène assez général et enregistrer un détour nouveau de l'amour- propre : nous sommes si naturellement égocentristes, il nous paraît si anormal (quoique nous n'en convenions pas) que les autres puissent éprouver et plus encore inspirer des sentiments, que lorsque nous en interceptons l'expression adressée à autrui, nous sommes suffisamment surpris pour qu'une curiosité en naisse, — qui peut à l'occasion devenir irrésistible. Nul dessein arrêté; simplement une pente que l'on suit et au sujet de laquelle, ainsi qu'il advient dans le Camarade Infidèle, on se donne dès le départ les motifs les plus spécieux. Combien, et qui ignorent jusqu'au nom de Schopenhauer, n'en vivent pas moins toute leur vie en fonction de son axiome liminaire : le monde est ma représentation.
Une réserve pour finir, et qui vise le rôle prépondérant et pas assez différencié que l'auteur accorde au petit Antoine. Il me semble qu'avec le goût des difficultés qui le caractérise Schlumberger aurait dû se donner une difficulté de plus en obli- geant son dénouement à ne surgir que des deux protagonistes. Que si l'on me répond que la nature de Vernois avait besoin de ce prétexte pour se découvrir tout à fait, je le veux bien ; mais alors il faudrait que l'enfant apparût nettement, sinon comme un simple prétexte, du moins comme un mobile de second plan ; or le sentiment que Vernois éprouve pour le petit Antoine nous est montré comme plus important que cela ; et je ne dis pas qu'il ne soit pas concevable que Vernois épouse Clymène en partie à cause de lui, mais en ce cas le problème dévie un peu, perd quelque chose de sa plénitude et de sa rondeur : la boucle est moins complètement bouclée.
CHARLES DU BOS
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SILBERMANN, par Jacques de Lacretelle (Editions de la Nouvelle Revue Française).
M. Jacques de Lacretelle, en chargeant son Silbermann de tous les vices et de toutes les vertus d'Israël, s'exposait à peindre le Juif, et non un juif, et il faut admirer d'abord que ce chétif Silbermann à la fois téméraire et craintif, rampant et dominateur, propre aux idées comme au négoce, athée et fana- tique, fin et sans tact, passionné de culture française et détaché de la France, nous paraisse aussi vivant que tel petit israélite avec qui. au jardin public, nous hésitions à jouer. Il existe désormais autant que l'adolescent huguenot qu'il a circonvenu. Celui-ci, M. de Lacretelle a bien vu qu'aucune tendresse ne devait l'attacher à Silbermann : il subit d'abord la domination d'un camarade qui lui ouvre le monde des idées ; le levain juif travaille ce jeune esprit latin. Mais, à cet âge, l'intelligence seule ne saurait fonder une amitié. Il fallait que Silbermann fût per- sécuté pour que le petit protestant goûtât en sa compagnie le plaisir d'être héroïque. Rien de si fréquent à cet âge que l'attrait du martyre, qui est d'abord le besoin de se séparer du commun. Ce jeune chrétien accoutumé à l'examen de conscience, sou- cieux de perfection intérieure, nous acceptons donc qu'il se donne tout entier à la défense du juif honni et lapidé.
L'auteur nous montre-t-il son héros chrétien assez souffrant de la perte d'amitiés qui lui étaient chères ? De ce côté-là, il nous semblait que dût se prolonger le drame ; mais c'est dans la famille du collégien que M. de Lacretelle a mieux aimé en suivre le retentissement. Ne le lui reprochons pas : quand le critique écrit lui aussi des romans, il incline à juger une œuvre d'après le livre qu'instantanément il compose sur les données que lui fournit l'auteur. Sans doute, dès que nous apprenons que le lycéen protestant est le fils d'un juge d'instruction, nous nous doutons bien que le louche père de Silbermann tombera sous la coupe de ce magistrat. C'était la situation un peu trop facile à trouver (analogue au puisque mon père est l'offensé et l'offenseur le père de Chimène). Mais M. de Lacretelle a sans doute eu raison de ne point chercher ailleurs : la vie est faite de ces coïncidences et celle-ci lui a permis d'amorcer l'autre drame de son récit, qui est cette découverte dont nous fûmes
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tous accablés à un instant de notre vie, lorsqu'il nous apparaît que nos parents ne sont pas des demi-dieux. Nous nous rappe- lons notre étonnement parce que notre mère se confessait : quels péchés pouvait-elle commettre ? La grâce du père voleur de Silbermann que l'enfant huguenot ne peut obtenir de son père, elle est accordée le jour qu'un député influent se mêle de l'exiger.
Nous avons loué M. Jacques de Lacretelle d'avoir su peindre un juif et non le Juif: et c'est pourquoi nous regrettons cette dernière vision de Silbermann, ce sermon sur les fortifications, où cet effrayant Eliacin prophétise, s'enfle, et s'enlève presque dans un ciel de Gustave Doré. Si l'auteur n'avait su d'abord nous le peindre si vivant, il risquait ici de le muer en une entité. Non, ce Silbermann n'est pas tous les juifs. Il ne rap- pelle rien, ou presque rien du merveilleux Henri Franck qu'à vingt ans nous avons vu danser devant l'Arche, rien non plus de ces nobles israélites portugais dont la tribu était absente de Jérusalem quand le Christ y mourut et qui, à Bordeaux, dans d'admirables demeures construites par Gabriel et par Louis, nous font admirer les portraits de leurs ancêtres, contemporains de Samuel Bernard.
Et de même les jeunes bourgeois catholiques de l'école Saint-François-Xavier que M. de Lacretelle nous montre si bru- taux, si peu intelligents, nous ne nierons pas qu'il en existe beaucoup de cette sorte ; mais dans ce tryptique où un juif per- sécuté souffre entre un huguenot compatissant et des catho- liques injurieux, il ne faudrait pas non plus élever ceux-ci à la dignité de « tvpe ». L'un d'eux eût aussi bien pu éprouver que son camarade protestant, de la ferveur, et la question juive, alors, même en ces années proches de l'Affaire, se fût offerte à lui moins simplement. Il faut relire, après Silbermann, la Relève du matin où M. de Montherlant médite sur ce qu'il appelle « le grand mystère collégien ». Parmi tant de «François-Xavier» forcenés et cruels, il nous aurait plu de discerner l'une au moins de ces figures inquiètes, scrupuleuses, d'enfants dont nous nous souvenons.
Ce court récit d'un art si simple, si pur, d'un style parfois un peu lâche, restitue à l'être humain tout ce dont le dépouillent quelques-uns de nos camarades en leurs ouvrages d'ailleurs
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délicieux : conscience, inquiétude, goût de la perfection, sens du péché. Nous voici loin, avec Silbermann, de cette rutilante littérature où, parmi la faune des palaces, des sleepings, des bars de nuit et des hammams, l'instinct sexuel mène les êtres comme des chenilles aveugles. Ce n'est point que M. de Lacre- telle ne sache « voir », lui aussi. Regardez Silbermann :
Attentif à tout ce que disait le professeur, il ne le quittait pas du regard ; il resta immobile, le menton en pointe, la lèvre pendante, la physionomie tendue curieusement ; seule, la pomme d'Adam, saillant du cou maigre, bougeait par moments. Comme ce profil un peu animal était éclairé bizarrement par un rayon de soleil, il me fit penser aux lézards qui, sur la terrasse d'Aiguesbelles, à l'heure chaude, sortent d'une fente et, la tête allongée, avec un petit gonflement intermittent de la gorge, surveillent la race des humains...
Silbermann est composé soigneusement, selon la méthode ancienne que M. Thibaudet reproche à M. Bourget de prêcher aux jeunes écrivains.
FRANÇOIS MAURIAC
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��DOUZE CENT MILLE, par Luc Durtain (Editions de la Nouvelle Revue Française).
