La 628-E8/Annexe

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Bibliothèque Charpentier — Fasquelle (p. 419-465).




POUR LES CURIEUX DES LETTRES

À CE 60e MILLE


ONT ÉTÉ ANNEXÉES LES PAGES 388 À 439


SUPPRIMÉES POUR DES CONVENANCES PERSONNELLES


LORS DE L’APPARITION DE LA 628-E8


EN 1907.




eût ajouté à cette collection hilarante de marionnettes, qu’est ton École de Souabe !



Je dormis fort mal, énervé, cauchemardé par le voisinage de cette cathédrale, sur laquelle — c’est ce qui m’irrite le plus en elle — le temps, qui use tout, s’use sans parvenir à en user qu’à peine la pierre dure. Ni la pluie, ni le soleil, ni le gel, ni le vent qui apporte les poussières corrosives, ne peuvent en adoucir les angles coupants et les lignes sèches, en modeler les découpures plates et les pleins affreusement rigides. Dans mon sommeil, son poids m’étouffait, m’écrasait ; et, du parvis jusqu’à la pointe de ses flèches, mille formes tranchantes, mille figures, aux profils d’inquisiteurs, se détachaient, entraient en moi, comme autant d’instruments de torture… Je me réveillais, en sursaut, tout haletant, les tempes glacées.

Le lendemain matin, je ne me sentis nullement disposé à revoir Cologne, ses églises, ses ponts, ses musées, et même son jardin zoologique, où, pourtant, je me souvenais d’avoir passé d’amusantes journées, parmi des bêtes splendides, et d’avoir interviewé un énorme oiseau, de la tribu des longirostres, qui ressemblait étonnamment à M. Maurice Barrès, en habit d’académicien… De tout cela, j’étais las, jusqu’au dégoût.

En voyage, il y a des moments où les plus magnifiques musées ne vous disent plus rien ; des moments où l’on ne ferait point un pas pour découvrir le plus émouvant chef-d’œuvre. L’art vous fatigue, vous énerve, comme les caresses d’une femme, après l’amour. Au sortir d’un musée, où je viens de me gorger d’art, comme au sortir d’un lit, où j’ai cru épuiser toutes les joies — toutes les joies ? — de la possession, je n’éprouve plus qu’un besoin, mais un besoin impérieux  : marcher, marcher, et fumer, fumer des cigarettes, afin de mettre de la distance et un nuage entre ces mêmes décevantes illusions et moi.

Jamais non plus, autant que ce matin-là, je ne détestai cette manie traditionnelle qui nous pousse, à peine arrivés dans une ville, à nous précipiter dans ses musées, c’est-à-dire à nous inquiéter des morts, avant de nous mêler aux vivants. Et je me disais, en marchant, je me disais et me redisais tout haut, comme pour mieux m’affermir dans mes résolutions  :

— Non… non… je n’irai pas au musée… Je n’irai pas…

Absolument comme un enfant, qui se dit  :

— Non… je n’irai pas à l’école aujourd’hui… Non… non… je n’irai pas…

Je le connaissais, d’ailleurs, ce musée… L’idée de passer et de repasser devant les de Bruynn le Vieux, les maître Guillaume, les Grunewald, et le maître Inconnu, ne me tentait point. Même, la Vierge à la fleur de haricot, et le maître de La Passion de Lyversberg, et le maître de La Glorification de la Vierge, et le maître de L’auteur de Saint Barthélemy, et le maître des Demi-Figures… et tous les autres maîtres du Tombeau, de la Couronne d’épines, de la Lance, des Clous, de l’Éponge, du Roseau, des Olives, du Calvaire, ne m’attiraient pas davantage. Non que je n’aimasse plus ces peintres ingénus de la vieille École de Cologne. Je les aimais toujours, mais je ne les aimais pas à ce moment de vague à l’âme, où je n’aimais rien. Ou plutôt je ne m’aimais plus en eux. Ils m’étaient vraiment aussi indifférents que les maîtres modernes, le maître de la Femme au tub, le maître de La Passion et la Mort de M. Félix Faure, le maître de L’immaculée Conception de la vierge Otero. J’aimais mieux les débardeurs des quais du Rhin et les paysans qui amenaient, au marché de la ville, des troupeaux de cochons et des charretées de choux.


Je flânai sur les quais et dans les rues, sans but précis, essayant de m’intéresser au mouvement de la vie, dans cette cité opulente et active, où le catholicisme, plus agressif que celui des Flandres, m’obséda de ses tours, de ses flèches, de ses croix, de ses cloches, non moins que de ses moines, qu’on rencontre partout, traînant leurs robes brunes, leurs sandales, sur les pavés, et quêtant aux portes… Et puis, je m’arrêtai devant une belle boutique de libraire. Parmi beaucoup de livres français qui y étaient étalés, au milieu de ces auteurs inconnus en France, qui représentent la littérature française à l’étranger, par des couvertures illustrées, dont la hideur m’est intolérable, je remarquai la Correspondance de Balzac, en son édition in-8. Je l’achetai et rentrai à l’hôtel. Et, tout de suite, je sentis que j’avais gagné quelque chose à ma promenade. Désormais, j’avais de quoi alimenter mon esprit, durant cette journée, que je prévoyais ennuyeuse et sans joies : j’avais Balzac, dont le nom seul, à cette devanture de libraire, avait fait s’évanouir brusquement la cathédrale de Cologne, l’Allemagne, l’illusion des musées, et mes fantasmes. Comme je me hâtais, la pluie se mit à tomber, lente et fine, achevant de donner à la ville un aspect de mélancolie funèbre.

L’après-midi, je laissai mes compagnons sortir, et je m’enfermai, dans ma chambre, avec Balzac.


Avec Balzac.


J’adore Balzac. Non seulement j’adore l’épique créateur de La Comédie humaine, mais j’adore l’homme extraordinaire qu’il fut, le prodige d’humanité qu’il a été.

Sa vie — du moins par ce que l’on en connaît — ressemble à son œuvre. On peut même dire qu’elle la dépasse. Elle est énorme, tumultueuse, bouillonnante. C’est un torrent qui a roulé de tout. Malheureusement, on la connaît peu… Bien des années de cette vie nous échappent, sûrement les plus intéressantes, puisque ce furent celles que Balzac se plut à dissimuler le mieux. Ainsi, nous lui connaissons quelques liaisons qui furent célèbres. Mais les autres ?… Mais toutes les autres ?… Car ce fut un grand conquérant d’âmes.

Il était courtaud, boulot, bedonnant, très laid : l’allure épaisse d’un chantre d’église. La première impression en était désagréable. Mme Hanska a dit que, lorsqu’elle le vit pour la première fois, elle eut honte de son enthousiasme et ne pensa qu’à fuir… Quoi ! C’était là cet homme sublime, ce héros ?

Comme tous ceux qui écrivent beaucoup, Balzac parlait peu… Mais, dès qu’il parlait, le charme opérait. Il y avait, dans sa parole, une telle autorité, une telle séduction, qu’on oubliait très vite ses disgrâces physiques. L’esprit rayonnait des yeux et donnait au visage de la beauté. Il avait conscience de sa force fascinatrice, comme il avait conscience de son génie. C’était, d’ailleurs, la même chose… Balzac créait de l’amour, comme il créait un livre. Pas plus que les idées, les femmes ne pouvaient lui résister. Pourtant, j’ai sur lui ce détail intime et un peu ridicule, que la nature l’avait parcimonieusement armé pour l’amour. Il est d’autant plus beau que, n’ayant pas – ou si peu – de quoi satisfaire les femmes, il lui ait été donné, plus qu’à aucun autre, la vertu délicate et rare de les exalter.

Quelqu’un, qui a souvent rencontré Balzac, me disait : « Quand on parlait femmes, il se gonflait d’orgueil et faisait la roue, comme un dindon… Mais il ne racontait jamais rien. » Malgré son infatuation, parfois comique, Balzac était infiniment discret. Il poussa la discrétion sur sa vie sentimentale jusqu’au mensonge, jusqu’au mystère, jusqu’aux complications un peu naïves du mélodrame. Il se vantait d’être chaste, pour mieux dérober ses vices et ses bonnes fortunes. Afin qu’on n’en retrouvât plus les traces, il effaçait les pas derrière lui. Cette discrétion, si rare chez un homme de lettres – mais Balzac n’était point un homme de lettres et, si belle qu’elle soit, son œuvre est, peut-être, ce qui nous intéresse le moins en lui, – nous irrite beaucoup, parce qu’elle nous le cache davantage. Lui, dont la gloire européenne avait popularisé les traits, partout, il eut le pouvoir de se rendre, quand il le voulait, invisible. Il déroutait les curiosités, dépistait les espionnages, se servant de ses amis, sans qu’ils se doutassent du rôle qu’il leur faisait jouer. Il avait le génie de la police, comme il avait le génie de l’amour, comme il avait le génie de tout. Un jour, il partait, ou, plus exactement, il disparaissait de Paris. Et on ne savait plus absolument rien de lui. Où était-il ? S’enfermait-il pour travailler ? Avait-il entrepris un voyage d’enquête pour ses livres ? Poursuivait-il une intrigue amoureuse ?… Une affaire ?… Plutôt une intrigue, car ses voyages d’enquête et ses déplacements d’affaires étaient moins mystérieux. Il en parlait. On les connaît presque tous, entre autres ce fameux voyage en Sardaigne, d’où il rapporta ces pyrites, à propos desquelles il rêva une fortune de milliardaire. Son absence durait un an, deux ans. Et puis, un beau soir, sans que personne de son entourage fût prévenu, il reparaissait soudainement. On le revoyait à l’Opéra, avec son habit bleu, sa canne dont il disait – le dindon – que la pomme avait été ciselée dans l’or fondu des bracelets de ses amies… Il semblait reprendre une conversation interrompue la veille, était au courant des moindres potins de salon ou de journal, de tout ce qui s’était passé quand il n’était pas là… De son absence pas un mot. Il affectait de ne rien comprendre aux allusions, d’ailleurs discrètes, qu’on y faisait.

On a prétendu qu’il y avait peu de sincérité et beaucoup de mise en scène, en tout cela ; qu’il aimait à jouer cette comédie pour les autres et pour lui-même ; qu’il en tirait une sorte de mystère, par conséquent, de l’importance. Peut-être bien. Ce qui est certain, c’est qu’il y eut aussi des drames.



De tout ce qui a été écrit sur cet homme extraordinaire, nous n’avons pour ainsi dire qu’une quantité énorme de travaux bibliographiques, et des jugements littéraires, — ce n’est pas ce que je recherche, — mais nous n’avons rien qui soit réellement une biographie.

On ne peut donner comme tels les livres de Gautier et de Gozlan, qui racontent ce qu’ils virent, ne virent sûrement pas grand’chose : de l’extériorité, des gestes superficiels, des manies, avec quoi ils composèrent des anecdotes qui nous amusent et ne nous apprennent rien. Gautier et Gozlan n’étaient pas des amis de Balzac, qui n’avait pas d’amis. Laurent Jan non plus, qui fut pourtant celui que le maître préféra. C’étaient de jeunes séides, des admirateurs fervents, mais intimidés, que le grand homme intéressa un peu, dit-on, à ses œuvres, pas du tout à son existence, et à qui le respect eût fermé les yeux et clos la bouche, s’ils avaient vu quelque chose d’anormal et d’énorme en leur dieu.

Mme Surville n’a laissé sur son frère que quelques pages insignifiantes, une apologie froide, banale, où nous n’avons pas une seule note à prendre, pas un seul document à retenir. Elle avait reçu, pourtant, bien des confidences. Quand il en avait trop gros sur le cœur, à de certains moments trop heureux ou trop tragiques de sa vie, comme cette première entrevue, à Neuchâtel, avec Mme Hanska, ou bien cette naissance et cette mort mystérieuse de son dernier enfant, Balzac, en dépit de sa force de renfermement, éprouvait le besoin de s’épancher… Mais en qui ? Sa mère ? elle lui était fort à charge, ne l’obsédait que de questions d’argent. Sa sœur ? malgré l’hypocrite tendresse de ses dédicaces, il ne l’aimait pas, et elle, non plus, au fond, ne l’aimait pas… Mais il était sûr d’elle ; sûr qu’elle saurait garder un secret, ne fût-ce que pour l’honneur de la famille… Et puis, il n’avait qu’elle… Et puis, habitude d’enfance, sans doute… C’était une petite âme bourgeoise, très honnête, peu sensible, qui faisait ce qu’elle pouvait. Mais elle ne pouvait rien comprendre à une telle âme, si distante de la sienne ; elle ne pouvait rien comprendre à ce génie, dont les hardiesses visionnaires, l’immoralité l’épouvantaient. Du reste, Balzac ne lui demanda pas de comprendre, de partager ses chagrins ou ses bonheurs, pas plus qu’on ne demande au vase de savoir pourquoi on le remplit de poisons ou de parfums.

Mme Surville sut ainsi beaucoup de choses, en gémit, en souffrit, et se tut.

Un seul homme pouvait, devait écrire une vie de Balzac : M. de Spoelberch de Lovenjoul[1].

