La Vie de M. Descartes/Livre 1/Chapitre 9

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Daniel Horthemels (p. 39-44).

Le royaume étoit alors divisé par les partis formez entre les princes, et quelques seigneurs, d’une part : et ceux qui avoient l’administration des affaires, de l’autre : et le repos public étoit troublé par une guerre civile qui passoit pour la troisiéme de cette espéce depuis la mort du roy Henry Iv. M Descartes qui se voyoit âgé de 21 ans, crut qu’il étoit tems de songer à se mettre dans le service. Les importuns de son âge et de sa qualité l’avoient mis hors d’état de rentrer dans sa retraite, ou d’en pouvoir profiter. C’est ce qui le fit résoudre à sortir de la ville, aprés en avoir eu la permission de son pére. Son devoir joint à son inclination le portoit à vouloir prendre parti dans les troupes du roy : mais il fallut prendre quelques mesures pour ne point paroître partisan du maréchal D’Ancre, dont la domination étoit devenuë odieuse aux meilleurs serviteurs du roy. Le prétexte de cette domination insupportable tenoit le Duc De Nevers, le Duc De Vendôme, le Duc De Mayenne, le maréchal De Boüillon éloignez de la cour, et dans une espéce de rebellion contre l’etat. De sorte qu’il n’étoit ni glorieux, ni honnête de servir dans leurs armées. Il songeoit donc à se mettre dans les armées du roy sous le Duc De Guise, ou le Comte D’Auvergne, lorsque l’envie de voir les pays étrangers luy inspira le dessein d’aller servir parmi des peuples qui fussent alliez du roy. En quoi il se proposa l’éxemple de plusieurs jeunes gentils-hommes de la noblesse françoise, qui alloient alors apprendre le métier de la guerre sous le prince Maurice De Nassau en Hollande.

Il préparoit son équipage, lorsqu’il apprit la mort du maréchal D’Ancre qui fut tué au Louvre le lundy 24 d’avril par les gens de M De Vitry capitaine des gardes du corps. Cét accident suivi du rappel des mécontens à la cour, changea la face des affaires dans l’etat : mais il ne fit point changer de résolution à M Descartes. Il partit pour les Païs-Bas vers le commençement du mois de may, et il alla droit au Brabant hollandois se mettre dans les troupes du prince Maurice en qualité de volontaire.

Il est vray que les provinces unies joüissoient alors du repos que leur avoit procuré la tréve concluë le neuviéme d’avril de l’an 1609 avec les espagnols pour l’espace de douze ans. Mais on ne s’apperçevoit presque pas de la suspension d’armes parmi les troupes hollandoises, que le prince Maurice avoit soin de tenir en haleine par des éxercices c ontinuëls.

L’armée étoit répanduë dans les places frontiéres, et particuliérement dans le territoire et la ville de Bréda, qui étoit considérée comme un bien propre à la maison De Nassau, quoi qu’elle fût incorporée à la république des provinces. Le prince Maurice âgé pour lors de cinquante ans étoit reconnu par toute l’Europe pour un grand capitaine. Il étoit prudent, vaillant, et infatigable au travail. On ne luy donnoit point d’égal dans l’art d’assiéger, ou de sécourir une place ; de fortifier un camp ; de surprendre l’ennemi ; d’observer la discipline parmi les troupes. Mais sur tout il possédoit bien les mathématiques ; aimoit les mathématiciens et les ingénieurs ; entendoit parfaitement les fortifications ; et avoit déja inventé plusieurs machines, pour passer les riviéres et assiéger les villes.

Il se peut faire que ces derniéres qualitez aient attiré particuliérement M Descartes auprés de ce prince. Mais il faut avoüer que son dessein n’étoit pas de devenir grand guerrier à son école, quoy qu’il eût cherché cette occasion pour apprendre le métier de la guerre sous luy. En se déterminant à porter les armes, il prit la résolution de ne se rencontrer nulle part comme acteur, mais de se trouver par tout comme spectateur des rôles qui se joüent dans toutes sortes d’etats sur le grand theâtre de ce monde. Il ne s’étoit fait soldat que pour étudier les mœurs différentes des hommes plus au naturel : et pour tâcher de se mettre à l’épreuve de tous les accidens de la vie. Afin de n’être gêné par aucune force supérieure, il renonça d’abord à toute charge, et s’entretint toûjours à ses dépens.

Mais pour garder la forme, il fallut recevoir au moins une fois la paye : comme nous voyons que les pélerins aisez et accommodez d’ailleurs se croyent obligez en partant pour leur pélérinage, de demander au moins une fois l’aumône, pour ne pas laisser périr la coûtume qui veut que l’on prenne la posture de suppliant et de mendiant. Il eut la curiosité de conserver cette solde pendant toute sa vie comme un témoignage de sa milice.

Il témoigne qu’il aimoit véritablement la guerre à cét âge : mais il prétend que cette inclination n’étoit que l’éffet d’une chaleur de foye, qui s’étant appaisée dans la suite des tems, a fait tomber aussi cette inclination. Comme elle n’é toit que de tempérament, et d’un tempérament un peu déréglé, elle ne s’est pas tournée en estime pour la profession des armes, lorsqu’il avoit occasion de s’expliquer sur ce qu’il en pensoit. C’est ce qu’il a fait connoître à l’un de ses amis en ces termes. Bien que la coûtume, dit-il, et l’exemple fassent estimer le métier de la guerre comme le plus noble de tous : pour moy, qui le considére en philosophe, je ne l’estime qu’autant qu’il vaut, et même j’ay bien de la peine à luy donner place entre les professions honorables ; voyant que l’oisiveté et le libertinage sont les deux principaux motifs qui y portent aujourd’huy la plûpart des hommes.