L'année 1922 restera, entre toutes ces années où s'élabore la grande littérature de demain, celle où l'imagination aura enfin repris tous ses droits méconnus. Le roman dit d'aventure qui comportait avant tout l'évasion d'un monde en ruine et l'invita- tion au voyage post-baudelairienne (le roman historique à la Benoît est une survivance et non pas un point de départ), le roman d'aventure, dont Mac Orlan a fixé le type en France sans parvenir à le réaliser complètement, tend à déboucher dans le roman d'imagination qui lui donnera l'ampleur, la solidité et le réalisme qui lui manquaient. Roman d'imagination qui pourra osciller de la fantaisie de Giraudoux à la légende sociale de Pierre Hamp ou rustique d'Henri Pourrat, qui les mélangera le plus souvent selon des dosages individuels et dont les péripé- ties (comme celles de Siegfried et le Limousin) pourront se nuancer de satire. Avec une charge sentimentale infiniment plus complexe grâce au symbolisme, un sens de la construction, de la progression plus perfectionnées grâce aux exemples anglais et
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russes, ce roman à péripéties pourra se relier à la tradition pica- resque de Gil Blas ou de certains contes de Voltaire. Il remettra de la joie, de l'élan, du feu, grâce au cinéma une rapidité jusqu'ici inconnue, grâce à l'exemple de Marcel Proust la pré- cision et l'approfondissement psychologiques dans le roman amaigri, bassement historique et terre à terre que nous a légué le naturalisme.
Dans cette oeuvre de création ou de renaissance du roman- fresque, du roman-épopée par opposition au roman d'analyse •genre Adolphe, au roman d'étude à la Madame Bovary ou à la Germinie Lacerteux, le Dou\e Ceul Mille de Luc Durtain tiendra une place non négligeable. Les ébauches de grandes épopées modernes que nous avions rencontrées en 1921 dans des livres comme Les Nocturnes de Georges Imann ou le Rafaël Gatouna de Maurice Larrouy se sont chez Luc Durtain muées en une épopée véritable. La synthèse de ces trois nécessités sine qua von d'un renouveau du roman : des caractères, des péripéties, une signi- fication sociale, qui déjà se trouve réalisée dans une œuvre unilinéaire comme le Silbermann de Jacques de Lacretelle, prend ici toute son ampleur. Le grand roman de l'amour moderne conçu selon cette formule, avec des modalités stricte- ment personnelles, existe déjà et on ne pourra plus de long- temps que le démarquer : c'est l'œuvre de Marcel Proust. Mais précisément A la Recherche du Temps perdu déblaie et éclaire la route aux romanciers de demain. Leur principale originalité sera d'émouvoir, de captiver, d'entraîner le lecteur avec autre chose que des amours heureuses ou contrariées. Le précurseur ici est Balzac, ou, si l'on veut, une interprétation de Balzac à la mesure du moderne. Une époque atone ou trop enfoncée dans le bien-être ne comprend pas Balzac, ou plutôt ne saisit pas tout le côté « reconstruction d'un monde » qui est son plus grand côté. Les ruines de la Révolution et de l'Empire relevées par la Restauration, la mise au point du nouveau régime d'après 89, l'étape franchie par la bourgeoisie Louis-Philip- parde, la légende des cinquante premières années du xix e siècle, voilà ce qu'offre Balzac en exemple au romancier qui sort de la guerre et vit dans le monde bouleversé de l'après-guerre.
En dépit de toutes les différences possibles, c'est au Balzac ■à' A combien V amour revient aux vieillards et de la Dernière Incar-
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nation de Vaulrin que Luc Durtain oblige à penser en définitive. Durtain s'est nourri avidement de toute son époque. Le futu- risme, l'unanimisme ont trouvé en lui un terrain tout préparé, déjà ensemencé. Tout cela a été absorbé, transformé et l'arbre d'aujourd'hui est un des plus vigoureux qui soient chez nous. Beaucoup des afféteries, des tics, des contorsions qui gâtaient les premières œuvres de Durtain ont disparu. Il en reste encore trop. Une nature aussi généreuse, aussi riche gagnerait à s'im- poser encore plus de discipline, à viser à une sorte de sécheresse -qu'elle n'atteindrait [aimais, à se vouloir simple.
Mais cela dit quelle étonnante légende que Don\e Cent Mille. La légende de l'argent moderne, rien de moins. Sujet conçu avant la guerre, réalisé après (mieux eût valu le situer après qu'avant, mais peut-être le livre qui s'achève le 3 août 1914 aura-t-il une suite) qui pose tous les pions de ce vaste échi- quier : le capitaliste, mine d'or à exploiter, personnifié par un ouvrier de province qui a gagné douze cent mille francs et toute la série des exploiteurs flanqués de leurs femmes, le banquier et ses rabatteurs : l'homme du monde, le général, le courtier marron sans oublier l'autre indispensable victime : l'inventeur. Et voilà pour l'affaire industrielle qui dévorera les premiers six cent mille francs. Le reste sera englouti par la terre et les requins de la propriété foncière apparaissent : le notaire de sous-préfecture, l'homme de confiance à pots-de-vin, l'hostilité paysanne.
Mais pour animer tout cela, pour permettre les mille et un rebondissements du récit, il fallait trouver le moteur. Luc Durtain l'a trouvé : c'est son héros, Bongrand, d'Artagnan prolétaire, que son argent jamais ne possède, qui dénoue les situations d'un seul geste de résignation ou de joyeux sacrifice et qui peu à peu en vient à haïr « l'excrément du démon ». Lorsque ruiné, redevenu simple artisan, il apprend qu'il possède encore près de quarante mille francs, il les refuse et — trouvaille admirable — les donne à l'homme qui l'a le plus ignominieuse- ment dépouillé, comme au seul capable de tripoter cette boue.
Ce vivant simple et puissant — autre trouvaille de Luc Durtain — attire et relient les femmes. Les plus viles, les plus tarées sont intimidées, conquises. Leur intuition, leur instinct maternel leur fait épargner cet homme que leurs
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maris ou leurs amants accablent. M me d'Aiguesein, Paulette, Olga, figures un peu trop directement balzaciennes peut-être, ne s'oublient pas.
Une autre caractéristique de Luc Durtain, avec son imagina- tion et son don de synthèse, c'est l'art qu'il possède de cons- truire tous ses personnages, jusqu'aux plus épisodiques, à trois dimensions. Tourguenieff établissait les biographies com- plètes de tous les personnages qu'il introduisait dans ses romans. Luc Durtain ne se contente pas de les établir pour lui- même dans ses préparations, il les livre au public en raccourcis et en coups de sonde qui ne sont qu'à lui. Une certaine façon de rattacher le moindre geste à sa signification sociale n'appar- tient également qu'à Durtain.
On éprouve en fermant ce livre une sensation de plénitude et d'achèvement que l'abus des images (images parfois inutiles et trop souvent médicales) et le tarabiscotage souvent agaçant, toutes les scories de la forme ne parviennent pas à entamer. Il faut enfin signaler que Luc Durtain a retrouvé le ton de la grande familiarité épique qui lui permet d'interpeller les Muses ou son lecteur sans jamais déchoir.
Le ciment secret de ce beau roman, c'est son souffle lyrique, son idéalisme social. Le roman de pure analyse est mort ou doit mourir, sa veine est tarie ; mais il ne meurt que pour mieux renaître dans le roman de synthèse de demain où l'ana- lyse jouera, avec toutes ses nuances et tous ses scalps, le rôle épisodique qui doit en toute justice lui échoir pour compléter la mise à nu des caractères en action.
Ce qui manque à ce très beau roman, pour approcher du chef-d'œuvre, c'est un style vraiment d'aujourd'hui» ce style qui est dans les œuvres les plus diverses, dans Proust, Giraudoux, Larbaud, Morand, Paulhan, Aragon, Romains. Ici, malgré les nouveautés très personnelles, nous en sommes encore au style Paul Adam, Huysmans, Zola, République d'avant-guerre. Dou\e cent mille démontre qu'il peut encore donner de beaux fruits.
BENJAMIN CRÉMIEUX
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��AU LION TRANQUILLE, par Marmouset (Librairie de France).
Ce roman est un bon petit livre bien digne de vivre sans sa
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légende, ou par-dessus sa légende, si j'ose dire. Il serait peu moral que ce roman bien fait, d'un romanesque fondé sur la réalité sans le réalisme, ne connût la fortune qu'à cause du bruit fait autour de sa naissance irrégulière. Au Lion tranquille est un enfant naturel de la littérature. Mais c'est la mère qui fait des façons pour le reconnaître. Quant au père, que n'a-t-il pas pour attirer des protecteurss à ce fils costaud et coquet : un digne ouvrier, ancien apache, écrivant une histoire d'apaches ! Après le nègre de 1921. qui « continuerait » mieux que le voyou devenu typographe rangé ?