Tout ce qui existe de documents, sa piété fureteuse, sa curiosité passionnée l’ont rassemblé. Il a des trésors. Il les garde. Et cette vie prodigieuse, unique, dont lui seul connaît ce qui en demeure d’attestations certaines et d’authentiques témoignages, il ne l’a pas écrite ; il ne l’écrira pas. De temps en temps, il en détache de menus fragments, il en agite de pauvres petites images, comme pour mieux aguicher notre curiosité, avec l’intention, peut-être ironique, de ne la satisfaire jamais. Allusions, réticences, commencements, inachèvements qui nous agacent et, après nous avoir surexcités au plus haut point, nous laissent encore plus ignorants, plus cruellement déçus.

Jeu dangereux. L’imagination rôde autour des grands hommes, ardente, féroce, carnassière. Elle ne se contente pas des bavardages, maigres os qu’on jette à sa faim. Elle s’acharne à vouloir déterrer le gros morceau. Et, un jour, elle le « mangera », mais à sa façon. Un jour (pour ne pas continuer des métaphores désobligeantes envers une aussi noble faculté), elle inventera — c’est son métier — elle inventera des légendes, mille fois plus préjudiciables que la réalité, à la gloire qu’on aura voulu préserver du mépris des sots, par le silence ou par le mensonge.

Peut-être que M. de Spoelberch de Lovenjoul, qui est un homme honorable, une nature modeste, un écrivain de peu de force, ne se juge pas de taille à écrire une vie de Balzac. Je voudrais le rassurer. Personne n’attend de lui une œuvre d’art. On ne lui demande que des documents utiles à l’histoire de la littérature, ce qui est peu de chose, utiles à l’histoire de l’humanité, ce qui est tout. D’autres feront le reste.

Mais non. Je crois plutôt que M. de Spoelberch de Lovenjoul a, comme tout le monde, presque tout le monde, le déplorable préjugé du grand homme. Le grand homme doit être un personnage sympathique, comme au théâtre. Le grand homme n’est véritablement un grand homme qu’à la condition qu’on fasse le silence sur ses faiblesses, et qu’on le diminue de tout ce qu’il eut d’humain. Ainsi de Verlaine, qu’on nous présente aujourd’hui comme une sorte de brave bourgeois, régulier, comme un de ces excellents radicaux socialistes, ennemis de la bohème, qui paient bien leurs contributions et font l’ornement de la respectabilité française. Pour qu’un grand homme entre, par la bonne porte, dans la postérité, il faut le parer de vertus bien décentes et bien basses, et de ces héroïsmes grossiers qui enchantent la foule. Il lui faut, comme au chrétien qui veut entrer dans le Paradis, toutes les comédies sacramentelles de l’Extrême-Onction, et l’absolution, par la crapule, de ses péchés.

Or c’est par ses péchés qu’un grand homme nous passionne le plus. C’est par ses faiblesses, ses ridicules, ses hontes, ses crimes et tout ce qu’ils supposent de luttes douloureuses, que Rousseau nous émeut aux larmes, et que nous le vénérons, que nous le chérissons, de tous les respects, de toutes les tendresses qui sont dans l’humanité.



Nous ne devons point soumettre Balzac aux règles d’une anthropométrie vulgaire. L’enfermer dans l’étroite cellule des morales courantes et des respects sociaux, c’est ne rien comprendre à un tel homme, c’est nier, contre toute évidence, le prodige, l’exception qu’il fut. Nous devons l’accepter, l’aimer, l’honorer tel qu’il fut.

Tout fut énorme en lui, ses vertus et ses vices. Il a tout senti, tout désiré, tout réalisé de ce qui est humain. Il fut Bianchon, Vandenesse, Louis Lambert ; il fut aussi Rubempré ; il fut même Vautrin. Il ne faut pas s’indigner, pas s’étonner surtout si ses curiosités, disons passionnelles, s’affranchissant parfois, comme la nature elle-même, de ce qu’on appelle les lois de la nature, — laquelle n’a pas de lois, — s’en allèrent chercher des voluptés ou des dégoûts, — des sensations, — dont nous retrouvons çà et là, dans ses livres, des traces discrètes mais certaines, et que nous pourrions, paraît-il, retrouver mieux expliquées dans une correspondance tombée aux mains de M. de Spoelberch de Lovenjoul. Michel-Ange, Shakspeare, Gœthe, des rois, des empereurs, des papes, des cardinaux, des académiciens, des frères ignorantins diraient-ils que c’est là une exception ? Nous coudoyons, dans la vie de tous les jours, des gens dont nous connaissons les « fureurs secrètes » et à qui, selon leur rang social, nous ne témoignons pas moins d’estime, d’amitié, de respect. Oscar Wilde n’inspire plus de colère, même aux sectaires de la vertu. Tous n’ont plus, pour lui et pour son martyre, que de la pitié douloureuse.

La vie de Balzac ? Un permanent foyer de création, un perpétuel, un universel désir, une lutte effroyable. La fièvre, l’exaltation, l’hyperesthésie constituaient l’état normal de son individu. La pensée, les passions grondaient en lui, comme des laves en activité dans un volcan. Avec une aisance qui confond, — une aisance, une force d’élément, — il menait de front quatre livres, des pièces de théâtre, des polémiques de journal, des affaires de toutes sortes, des amours de tout genre, des procès, des voyages, des bâtisses, des dettes, du bric-à-brac, des relations mondaines, une correspondance énorme, la maladie. Balzac écrit : « Le docteur Dubois frémissait de ma vie. » Et, au milieu de tout cela, on ne constate pour ainsi dire pas un affaissement, un découragement, un doute, un arrêt. Il va toujours, plus ardent, plus précis à mesure qu’il va. L’esprit infatigable soutient le corps surmené ; il le relève, défaillant. Loin d’être accablé, écrasé par les besognes du présent, aux courtes heures du repos, il conçoit avec une lucidité merveilleuse les besognes de l’avenir. Balzac ne s’est pas reposé le septième jour. Quel exemple pour nos chétives neurasthénies !

Et il n’a vécu que cinquante et un ans !… Et non seulement il a accompli une œuvre prodigieuse, mais il en a rêvé, mais il en a préparé une plus prodigieuse encore. Il a laissé des projets, parfaitement débrouillés, de livres, de pièces, d’affaires, que trois cents ans de vies humaines ne suffiraient pas à réaliser. Quand on lit ces émouvantes, ces stupéfiantes Lettres à l’Étrangère, quand on se penche au bord de ce gouffre, quand on regarde, quand on entend bouillonner, au fond, l’existence surhumaine de cet homme, on est pris de vertige. Et l’on ne s’étonne plus que son cerveau ait pesé si lourd et qu’il soit mort d’une hypertrophie du cœur.

L’Académie n’a pas voulu de Balzac.

M. Dupin disait à Victor Hugo :

— Comment ? Balzac, d’emblée, à l’Académie ? Vous n’avez pas réfléchi… Est-ce que cela se peut ?… Mais c’est que vous ne pensez pas à une chose : il le mérite.

Il le méritait ; et aux yeux de MM. de Barante, Salvandy, Vitet, de Noailles, de Ségur, Saint-Aulaire, Lebrun, Patin, Pongerville, Villemain, Tissot, Scribe, Viennet, etc., c’était, en effet, impardonnable.

Mais le méritait-il vraiment ? Comment, en quelque sorte, légitimer une telle œuvre, si subversive, si dissolvante, si immorale ? Comment couvrir de ce respectable habit vert un homme qui, monarchiste, catholique, mais emporté par la puissance de la vérité au-delà de ses propres convictions, bouleversait si audacieusement l’organisation politique, économique, administrative de notre pays, étalait toutes les plaies sociales, mettait à nu tous les mensonges, toutes les violences, toutes les corruptions des classes dirigeantes, et, plus que n’importe quel révolutionnaire, déchaînait dans les âmes « les horreurs de la révolution » ? Est-ce que cela se pouvait ?

Et puis encore, Balzac avait mauvaise réputation. Il n’administrait pas son nom et son œuvre en bon père de famille. Ce n’était même pas un bohème, — et l’on sait qu’un bohème est inacadémisable, — c’était quelque chose de bien pis.

L’Académie admet qu’on soit ivrogne, débauché, voleur, parricide, athée, et même qu’on ait du génie, pourvu que l’on soit très duc, très cardinal, ou très riche, pourvu aussi que cela ne se sache pas, ou qu’elle soit seule à le savoir. Indulgente au mal qu’on ignore, elle est impitoyable au malheur qui se sait. Elle ne pouvait ignorer que Balzac fût affreusement gêné dans ses affaires. Il avait eu des entreprises désastreuses, avait failli sombrer dans une faillite retentissante. Il avait des dettes, des dettes vilaines qu’il se tuait à payer et dont, en fin de compte, il est mort. Comme un sanglier, au milieu des chiens, il fonçait sur toute une meute de créanciers, avides et bruyants. Cela manquait par trop d’élégance. Aucun respect de la propriété, d’ailleurs. Généreux et fastueux, comme tous ceux qui n’ont rien, l’argent ne lui tenait point aux doigts, l’argent des autres. Il achetait des bijoux, des vieux meubles historiques, des terrains, des maisons de ville, des maisons de campagne, s’offrait, au mois de janvier, des paniers de fraises, des corbeilles de pêches, qu’il dévorait, dit un chroniqueur du temps, avec une « gourmandise pantagruélique ». Il paraît que « le jus lui en coulait partout ». Est-ce que M. Viennet, poète obscur, vénérable et facétieux, se livrait à de telles débauches, lui ?… Il mangeait à son dessert des figues sèches, comme tout le monde…

— Qu’il paie d’abord… qu’il vive petitement… nous verrons ensuite, disait M. Viennet.

Balzac n’a pas payé… Il n’a payé qu’en chefs-d’œuvre : monnaie qui n’a pas cours à l’Académie.

Ses affaires ? On s’en est beaucoup moqué ; on s’en moque encore. De la naïveté, peut-être ; de l’indélicatesse, qui sait ? En tout cas, de l’ignorance et de la féerie. C’est le point faible, la fêlure, dans cette organisation si robuste. D’ailleurs, comment attendre quelque chose de sérieux de quelqu’un qui fait des romans ?

M. de Rothschild, qu’il voyait fréquemment, et dont nous est resté, dans son Nucingen, un si surprenant et inoubliable portrait, s’en amusait comme d’une bonne farce. Les plus indulgents, ses admirateurs mêmes, plaidaient que Balzac était un grand constructeur de chimères ; pour parler plus prosaïquement, un fou. D’autres commentaient cette image par ce mot : un faiseur.

Les gens de finance sont en général fort bornés, et orgueilleux avec médiocrité. Ils manquent de culture, d’imagination, de générosité d’esprit, dans un métier où il en faut beaucoup. Ils n’ont que de la routine dans une aventure où il n’en faut pas du tout. Concevoir une affaire, c’est concevoir un poème. L’homme d’affaires qui n’est pas, en même temps, un idéaliste, un poète, ce n’est rien… rien qu’un escroc, la plupart du temps.

Balzac était poète. Il avait la passion des belles et grandes ordonnances ; il ne suivait pas les idées, il les devançait. De même qu’il lui suffisait d’un mot pour reconstituer, dans sa vérité logique, tout un être humain, de même il lui suffisait d’un fait, quelquefois d’un menu fait, pour découvrir et créer d’un coup le drame d’une affaire. Il la concevait, la débrouillait, la bâtissait, avec la même imagination puissante, la même faculté de divination, la même netteté carrée que ses livres. Il eût étonné et fait réfléchir des hommes moins prévenus, moins bassement théoriques que des financiers, par l’abondance, la justesse de ses renseignements techniques, la connaissance et souvent la prescience de la valeur géologique, économique, des divers pays de l’Europe. Chimériques, sans doute, étaient ses affaires, en cela surtout qu’elles venaient toujours trop tôt. Quand on veut de la gloire immédiate ou de l’argent, il faut toujours venir après… après quelqu’un. Le génie sème et passe. L’habileté reste, attend et récolte. Balzac a semé. Souvent sa semence fut bonne. Beaucoup, parmi ses affaires dont on riait, d’autres, plus tard, les ont réalisées. Épilogue connu.

Cette œuvre, qui est une œuvre d’âpre psychologie et, en dépit de son culte pour l’argent, une œuvre de critique sociale pessimiste, est, en même temps, une œuvre de divination universelle. Solidement établie sur le contemporain, elle engage et prédit l’avenir. Balzac est aussi à l’aise dans demain que dans aujourd’hui. Ses conceptions financières feraient honneur à un économiste révolutionnaire. Il entrevoit des directions nouvelles au mouvement des fonds d’État, des solutions hardies aux problèmes agraires. Il rédige des dispositifs pratiques, ingénieux, sur des sociétés de secours mutuels, comme par exemple la Société des Gens de lettres, qui est sortie de son cerveau. (Elle semble, d’ailleurs, l’avoir bien oublié, car elle refusa, du génie d’Auguste Rodin, son effigie, comme l’Académie avait refusé, du génie de Victor Hugo, sa personne.) Il rêve et prépare toute une révolution de la librairie, par la création du livre à bon marché. Son sens de la vie, de l’orientation de la vie, lui fait découvrir, avant tout le monde, la valeur spéculative des terrains, dans certains quartiers de Paris, alors déserts, et maintenant devenus le centre de l’activité et de la richesse. Il se réjouit d’avoir acheté un bout de terrain à Sèvres. Plus de quinze ans avant l’établissement des chemins de fer en France, il écrit : « Nous aurons, un jour, un chemin de fer entre Paris et Brest. Et l’on construira une gare, tout près de ma maison. Faites comme moi, achetez… achetez !… » Sa maison, c’était les Jardies. La gare y est. Mais ce qu’il n’avait pas prévu, c’est que, plus tard, aux Jardies, M. Rouvier, M. Étienne, M. Thompson, M. Joseph Reinach, célébreraient un culte, et que ce culte ne serait pas celui de Balzac, mais celui de Gambetta.