Il parloit de la sorte sur l’expérience qu’il avoit des autres. Car pour luy il se montra toûjours grand adversaire de l’oisiveté et du libertinage, soit dans ses occupations militaires ausquelles il apportoit toute l’assiduité du plus ardent des soldats, soit dans le loisir que luy laissoient ses fonctions, et qu’il emploioit à l’étude, lorsque les autres le donnoient à la débauche. Sur les preuves qu’il a données en quelques rencontres imprévûës de son courage et de sa conduite, on croira sans peine les auteurs qui prétendent que son épée luy a acquis la réputation de brave, quoy qu’il n’aspirât nullement à cette gloire.

Mais on ne croira jamais le Sieur Borel, qui avance que M Descartes s’est trouvé par deux fois au siége de Bréda, lorsqu’on sçaura qu’il n’a été que deux ans en Hollande pour cette fois, et que la ville de Bréda n’a souffert aucun siége pendant cét intervalle où l’on jouïssoit encore de la tréve. Depuis l’an 1590 que cette ville avoit été prise par le prince Maurice, elle demeura sous la puissance des etats jusqu’en 1625 que le Marquis De Spinola la remit sous la domination espagnole aprés un siége de prés de dix mois : et elle ne fut reprise par les hollandois que l’an 1637.

Cette ville étoit donc dans un repos entier sous le gouvernement du Prince Maurice pendant les deux années que M Descartes porta les armes en Hollande ; et cette tranquillité donnoit lieu aux curieux d’y venir pour voir la cour du prince, et les ouvrages des mathématiciens et des ingénieurs qui travailloient sous luy. Ce fut à de semblables rencontres que M Descartes se trouva redevable de la connoissance et de l’amitié du Sieur Isaac Béeckman. Cét homme versé dans la philosophie et les mathématiques, étoit recteur ou principal du collége de la ville de Dort, et profitant du voisinage de Bréda qui n’en est qu’à cinq lieuës, il se trouvoit assez souvent à la cour du Prince Maurice, et venoit voir particuliérement M Aleaume son mathématicien, et les autres ingénieurs.

Béeckman étoit actuellement dans la ville de Bréda, lorsqu’un inconnu fit afficher par les ruës un probléme de mathématique pour le proposer aux sçavans, et en demander la solution. Le probléme étoit conçeu en flamand, de sorte que M Descartes, qui étant nouvellement venu de France n’entendoit pas encore la langue du pays, se contentoit d’abord d’apprendre que c’étoit un probléme proposé par un mathématicien qu’on ne nommoit pas, mais qui se flattoit de se faire connoître glorieusement par cét endroit. Voyant le concours des passans qui s’arrêtoient devant l’affiche, il pria le premier qui se trouva auprés de luy de vouloir luy dire en latin ou en françois la substance de ce qu’elle contenoit. L’homme à qui le hazard le fit adresser voulut bien luy donner cette satisfaction en latin : mais ce fut à condition qu’il s’obligeroit à luy donner de son côté la solution du probléme qu’il jugeoit en luy-même trés-difficile. M Descartes accepta la condition d’un air si résolu, que cét homme qui n’attendoit rien de semblable d’un jeune cadet de l’armée, luy donna son nom par écrit avec le lieu de sa demeure, afin qu’il pût luy porter la solution du probléme, quand il l’auroit trouvée. M Descartes connut par son billet qu’il s’appelloit Béeckman : et il ne fut pas plûtôt retourné chez luy, que s’étant mis à examiner le probléme sur les régles de sa méthode comme avec une pierre de touche, il en trouva la solution avec autant de facilité et de promptitude que Viéte en avoit apporté autrefois pour resoudre en moins de trois heures le fameux probléme qu’Adrien Romain avoit proposé à tous les mathématiciens de la terre. Descartes pour ne point manquer à sa parole alla dés le lendemain chez Béeckman, luy porta la solution du probléme, et s’offrit même de luy en donner la construction s’il le souhaitoit. Béeckman parut fort surpris : mais son étonnement augmenta tout autrement, lorsqu’ayant ouvert une longue conversation pour sonder l’esprit et la capacité du jeune homme, il le trouva plus habile que luy dans des sciences dont il faisoit son étude depuis plusieurs années. Son entretien luy fit sentir qu’il étoit encore toute autre chose que ce que la solution du probléme de l’inconnu luy avoit fait paroître. Il luy demanda son amitié, luy offrit la sienne, et le pria de consentir qu’ils entretinssent un commerce mutuel d’étude et de lettres pour le reste de leur vie. M Descartes répondit à ces honnêtetez par tous les effets d’une amitié sincére : et pour luy donner des marques de la confiance qu’il avoit en luy, il consentit avec plaisir qu’il fût son correspondant pour la Hollande, comme il l’avoit souhaité. Leurs rélations durérent jusqu’en 1636 ou 1637 c’est-à-dire jusqu’à la mort de Béeckman. Il est vray que leur amitié souffrit une légére interruption quelques années aprés que M Descartes se fût établi en Hollande en qualité de philosophe : mais elle fut de peu de durée, et le Sieur Béeckman qui l’avoit causée par un défaut de conduite, eut soin de la réparer. M Descartes pratiqua encore des connoissances avec d’autres mathématiciens des Provinces-Unies, et sur tout avec un Isaac de Middelbourg qui luy proposa diverses questions de mathématiques et de physique pendant son premier séjour en Hollande.