Mais Marmouset a vraiment plus pour réussir. Et d'abord, il n'y a pas d'apaches ! Combien je vous remercie, Marmouset, de me prouver que j'avais vu droit, en faisant dire à votre Jacquot devenu bistrot en 1922, quelque chose d'égal à ce propos de mon bistrot de 19 12 : « Il n'y a pas d'apaches, il n'} T a que des jeunes gens mal élevés qui s'amusent. » Marmouset picaresque n'est pas responsable de la légende du repenti bon salarié. (Cf. Comédies et Proverbes, de M me de Ségur). Jamais on n'avait si justement employé l'argot. M. Boyer, le savant direc- teur de l'Ecole des Langues Orientales, argotisant éminent, rangera ce bouquin auprès du trop méprisé Journal de Nénesse, de Nonce Casanova. Souhaitons que M. Jean Variot écrive un second article généreux pour engager à lire de tels ouvrages les magistrats si ignorants de la psychologie du faubourg. Les magistrats eux-mêmes auraient de l'indulgence pour Marmouset. Pourquoi ? Marmouset reste dans « son mitan ». Il ne commet pas la faute d'indiquer par où ce « mitan » peut « grouper » les autres « mitans », le corridor secret par où les catégories d'indi- vidus (ignorons les classes) se pénètrent, se fondent, s'altèrent, s'allient... ça, c'est le secret de plus d'un succès limité. Mar- mouset peut tirer à cent mille sans inquiéter personne. Déjà... Avec quelle joie certain reporter « littéraire » le jette dans les jambes de Carco, son camarade de promotion.
ANDRÉ SALMON
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��GÉRARD ET SON TÉMOIN, par Paul Brach (Editions de la Nouvelle Revue Française).
M. Paul Brach expose dans son livre le cas d'un raté. Gérard
�� � est un jeune bourgeois riche qui, tout en ayant l’esprit et le goût assez fins pour mépriser le milieu où il vit, est privé des fortes facultés qui lui permettraient de s’élever hors de ce milieu. C’est un type que l’on rencontre souvent en ce temps-ci ; car la guerre, si elle a élargi l’horizon de quelques hommes, ne leur a pas en même temps donné des ailes. C’est ce désaccord, ce manque d’équilibre, que l’auteur a étudié. Il nous montre son personnage d’abord attiré par les lettres et, bientôt, y renonçant faute d’application sans doute ; puis, occupé, en compagnie de camarades oisifs, à des passe-temps insignifiants qui ne le contentent point et durant lesquels il soupire : « Cette existence ne peut durer. » Enfin — cela compose l’intrigue romanesque du livre — Gérard essaie de donner du prix à sa vie par une sorte de raffinement sentimental. Devenu amoureux, le voici qui cristallise, qui analyse ses sentiments, s’embarrasse de pudeurs et de petites défiances, exerce sur l’objet aimé un esprit critique stendhalien, bref, transforme en un pur jeu cérébral des aventures assez terre à terre. Or, si ces subtilités d’esprit procurent aux grands amants leurs plus belles jouissances et activent leurs passions, on conçoit que chez les natures médiocres elles dressent plutôt des obstacles et provoquent des déceptions. C’est le sort de Gérard, d’autant qu’il s’adresse à des marionnettes aimables, mais tout à fait incapables de se prêter à son ambition de délicatesse sentimentale. Sa carrière d’amant intellectuel, si l’on peut ainsi dire, ne lui apporte que des mécomptes. Il a la sagesse d’y renoncer, et, à la fin du récit, laissant « à d’autres les débats de conscience et les nuances sentimentales », il reprend sa place parmi ses camarades ordinaires.
Ce personnage, qui a forcément les traits un peu pâles d’un mondain, est bien présenté par l’auteur. Il a quelque chose d’honnête et de touchant. Il fait penser à un personnage réel en présence de qui l’on se trouve souvent dans un salon. Nous savons ce que deviendra Gérard. Ce sera cet homme du monde « qui a eu des dispositions » et qui témoigne aux artistes ou aux littérateurs une sympathie timide et comme mélancolique. Quelquefois cet amateur nous paraît ridicule. Mais il est assurément supérieur à bien des gens de son milieu, par exemple à celui qui répondait, comme on lui vantait les mérites d’un écriNOTES 751
vain désireux d'entrer dans un cercle qui est l'apanage d'une coterie aristocratique : « Dieu merci ! Nous sommes encore quelques-uns pour qui ces choses-là ne comptent pas. »
M. Brach écrit dans un style agréablement coulant et fort soigné tout à la fois. Il a le don de l'ironie et ses caricatures sont réussies. Peut-être, chez lui, le psychologue cède-t-il trop volontiers la place au poète. Il arrive que dans son récit le développement psychologique disparaisse derrière une image généralement jolie et originale mais quelque peu gratuite. Cela donne à l'ensemble du livre un tour élégant mais lui fait perdre, par endroits, de la profondeur.
JACQUES DE LACREÏELLE
LETTRES ÉTRANGÈRES
LETTRE D'ANGLETERRE : LE STYLE DANS LA PROSE ANGLAISE CONTEMPORAINE.
On dit souvent qu'il n'existe pas en anglais une prose étalon. A l'analyse on découvre que cette critique pourrait se formuler plus exactement ainsi : la prose anglaise, si on la compare à la française, à l'italienne et à l'espagnole, s'est développée tard. Les formes premières qu'elle assuma visaient des emplois spé- ciaux et limités ; et lorsqu'on arrive à l'époque de Hobbes, la sensibilité et la pensée anglaise avaient déjà trouvé leur expres- sion dans le vers : comparer le vers du temps de Shakespeare à la prose correspondante équivaut à comparer un esprit adulte et indépendant avec un esprit qui n'a encore atteint ni maturité ni indépendance. Aucune prose n'est jamais parvenue à rendre l'esprit anglais au degré où l'on peut dire que le style de Mon- taigne traduit l'esprit français : à des périodes diverses de notre histoire littéraire on retrouve le contraste de styles qui ont très peu de choses en commun. D'où la difficulté à n'importe quel moment d'assigner un style à une période donnée. Si nous lisons tout ce que la prose anglaise a produit de meilleur, nous pouvons arriver à savoir comment cette prose s'est développée ; mais nous nous apercevrons qu'il est très difficile de faire des généralisations à son sujet.
Néanmoins il demeure possible de suivre à travers le xix e siècle jusqu'à notre génération un ou deux courants et d'en
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marquer la disparition. Il est assez curieux de constater que les talents les plus originaux qui aient fait leur apparition dans notre littérature pendant la majeure partie du xix e siècle furent des prosateurs. Ni Tennyson, ni même Browning — et je n'avance ceci qu'après mûre délibération ■ — ne peuvent prétendre à occuper une place de l'importance de celles de Ruskin, New- man, Arnold ou Dickens. C'est le style de Carlyle qui cons- titua la grande nouveauté. Jusque-là la prose habituellement en usage se rattachait à la tradition de Gibbon et de Johnson : le style de Macaulay est un style du xvm e siècle avili par une exubérance de journaliste et une émotion théâtrale ; le style de Landor est un style du xvm e siècle atteint de bizarrerie. Cepen- dant le style de Landor est un beau style ; celui de Macaulay représente les résidus d'un beau style aux mains d'un déma- gogue littéraire. Carlyle — un intellectuel sans intelligence, et un érudit sans culture — possédait une sensibilité unique et précieuse, qu'il exploita mais sans la discipliner ; toutefois, si une licence avouée vaut mieux qu'une dépravation qui se cache, son style est plus sain que celui de Macaulay. Les effets de telles orgies ne s'en laissent pas moins voir non seulement dans l'oeuvre des descendants authentiques de Carlyle — comme George Meredith — mais même dans l'œuvre de ceux qui paraissent appartenir à un type d'esprit tout différent. La prose de tradition classique, pleine à la fois de dignité et d'aisance, dont le défaut résidait surtout dans la pompe et où l'antithèse constituait le procédé le plus fréquent, disparut. Thackeray est souvent diffus ; Ruskin souvent exagéré et vexatoire ; le cardinal Newman lui-même, à qui nous devons la plus belle prose qui ait été écrite au xix e siècle, est limité aux couleurs automnales de son émotion propre, particulière. Disons pour simplifier que même dans les cas où Carlyle n'est pas directement à l'origine de cette rupture d'équilibre de la prose anglaise, il sert encore de point de repère à l'aide duquel la mesurer.