Des moralistes ont voulu prouver que Balzac avait inventé, de toutes pièces, des mœurs, des compartiments sociaux, tout un monde artificiel, — le monde de Balzac, comme on l’appela, pour l’opposer au monde de la réalité, — que toute une catégorie d’ambitieux, d’aigrefins, d’aventuriers séduits par les vices brillants, l’amoralité triomphante de son œuvre, s’étaient en quelque sorte moulé l’âme sur celle de ses imaginaires héros. C’est une sottise. Il ne les avait pas inventés, il les avait prévus, comme il avait prévu aussi Wagner et le wagnérisme, comme il avait, malgré ses notions confuses de l’art, entrevu ces hauteurs où resplendit, aujourd’hui, le nom d’Auguste Rodin.

On m’a conté qu’un jour, causant avec des amis, Balzac imaginait, en riant, — riait-il autant qu’on veut bien le croire ? — un moyen sûr, rapide, de gagner beaucoup d’argent, assez d’argent pour fonder un grand journal, un journal d’influence et d’intérêts, tel qu’il en avait eu souvent la hantise.

— Rien de plus simple, expliquait-il, et à la portée de toutes les intelligences. Il s’agirait de faire paraître une petite feuille hebdomadaire, qu’on appellerait Le Journal des Médecins. Cette feuille ne contiendrait rien d’autre que la liste des morts de la semaine, avec le nom du médecin en regard de chaque mort. On la distribuerait dans les rues, comme un prospectus… Vous voyez d’ici les médecins… Ce serait énorme.

Et Balzac riait, à grands éclats, de cette invention.

Or, quelques années après, un Américain, à bout de ressources, qui ignorait absolument cette boutade de Balzac, qui ignorait même Balzac, réalisait cette idée de Balzac. Elle fut le point de départ d’une des plus grosses fortunes, et d’un des plus grands journaux du monde.

Les bruits les plus fâcheux circulaient sur Balzac, colportés et grossis par ses ennemis. Non seulement il était Rubempré et Vautrin ; il était aussi Mercadet. Des éditeurs, des imprimeurs, des directeurs de journaux se plaignaient vivement de sa mauvaise foi, de son habileté scabreuse. Ces pauvres gens pleuraient d’avoir été « roulés » par lui avec la plus étonnante maëstria. Ils l’accusaient d’indélicatesse, parce que, connaissant comme un avoué toutes les roueries de la procédure, il se défendait, souvent victorieusement, contre leur rapacité. Ne racontait-on pas aussi qu’il vivait de ses maîtresses ? N’affirmait-on pas qu’il avait emprunté, d’une façon frisant l’escroquerie, une très grosse somme d’argent à Mme D…, la femme d’un imprimeur qui l’adorait ? Ne disait-on pas enfin qu’il devait, avant son mariage, près de deux cent mille francs à Mme Hanska ?…

Il y avait un peu de vrai dans toutes ces histoires malsonnantes, mais du vrai mal compris, du vrai déformé, comme toujours. Il ne s’en est pas caché. Les Lettres à l’Étrangère, qui, malgré les beaux cris d’amour, les beaux cris d’orgueil, les exaltations de la confiance en soi, les débordements d’une personnalité ivre d’elle-même, et malgré cette jactance énorme, qui le fait se gonfler jusqu’à la bouffonnerie, sont le plus émouvant, le plus angoissant martyrologe qui se puisse imaginer d’une vie d’artiste, ces lettres contiennent des aveux, voilés, il est vrai, des histoires obscures, sans doute, mais reconnaissables pour qui connaît, un peu, l’existence secrète de Balzac. Il y est souvent question d’une « dette sacrée ». Ne serait-ce point une allusion au prêt de Mme D… ? Nous pouvons tout croire d’un homme dont la vie a été l’argent, l’argent partout, l’argent toujours : « L’argent, écrit Taine, fut le persécuteur et le tyran de sa vie ; il en fut la proie et l’esclave, par besoin, par honneur, par imagination, par espérance. Ce dominateur et ce bourreau le courba sur son travail, l’y enchaîna, l’y inspira, l’y poursuivit dans son loisir, dans ses réflexions, dans ses rêves, maîtrisa sa main, forgea sa poésie, anima ses caractères, et répandit sur toute son œuvre le ruissellement de ses splendeurs. » Le ruissellement de ses douleurs aussi et de ses hontes.

Qu’on se reporte un instant à ces lettres, où l’auteur de La Comédie humaine évoque un prodigieux enfer du travail et de l’argent ; qu’on se rappelle les nécessités terribles, les terribles échéances où chaque fin de mois l’accule ; l’huissier à ses trousses, sa mère qui le harcèle, l’avenir engagé, les déchirements de son foie et les étouffements de son cœur ; le roman qu’il doit livrer, pour le lendemain ; ses nuits, au sortir d’un dîner mondain ou d’un soir d’Opéra, passées à écrire, à écrire, à écrire ! À propos de Modeste Mignon, il annonce joyeusement à son amie : « Encore soixante-dix feuillets de mon écriture… Ce sera fini demain. » Dans ce labeur de forçat, dans ce qui eût été, pour tout autre, un délire épuisant, il ne perd pas pied une seule minute. Il conserve, intacte, la maîtrise de son cerveau. Il songe à tout, aux plus petites choses. Il crayonne de malicieux portraits, raconte, avec enjouement, des anecdotes spirituelles, sur la princesse Belgiojoso, Mme de Girardin, la comtesse Potocka. Il se promet d’aller, le lendemain, chez le joaillier, voir où en est la bague commandée pour sa chère Constance Victoire, et dont il a donné le dessin. Il se charge de l’achat de ses gants, de l’emplette de mille menus bibelots. Avec une netteté, un sens pratique et retors d’homme d’affaires et d’homme de loi, il soumet à sa Line un plan complet de réorganisation de sa fortune, lui explique, avec une compétence d’agronome, quel parti nouveau elle peut tirer de ses terres incultes, lui indique, avec une clairvoyance de banquier, un placement plus judicieux de son argent. Il la guide dans son procès, dans ses revendications, dans la situation embrouillée et difficile où l’a laissée la mort de son mari, et cela en un pays dont il connaît à peine les mœurs et les formes judiciaires.

Qu’on se rappelle encore les espoirs obstinés, les rêves grandioses de la moisson future, toute proche, la confiance presque sauvage qu’il a en son génie. Et voyez-le faire, le plus loyalement du monde, la balance entre ses dettes d’aujourd’hui et ses triomphes assurés de demain. Que sont ses dettes ?… Rien. Que pèsent ses dettes ? Rien, en vérité, mais rien, rien !… N’a-t-il pas son œuvre, chaque jour agrandie, chaque jour plus populaire, qui lui réserve des millions ?… N’a-t-il pas ses affaires qui lui représentent des milliards ? Alors il prend, comme il peut, où il peut, de légères avances sur cette fortune certaine, avances qu’il remboursera, plus tard, demain, ce soir, peut-être au centuple…

Et les chimères se pressent, montent, de partout, l’enveloppent de leurs caresses et chantent autour de lui. Leurs voix le bercent et le raniment. Il en oublie sa détresse ; il en oublie jusqu’aux affreuses douleurs qui lui écartèlent les os de la poitrine. Elle et lui, elle, la Line, la Linette, et le cher Minou, lui, le bon, le grand, le sublime Noré, ils touchent enfin au bonheur si longtemps attendu… Ils auront un palais, comme des rois, vivront dans un merveilleux décor d’art, de fêtes, de domination ; ils verront Paris, l’univers à leurs pieds. Est-ce pour quelques misérables cent mille francs qu’il va ralentir, arrêter l’essor de son génie, renoncer à ses magnifiques créations, voler à l’amour qui s’y exalte, voler au monde qui s’en éblouit, une gloire dont il se sent tout rempli, mais à qui il faut donner à manger de l’argent, de l’argent encore, et toujours de l’argent ?



La femme de Balzac.


Et me voici au drame le plus et aussi le moins connu de la vie de Balzac : son mariage. Bien que nous soient encore obscurs certains épisodes de cet extraordinaire roman d’amour qui fut, en même temps que la méprise de deux cœurs trop littéraires, la chute finale de deux ambitions pareillement déçues, j’y ajouterai, peut-être, quelques éclaircissements. Je m’empresse de dire à qui je les dois : au peintre Jean Gigoux, qui fut mêlé très intimement, aussi intimement que Balzac, à la vie de Mme Hanska. Pour authentifier certains faits graves dont un, au moins, de la plus grande horreur tragique, je n’ai, il est vrai, que des confidences parlées. Mais pourquoi voulez-vous que les confidences parlées soient moins véridiques que les confidences écrites ? Elles ont, au contraire, toutes chances de l’être davantage. Jean Gigoux était très vieux quand il me les fit, très désillusionné. Il n’avait plus d’orgueil. J’ai toujours pensé qu’il lui avait fallu un grand courage, ou un grand cynisme — ce qui est souvent la même chose, — pour aller jusqu’au bout de sa confidence.

Tout le monde sait comment Balzac connut Mme Hanska. En somme, l’histoire la plus banale : une lettre d’admiration enthousiaste, trouvée par lui, chez Léon Gosselin, son éditeur, le 28 février 1832. Elle venait du fond de la Russie, était signée : L’Étrangère. Balzac était très vaniteux. Il avait tous les grands côtés, si l’on peut dire, de la vanité ; il en avait aussi tous les petits. Cette lettre le ravit, exalta immensément son amour-propre d’homme et d’écrivain. Malheureusement, nous n’avons pas cette lettre… On suppose que Balzac la brûla, avec beaucoup d’autres, de même origine, à la suite d’un drame violent survenu en 1847, croit-on, entre Mme Hanska et lui. Ce que nous savons de cette lettre, c’est par Balzac lui-même, qui a dit à Mme Surville, à quelques amis, qu’elle était admirable, qu’elle révélait « une femme extraordinaire ». Ce fut en vain qu’il s’ingénia à en découvrir l’auteur. Sept mois après, il en recevait une autre… Celle-là, nous l’avons. Elle est bien romantique, bien emphatique et bien sotte, et, déjà, elle glisse fâcheusement de la littérature dans l’amour.

Il y est écrit, textuellement, ceci :

« Vous devez aimer et l’être ; l’union des anges doit être votre partage ; vos âmes doivent avoir des félicités inconnues ; l’Étrangère vous aime tous les deux et veut être votre amie… Elle aussi, sait aimer ; mais c’est tout… Ah ! vous me comprendrez ! »

Plus loin :

« Votre carrière est brillante, semée de fleurs suaves et embaumées. »

On lui offrait, cette fois, un moyen, un peu mystérieux, de correspondre. Beaucoup eussent jeté ces lettres au panier, car je suppose qu’en ce temps-là les correspondantes littéraires, semblables à celles d’aujourd’hui, n’étaient, le plus souvent, que de très vieilles femmes hystériques ou réclamières… Balzac conserva pieusement ces lettres, y répondit.

Au cours de cette correspondance, il apprit, non sans une joie enivrée, que l’Étrangère était une grande dame… Naturellement, elle était jeune, belle, comtesse, « colossalement riche », mariée à un homme qu’elle n’aimait pas, supérieure par l’intelligence et par le cœur à toutes les autres femmes. Cet esprit si averti, si aigu, si profondément humain, croyait, avec une ferveur théologale, aux grandes dames. Comme M. Paul Bourget, à qui ce trait commun suffit pour vouer à Balzac une admiration passionnée, et pour se croire lui-même un Balzac, il raffolait de titres et de blasons. Tout de suite, il se mit à aimer, éperdument, la grande dame inconnue. Tout de suite, pour conquérir son estime, pour émouvoir sa sensibilité, il étala devant elle sa vie difficile, lui confia ses projets, ses rêves, ses rancœurs, ses luttes incessantes, le long martyre de son génie. Son imagination aidant, il bâtit, sur la fragilité distante de cet amour, le plus merveilleux de ses romans, et peut-être, déjà, la plus solide de ses affaires.

