La Reprise d’Antony (Th. Gautier, 1867)
LA REPRISE D’ANTONY
Quand on a, comme nous, assisté aux grandes premières représentations de l’école romantique, champs de bataille de luttes littéraires opiniâtres, on éprouve un plaisir mêlé d’une certaine mélancolie à revoir après tant d’années ces œuvres qui passionnaient si vivement les générations d’alors et qui furent l’éblouissement de notre jeunesse. L’autre soir, en mettant le pied sur le seuil du petit théâtre où l’on reprenait Antony, il nous prenait des hésitations, et si notre devoir de critique ne nous eût pas poussé en avant, nous nous en serions allé par un sentiment semblable à celui qui vous fait craindre de vous trouver vingt ans après devant une belle femme dont on a gardé un amoureux souvenir. Que reste-t-il de ces charmes autrefois adorés, et ne vaudrait-il pas mieux éviter cette dangereuse confrontation du passé et du présent ?
Nous songions au spectacle que présentaient les abords de la Porte-Saint-Martin le soir de la première représentation d’Antony, en 1831. C’était une agitation, un tumulte, une effervescence dont on se ferait difficilement une idée aujourd’hui. Il y avait là des mines étranges et farouches, des moustaches en croc, des royales pointues, des cheveux mérovingiens ou taillés en brosse, des pourpoints extravagants, des habits à revers de velours rejetés sur les épaules comme on en voit encore dans les lithographies de Devéria, des chapeaux de toutes les formes, excepté, bien entendu, de la forme usuelle. Les femmes, un peu effarées, descendaient de voiture, parées à la mode du temps, avec leurs coiffures à la girafe, leur haut peigne d’écaille, leurs manches à gigot et leurs jupes courtes laissant voir des souliers à cothurne. Parfois la foule s’ouvrait et donnait passage à quelque jeune maître déjà célèbre, poète, romancier ou peintre, vers qui les mains amies se tendaient. Des groupes nombreux stationnaient sur le boulevard et, ne pouvant avoir de place, regardaient entrer les favorisés.
Ce que fut la soirée, aucune exagération ne saurait le rendre. La salle était vraiment en délire ; on applaudissait, on sanglotait, on pleurait, ou criait. La passion brûlante de la pièce avait incendié tous les cœurs. Les jeunes femmes adoraient Antony ; les jeunes gens se seraient brûlé la cervelle pour Adèle d’Hervey. L’amour moderne se trouvait admirablement figuré par ce groupe, auquel Bocage et madame Dorval donnaient une intensité de vie extraordinaire ; Bocage l’homme fatal, madame Dorval la faible femme par excellence !… Jamais identification d’un acteur et d’un rôle ne fut plus complète : Bocage était véritablement Antony, et Adèle d’Hervey ne pouvait se détacher de madame Dorval. Henri Heine dans ses Lettres sur la France, après un parallèle entre Kean et Frédérick-Lemaître, s’exprime ainsi sur le compte de Bocage : « Il serait injuste, quand je rends un témoignage si louangeur pour Frédérick-Lemaître, de passer sous silence l’autre grand acteur que Paris possède. Bocage jouit ici d’une réputation aussi grande, et sa personnalité est, sinon aussi remarquable, du moins aussi intéressante que celle de son confrère. Bocage est un bel homme, distingué, dont les manières et les mouvements sont nobles. Sa voix métallique, riche en inflexions, se prête aussi bien aux éclats les plus tonnants du courroux et de la fureur qu’à la tendresse la plus caressante des murmures amoureux. Dans l’explosion la plus violente de la passion, il conserve toujours de la grâce, toujours la dignité de l’art, et dédaigne de s’aventurer dans la nature brutale comme Frédérick-Lemaître, qui obtient à ce prix de grands effets, mais des effets sans beauté poétique. Celui-ci est une nature exceptionnelle qui domine moins sa puissance démoniaque qu’il n’en est subjugué lui-même, et c’est pourquoi j’ai pu le comparer à Kean. Bocage n’est pas autrement organisé que le reste des hommes ; il se distingue seulement d’eux par une plus grande finesse d’organisation. Ce n’est point un produit bâtard d’Ariel et de Caliban, mais un être harmonique, figure élevée et belle comme Phœbus Apollon. Son œil a moins de valeur, mais il peut produire des effets immenses avec un mouvement de tête, surtout quand il la rejette dédaigneusement en arrière ; il a de froids soupirs ironiques qui vous passent dans l’âme comme une scie d’acier. Il a des larmes dans la voix et des accents de douleur tellement profonds qu’on croirait qu’il saigne intérieurement ; s’il se couvre les yeux avec les mains, on croirait entendre la Mort dire : Que la nuit soit ! Puis, quand il sourit, c’est comme si le soleil se levait sur ses lèvres ! »