A partir de ce moment il y a presque toujours dans la prose anglaise, même lorsqu'elle paraît le plus opposée à la prose de Carlyle, une certaine exagération, une limitation spéciale due à la prédominance de l'élément émotif, et pour ainsi dire une température légèrement fiévreuse. D'aucun
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écrivain ceci n'est plus vrai que de Walter Pater, de qui la prose forme le principal modèle qui eut cours dans les dix dernières années du xix e siècle et dans la première décade du xx e . L'influence de Walter Pater a eu pour résultat une limitation de la prose très différente de celle que l'on rencontre au xvn e sièclejf/Les styles de Clarendon, Sir Thomas Browne, Jeremv Taylor et Hobbes sont tous des styles qui ont leurs limites et qui sont très différents les uns des autres ; mais chacun d'eux à l'intérieur des limites qui lui sont propres est un stye équilibré et normal. Les thèmes de Walter Pater dénotent une sphère d'intérêts beaucoup plus étendue mais en dépit de cette extension, sa prose trouve ses limites dans les bornes mêmes que lui assigne une valeur toute émotionnelle. Walter Pater était un descendant littéraire de Ruskin et de Matthew Arnold ; et même dans le tour d'esprit sévère, raisonné d'Arnold se laisse discerner parfois quelque éclat fiévreux. Une analyse de l'œuvre de Pater nous entraînerait trop loin ; je ne puis ici qu'affirmer combien fut grande son influence. On la retrouve dans l'œuvre d'écrivains aussi diffé- rents que MM. F. -H. Cradley, Oscar Wilde et William Butler Yeats. Les livres de M. Bradley, en particulier Apparence et Réalité et Les Principes de Logique, méritent d'être salués comme des classiques qui prennent rang dans la grande tradition des écrits philosophiques anglais ; mais même dans la magnifique austérité de la prose sèche et osseuse de M. Bradley on décèle par endroits cette rougeur de la fièvre qui est totalement étran- gère à la tradition de Hobbes, Berkeley et Locke. L'ornementa- tion étudiée d'Oscar Wilde et la simplicité étudiée de M. Yeats diffèrent également des écrits de M. Bradley, mais reflètent non moins également l'épicuréisme ascétique de Walter Pater. (Les mémoires de M. Yeats qui ont paru récemment dans le Nezu York Dial constituent un document d'un très grand intérêt en ce qui concerne la génération d'Oscar Wilde ; et M. Yeats témoigne explicitement en faveur de l'influence exercée par Pater sur sa génération.)
L'influence de Pater, combinée avec celle de Renan, se retrouve entière dans un volume d'essais admirablement écrits mais déjà quelque peu anciens, dû à un écrivain de notre géné- ration, Frederick Manning, et intitulé : Scènes et Portraits. Cet'e
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influence de Pater culmine et disparait à mon sens dans l'œuvre de James Joyce. Ce que j'avance ici est sujet à discussion ; je ne suis pas du tout sûr que M. Joyce souscrirait à cette analyse de ses origines, mais pour ma part je vois dans Un Portrait de l'Artiste comme jeune homme l'œuvre d'un disciple de Walter Pater aussi bien que d'un disciple du cardinal Newman. Dans Ulysse ce courant disparait. Dans Ulysse, cette influence, — comme l'influence d'Ibsen et toutes les autres influences aux- quelles M. Joyce s'est soumis, — est réduite à zéro. Mon opinion est qu'Ulysse n'est pas tant une œuvre qui ouvre une époque nouvelle que le gigantesque aboutissement d'une époque révolue. Avec ce livre Joyce atteint à un résultat singu- lier, singulièrement distingué, et peut-être unique en littéra- ture : cette distinction consiste à ne pas avoir de style du tout, — et à ne pas en avoir, non pas au sens négatif, mais bien au contraire dans un sens très positif. Je veux dire que l'œuvre de M. Joyce n'est pas un pastiche, mais que néanmoins elle ne possède aucun des signes qui permettent de diagnostiquer la présence d'un style.
L'œuvre de M. Joyce met fin à la tradition de Walter Pater comme elle met fin à un grand nombre d'autres choses, et elle accentue par là la nécessité où se trouvent les écrivains de cette génération de prendre un nouveau départ, soit en se soumet- tant à une influence étrangère, soit en développant quelque tradition anglaise plus ancienne.
Il y a eu des écrivains très distingués qui sont demeurés étrangers à la généalogie que je viens de tracer ; à n'importe quelle époque des étrangers de ce genre peuvent toujours surgir dans les lettres anglaises. Henry James, Joseph Conrad et Charles Doughty sont des écrivains qui possèdent des styles très personnels et incommunicables ; des styles que l'on peut imiter, comme on peut imiter celui de M. Proust, mais dont il est peu probable qu'ils servent de point de départ à une tradition.
Doughty est le moins connu de ces écrivains, en partie parce que son grand ouvrage Voyages dans l'Arabie déserte est difficile à se procurer et fort coûteux. Un bon essai sur la prose de M. Doughty — et qui renferme des citations — se trouve dans le livre récent de M. Middleton Murry, Régions de l'Esprit. L'œuvre de M. Doughty est étrangement isolée. Elle constitue
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une exception singulière au xix e siècle ; sa prose est presque une prose du xvn e siècle ; et ses limites sont les limites du xvii e siècle, et tout à fait différentes de celles de l'école de Walter Pater.
En présence d'un écrivain dont l'œuvre est encore en pro- cessus de formation, il est difficile de dire s'il constituera un cas isolé comme M. Doughty ou s'il deviendra l'ancêtre d'une époque comme Walter Pater. Les écrits de M. Wyndham Lewis s'offrent à nous aujourd'hui dans cet intéressant état d'ambi- guïté. Je ne vois pas d'écrits contemporains au sujet desquels on puisse établir une comparaison avec ceux de M. Lewis ; j'ai vu cependant certains livres, surtout américains, dont le mérite — s'ils en possédaient un véritable — se rapprocherait du genre de mérite que l'on rencontre chez M. Lewis.
La prose de Wyndham Lewis se trouve ressembler à la prose d'une époque encore antérieure à celle qui est sympathique à M. Doughty. Ce dont elle se rapproche le plus, ce sont les pro- sateurs, non du xvn e siècle, mais de la fin du xvi e , tels que Thomas Nashe, certains traducteurs du temps, et les auteurs des Martin Marprclate tracts. Cette prose a une abondance, une vigueur, une vitalité pleine de signification, une force vitupé- rative dont je ne vois pas ailleurs les équivalents. L'usage que M. Lewis fait des mots rappelle la façon dont ceux-ci affluent à un Falstaff. J'ai dit tout à l'heure « se trouve ressembler » parce que je suis sûr que M. Lewis n'a jamais particulièrement étudié les écrivains en question. Dans son premier roman, Tarr, l'influence de Dostoïevsky est visible et prépondérante. Mais la « partie Dostoïevsky » du livre, bien qu'exécutée brillamment et avec originalité, n'est pas vraiment représentative de M. Lewis ; l'autre élément présent dans l'ouvrage, et qui ne se raccorde nullement au précédent, relève de cet humour anglais, si sérieux et sauvage, auquel Baudelaire consacra naguère une brève étude. Lewis est très en sympathie avec Hogarth, Row- landson et Cruikshank ; comme il est avant tout un peintre, son imagination est avant tout visuelle. Il possède quelque chose de cet humour que l'on rencontre chez Dickens (lui aussi un écrivain visuel) lorsque Dickens est humoristique et non délibérément comique. Mais un répertoire d'analogies ne saurait en rien fournir une formule pour le style de M. Lewis,
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lequel, encore imparfait et pas tout à fait au point, se laisse voir au mieux dans l'essai sur l'art et l'architecture contempo- rains, intitulé « le Dessin du Calife ».