Barbey d’Aurevilly, qui aimait toujours à parler de Balzac et de ce qui avait rapport à Balzac, m’a fait de la comtesse Hanska ce portrait. Elle était d’une beauté imposante et noble, un peu massive, un peu empâtée. Mais elle savait conserver dans l’embonpoint un charme très vif, que pimentaient un accent étranger délicieux et des allures sensuelles « fort impressionnantes ». Elle avait d’admirables épaules, les plus beaux bras du monde, un teint d’un éclat irradiant. Ses yeux très noirs, légèrement troubles, inquiétants ; sa bouche épaisse et très rouge, sa lourde chevelure, encadrant, de boucles à l’anglaise, un front d’un dessin infiniment pur, la mollesse serpentine de ses mouvements, lui donnaient à la fois un air d’abandon et de dignité, une expression hautaine et lascive, dont la saveur était rare et prenante. Très intelligente, d’une culture étendue mais souvent brouillée, trop « littéraire » pour être émouvante, trop mystique pour être sincère, elle aimait, dans la conversation, s’intéresser aux plus hautes questions, où se révélait l’abondance de ses lectures bien plus que l’originalité de ses idées. Elle n’était ni spirituelle ni gaie et manifestait, en toutes choses, une grande exaltation de sentiments. Au vrai, un peu déséquilibrée et ne sachant pas très bien ce qu’elle voulait…

— En somme, me disait d’Aurevilly, telle quelle, elle valait la peine de toutes les folies.

Il ne l’avait connue qu’après la mort de Balzac, et pas longtemps. Il m’avoua que la continuelle présence de Jean Gigoux dans la maison de la rue Fortunée, sa vulgarité conquérante d’homme à femmes, son cynisme à se vautrer dans les meubles de Balzac, son affectation de rapin à « cracher sur ses tapis », lui furent vite une chose intolérable, odieuse… À peine présenté chez Mme de Balzac, il ne reparut plus chez elle. Mais, jusqu’à la fin de sa vie, il avait conservé, de cette figure entrevue, un souvenir impressionné.

Nous ne connaissons guère Mme Hanska que par les lettres de Balzac, car je veux négliger ici les indications qui me viennent de Jean Gigoux (elles pourraient paraître suspectes et d’une psychologie bien courte). Et encore, nous ne pouvons pas toujours nous fier à Balzac, qui ment, souvent, comme tous les amoureux. Sa folle vanité le porte, à son insu, aux exagérations les moins acceptables. Il a la manie de ne nous montrer jamais Mme Hanska qu’à travers lui-même. Et puis, n’a-t-on pas prétendu que les Lettres à l’Étrangère étaient un document, par endroits, fort discutable ? N’a-t-on pas affirmé que Mme Hanska, après la mort de Balzac, en avait fait ou refait les parties d’amour ? Je ne sais pas ce qu’il y a de vrai dans cette accusation. Elle me paraît, à moi, bien risquée. Les raisons qu’on en donne ne m’ont point convaincu, car tout se tient dans ces lettres. Elles sont d’une si belle et forte coulée, elles marquent une telle empreinte personnelle, qu’on ne saurait admettre la possibilité d’une révision ultérieure. Quoi qu’il en soit, nous sommes réduits, quant à cette figure et à son caractère vrai, à des références mal contrôlées, et, pire, à de simples hypothèses. Si proche de nous, pourtant, un voile nous la cache qui ne sera pas levé de sitôt.

On peut reconstituer l’état d’esprit de Mme Hanska, lorsqu’elle résolut d’écrire sa première lettre à Balzac. Reléguée au fond de l’Ukraine, avec un mari plus âgé qu’elle, peu sociable et préoccupé seulement d’intérêts matériels, elle s’ennuyait. Seule, ou à peu près, dans cette sorte d’exil, au milieu d’un pays puéril et barbare, elle ne trouvait pas à occuper son imagination ardente et son cœur passionné. C’était la femme incomprise et sacrifiée. À défaut d’action sentimentale, elle lisait beaucoup et rêvait plus encore. Et, de lectures en rêveries, elle se sentait très malheureuse. Les écrivains français, qui sont ceux qui savent le plus et le mieux parler d’amour, l’attiraient particulièrement, et par-dessus tous les autres, ce Balzac, dont elle avait compris tout de suite le génie, et dont la célébrité, avec tout ce qu’elle comportait alors d’un peu scandaleux, l’enflamma. Très vivement, elle s’éprit de cette existence parisienne, voluptueuse, aventureuse et surmenée, qu’il peignait avec de si éclatantes couleurs ; elle s’extasia devant ces figures de femmes, cœurs de feu, cœurs de larmes, cœurs de poison, où elle retrouvait, en pleine action, dans des décors d’une fièvre si chaude, tous ses rêves, et ce furieux élan de vie, de toute vie, qui se brisait, sans cesse, aux murs de ce vieux château silencieux et froid, aux faces et aux surfaces mortes de ses moujiks et de ses étangs. Donc, ce qui la poussa d’abord vers Balzac, ce fut son désœuvrement sentimental, ce fut sa reconnaissance étonnée pour un homme qui précisait, qui résumait si bien tous les intimes enivrements, tous les secrets désirs de la femme ; ce fut aussi quelque chose de plus vulgaire, – il est permis de le supposer, – un instinct de bas bleu qui espère profiter de l’illustration d’un grand poète, en engageant avec lui une correspondance que la postérité recueillera, peut-être. Le cas n’est point rare, et il est presque toujours fâcheux. Que pouvons-nous attendre d’émouvant, d’élégant, de naturel, de quelqu’un qui pose devant un tel objectif ?

Pourtant, il n’est point douteux que Mme Hanska et Balzac se sont passionnément aimés et que leur amour a dépassé, du moins au début, l’attrait piquant d’une correspondance mystérieuse, les calculs de l’intérêt, les combinaisons d’une mutuelle ambition. Tout cela ne viendra qu’après.

Comment ne se seraient-ils pas aimés ? Pour entretenir, pour exalter leur amour, ils avaient deux toniques puissants, deux excitants admirables : l’imagination et la distance. Depuis 1833, date de leur première rencontre à Neuchâtel, qui fut d’une mélancolie si comique, jusqu’en 1848, date du dernier voyage en Russie de Balzac, ils ne se sont vus que quatre fois. Quatre fois en quinze ans ! Trois fois à Wierzchownia, une fois à Paris où, après la mort de son mari, Mme Hanska est venue, avec sa fille, faire un court séjour, sous un nom d’emprunt… Pour des êtres qui vivaient surtout par le cerveau, quel meilleur moyen que l’absence, d’éterniser un sentiment qui ne résiste pas, d’ordinaire, aux désenchantements quotidiens de la présence, aux brutalités du contact ?

Durant ces visites, la désillusion ne vient pas, ne peut pas venir. Balzac ne veut rien compromettre et il est sous les armes. Il se surveille, il se maîtrise. Il met un frein aux débordements de sa personnalité ; il adoucit les rugosités de son caractère, ses manies. Il se fait câlin, félin, très tendre, enfant. Il est charmant, et soumis. Et il est malheureux aussi, car, en plus de l’admiration et de la tendresse, il demande de la pitié. On le méconnaît, on le calomnie, on le persécute, lui qui n’est que grandeur, sublimité, génie ! Il sait être gai à l’occasion, mélancolique quand il faut l’être, à l’heure de ces crépuscules russes, si pénétrants et si profonds !… Avec son habileté coutumière, par de beaux cris, il sait exploiter tous les attendrissements d’une âme éprise et conquise. Même dans leurs moments d’exaltation, ils ne se livrent jamais, et toujours ils se mentent. N’est-ce donc point là le parfait amour ?

Lorsque Balzac part, lorsqu’ils se quittent – pour combien de temps, hélas ! – ils n’ont pas connu une seule minute de lassitude, de déception. Au contraire. L’absence va redonner plus de jeunesse, plus de force à la passion. Tous les deux, dans l’attente héroïque de se retrouver, ils vont faire une provision nouvelle de joies, de chimères, d’espérances. Et les lettres recommencent, plus pressées, plus ardentes, avec, çà et là, des brouilles légères, de petites coquetteries, de petites jalousies, pas sérieuses, pas douloureuses, et qui ne font que suralimenter leur adoration. Après ce repos, cette halte, Balzac reprend plus intrépidement que jamais son collier de misère, sa vie haletante, son terrible labeur de forçat… et ses maîtresses. N’est-il pas merveilleux de penser que ce grand amour n’ait nui en rien à ses autres amours ? De même qu’il écrivait quatre livres à la fois, de même il pouvait aimer quatre femmes en même temps. Il était assez riche d’imagination pour les aimer toutes !…

Nous pouvons préciser le jour et même l’instant où l’idée d’épouser Mme Hanska s’empara résolument de l’esprit de Balzac. Tel que vous le connaissez, vous ne serez pas étonnés que cette idée lui vienne dès qu’il aura été mis, très vaguement d’ailleurs, au courant de la situation de l’Étrangère, et de ce qu’il peut en tirer. Il y a bien un mari. Mais le mari ne l’embarrasse pas… Il le supprime d’un trait, tout de suite. Il met sur le mari un deleatur, comme sur une faute typographique. Dans une lettre, où il a conté à sa sœur, Mme Surville, avec un enthousiasme de tout jeune gamin, l’entrevue de Neuchâtel, il écrit : « Et je ne parle pas des richesses colossales… Qu’est-ce que c’est que cela devant un tel chef-d’œuvre de beauté ? » Il y revient, pourtant, quelques lignes plus bas, ébloui… Et plus loin encore : « Pour notre mari, comme il s’achemine vers la soixantaine, j’ai juré d’attendre, et elle de me réserver sa main, son cœur… ». Deux mois plus tard, à Genève, où il a suivi le couple, et où il est resté cinq semaines, le mariage est tout à fait décidé… Depuis, ils en parlent souvent, dans leurs lettres. Ce sont, à chaque page, des allusions à cette échéance sans cesse reculée ; ce sont les plans détaillés d’une union qui semble, d’ailleurs, avoir été beaucoup plus désirée de Balzac que de Mme Hanska.

Naturellement, il faut bien attendre que ce bon M. Hanski disparaisse. Son état de santé permet, du reste, de supposer qu’on n’attendra pas longtemps. M. Hanski, averti, ne met point d’opposition à ces projets posthumes. On prétend même qu’il les approuve, sinon qu’il les encourage. En dépit de son caractère difficile et de ses aspirations peu littéraires, ce Cosaque accommodant est au mieux avec Balzac et s’honore d’être son ami. Balzac l’a conquis, lui aussi, peut-être par sa science agronomique… M. de Spoelberch de Lovenjoul possède et a publié une lettre, où ce gentilhomme exprime à l’auteur de La Comédie humaine son estime et son admiration. Quoique Balzac soit de bien courte noblesse, l’autre est assez flatté de savoir qu’un tel personnage le remplacera un jour, sinon dans le cœur de sa femme, qu’il n’a jamais eu, du moins dans son lit. Il y a dans toute cette histoire des dessous comiques que, malheureusement, l’on connaît mal.

C’est ainsi qu’à Neuchâtel, le jour de la rencontre, Mme Hanska est assise, comme il est convenu, sur un banc de la promenade avec son mari et ses enfants. Pour se faire reconnaître, elle doit tenir, sur ses genoux, un roman de Balzac, bien en vue. Le livre y est, mais l’émotion de la pauvre femme est telle qu’elle ne s’aperçoit pas qu’elle l’a entièrement caché sous une écharpe. Un homme petit, gros, très laid, passe et repasse. « Oh ! mon Dieu, se dit Mme Hanska, pourvu que ce ne soit pas lui ! » Elle a vu enfin sa maladresse… Elle découvre le livre… L’homme aussitôt l’aborde… Elle dit, toute pâle, dans un cri de désespoir : « C’est lui !… C’est lui !… » Et quelques instants après, « à l’ombre d’un grand chêne », pendant que M. Hanski s’en est allé on ne sait où, ils échangent le premier baiser et le serment de fiançailles !

Naturellement aussi, on attendra que Balzac ait payé ses dettes, rétabli ses affaires… Le temps de quelques mois, parbleu ! Mais que d’accrocs, que de désillusions successives… Elles vont de mal en pis, ses affaires… Malgré les calculs optimistes, les chiffres mirobolants, où Balzac essaie de se leurrer, de la leurrer, les dettes s’ajoutent aux dettes ; les difficultés s’accumulent sur les difficultés : chaque jour, un obstacle nouveau. Mais il ne démord point de ses espérances ; pas une seconde la confiance ne l’abandonne. En vue du mariage, toujours prochain, pour orner sa maison qu’il veut fastueuse et royale, il a acheté, à crédit, le plus souvent, de merveilleux meubles, des tableaux de vieux maîtres italiens, des tapis précieux, qu’il revend ensuite à perte, pressé qu’il est toujours par d’immédiats besoins d’argent. De son cabinet de Paris, il surveille et dirige les intérêts de Mme Hanska, s’inquiète du rendement de sa fortune, comme si elle était déjà sienne. Quels rêves de splendeur ! Quelles géniales combinaisons ! Quelles affaires n’a-t-il pas dû bâtir, sur cette richesse, et sur l’éclat de ce nom étranger qu’il va bientôt imposer à l’admiration de Paris !