Ces éloges, quelque talent qu’on reconnaisse à Bocage, sembleront aujourd’hui d’un lyrisme bien exagéré ; en ce temps-là ils n’étonnaient personne. Henri Heine, l’esprit le plus sceptique et le plus railleur qui ait existé, n’était pas homme à s’embarquer dans le faux enthousiasme ; il n’y a nulle ironie cachée sous ces lignes étranges et tel était bien l’effet que produisait Bocage. Il était par sa personne, son talent et la manière dont il comprenait ses rôles, le véritable idéal du jeune premier romantique. La tendresse, la passion, la beauté même ne suffisaient pas pour faire un amoureux accompli, il fallait encore une certaine fierté dédaigneuse, un mystère à la façon de Lara et du giaour, en un mot, une fatalité byronienne ; derrière l’amant on devait sentir un héros inconnu en butte aux injustices du sort et plus grand que son destin. On retrouve les traits principaux de ce caractère dans la plupart des pièces du temps.
Quant à madame Dorval, jamais on ne vit au théâtre une actrice plus profondément féminine. Quoiqu’elle ne fût pas régulièrement belle, elle possédait un charme suprême, une grâce irrésistible ; avec sa voix émue, troublée, qui semblait vibrer dans les larmes, elle s’insinuait doucement au cœur et, en quelques phrases, s’emparait du public mieux que ne l’eût fait une actrice détalent impérieux et de beauté souveraine. Comme elle était sympathique et touchante, comme elle intéressait, comme elle se faisait aimer, et comme on la trouvait adorable ! Elle avait des accents de nature, des cris de l’âme qui bouleversaient la salle. La première phrase venue : « Comment faire ? » ou bien : « Je suis bien malheureuse, » ou encore : « Mais je suis perdue, moi ! » lui fournissait l’occasion d’effets prodigieux. Il ne lui en fallait même pas tant : à la manière dont elle dénouait les brides de son chapeau et le jetait sur un fauteuil, on frissonnait comme à la scène la plus terrible. Quelle vérité dans ses gestes, dans ses poses, dans ses regards, lorsque, défaillante, elle s’appuyait contre quelque meuble, se tordait les bras, et levait au ciel ses yeux d’un bleu pâle tout noyés de larmes ! et comme dans cet amour éperdu, à travers cet enivrement coupable, elle restait encore honnête femme et dame ! Cet amant, on le sentait bien, devait être l’unique, et ce cœur brisé par la passion n’avait pas de place pour une autre image. Antony lui-même, malgré quelques phrases déclamatoires et sataniques à la mode du temps, est d’une sincérité parfaite : il adore Adèle d’Hervey ; il aime mieux mourir que de la compromettre, et le fameux mot : « Elle me résistait, je l’ai assassinée, » respire l’amour le plus chevaleresque, le plus profond et le plus sublime.
L’effet que dut produire cette pièce entraînante sur le public incandescent et la jeunesse volcanique de l’époque, on se le figure aisément. Nous ne possédons pas un morceau du fameux habit vert qui fut déchiré sur le dos d’Alexandre Dumas, comme il le raconte lui-même, par des admirateurs trop ardents qui voulaient garder un souvenir, une relique de lui ; mais nous étions vivement ému, et cette émotion nous l’avons en partie éprouvée samedi soir.
Les jeunes spectateurs qui ne connaissaient pas Antony se sont abandonnés sans résistance à ce drame si étrange pour eux, et les autres au mélancolique plaisir de retrouver quelques-unes de leurs anciennes impressions.
Alexandre Dumas assistait à la représentation dans
une baignoire d’avant-scène ; il n’avait pas cette fois
un habit vert, mais bien une redingote noire qu’il a
remportée intacte. L’enthousiasme étant moins
furibond en 1867 qu’en 1831, il a dû se contenter
d’un gros bouquet que mademoiselle Duverger, à
qui on l’avait jeté, lui a gracieusement tendu par-dessus la rampe.
- (Moniteur, 7 octobre 1867.)