Si l'on examine ce qui se produit de meilleur dans le roman anglais contemporain, on trouve une tendance vers un autre style très différent de celui de M. Lewis, un style d'une nudité et d'une simplicité presque excessives. Ceci est particulièrement visible chez les écrivains que travaille un souci authentique du vocabulaire et de la syntaxe. Un très intéressant exemple nous en est offert dans La Vie et la Mort de Harriet Frean de Miss A4ay Sinclair. Miss Sinclair a fait grand usage, le maximum d'usage possible, des résultats de la psychanalyse. Dans ce livre elle réduit le roman au strict essentiel ; elle a soin qu'aucune des- cription, conversation ou monologue superflu ne vienne détourner l'attention du lecteur du tracé de la croissance et de la décadence de l'héroïne. Un autre écrivain qui tend toujours davantage à dépouiller son style de tout ornement surajouté est M. Stephen Hudson dans son livre Eleanor Colbouse. Il y a des moments où le récit de M. Hudson va jusqu'à vous faire oublier que le livre soit « écrit », dans n'importe quel sens du mot : il semble que l'on repasse simplement en esprit la morne chro- nique d'existences humaines. Cependant quoique cette méthode — qu'elle ait pour objet la documentation psychologique ou la chronique sans plus — soit visible chez d'autres écrivains, je ne saurais être sûr qu'elle représente une direction véritable, ni même que les écrivains cités ne puissent être amenés à y renoncer ; et lorsque je me rappelle certains écrivains intéres- sants comme Virginia Woolf et D.-H. Lawrence que je juge impossibles à classer, j'ai envie de retirer toute espèce de géné- ralisation. Dans l'œuvre de D.-H. Lawrence, en particulier dans son dernier livre La Verge d'Aaron, se trouvent alliés la plus profonde exploration de la nature humaine et le style le plus inégal que j'aie rencontrés chez aucun écrivain de notre génération. t. -s. eliot
LES ARTS
LES ARTISTES INCONNUS A LA GALERIE SIMON ET LE SALON D'AUTOMNE.
Il est peu d'expositions qui comportent une morale; celle
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qu'organisa le spirituel directeur de la Galerie Simon avait le rare privilège d'être captivante et de faire réfléchir sur les pro- blèmes compliqués de la création artistique. Elle était consti- tuée exclusivement par ces toiles et ces bois sculptés que des poètes et des peintres, séduits par leur vertu émotive, achètent pour quelques sous au bric-à-brac. Au sortir du Salon d'Au- tomne où. peu à peu, une espèce de sommeil moral s'abat sur vous, provenant de l'impression de déjà vu qui émane de presque toutes les toiles — même des bonnes — cette exposi- tion offrait une véritable oasis de fraîcheur et de douceur. Natures mortes groupant des bibelots lourds de souvenirs ; paysages pauvres ou redoutablement pittoresques ; scènes de famille attendrissantes; batailles, chasses, scènes historiques reconstituées grâce au supplément du Petit Parisien ; scènes de cirque ; portraits comme figés par l'effet de l'application réci- proque du modèle et du peintre, tremblants tous deux de se sentir les artisans d'une opération magique ; inévitables anec- dotes plaisantes ou sentimentales ; toute la gamme des états d'âme que la peinture peut extérioriser étaient représentés en cette exposition inattendue.
L'auteur de ces peintures est ce curieux personnage anonyme, qui, je crois, ne naît qu'en France ; qui tient le milieu entre le poète et le pêcheur à la ligne ; qui peint les soirs d'été en ren- trant du bureau, et le dimanche toute la journée. L'amour, la patience et la propreté sont ses vertus coutumières ; l'estime de sa famille et la considération de ses pairs sont la récompense qui lui est accordée et qu'il peut savourer tranquillement, der- rière le rempart d'un emploi honorable, d'une rente régulière, ou d'une pension méritée. — Tant d'humilité, si naïvement consentie, ne peut qu'arracher un sourire de pitié aux terribles hommes que sont les artistes modernes — et cependant on pouvait voir beaucoup d'entre eux s'attendrir, céder à un mou- vement de curiosité presque inquiète devant les œuvres de leurs parents pauvres.
Pour moi, j'ai souvent été torturé par le mystère de certaines réalisations picturales, dues à ces anges en jaquette qui, non gênés par des considérations techniques, se meuvent de plain- pied dans le domaine du sublime quotidien. Quelques-unes des peintures exposées à la Galerie Simon, c'est incontestable,
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réalisaient un tel accord entre le sentiment et l'expression qu'elles touchaient au chef-d'œuvre. — Et cependant ? Une telle affirmation est inadmissible ; elle contredit toutes nos conceptions ; elle révolte notre bon sens. La candeur, la pureté, lasainteté même, nous savons qu'elles sont impuissantes à réa- liser une œuvre d'art. L'amour de la Nature ne suffit pas pour produire un travail admirable. Il n'est pas de beauté sans style ; il n'est pas de style sans métier rationnel. Ces toiles naïves pos- sèdent souvent un dessin, une mise en page extraordinairement expressifs ; une couleur sobre et riche, une matière cristalline, tout, peut-être, sauf un je ne sais quoi d'essentiel, qui nous prouverait que ces merveilles sont l'aboutissement d'une inten- tion déterminée. L'œuvre d'art est le résultat d'une série d'éli- minations, c'est un lieu commun. Mais il est deux façons d'arriver à ce dépouillement nécessaire, deux façons dont une seule compte : celle qui consiste dans un choix conscient et délibéré. L'autre qui peut quelquefois procurer des résultats presque équivalents, n'est due qu'à l'insouciance et à l'ignorance ; il n'y a plus, dans ce cas, dépouillement par choix, mais par oubli.
(A ce propos il n'est peut-être pas indifférent de dire un mot du douanier Rousseau. — Est-il, oui ou non, un peintre, ou seulement un amateur à peine supérieur aux exposants malgré eux de là Galerie Simon ? M. Maurice Raynal, qui écrivit pour cette exposition deux pages fort jolies, juge qu'on a eu tort de comparer l'art du douanier à celui des maîtres. — Ont tort évidemment ceux qui osent le comparer à Fouquet et à Memling, mais l'ont à un égal degré ceux qui le rabaissent au niveau des « Inconnus ». Il y a justement dans son art cette constance dans les moyens employés qui montre dans son effort une part de lucidité et de volonté indéniable.)
Il serait certes fort imprudent, et sot, de nier la puissance de l'instinct, et le caractère poignant et mystérieux de son apport dans l'œuvre d'art. C'est souvent à cause des choses mêmes, que l'artiste n'a pas voulu introduire dans son tableau, que celui-ci est émouvant. On peut aller jusqu'à dire que c'est la part d'irresponsabilité qui se glisse dans une œuvre qui la magni- fie, lui donne un poids caché, une vertu secrète. Un artiste qui réaliserait exactement ce qu'il avait dessein d'exécuter serait non seulement un monstre, mais littéralement un « fruit sec ». C'est
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une certaine façon qu'il a de rater son but, c'est une certaine faillite de ses intentions qui constituent la poésie de son travail. Mais justement cette faillite n'est possible que, si au début de son effort, le peintre ne se propose rien d'autre que de réussir à expliciter ses intentions avec netteté, s'il force en quelque sorte son subconscient à se réveiller, à s'insurger contre la pression d'un système tyrannique adopté avec une résolution trop vive.
C'est pourquoi, quelque attrait que puissent avoir ces délasse- ments extasiés des peintres du dimanche, il faut à regret leur dire adieu, et bien se garder de tomber dans le travers de ces artistes du Nord, qui s'intitulent « naïvistes », et qui ne se pro- posent rien moins que d'oublier leur connaissance de la technique moderne et de ressusciter en eux leur enfance et leur naïveté évanouies !
Quand nous entrons au Salon d'Automne, nous nous sentons bien loin du « naïvisme ». Sauf chez quelques attardés, il n'y est plus question de singer les primitifs ; ce faux hiératisme de Musée, qui faisait fureur il y a quelques années, a presque entièrement disparu. Ces mêmes incorrigibles plagiaires, qui sont les grotesques de l'art, suivent une autre piste. Le grand Ingres est, hélas ! à la mode : vite, il faut « en faire ».