De son côté, Mme Hanska rêve d’une vie nouvelle, élargie. Elle a toujours les yeux tournés vers ce Paris où son ami vit et travaille, se débat, souffre et attend, vers ce Paris où sa beauté, sa supériorité intellectuelle, son aventure romanesque, et le grand nom de Balzac lui assurent une place exceptionnelle, privilégiée, retentissante… L’existence morne qu’elle mène, là-bas, lui pèse de plus en plus. Elle a besoin d’action, d’expansion, grisée par la promesse de cette royauté féminine que Balzac agite, sans cesse, devant elle… Et son miroir lui dit, chaque jour, qu’elle vieillit un peu plus, que sa beauté ici se flétrit, là qu’elle s’alourdit dans la graisse. Il n’est que temps… Si intelligente qu’elle soit, Paris, du fond de ses terres lointaines, lui apparaît, comme à ces petits ambitieux de province, la ville unique, la ville féerique, où l’on peut puiser de tout, à pleines mains : plaisirs, triomphes, domination. Car c’était le temps romantique, où tous les désirs gravissaient la butte Montmartre, et, en voyant la ville étendue au-dessous d’eux, s’écriaient : « Et maintenant, Paris, à nous deux ! »

Pour hâter ce moment de la délivrance et de la conquête, elle aide Balzac, de sa bourse. Mais que peut cette aide qui vient, comme toutes les autres, tomber vainement dans un gouffre sans fond ?

Il semble pourtant, sans qu’on en démêle bien la cause profonde, qu’il y ait eu souvent, et de tout temps, même au temps des premiers bonheurs, comme des arrêts subits à la poussée de ses élans, et que des hésitations, sinon des peurs, traversent parfois, d’un vol inquiet, les si beaux rêves de la vie promise.


Un peu avant février 1848, Balzac, trompant ses créanciers, a pu mettre une somme importante à l’abri de leurs revendications, toujours en vue de son mariage. Cette somme, sur les conseils du baron de Rothschild, il l’a convertie en actions du chemin de fer du Nord. Mais la fatalité le poursuit. Survient la Révolution, qui emporte tout. Les valeurs de Bourse sont tombées à rien. Il est ruiné. Ce fut un moment terrible et qui faillit l’abattre. Mais, ramassant les débris de cette fortune, prenant ci, prenant là, engageant davantage un avenir engagé de tous les côtés, il n’hésite plus ; il part pour la Russie. Il comprend nettement, cette fois, que tout est fini, qu’il est perdu, qu’il ne lui reste plus qu’une ressource : se marier. Coûte que coûte, il faut qu’il revienne à Paris avec une femme, c’est-à-dire avec une fortune. On peut chiffrer l’illusion vers laquelle il marchait. Rencontrant Victor Hugo, la veille même de son départ, il lui dit :

— Oui, je vais en Russie… Une affaire… J’en rapporterai dix millions.

Durant les vingt mois que dura cette absence, que se passa-t-il entre Mme Hanska et lui ? On ne le sait pas bien, ou plutôt on l’ignore totalement. Je crois que M. de Spoelberch de Lovenjoul ne possède, sur cette période, aucun document. Jean Gigoux lui-même ne m’en a parlé qu’en termes vagues. Ses souvenirs étaient très confus, disait-il. Il semble d’ailleurs que, dans son intimité avec Mme Hanska, Gigoux ne se soit jamais beaucoup préoccupé des choses du passé, et qu’il ait borné ses curiosités, presque uniquement pittoresques ou galantes, aux événements du présent, et encore à ceux seulement où il eut sa part d’action. Il croyait pourtant avoir entendu dire à Mme Hanska que Balzac avait eu beaucoup de peine à la décider. Elle avait réfléchi, voulait renoncer à une union qui avait subi tant d’entraves et ne la tentait plus. Il paraît aussi que Balzac avait énormément changé. Il perdait de sa séduction, de sa gentillesse, montrait une autorité despotique, de bizarres manies qui l’effrayaient. Son masque tombé, il devenait rude et violent. Et puis, il était très malade. Il avait eu, là-bas, des crises au foie, au cœur. La déchéance morale, la destruction physiologique commençaient… Enfin l’entourage de Mme Hanska la détournait de ce mariage. On prétend même que l’Empereur y avait mis son veto… Ah ! la pauvre femme était bien revenue de tous ses rêves !

Il faut croire que la tenace éloquence de Balzac, ou peut-être la pitié de Mme Hanska, avait été plus forte que tout. Je me souviens, comme j’émettais cette hypothèse de la pitié, que Gigoux leva les bras au plafond et qu’il dit avec un dur sourire ironique :

— La pitié de Mme Hanska ?… Ah ! mon cher !

Moi, je n’en sais rien… Mais je sais qu’il y avait des choses que Jean Gigoux ne pouvait pas comprendre.

Ce qu’il y a de certain, c’est que, un soir du mois de mai 1850, Balzac rentrait à Paris, marié. Marié et presque mourant…



M. de Spoelberch de Lovenjoul raconte que, ce soir-là, vers minuit, Balzac et sa femme descendirent de voiture, très fatigués, très énervés par le voyage, devant le no 12 de l’avenue Fortunée. De Russie, il avait écrit à sa mère une longue et minutieuse lettre, dans laquelle il annonçait la date et l’heure de son retour et lui recommandait de mettre les choses en ordre, en fête, dans la maison. Il voulait que tout y fût gai et souriant, pour les accueillir, les meubles, les bibelots à leur place… des lumières et des fleurs partout… un souper joliment préparé. Il la priait en outre de rentrer chez elle, car il désirait ne lui présenter sa belle-fille que le lendemain, solennellement. Il attachait beaucoup d’importance à ces formes protocolaires. Mme de Balzac exécuta ponctuellement les ordres de son fils. Sa mission terminée, elle se retira, laissant la maison parée, les fleurs, le souper, à la garde d’un domestique, qu’elle-même avait engagé pour la circonstance et qui se nommait François Munck.

Ils arrivent. Ils voient la maison tout illuminée. Ils sonnent. Rien ne leur répond. Ils sonnent encore. Rien. Toutes les fenêtres brillent ; on aperçoit des fleurs, dans la lumière. Une grosse lampe éclaire les marches du perron… Mais rien ne bouge. Tout cela est immobile, silencieux, plus effrayant que si tout cela était noir. Que se passe-t-il donc ? Balzac a peur. Il appelle, crie, frappe à grands coups contre la grille. Rien toujours. Quelques passants attardés, croyant à un accident, à un crime, se sont assemblés, offrent leur aide. Ils unissent leurs efforts, leurs poings, leurs cris… En vain… Pendant ce temps-là, le cocher a déchargé les bagages sur le trottoir. La nuit est fraîche. Mme de Balzac a froid. Elle ramène plus étroitement sur elle les plis de son manteau, se promène en tapant du pied sur le pavé. Elle s’impatiente. Balzac s’agite. Allant de l’un à l’autre, il explique aux passants :

— C’est incroyable… Je suis M. de Balzac… Cette maison est ma maison… Je reviens de voyage… Nous sommes attendus. Ah ! je n’y comprends rien !…

L’un propose d’aller requérir un serrurier. Justement il en connaît un dans une rue voisine… Il s’appelle Marminia… C’est un bon serrurier…

— Soit, consent Balzac, qui trouve pourtant ce moyen de rentrer chez soi un peu humiliant… Un serrurier… c’est cela… Car, enfin, M. de Balzac ne peut rester dans la rue à une pareille heure de la nuit.

Et, tandis qu’on attend le serrurier, on frappe toujours à la porte ; on essaie de jeter des petits cailloux contre les fenêtres, on crie…

— Hé ! Hé ! Ouvrez donc !… C’est nous !… Je suis M. de Balzac !…

Inutilement.

D’autres passants arrivent. Mme de Balzac s’est assise sur une malle, très lasse, la tête dans ses mains. Balzac va, vient, explique toujours :

— Je suis M. de Balzac… Je n’aurais jamais cru… C’est extraordinaire !

Enfin on amène le serrurier, qui enfonce la grille… Suivi de ses amis nocturnes, qui tiennent à le protéger contre on ne sait quoi, Balzac traverse la petite cour très vite, entre dans la maison. Et alors s’offre à ses yeux le plus surprenant spectacle. Le valet de chambre François Munck est devenu subitement fou. Il a saccagé le souper, éparpillé et cassé la vaisselle. Les meubles dansent dans les pièces ; les fleurs partout jonchent les parquets. Une bouteille brisée achève de répandre, sur le tapis, un liquide mousseux. Et le malheureux se livre à mille extravagances. On s’empare de lui, on le maintient et on l’enferme à clé dans une petite chambre. Il se laisse faire sans trop de résistance, et il rit plus qu’il ne se défend. Le calme revenu, Balzac remercie ses vaillants amis, s’excuse, les reconduit, fait rentrer les bagages dans la cour, et se couche. Il étouffe, il a la fièvre. Affalée dans un coin de la chambre, et de plus en plus énervée, Mme de Balzac ne songe même pas à quitter son manteau de voyage, et pleure « toutes les larmes de son corps ».

Ce petit drame l’impressionna vivement. Elle y vit les plus mauvais présages.

Hélas ! une réalité plus douloureuse, qu’ils n’avaient pas osé s’avouer encore, avait précédé ces présages de malheur. Ce n’étaient plus des présages ; c’était le fait brutal, inexorable, d’une situation définie.

Ils revenaient mariés et ennemis.

De tout ce grand amour, qu’avaient surexalté quinze ans d’absence, il avait suffi de quelques mois de vie commune pour qu’il ne restât plus rien… plus rien que de la déception, de la rancune et de la haine. On peut dire que leur véritable séparation date seulement de cet instant où ils entrèrent, rivés l’un à l’autre, dans la maison.

Des scènes intimes, tragiques, des querelles domestiques qui suivirent cette lamentable arrivée au foyer, nous ne connaissons absolument rien… Elles durent être violentes et honteuses. Mais pas un document n’en demeure. S’il en exista jamais, ils ont certainement disparu dans le tri sévère que Mme de Balzac fit des papiers du grand homme, après sa mort. Trois ans auparavant, Balzac avait brûlé toutes les lettres de Mme Hanska. Acte impulsif d’amoureux, sans doute. C’était maintenant à Mme Hanska de détruire les lettres de Balzac. Acte de prudence réfléchie, peut-être. Sa mémoire bénéficiera-t-elle de cette regrettable absence de renseignements ?… S’en aggravera-t-elle, au contraire ? Je ne puis le juger.

Je ne puis que me référer aux souvenirs de Jean Gigoux. Là, ils sont précis, et ils ont la valeur de témoins.

Ce que j’y trouve, c’est que Balzac et sa femme ne se pardonnèrent point de s’être mutuellement trompés. Balzac savait maintenant que sa femme n’était point aussi riche qu’il le croyait… De la liquidation de ses affaires, de ses procès, elle avait, en somme, sauvé peu de chose, presque rien. Presque rien pour Balzac. Et ce mariage auquel il s’était, pour ainsi dire, férocement accroché, comme à sa dernière ressource, ce mariage qu’il avait pensé être le salut, la fin de ses embarras, l’apothéose de sa vie, n’était, en définitive, qu’un embarras et une charge de plus. Belle encore, sans doute, et remarquablement douée par l’esprit ? Mais qu’est-ce que cela, devant un tel effondrement de ses espérances ?… Ce n’était pas de la beauté, ni de l’esprit, qu’il était allé chercher, là-bas, au fond de cette sauvage Ukraine… C’était de l’argent, toujours de l’argent… Et il n’y avait plus d’argent, du moins plus assez d’argent… Alors, tout était à recommencer.

Et elle ?… Voilà donc où aboutissaient les promesses de triomphes mondains, de gloire littéraire, de vie adulée, enivrée, les rêves de domination universelle, par quoi, durant quinze ans, on l’avait engourdie, leurrée, volée, et finalement enchaînée à un cadavre !… Ils aboutissaient à cette maison gardée par un fou, à cette maison disparate et désordonnée, comme l’existence même de son propriétaire…, à cette maison qui criait la hâte, la fièvre d’une vie de fille ou de bohème, le luxe précaire, les sursauts de l’au jour le jour, la misère du lendemain, à cette maison avec ses pièces, ici pleines d’un bric-à-brac parfois douteux et truqué, là, vides, désolées, et où était figurée à la craie, sur les murs nus, la place des meubles vendus, ou des meubles à acheter… Ils aboutissaient à cet homme, ridiculement laid, isolé de tout et de tous, traqué par toute sorte de créanciers, sans amis, sans liens de famille, ruiné d’argent, perdu de santé, dont la grosse chair sentait déjà la pourriture et la mort !… Avec quelle amertume elle dut se reprocher cette phrase de sa première lettre : « L’union des anges doit être votre partage », qui avait été le point de départ de tout ce malheur !…

Ils s’étaient dupés l’un l’autre, l’un par l’autre, ayant cru, sincèrement, qu’on peut transformer, en élans spirituels, en exaltations amoureuses, ce qu’il y a de plus vulgaire et de plus précis dans le désir humain… Et quinze ans… quinze ans de projets, de rêves, d’idéal fou, de mensonges, pour constater, en un jour, cette double méprise et cette double chute !…

Dès lors, ce fut fini.

Huit jours après leur arrivée à Paris, excédés de reproches, fatigués de dégoûts, ils résolurent de vivre, à part, dans la maison, sachant mettre plus de distance d’une chambre à l’autre, qu’il n’y en avait de Paris à Wierzchownia. Et ils ne se rencontrèrent plus, même aux repas.

D’ailleurs, Balzac était presque toujours alité. Un cercle de fer se resserrait, de plus en plus, sur sa poitrine. Il passait ses nuits à suffoquer, cherchant vainement, devant la fenêtre ouverte, à happer un peu de cet air qui ne pouvait plus dilater ses poumons. Ses jambes enflaient, suintaient ; l’œdème gagnait le ventre, le thorax. Il ne se plaignait pas, ne désespérait pas. Confiant, comme il avait attendu la fortune, il attendait la guérison, pour se remettre au travail, avec une jeunesse, une énergie, un immense besoin de créer, qui le soutinrent jusqu’à l’agonie. Au milieu de la putréfaction de ses organes, le cerveau demeurait sain, intact. L’imagination y régnait en souveraine immaculée. Il ne cessait de faire des projets, des projets, des plans de livres, des plans de comédies, accumulait des matériaux pour l’œuvre à venir… Il n’avait rien perdu de sa fécondité merveilleuse. Chaque jour, il demandait à son médecin, le fidèle Nacquart :

— Pensez-vous que demain je puisse reprendre la besogne ?… Hâtez-vous ! Il le faut… Il le faut…

Mme de Balzac, elle, inquiète, nerveuse, désemparée, courait la ville. Elle avait retrouvé des parentes polonaises, des amis russes. Un jour, dans un de ces salons, où elle fréquentait, elle rencontra le peintre Jean Gigoux, qui lui offrit de faire son portrait. Il était très beau ; il avait les muscles durs, la joie bruyante, de longues moustaches de guerrier gaulois. Elle se donna à lui rageusement, furieusement.



La mort de Balzac.


Je laisse à Jean Gigoux le soin de raconter la mort de Balzac, en cette terrible journée du 18 août 1850. Ce récit, le voici, tel que je le tiens de lui, tel que je l’ai noté, le soir même, en rentrant chez moi. Je n’y change rien… Je ne le brode, ni ne le charge, ni ne l’atténue.

C’était dans son atelier, parmi toutes les belles choses, toutes les belles œuvres qu’il avait rassemblées. Il me dit :

— Victor Hugo a raconté, dans Choses vues, la mort de Balzac. Ces pages sont extrêmement belles et poignantes. Je n’en connais pas de plus puissamment tragiques, mais elles sont un peu inexactes, en ce sens qu’elles ne montrent pas encore assez l’abandon dans lequel mourut le grand écrivain. Peut-être Hugo, qui admirait, qui aimait beaucoup Balzac, a-t-il reculé devant l’horreur de la vérité ? La vérité vraie est que Balzac est mort abandonné de tous et de tout, comme un chien !

À ce mot de « chien », un grand épagneul roux, qui dormait, roulé en boule sur le tapis, remua la queue et tourna la tête vers son maître.

— Non… non… fit celui-ci, qui se pencha pour caresser le poil soyeux de l’animal… sois tranquille, mon garçon… Tu ne crèveras pas comme Balzac, toi !… On te fermera les yeux, à toi !

Et il reprit :

— Hugo prétend avoir été reçu dans la maison par Mme Surville. Il prétend qu’il s’est entretenu quelques minutes avec M. Surville, qu’il a vu Mme de Balzac au chevet de son fils agonisant. Or j’affirme que ni Mme Surville, ni M. Surville, ni Mme de Balzac mère ne vinrent, ce soir-là, à l’hôtel de l’avenue Fortunée. La vieille femme que Hugo a prise pour la mère était une simple garde… et Dieu sait ce qu’elle gardait ! Il y avait aussi un vieux domestique, paresseux et roublard, celui-là même qui dit à Hugo : « Monsieur est perdu et Madame est rentrée chez elle. » Ils n’étaient presque jamais dans la chambre du moribond. Ils n’y étaient même pas au moment précis où Balzac rendit le dernier soupir… Ni famille, ni amis… Gozlan, je me rappelle, était absent de Paris… On oublia de prévenir Gautier et Laurent Jan… Aucun éditeur ne fut averti, aucun journal… Le jour du 18 août 1850… je vous en donne ma parole d’honneur… il n’est venu, chez Balzac, que deux personnes : Nacquart, son médecin, dans la matinée, et Hugo, le soir, à neuf heures… J’en oublie une troisième : Mme Victor Hugo, qui, l’après-midi, demanda Mme de Balzac, et ne fut pas reçue…

— Et vous ? interrompis-je.

— Oh ! moi !… fit Jean Gigoux.

Il haussa les épaules, lissa ses longues et fortes moustaches.

— Moi ! répéta-t-il… attendez… j’aurai aussi mon compte…

Il continua :

— Vous savez que Balzac était rentré de Russie très malade, perdu. Il avait une artério-sclérose, – ce qu’on appelait, en ce temps-là, une hypertrophie du cœur, – que lui avaient valu son travail fou, et quelque chose de plus fou encore que son travail, l’abus qu’il faisait du café. Aggravée par le chagrin, la maladie avait marché rapidement. C’était effrayant à voir. Il souffrait, comme un damné, de la poitrine, des reins, du cœur. Il ne pouvait absolument pas respirer : l’asphyxie, il n’y a pas d’autre mot. Et il enflait comme une outre… Chaque jour, on le ponctionnait. Mais il arriva bientôt que les ponctions ne le soulagèrent plus… Le trocart criait, grinçait dans la chair des jambes devenue dure. Imperméable, sèche et très rouge, pareille à du « lard salé », a dit le docteur Louis… On ne peut pas se figurer ! Le 17 août, dans la journée, il fut administré, et les trois chirurgiens qui le soignaient…

Levant ses mains vers le plafond, et les laissant ensuite retomber sur ses cuisses lourdement, il répéta :

— Qui le soignaient !… qui le soignaient !… Ah !… Enfin !… les trois chirurgiens qui le soignaient, avec le bon Nacquart, se retirèrent, en recommandant qu’on ne les dérangeât plus, désormais… quoi qu’il pût arriver !… Il n’y avait plus rien à faire… Balzac s’en allait, mourait par le bas, mais le haut, la tête, restait toujours bien vivant… La vie était si fortement ancrée en ce diable d’homme qu’elle ne pouvait même pas se décider à quitter un corps presque entièrement décomposé… Et il y avait, dans toute la maison, une affreuse odeur de cadavre… Croiriez-vous que, quand je repense à cette journée-là, cette odeur me revient ?… que je ne puis m’en débarrasser ?… Après tant d’années ?… Mais vous savez tout cela… Ce n’est pas ce que je veux vous dire…

Il se tut quelques secondes. Puis :

— Écoutez… Ce que je vais vous dire, je ne l’ai encore raconté à personne… Si, à Rodin… je l’ai raconté à notre ami Rodin, un jour que j’étais allé dans sa petite maison du boulevard d’Italie, voir une esquisse de son Balzac… Eh bien, promettez-moi que ce que je vais vous dire, vous ne l’écrirez pas, du moins que vous ne l’écrirez pas, moi vivant ?… Après… ma foi !… ce que vous voudrez…

Un peu timide, un peu gêné, il ajouta :

— Il est bon, peut-être, qu’on sache, un jour… ce qui est arrivé…

Et il poursuivit :

— Dans la matinée du 18, Nacquart revint. Il resta plus d’une heure au chevet de son ami… Balzac étouffait… Pourtant, entre ses étouffements, il put demander à Nacquart : « Dites-moi la vérité… Où en suis-je ? » Nacquart hésita… Enfin, il répondit : « Vous avez l’âme forte… Je vais vous dire la vérité… Vous êtes perdu. » Balzac eut une légère crispation de la face ; ses doigts égratignèrent la toile du drap… Il fit simplement : « Ah !… » Puis, un peu après : « Quand dois-je mourir ? » Les yeux pleins de larmes, le médecin répliqua : « Vous ne passerez peut-être pas la nuit. » Et ils se turent… En dépit de ses souffrances, Balzac semblait réfléchir profondément… Tout à coup, il regarda Nacquart, le regarda longtemps, avec une sorte de sourire résigné, où il y avait pourtant comme un reproche. Et il dit, dans l’intervalle de ses halètements : « Ah ! oui !… Je sais… Il me faudrait Bianchon… Il me faudrait Bianchon… Bianchon me sauverait, lui ! » Son orgueil de créateur ne faiblissait pas devant la mort. Toute sa foi dans son œuvre, il l’affirmait encore dans ces derniers mots, qu’il prononça avec une conviction sublime : « Il me faudrait Bianchon ! »… À partir de ce moment, la crise s’atténua, mollit peu à peu. Il parut respirer moins douloureusement… Nacquart était au courant des dissentiments du ménage… Voyant le malade plus calme, espérant peut-être un attendrissement, il demanda : « Avez-vous une recommandation à me faire ?… quelque chose à me confier ?… Enfin, désirez-vous quelque chose ? » À chaque question, Balzac secouait la tête et répondait : « Non… je n’ai rien… je ne désire rien. » Nacquart insista : « Vous ne voulez voir… personne ? — Personne. » À aucun moment, au cours de cette visite, il ne parla de sa femme. Il semblait qu’elle n’existât plus pour lui… qu’elle n’eût jamais existé… Comme Nacquart allait partir, Balzac demanda du papier, un crayon… D’une main tremblante, il traça une dizaine de lignes… Mais il était si faible que le crayon lui glissa des doigts… Il dit : « Je crois que je vais m’endormir… Je terminerai cela… quand je me sentirai un peu plus fort… » Et il s’assoupit. Qu’avait-il écrit ? À qui avait-il écrit ? On ne retrouva jamais cette feuille, qui eut le sort de beaucoup d’autres, qu’on ne retrouva pas non plus…

Pendant qu’il parlait, Gigoux, qui était un peu cabotin, comme tous les conteurs, me considérait du coin de l’œil, essayant de surprendre mes impressions, au besoin de les provoquer. Il n’avait point l’habitude des récits dramatiques. Sa grosse verve joyeuse, commune et brutale s’y trouvait mal à l’aise. Pourtant, il me parut sincère, ému. Je ne l’en écoutai pas moins, impassible, sans l’interrompre.

À ce moment, il se tut, reprit haleine, passa plusieurs fois la main sur son front, et, d’une voix un peu plus basse, un peu moins hardie :