Quant aux véritables courants qui se partagent l'activité des artistes, on ne les voit plus guère se dessiner qu'à leur source. Si les placeurs de l'automne, cette année plus avisés que ceux des Indépendants, avaient, comme ceux-ci l'année dernière, mélangé les tableaux sans se préoccuper des préférences théo- riques de leurs auteurs, il serait difficile de distinguer qui, de Pierre ou de Paul, se relie au Cubisme ou au « Naturalisme organisé ». Les jeunes peintres qui par un savant decrescendo se placent entre les salles extrêmes où brillent d'un éclat inac- coutumé Braque et Léger côté cubisme, Segonzac et Vlamirck, côté naturalisme, cultivent la formule dite « Constructive ». Il s'agit, on le sait, d'un art qui repose sur la consolidation des formes naturelles à l'aide d'éléments géométriques adoucis et d'un mortier pictural plus ou moins épais. Nous voici aux anti- podes de l'état d'esprit des primitifs de la Galerie Simon ! Au Salon d'Automne, — qui, je tiens à le déclarer, fut rarement aussi riche en bonnes œuvres — une recherche strictement technique motive la presque totalité des toiles exposées. On l'a
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dit, écrit, chanté : il s'agit de faire « de la peinture » et rien de plus. La poésie aux poètes, la musique aux musiciens. « Cons- truire ! » Il y avait, pour un esprit indépendant, des joies grandes, et en quelque sorte sportives, à goûter, en visitant suc- cessivement le Grand Palais et la Galerie Simon. D'un côté, constructions, digues, rempsrts, contreforts, pour mieux empri- sonner la pesante matière terrestre ; de l'autre, efforts ingénus et pleins de tendres subterfuges pour représenter les choses les plus nuancées, les plus légères, les plus poétiques que nous propose l'Univers. D'un côté, des constatations, souvent sérieuses, quelquefois moroses, presque toujours empreintes de talent ; de l'autre, une description amoureuse, extasiée, procédant d'une tendre allégresse, sinon d'une technique disciplinée.
— Il ne faut rien exagérer, ni le danger que court la peinture moderne, où la technique tient une place excessive, aux dépens du sujet qui la doit justifier, ni le secours moral que peuvent prêter aux praticiens leurs innocents rivaux. — Toutefois, il n'y aurait rien d'étonnant à ce que certains professionnels du Salon d'Automne, rêvant devant ces humbles toiles où les plus pro- fondes aspirations des hommes essaient maladroitement de se déployer, aient tout à coup la révélation du pouvoir inspirateur que peuvent posséder certains spectacles de la Nature, lorsqu'on les découvre d'un œil sagement enivré, et débarrassé du souci
des cuisines d'atelier. axdré lhote
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LES REVUES
DE L'EXISTENCE DE L'EUROPE
Les Entretiens de Pontigny ont repris cette année, sous la direction de Paul Desjardins, discret et enflammé. L'on y a entendu, successivement, Gide, Duhamel, Thibaudet, Fôrster et Curtius, Wiliam Martin, Hymans, Prezzolini. Il était ques- tion de l'honneur, de l'éducation, de la Société des Nations. Au surplus, ni dissertations, ni discours — mais de longues cau- series, un échange actif de réflexions, et, pour tous, un enrichis- sement à la fois du goût de la différence et du désir de construire.
La Revue de Genève, à son tour, prolongeant l'œuvre des Entretiens, convie plusieurs écrivains européens à une conversa-
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tion internationale : Y a-t-il une Europe ? Que vaut la Société des Nations ? Keyserling, Middleton Murry, Vilfredo Pareto, Unamuno, Gide, Merejkowski ont répondu, ou répondront. Robert de Traz, qui pose les questions, et par avance tâche d'appeler, d'entourer les réponses, écrit :
En contestant la possibilité de refaire l'Europe aujourd'hui, nous discréditerions celle d'autrefois dont nous sommes les héritiers. Dire que les nationalités sont irréductibles et hostiles, c'est dire que Saint Louis n'est que Français, Dante n'est qu'Italien, Gœthe n'est qu'Allemand ; c'est dépouiller notre esprit, c'est détruire notre patrimoine. Les siècles dont nous sommes nés ont élaboré certaines notions morales où nous nous reconnaissons tous : l'honneur du gentilhomme ou du gentle- man, la liberté individuelle, l'idée du droit, bien d'autres encore : allons- nous, par méfiance réciproque, renoncera ce langage commun ? Tandis qu'être Européen, c'est perfectionner une entreprise que nous ont léguée nos prédécesseurs et dont les bienfaits nous nourrissent encore.
La Suisse est le lieu naturel d'une conversation internationale :
L'Europe actuelle est multiforme ; démocratique et nationaliste, c'est- à-dire sentimentale, elle se complaît dans ses variétés. Rebelle à toute influence éducatrice et autoritaire, il faut la comparer à une famille où il y avait naguère quelques aînés et beaucoup de cadets et où tous les enfants sont devenus majeurs et ne veulent plus écouter personne... On nous excusera de citer ici, à titre de renseignement pratique, le cas de la Suisse qui rassemble en une même harmonie vingt-deux peuples divers. Cette cohabitation est rendue possible, grâce à un consentement général à l'hétérogène... Voilà un premier point : souffrir comme une chose naturelle que mon voisin ne concorde pas exactement avec moi- même. Et en voici un second : mon voisin et moi, quoique différents, nous voulons vivre ensemble. Aux Fatalités centrifuges qui nous oppo- seraient, nous opposons'notre résolution humaine de demeurer unis. Cela ne nous empêche pas de nous plaindre l'un de l'autre, de nous disputer : mais toujours, sous nos récriminations, se maintient la croyance latente qu'il est bon, qu'il est nécessaire que la Suisse demeure. Et l'on voit cette croyance éclater tout à coup lors des grandes fêtes populaires par exemple, en véritables actes de foi collectifs. Ces deux conditions sentimentales de la paix helvétique peuvent-elles se réaliser sur un beaucoup plus large théâtre. Pourquoi pas ?
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�� � Les Cahiers d’aujourd’hui (Novembre) publient une série de Portraits plaisants : entre autres, ceux de Valéry Larbaud par Marcel Ray, de Marie Laurencin par H. P. Roche. Luc Durtain parle de Vildrac, Salmon de Colette et de Léautaud, Mac Orlan de Salmon.
Le Criterion est une jeune revue, que vient de fonder à Londres notre collaborateur T. S. Eliot. Son premier numéro, fort intéressant, réunit les noms de Dostoïevsky, Valéry Larbaud, George Saintsbury, May Sinclair.
Les sains et drus Écrits du Nord, que dirigent Franz Hellens et Paul Vanderborght, succèdent à la fois à la Lanterne Sourde qui appela à l’Université de Bruxelles Romains, Cendrars et Chennevière, et au Disque Vert, revue franco-belge, et peut-être internationale. (Personne n’a parlé mieux qu’elle des littératures russe, irlandaise, espa- gnole.) Méiot du Dy esquisse une méthode de travail raisonnable :
Ce fut sans doute la folie bien naïve de l’école dite « futuriste » que de vouloir observer le monde moderne à la manière des anciens, c’est-à-dire avec une attention soutenue. On a pu sourire, non sans raison. Celui qui, à notre époque, s’assied sur un banc du boulevard, s’accoude à l’appui d’une fenêtre, s’attable dans un restaurant, et regarde longtemps devant lui, ne voit plus rien que d’insensé. Tout innocemment, les cravates se placent dans le dos des mes- sieurs, les autos roulent à travers le salon, les bouteilles portent des numéros de vestiaire, et cela est d’un ridicule achevé, d’une candeur intolérable. Nous voulons autre chose : Nous voulons savoir ce qu’est l’homme maintenant, ne point commettre l’erreur de ces peintres, ni de ces moralistes aussi, qui, à force de patience attentive, confondent toutes les valeurs.
Mercure de France (15 novembre) : Plaisir du libertin raisonneur, par André Rouveyre.
Le Mouton Blanc vient de se fonder à Lyon. Il sera l’organe du classicisme moderne. Ses héros sont Gide et Romains. Ses collaborateurs, Gabriel Audisio, Henry Petiot, Portail et l’impétueux Jean Hytier. L’on trouvera dans chaque numéro une liste d’erreurs, et une liste de vérités. La première vérité citée est : « L’art vit de contrainte ».
Revue de l’Amérique Latine (1er octobre) : Les idées philosophiques en France, par Albert Thibaudet.
La Revue Universelle (15 novembre): Le Salon d’Automne, par
Roger Allard.
TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES DANS
LE TOME XIX (Juillet — Décembre 1922)
- Colombe Blanchet (fragment) 669 (CXI)
- La symphonie héroïque, par Henry Jacques 87 (CVI)
- L’homme traqué, par Francis Carco 231 (CVII)
- Les trois miracles de Sainte Cécile, par Henri
Ghéon 241 (CVII)
- Chansons : Liberté, par Henri Pourrat 359 (CVIII)
- L’Album italien, par Jean-Louis Vaudoyer 361 (CVIII)
- La lumière natale, par Léon Deubel 362 (CVIII)
- Le Poème royal, par Albert Erlande 363 (CVIII)
- Guide champêtre, par Gabriel-Joseph Gros 363 (CVIII)
- Aquarelles, par Émile Henriot 484 (CIX)
- Petite fugue d’été 523 (CX)
- L’Extra 20 (CVI)
- L’Espagne et le romantisme français, par Ernest Martinenche 507 (CIX)
- Les Revues jeunes en Allemagne 101 (CVI)
- Lectures allemandes 371 (CVIII)
- Le Mariage du Ciel et de l’Enfer (traduction de André Gide) 129 (CVII)
- Chronique Dramatique 215 (CVII)
- Chronique Dramatique 339 (CVIII)
- Chronique Dramatique 456 (CIX)
- Chronique Dramatique 605 (CX)
- Remarque sur les Goncourt 151 (CVII)
- Fiançailles, par Robert de Traz 367 (CVIII)
- Les trois Impostures, par P.-J. Toulet 472 (CIX)
- Le Camarade infidèle, par Jean Schlumberger 537 (CXI)
- Chants 410 (CIX))
Projections ou après-minuit à Genève . . . . 414 (CIX)
Pages choisies de Jean Jaurès. — Histoire socialiste de la Révolution française (I) : La Constituante, par Jean Jaurès .... 77 (CVI)
Reliques, par Isabelle Rimbaud 84 (CVI)
La Chauve-souris, par Charles Derennes. . 86 (CM)
Les discours du docteur O’Grady, par André Maurois 86 (CVI)
L’Escalier d’or, par Edmond Jaloux ... 92 (CVI) Gaspard des Montagnes, par Henri Pourrat . 93 (CVI) Vers l’Ouest, par Constantin Weyer. . . 100 (CVI) En marge des marées, par Joseph Conrad . 108 (CVI) La Campagne avec Thucydide ; Gustave Flaubert, par Albert Thibaudet 222 (CVII)
Saint-Just, par Marie Lenéru. — Journal de Marie Lenéru 225 (CVII)
La Nef, par Elémir Bourges 352 (CVIII)
Henri Duvernois 385 (CIX)
La Vie en fleur, par Anatole France . . . 465 (CIX)
La Conquête de la joie, par Raymond Schwab. 481 (CIX)
Littérature et Orient, par Henri Thuile. . 481 (CIX)
L’Enlisement, par Jean Monique . . . . 491 (CIX)
L’année littéraire en Italie 493 (CIX)
L’Amour, les Muses et la Chasse, par Francis Jammes 629 (CX)
Ces petits Messieurs. — Le Jeu de l’Amour et de la danse, par Francis de Miomandre . 633 (CX)
Biographies du Carnet critique 733 (CXI)
Dou^e cent mille, par Luc Durtain. . . . 745 (CXI)
L’ne vue optimiste sur la situation de la France 253 (CVII)
Iphigénie 270 (CVIII)
La confession de Stavroguine (fin) 30 (CVI)
Lucienne, par Jules Romains 235 (CVII)
Lettre d’Angleterre : Le style dans la prose anglaise contemporaine 751 (CXI)
Chansons désabusées, par Max Elskamp . . 88 (CVI)
Volutes 148 (CVII)
Le Chirurgien des roses, par Marcel Sauvage 362 (CVIII) La Foi du doute, par Pierre Bourgeois . .485 (CIX)
32 Décembre, par Jean-Victor Pellerin . . 485 (CIX)
Poulies de la vie mordue, par Henri Dalby . 633 (CX)
L ’évadé de T Enfer, par Jean Pellerin ... 99 (CVI)
Essai sur Je Donjuanisme contemporain, par Marcel Barrière 476 (CIX)
Diableries, par Mélot du Dy 90 (CVI)
Le Courrier des Muses 122 (CVI)
Le Courrier des Muses 380 (CVIII)
Poésies pour dames seules 397 (CIX)
Le Coffret de Santal, par Charles Cros . . 483 (CIX)
La Conquête mystique : l’Ecole française, par Henri Brémond 73 (CVI)
Lettres du lieutenant de vaisseau Dupouey,
préface de André Gide 732 (CXI)
Finale de Siegfried et le Limousin 552 (CX)
Compound 300 HP, n° 243 12 (CVI)
Bass-Bassina-Boulou , par Franz Hellens . . 636 (CX)
Clodomir l’assassin 401 (CIX)
Silbermann 163 (CVH)
Silbermann (fin) 287 (CVIII)
La fiancée morte, par J.-N. Faure-Biguet . . 490 (CVIII)
Gérard et son témoin, par Paul Brach. . . 749 (CXI)
Mount Eryx, and other diversions of travel, par Henry Festing Joues ro6 (CVI)
La vie et l’habitude, par Samuel Butler . . 504 (CIX)
Fernand Vandérem et les manuels d’histoire littéraire . . 727 (CXI)
Les dernières rétrospectives 1 1 1 (CVI)
Les Artistes inconnus (galerie Simon) et le
Salon d’Automne 756 (CXI)
L’Abbaye de Typhaines, par le Comte de Gobineau 97 (CVI)
Art poétique, par Max Jacob 227 (CVII)
Le Jeu de massacre, par Tristan Bernard . . 98 (CVI)
Mêghadouta de Kalidasa, traduit par Marcelle Lalou 110
La Mentalité primitive, par L. Lévy Bruhl. 348
Trois mystères tibétains, traduits par Jacques Bacot 379
Le Fleuve de Feu 685 (CXI)
Silbermann, par Jacques de Lacretelle . . 743 (CXI)
Bibelots 17 (CVI)
Les bals de Paris, par André Warnod . . 482 (CIX)
Le Cabinet noir, par Max Jacob .... 489 (CIX)
Un romanesque, par May Sinclair .... 505 (CIX)
L’Aurore en pluie 679 (CXI)
Sur la Glèbe, par J. de Pesquidoux . . . 358
L’Amour et la Mort de Je. tu Pradeau, par Charles Silvestre 487
L’Ophélia, par Marius et Ary Leblond . . 491
Le Roman de la voie lactée, par Lafcadio Hearn. 506
La dédaigneuse, par Beaumont et Fletcher . 499 (CIX)
Les danseuses cambodgiennes à l’Opéra. . 121 (CVI)
La regarder dormir 513 (CX)
La randonnée de Samba Diouf, par Jérôme et Jean Tharaud 91
Les amorandss, par Julien Benda .... 229
Les Donjuanes, par Marcel Prévost . . . 234
La maison de Claudine, par Colette . . . 363
Myrrbine courtisane et martyre, par Pierre Mille 486
La Garçonne, par Victor Margueritte. . . 634
Les dangers d’une politique conséquente .... 5 (CVI)
Paul Valéry, poète . . 257 (CVIII)
Maurice Barrés et la critique catholique . . 621 (CX)
Le secret projessionnel, par Jean Cocteau. . 631 (CX)
Marcel Proust 641 (CXI)
Alain-Fournier 643 (CXI)
(CVI) (CVIII) (CVIII) (CVIII) (CIX) (CIX) (CIX) (CVI) (CVII) (CVII) (CVIII) (CIX)
(CX)Etude de nu 157 (CVII)
Au lion tranquille, par Marmouset 748 (CXI)
Le Duel, par Alexandre Kouprine 109 (CVI)
Les Ballets russes 115 (CVI)
Wagner au théâtre des Champs-Elysées 120 (CVI)
Le Martyre de Saint Sébastien à l’Opéra 243 (CVII)
Anton Tchékhov 528 (CX)
La vie de Monsieur Du Gay-Trouin, écrite de sa main 80
La bataille du Jutland vue du « Derflinger », par le capitaine de corvette Georg von Hase 83
Marsyasou la justice d’Apollon, par François-Paul Alibert 89
Ceux qui reviennent, par Marie Gevers . . 100
Pitoeff et la fondation à Paris d’un théâtre de répertoire étranger ... ... 239
Cinq nos, traduits par Noël Péri ; The no plays of Japon, traduit par Arthur Walev ; le Théâtre chinois, par Tchou-Kia-Kien . 375
Jean de La Fontaine, par André Hallays . . 471
Le déjeuner chez le maréchal de la noblesse, par Ivan Tourgueniev 638
Terre 274 (CVIII)
Volôdia SS7
Réflexions sur la littérature : L’Affaire Ubu. 58 (CVI)
Jules Tellier, par Henriette Charasson . . 83 (CVI)
Le vin de ta vigne, par Louis Artus ... 84 (CVI)
Réflexions sur la littérature : Les jardins sur l’Orient 206 (CVII)
Réflexions sur la littérature : Le Germanisme et la guerre 329 (CVIII)
Le stupide dix-neuvième siècle, par Léon Daudet 357 (CVIII)
Réflexions sur la littérature : Renouveaux quand même 447 (CIX)
L’Avenir de l’Intelligence et Trois idées politiques, par Charles Maurras 469 (CIX)
Les plaisirs et les jeux, par Georges Duhamel 470 (CIX)
Approximations, par Charles du Bos . . . 472 (CIX)
La Poésie de Swinburue, par Paul de Reul. —
(CVI) (CVI) (CVI) (CVI) (CVII) (CVIII) (CX) (CX) La légende socratique et les sources de Platon, par Charles Dupréel 498 (CIX)
Réflexions sur la littérature : La composition dans le roman 594 (CX)
Le Domaine, par John Galsworthy. . . . 639 (CX)
Réflexions sur la littérature : Les trois critiques 715 (CXI)
Un bourgeois dilettante à l’époque romantique : Emile Deschamps, par Henri Girard. . . 735 (CXI)
Bien manger pour bien vivre, par Edouard de Pomiane 736 (CXI)
Fragments d’un Journal de guerre 276 (CVIII)
Proust et Einstein 246 (CVII)
Durée et Simultanéité, par Henri Bergson . 625 (CX)
Les Revues 124 (CM)
Mémento 127 (CVI)
Les Revues 383 (CVIII)
Mémento 384 (CVIII)
Les Revues 509 (CIX)
Le Prix Blumenthal 512 (CIX)
Mémento des revues 512 (CIX)
Mémento des revues 640 (CX)
L’Atelier 640 (CX)
Les Revues 760 (CXI)
Mémento 762 (CXI)
LE GERANT I GASTON GALLIMARD. ��LE
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DES ÉDITEURS
�� �� � 2 LE CARNET DES ÉDITEURS
Maurice Barrés : TAINE ET RENAN, pages perdues, recueillies et commentées par Victor Giraud '.