— Ce matin-là, poursuivit-il, j’étais venu de très bonne heure chez Mme de Balzac. Je la trouvai dans une sorte de grand peignoir rouge, les bras nus, et déjà toute coiffée. Elle n’avait pas dormi de la nuit… Elle m’avoua qu’elle n’avait pas osé entrer dans la chambre du malade…, que Nacquart y était en ce moment…, qu’elle ne savait que faire…, qu’elle était très malheureuse. « Il est si dur pour moi, gémit-elle… J’ai peur de le voir… » Elle semblait fort surexcitée et, en même temps, très abattue. Je lui conseillai de se montrer, ne fût-ce que quelques minutes, au chevet de son mari… Elle répliqua : « Il ne fait même pas attention à ma présence… Il m’humilie… Non… non… C’est trop affreux ! » Et brusquement, en larmes : « Vous n’allez pas encore me laisser seule, toute la journée, comme hier ?… J’ai failli devenir folle… » Doucement, je lui reprochai son obstination à ne vouloir recevoir personne, surtout les anciens familiers de Balzac. Je tâchai de lui faire sentir combien son attitude serait mal jugée : « On soupçonne vos dissentiments… mais on ne les sait pas si profonds… C’est maladroit, je vous assure… Croyez-vous que les amis ne jaseront pas … ne jasent pas déjà ?… Même pour les domestiques… » Elle s’irrita : « Ces gens m’agacent… Je n’ai besoin que de vous… je ne veux voir que vous !… Ah ! et puis… vous aussi… tenez… vous m’agacez… Je ne vous aime plus ! » Il était près de midi quand Nacquart, sortant de chez le moribond, la fit demander… Elle ne resta que quelques minutes avec lui et rentra très pâle, très vite, dans la chambre, où elle s’affala sur un fauteuil. « Il paraît que c’est pour aujourd’hui ! » fit-elle brièvement. Et, la tête un peu penchée, son beau front tout plissé, les yeux vagues, elle joua avec les effilés de son peignoir rouge : « Il s’est endormi, dit-elle encore… Tant mieux s’il ne souffre plus ! » Tout à coup, tapant sur les bras du fauteuil : « Ah ! ce Nacquart ! je le déteste… je le déteste… » J’étais horriblement gêné… Il ne me venait à l’esprit que des mots bêtes, des phrases banales, toutes faites, comme on en adresse aux gens qui ne vous sont de rien… Que nous avons peu d’imagination, dans ces moments-là, ou peu de sensibilité !… Est-ce curieux ?… Faisant allusion à la couleur éclatante de son peignoir, je ne trouvai que ceci : « Vraiment, ma chère amie, vous êtes bien trop en rouge, aujourd’hui. » Étonnée, elle répliqua vivement : « Pourquoi ? Il n’est pas encore mort. » Elle fit servir un déjeuner auquel elle ne toucha point et que moi, je l’avoue à ma honte, je dévorai avec appétit. Il était d’ailleurs exécrable… Nous parlions peu… Elle allait de son fauteuil à la fenêtre, revenait de la fenêtre à son fauteuil, tantôt limant ses ongles avec rage, tantôt poussant des soupirs. Moi, j’essayais de démêler la qualité de son émotion… Ce n’était pas de la douleur, pas même du chagrin, ni du remords, j’en suis sûr… C’était quelque chose comme de l’ennui… Ce qui la préoccupait le plus, c’était tout ce qu’elle aurait à faire, après la mort… Elle ne cessait d’y penser et de répéter entre de longs soupirs : « Comment vais-je me tirer de tout cela ?… Je ne sais pas, moi !… Un homme pareil… si illustre !… Ça va en être, des histoires et des cérémonies !… Ici… je suis toute dépaysée… Ah ! ces journées !… ces journées … » Elle redoutait infiniment Victor Hugo. Elle l’avait vu cinq ou six fois… Sa politesse si grave, sa violente admiration pour Balzac, et son regard profond, qui pénétrait jusqu’à l’âme secrète, lui faisaient peur… Il serait là, sûrement… Il lui parlerait : « Comment ferai-je ?… Non… Non… Je ne pourrai jamais ! » Et elle limait ses ongles avec plus de frénésie… Dans l’après-midi, nous apprîmes, par la garde, que Balzac était entré en agonie. Depuis qu’il s’était réveillé de son assoupissement, il n’avait plus sa connaissance. Ses yeux étaient grands ouverts, mais il ne voyait plus rien. Il râlait, d’un grand râle sourd qui, parfois, lui soulevait la poitrine, à la faire éclater. Le plus souvent, il demeurait calme, la tête enfouie dans l’oreiller, sans le moindre mouvement… N’eussent été le bruit de sa gorge et le gargouillement de son nez, on l’eût cru déjà mort. Le drap était tout mouillé de la sueur soudaine, fétide, qui lui ruisselait du visage et de tout le corps. La garde conta : « Monsieur a, au bout de chaque doigt, une énorme goutte de sueur que le drap pompe et qui se renouvelle sans cesse… On dirait qu’il se vide, surtout par les doigts… c’est extraordinaire !… » Elle n’avait jamais vu ça… Elle dit : « Ah ! Madame fera bien de ne pas entrer… Vrai ! c’est pas engageant, pour une dame… J’en ai veillé, vous pensez !… Mais des comme Monsieur… oh ! lala !… Et j’ai beau mettre du chlore !… » Elle dit aussi : « Il me faudra une paire de beaux draps, tout à l’heure, pour quand je ferai la toilette… Le valet de chambre n’en a plus que de vieux… » Et comme la pauvre femme, épouvantée de tous ces détails, répétait : « La toilette !… Mon Dieu !… c’est vrai… la toilette !… », la garde la rassurait d’un affreux sourire : « Oh ! Madame n’a pas besoin d’être là… Que Madame ne se tourmente pas… Ce n’est rien… j’ai l’habitude, allez ! » La journée passa ainsi, lugubre et lente, éternelle. Il ne me fut pas permis de sortir, d’aller à mes affaires, à mon atelier, où j’avais donné un rendez-vous important… Chaque fois que j’en émettais le désir, elle s’accrochait à moi, poussait de petits cris. « Non… non… Ne me laisse pas toute seule, ici… Ton atelier !… Reste avec moi, je t’en prie ! » Si la garde se présentait pour demander quelque chose qui lui manquât, ou pour nous tenir au courant des progrès de l’agonie, elle se bouchait les oreilles, ne voulant rien entendre. Elle la pria même de ne revenir que « quand tout serait fini ». La sorte d’enfant tardif, d’animal hébété, que peut devenir une femme qui comme Mme de Balzac, avait la réputation – exagérée, d’ailleurs – d’être une créature supérieure, énergique, brillante, je n’aurais jamais cru que cela fût possible à ce point !… Car j’ai toujours vu, au contraire, les femmes plus fortes que les événements, et donnant aux hommes l’exemple du courage, de l’endurance, de la maîtrise de soi… Elle, elle n’était plus rien… plus rien… Ce n’était plus un être de raison, ce n’était pas même une folle…pas même une bête… Ah ! quelle pitié !… ce n’était rien… Vaincue par la fatigue, engourdie par la chaleur de cette chambre fermée, elle consentit à s’étendre sur la chaise longue, où elle sommeilla, d’un sommeil pénible, troublé, jusqu’à la nuit… J’avais pris un livre… Le Médecin de campagne, je me souviens… un exemplaire décousu, déchiré, sali à force d’avoir été lu et relu… Mais, faut-il vous le dire ? j’étais totalement abruti, aussi incapable de lire n’importe quoi que de penser à quoi que ce soit… Je n’éprouvais qu’une sensation… l’ennui de ne savoir que faire… de ne savoir que dire… l’ennui d’être là… Surtout, je souffrais cruellement de ne pouvoir pas fumer… Et, dans cette maison en plein Paris, où, plus délaissé qu’une bête malade au fond d’un trou, dans les bois, mourait le plus grand génie du siècle, j’écoutais, sans être impressionné par l’atrocité de ce drame, j’écoutais l’immense, le lugubre silence que troublait seulement, de loin en loin, le bruit humain, l’unique bruit humain de deux immondes savates, traînant, derrière la porte, dans le couloir…

Gigoux s’arrêta. Il semblait fatigué… Peut-être hésitait-il à en dire davantage. Ce vieil homme que j’avais connu toujours si sceptique dans la vie, si dépourvu de préjugés, sauf dans son art, qui faisait du cynisme une sorte de parure intellectuelle, et comme une loi morale de l’existence, était, devant moi, timide, incertain, pareil à un petit enfant pris en faute. Et maintenant, il détournait la tête, pour ne pas rencontrer mon regard… Je crus qu’il n’oserait plus, qu’il ne pourrait plus parler… Je lui sus gré de l’effort douloureux que, visiblement, il dut faire, afin de reprendre et achever son récit… Enfin, il se décida :

— À dix heures et demie du soir, exactement, on frappa deux coups violents à la porte de la chambre : « Madame !… Madame !… » Je reconnus la voix aigre, la voix glapissante de la garde… « Madame !… Madame ! » répéta la voix… Et quelques secondes après : « Venez, Madame… venez !… Monsieur passe !… » Puis encore deux coups, si rudement portés que je crus que la serrure avait cédé et que la garde entrait dans la chambre… Nous nous étions dressés sur le lit… Et, le cou tendu, la bouche ouverte, immobiles, nous nous regardions, sans une parole… Vivement, elle avait glissé une jambe hors des draps, comme pour se lever : « Attendez ! » fis-je, en la retenant par les poignets… Pourquoi attendre ?… attendre quoi ?… J’avais murmuré cela, tout bas… machinalement, bêtement… sans que cela correspondît à aucune idée, à aucune intention de ma part… J’aurais pu aussi bien dire : « Dépêchez-vous !… » Mais la voix s’était tue… Il n’y avait plus personne derrière la porte. Et, déjà, j’entendais les deux savates s’éloigner, dans le couloir, en claquant… puis une porte, plus loin, s’ouvrir… une porte se refermer… puis le silence !… Ses cheveux libres couvraient son visage, comme un voile de crêpe, roulaient en ondes noires sur ses épaules, d’où la chemise avait glissé… Elle chuchota enfin : « C’est stupide ! c’est stupide !… J’aurais dû répondre… que va-t-elle penser ?… Non, vraiment c’est trop bête ! » Mais elle ne bougeait toujours pas, la jambe toujours hors des draps… Et elle répétait, d’une voix à peine perceptible : « C’est stupide… Pourquoi m’avez-vous empêchée, retenue ? » Et moi, obstinément, je disais : « Attendez !… Elle reviendra. » – « Non… non… elle vous sait ici… J’aurais dû répondre… Et maintenant… » – « Elle reviendra… Attendez !… » En effet, au bout de dix minutes, qui nous parurent des heures et des heures et des siècles, la garde revint… Deux coups contre la porte, comme la première fois… Et : « Madame !… Madame ! »… Puis : « Monsieur a passé !… Monsieur est mort !… »

Ici le vieux peintre s’interrompit… et, hochant la tête :

— Laissez-moi, dit-il, vous confesser une chose inouïe… une chose inexplicable… Ce n’est pas pour m’excuser… pour me défendre… C’est… Enfin, voilà !… Je vous assure que ce « Monsieur est mort ! » n’évoqua en moi, tout d’abord, rien de précis… rien de formidable, surtout… Je n’y associai pas l’idée de Balzac… Je n’y vis pas se dresser, soudainement, la colossale figure de Balzac, les yeux clos, la bouche close, refroidie à jamais… Non… J’étais tellement hors de moi-même, hors de toute conscience… de toute vérité… j’étais noyé en de telles ténèbres morales, que cette nouvelle, criée derrière cette porte, et dont le monde entier, demain, allait retentir, ne m’impressionna pas plus que si j’eusse appris qu’un homme quelconque… un homme inconnu était mort… Je ne me dis pas : « Balzac est mort !… » Je me demandai plutôt : « Qui donc est mort ?… » Mieux, je ne me demandai rien du tout… Par un exceptionnel phénomène d’amnésie, j’oubliais réellement que j’étais, à l’instant même où il mourait… dans la maison, dans le lit, avec la femme de Balzac !… Comprenez-vous ça ?…

Il eut un sourire amer, un geste presque comique, qui exprimait l’étonnement de « n’avoir pas compris ça », et il continua :

— Au cri de « Monsieur est mort ! », elle s’était levée, d’un bond, et s’était mise à courir dans la chambre, pieds nus, sans savoir, elle aussi, ce qu’elle faisait, et où véritablement elle était… « Mon Dieu !… Mon Dieu ! gémissait-elle… c’est de votre faute !… c’est de votre faute !… » Elle allait d’un fauteuil à l’autre, d’un meuble à l’autre, soulevait et rejetait mes vêtements épars, les siens tombés sur les tapis, culbutait une chaise, se cognait à une table, où l’on n’avait pas enlevé la desserte du dîner… Et les glaces multipliaient son image affolée, de seconde en seconde plus nue… Les coups redoublèrent, plus sourds, la voix appelait plus glapissante : « Madame !… Madame !… Hé ! Madame !… » Je vis qu’elle allait sortir dans cet état de presque complète nudité… Je criai : « Où allez-vous ?… Habillez-vous un peu, au moins. Et puis, calmez-vous ! » Je me levai, l’obligeai à mettre ses bas, à revêtir une sorte de peignoir blanc, très sale, que j’avais trouvé dans le cabinet de toilette… Comme elle voulait sortir encore : « Et tes cheveux ?… voyons… arrange tes cheveux ! » Elle sanglotait, se lamentait : « Ah ! pourquoi l’ai-je suivi ?… Je ne voulais pas… je ne voulais pas… C’est lui… tu le sais bien… Et toi… pourquoi es-tu venu, aujourd’hui ?… C’est de ta faute… Et cette vieille-là ?… Que va-t-elle croire ?… Mon Dieu !… Mon Dieu !… Et ma fille ?… ma pauvre enfant !… C’est horrible !… Je ne pourrai jamais !… » Pourtant, elle ramena ses cheveux, les tordit, les fixa, sur la nuque, en un gros paquet, d’où de longues mèches s’échappaient… « Non… non… je ne veux pas… je ne veux pas y aller… je ne veux pas le voir… Emmène-moi en Russie… tout de suite… tout de suite… emmène-moi, dis ?… » Et, sur de nouveaux coups frappés à la porte, sur de nouveaux appels, presque injurieux, le peignoir mal agrafé, la tête tout ébouriffée, sans pantoufles aux pieds, elle se précipita, en criant : « Oui… oui… c’est moi… je viens… je viens… » Je me recouchai… Allongé sur la couverture, les jambes nues, le poitrail à l’air, les bras remontés et ramenés sous la nuque, sans songer à rien… sans l’émotion de ce qui venait de se passer, sans la terreur de ce voisinage de la mort, longtemps, je considérai mes orteils, à qui j’imprimais des mouvements désordonnés et des gestes de marionnettes… Le silence de la maison avait je ne sais quoi de si lourd, de si peu habité, qu’il ne me semblait pas réel… Avec cela, m’arrivaient aux narines des odeurs d’amour, d’écœurantes odeurs de nourriture aussi, et de boisson, que la chaleur aigrissait… Mes vêtements, des jupons traînaient sur les fauteuils, pendaient des meubles, jonchaient le tapis, en un désordre tel et si ignoble, que, n’eût été la splendeur royale du lit, n’eussent été les cuivres étincelants de la psyché, je me serais cru échoué, après boire, au hasard d’une rencontre nocturne, chez une racoleuse d’amour… Pour compléter l’illusion, à ma gauche, par la porte du cabinet de toilette, j’apercevais une bouilloire qui chauffait sur une petite lampe… Je restai ainsi cinq heures, durant lesquelles, pour me prouver que tout n’était pas mort dans la maison, je cherchais à percevoir, çà et là, dans un demi-assoupissement, le bruit de chuchotements, d’allées et venues, le long du couloir. Cela n’était pas gai, certes ; cela n’était pas non plus très pénible… Au fond, je n’étais pas fâché d’être libre, je jouissais presque d’être seul. Quand Mme de Balzac rentra, j’avais donné un peu d’air à la chambre et m’étais rhabillé… Elle était extrêmement pâle, défaite… Ses paupières gonflées et très rouges montraient qu’elle avait dû beaucoup pleurer : « C’est fini, dit-elle… Il est mort… Il est bien mort ! » Elle se laissa tomber sur le bord du lit, se couvrit la figure de ses mains, soupira : « C’est effrayant ! » Et, toute secouée par un long frisson, elle répéta : « C’est effrayant !… c’est effrayant ce qu’il sent mauvais !… » Elle ne me donna aucun détail… À toutes mes questions, elle ne répondit que par des plaintes… des plaintes brèves, agacées… Elle avait un pli amer, presque méchant, au coin de la bouche. Et la bouche, d’un dessin si joliment sensuel, prenait alors une expression vulgaire, basse, qui avait quelque chose de répugnant… Je lui demandai si elle avait fait prévenir la famille : « Demain… demain…, dit-elle… À cette heure, comment voulez-vous ? » Sa voix, toute changée, sans cet accent chantant qui me plaisait en elle, devenait agressive… En me regardant, en regardant le lit, le désordre de la chambre, elle eut comme un haut-le-cœur… Je crus qu’elle allait éclater en larmes, ou en fureur… Je l’aidai à s’étendre sur le lit… « Vous aurez demain une journée fatigante… beaucoup de monde… beaucoup à faire… Reposez-vous… Tâchez de dormir. » – « Oui… oui… fit-elle… je suis brisée… » Il était quatre heures du matin ; le petit jour allait paraître… Doucement, tendrement, je lui dis : « Vous ne m’en voudrez pas de vous quitter… Soyez gentille… Il le faut… Ce ne serait pas convenable qu’on me vît chez vous à pareille heure ! » Je m’attendais à une scène, à des larmes… Elle ne protesta pas… ne chercha pas à me retenir… — « Oui, vous avez raison, approuva-t-elle sur un petit ton sec… C’est mieux ainsi… Allez-vous-en !… » Et, comme je ne partais pas encore, cherchant je ne sais quoi, dans la chambre : « Allez-vous-en !… Eh bien ?… Allez-vous-en ! » répéta-t-elle d’une voix plus dure, en se tournant du côté du mur, avec une affectation qui m’étonna… Elle refusa mon baiser : « C’est bien… c’est bien… laissez-moi… je vous en prie. » Était-ce la fatigue ?… Était-ce le dégoût ?… Ou bien quoi ?… Je dis : « Alors… à bientôt ! » – « Comme vous voudrez ! », fit-elle… Je sortis… Personne dans le couloir… Aucun bruit dans la maison… Une lampe achevait de brûler sur une petite table. Sa lueur tremblante faisait mouvoir de grandes ombres sur les murs. En passant devant la chambre de Balzac, je faillis me heurter à une chaise sur laquelle la garde avait empilé des paquets de linges souillés, qui dégageaient une abominable odeur de pourriture… Je m’arrêtai pourtant… j’écoutai… Rien… Un craquement de meuble… ce fut tout !… J’eus une secousse au cœur, et comme un étranglement dans la gorge… Un instant je songeai à entrer ; je n’osai pas… Je songeai aussi à aller chercher ma boîte de couleurs, et à faire une rapide esquisse du grand homme, sur son lit de mort… Cette idée me parut impossible et folle… « Non… non… pas moi… me dis-je… Ce serait une trop sale blague. » Alors, je descendis l’escalier lentement, sur la pointe du pied… En bas, c’était la cuisine… Elle était entr’ouverte, éclairée. Des bruits de voix en venaient : la voix de la garde, la voix du vieux valet de chambre… Ils soupaient, gaîment, ma foi !… En m’approchant, j’eusse pu entendre ce qu’ils disaient. Je n’osai pas, non plus, dans la crainte qu’ils ne parlassent de moi… de nous… Les autres domestiques étaient rentrés chez eux, sans doute, et dormaient… Là-haut, Balzac était seul, tout seul !… Une fois dans la rue, je poussai un long soupir de délivrance, j’aspirai l’air frais du matin, avec délices, et j’allumai un cigare.