Brunetière remarquait assez justement que les hommes de sa génération n'ont progressivement conquis leur originalité que dans la mesure où ils ont su s'affranchir de l'influence de Renan et de Taine. La remarque, certes, vaut pour Brunetière lui- même. Elle est juste encore pour Faguet, pour Bourget, pour Jules Lemaître, peut-être pour France et pour Loti. Mais elle est juste, pour ainsi dire, obscurément. C'est en pleine conscience au contraire que Barrés s'en prend à Renan et à Taine, les ana- lyse, les décrit complaisamment, ou brusquement fonce sur eux. Jamais les rapports d'un homme de génie avec ses premiers maîtres ne nous avaient été présentés avec plus de franchise et de liberté que dans ces articles de journaux, parus à diverses époques, et que M. Victor Giraud a su réunir, enchaîner et — s'il est possible — animer encore.
Ces rapports n'ont pas été simples. Sans doute peu. on dire que Maurice Barrés reçoit d'abord de Renan le goût du dilet- tantisme, la piété sans la foi, de Taine le goût de la décentrali- sation, le respect de la tradition nationale, la passion de l'éner- gie ; de tous deux la confiance qu'il place dans les sciences, l'amour de l'étrange ou du singulier. Autant de choix et de ten- dances que le jeune écrivain n'aurait pas eus au même degré s'il n'avait commencé par se convertir les livres de Taine et de Renan « en sang et en nourriture ». Cependant les années pas- sent, et Huit jours che\ M. Renan paraît en librairie, tandis que M. Taine en voyage n'est pas achevé, en tout cas n'est pas publié. C'est que la gravité morale dont Taine donne des preuves crois- santes en impose de plus en plus à Barrés, qui se détourne d'un souriant dilettantisme. Il n'est rien de plus curieux que de comparer les articles sur la mort de l'un et de l'autre de nos « derniers grands penseurs ». Et l'on n'a pas oublié avec quelle âpreté Barres a défendu Taine contre les critiques d'Aulard. Cette évolution qui le détourne de plus en plus de Renan va- t-elle s'accentuer encore ? M. Giraud l'affirme, mais n'a-t-il pas compté sans le Jardin sur l'Oronte ?
i. Un vol. in-16 : 5 fr. 40. Editions Bossard, 43, rue Madame.
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�� � 2 LE CARNET DES EDITEURS
Casanova : HISTOIRE DE MA FUITE DES PRISONS DE LA RÉPUBLIQUE DE VENISE QU'ON APPELLE LES PLOMBS 1 .
Casanova vieilli et qui perdait ses dents était sans cesse prié par ses visiteurs de leur conter l'histoire de sa fuite.
Il m'est arrivé cent fois, dit-il, de me trouver après le récit de cette histoire quelque altération dans la santé, causée, ou par le fort souve- nir de la triste aventure, ou par la fatigue soutenue par mes organes en devoir d'en détailler les circonstances.
Il prit le parti de l'écrire. « Je suis arrivé, ajoute-t-il, à un âge où il faut que je fasse à ma santé bien d'autres sacrifices. »
Trop d'écrivains écrivent par pur génie ; que ne doit-on pas espérer de qui écrit par faiblesse, ou par esprit de sacrifice ! Casanova connaît mal le français ; c'est une seconde raison de l'aimer ou d'attendre de lui des événements vrais, et non pas précisément faits pour l'écriture. Dans sa langue, que d'éclats et d'éclairs :
Vous verrez que je ne prétends rien ni par mon style, ni par des nouvelles et surprenantes découvertes en morale comme l'auteur que je viens de nommer (J.-J. Rousseau) qui n'écrivait pas comme on parle et qui, au lieu de décider en conséquence d'un système, il pro- nonçait des aphorismes résultant d'un enchaînement casuel de ses chaudes circonlocutions et non pas de la froide raison : ses axiomes sont des paradoxes taits pour faire éternuer l'esprit.
Bien des gens se figurent avoir lu l'Histoire de ma fuite, et qui se trompent. Ils n'en ont lu que la version remaniée, déformée par quelque professeur de Dresde, que l'on trouve dans les Mémoires. C'est l'édition de 1787, inconnue, peu s'en faut, en France, qu'a rééditée M. Ch. Samaran dans la Collection des Chefs-d' Œuvre méconnus.
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��1. Un vol. in-16 grand aigle, tiré à 2. 500 exemplaires numérotés sur papier pur chiffon, de la collection des Chefs-d'Œuvre méconnus (Bossard, éditeur, 43, rue Madame, Paris) : 12 francs.
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- ↑ Le Temps du 3 juin.
- ↑ « La France, nous prévenait l’autre jour brutalement le Daily Express, semble croire qu’elle peut obtenir l’argent dont elle a un besoin urgent sans accepter les points de vue de ceux qui ont de l’argent. C’est une erreur. » Voir le Temps du 9 juin.
- ↑ Voir la Nouvelle Revue Française du ier juin.
- ↑ Littéralement : « Comme la charrue suit les paroles, ainsi Dieu récompense les prières. »
- ↑ Littéralement : « Tu ne peux connaître ce qui est assez, que si tu as connu d’abord ce qui est plus qu’assez. »
- ↑ Littéralement : « Si d’autres n’avaient pas été fous, c’est nous qui devrions l’être. »
- ↑ (Damn braces ; bless relaxes) Damn comporte une idée de malédiction, de damnation ; bless, de bénédiction. Grolleau propose ici : le malheur enchaîne ; le bonheur délivre. Mais il me paraît que la pensée de Blake est ici faussée. Ce proverbe de l’enfer donne tout l’avantage à la malédiction, à l’adversité. « To brace », ne peut signifier : enchaîner ; son sens propre est ici : tonifier, (bracing air) galvaniser, tendre ; et s’oppose à « to relax » détendre, amollir.
- ↑ Plus exactement : des désirs inagis.
- ↑ Ou peut-être : à cause de ses opinions préconçues (conceited notions).
- ↑ Exactement sa « sixième année », les cours des lycées russes étant de huit ans.
- ↑ Sorte de whist.