Se levant tout à coup, Jean Gigoux marcha dans l’atelier, la tête basse, les mains derrière le dos… marcha longtemps dans l’atelier… Et, s’arrêtant devant moi, il me dit :

— Et voilà comment Balzac est mort… Balzac !… vous entendez ?… Balzac !… Voilà comment il est mort !…

Puis il se remit à marcher… Après un court silence :

— C’est drôle, fit-il… Je ne suis pourtant pas un méchant homme… je ne suis pas une canaille… une crapule… Mon Dieu !… je suis comme tout le monde… Eh bien… je n’ai vraiment compris que plus tard… beaucoup plus tard… Certes, cette journée-là… cette nuit-là… j’ai eu de la gêne… de l’embêtement… je ne sais pas… du dégoût… Je sentais que ça n’était pas bien… Oui, mais ça ?… ça ?… l’ignominie ?… Non… Je vous donne ma parole d’honneur… ce n’est que plus tard… Qu’est-ce que vous voulez ?… on aime une femme… on se laisse aller… et c’est toujours, toujours, de la saleté !… Ah !… et puis, est-ce que vraiment je l’aimais ?…

Il écarta les bras, les ramena vivement le long de son corps, en faisant claquer ses mains sur ses cuisses :

— Ma foi !… Je n’en sais plus rien…

Haussant les épaules, il ajouta :

— L’homme est un sale cochon… voilà ce que je sais… un sale cochon !

Il tourna quelque temps dans l’atelier, tapotant les meubles, dérangeant les sièges, grommelant :

— Balzac !… Balzac !… Un Balzac !

Puis il revint s’asseoir, brusquement, sur le fauteuil, en face de moi…

— Quant à Mme de Balzac…

Il appuya sur chaque mot, avec une ironie pesante, qui me choqua un peu…

— Quant à Mme de Balzac, répéta-t-il… le lendemain, elle s’était reprise… oh ! tout à fait… Elle fut très digne… très noble… très douloureuse… très littéraire… Épatante, mon cher… Andromaque elle-même, quand elle perdit Hector… Elle émerveilla et toucha tout le monde par la correction tragique, par la beauté de son attitude. Quelle ligne !… Ah ! quelle ligne pour un Prix de Rome !… On l’entoura, on la plaignit… vous pensez ?… Le plus comique, c’est, je crois bien, qu’elle fut sincère dans sa comédie… La considération, les respects, les hommages lui redonnaient de la douleur et de l’amour. Je n’en revenais pas, moi, pourtant revenu de tant de choses, déjà !… Ah ! ces obsèques !…

Il eut un sourire presque gai :

— Mon cher… figurez-vous… le ministre Baroche, qui représentait le gouvernement et cheminait, dans le convoi, près de Victor Hugo, lui dit : « Au fond, ce monsieur de Balzac était, n’est-ce pas ?… un homme assez distingué. » Hugo regarda ce ministre, – qui a une si belle presse dans Les Châtiments, – il le regarda, ahuri, scandalisé, et répondit : « C’était un génie, monsieur, le plus grand génie de ce temps. » Et il lui tourna le dos… Hugo a raconté cela quelque part… Rien n’est plus vrai… Je me trouvais à côté de lui, quand cette petite énorme scène se passa… Mais ce que Hugo ne sut peut-être jamais, c’est que le ministre Baroche, s’adressant à son autre voisin qui avait, je me rappelle, de très beaux favoris… lui dit, tout bas, à l’oreille : « Ce M. Hugo est encore plus fou qu’on ne pense… »

Et Gigoux se mit à rire franchement, d’un de ces rires comme il en avait, même très vieux, de si sonores. Il ajouta :

— Aussi, plus tard, il en a pris pour son grade… Il ne l’a pas volé, hein ?…

Il dit encore :

— Ah !… savez-vous ce détail ?… Quand, le lendemain de la mort, les mouleurs vinrent pour mouler le visage de Balzac, ils furent obligés de s’en retourner… bredouilles, mon cher… La décomposition avait été si rapide que les chairs de la face étaient toutes rongées… Le nez avait entièrement coulé sur le drap…



Les femmes allemandes et M. Paul Bourget.


Ce même soir, von B… nous emmena souper chez un riche industriel de ses amis… Ce n’était point une réception priée. Il n’y avait là que des intimes, six ménages qui avaient l’habitude de se réunir tous les soirs. Les hommes, un peu lourds de manières, peut-être, mais fort intelligents et accueillants ; les femmes, pas très jolies, pas très élégantes, mais toutes charmantes, non point à la façon des femmes de Paris, mais charmantes, d’un charme plus sérieux, plus profond, et plus lent, qui ne vient point de leurs toilettes, ni de leur coquetterie, qui vient d’elles-mêmes, de leur naturel et de leur esprit.

La maison est fort joliment arrangée, un peu comme un intérieur anglais, où le luxe, le confort correspondent si bien aux besoins de la vie quotidienne… Les meubles, quelques-uns trop massifs, d’autres trop étriqués, ne satisfaisaient pas toujours mon goût de la sobriété et de la ligne. Je dois dire pourtant qu’ils étaient réduits au minimum de laideur que comporte le modern-style… Ce ne fut qu’une impression momentanée, car les meubles ont ce mystère familier, qu’ils prennent très vite le visage et l’âme de leurs propriétaires. Par exemple, je fus ravi de ne voir aux murs que des tableaux français, choisis avec une décision d’art très hardie et très sûre : de très beaux paysages de Claude Monet, de puissantes natures mortes de Cézanne, les plus admirables nus de Renoir. La salle à manger est ornée d’exquis panneaux de Vuillard. Dans le cabinet de travail, des décorations de Pierre Bonnard, sobres, substantielles, harmonieuses, avec ce goût si aigu, si incisif, de l’observation des formes en mouvement, et cette qualité de matière, cette richesse de couleur, qui n’appartiennent qu’à lui. Çà et là, des van Gogh, des Vallotton, extraordinairement expressifs, des Roussel, légers, fluides, dignes de Corot et de Poussin. Un grand Courbet – paysage de roches jurassiennes – occupe magnifiquement la place d’honneur, dans le salon. Toute une suite de pastels de Lautrec, quelques-uns très libres, des aquarelles, des dessins de Guys et de Forain, égaient le lumineux escalier, ainsi que le palier du premier étage. Sur des colonnes et des socles, sur les cheminées et les meubles, des marbres et des bronzes de Rodin, de délicieux bois de Maillol. Je vis que ce choix, ni le snobisme, ni la mode, ni le désir d’étonner ne l’avaient imposé, mais une préférence esthétique très raisonnée, très intelligemment expliquée, surtout par les femmes… Il fallait donc que je vinsse en Allemagne, pour avoir la joie de voir, ainsi compris, ainsi fêté, ce que j’aimais, et, pour toute une soirée, sentir ce plaisir si rare, même en France, d’être en communion de goûts et de pensées avec les êtres qui vous entourent…

Comme je m’attardais à regarder une très importante toile de Vallotton : des Femmes au Bain, notre hôtesse me dit :

— Je suis choquée de voir que M. Vallotton n’a pas encore conquis, chez vous, la situation qu’il mérite et qu’il commence à avoir en Allemagne. Ici, nous l’aimons beaucoup ; nous le tenons pour un des artistes les plus personnels de sa génération. C’est vraiment un maître, si ce mot a encore un sens, aujourd’hui. Son art, très réfléchi, très volontaire, très savant, un peu farouche, ne tend pas à nous émouvoir par les petits moyens sentimentaux. On le sent à l’étroit, et comme mal à l’aise, dans les sujets intimes. Mais comme il se développe, comme il s’amplifie dans les grands ! Ce qui me plaît si fort en lui, c’est cette constante et claire recherche de la ligne, des combinaisons synthétiques de la forme, par où il atteint très souvent à la grande expression décorative. Je trouve qu’il y a, en lui, la force sévère, la tenue puissante des grands classiques. Sa sécheresse linéaire, qu’on lui reproche si injustement, à mon sens, est, peut-être, ce qui m’impressionne le plus, dans son œuvre… Elle a quelque chose de mural… Pourquoi ne lui donne-t-on pas, chez vous, à exécuter de vastes fresques ? Aucun autre artiste n’y réussirait davantage… Mais c’est un art perdu, aujourd’hui, je sais bien… Il ne s’accorde plus à notre civilisation bibelotière et compliquée.

Les femmes cultivées, les femmes dites intellectuelles, sont assommantes. Je les fuis comme la peste. Rien ne m’est plus odieux que leur bavardage, où s’étale, bouffonne et dindonne, une prétention à l’esprit, au savoir, à l’originalité de la pensée, qui n’est le plus souvent que l’apanage des ignorants et des sots. Elles ne peuvent avoir de l’intelligence avec simplicité. Le talent n’est, chez elles, que l’aggravation de la sottise… Nous avons en France, une femme, une poétesse, qui a des dons merveilleux, une sensibilité abondante et neuve, un jaillissement de source, qui a même un peu de génie… Comme nous serions fiers d’elle !… Comme elle serait émouvante, adorable, si elle pouvait rester une simple femme, et ne point accepter ce rôle burlesque d’idole que lui font jouer tant et de si insupportables petites perruches de salon ! Tenez ! la voici chez elle, toute blanche, toute vaporeuse, orientale, étendue nonchalamment sur des coussins… Des amies, j’allais dire des prêtresses, l’entourent, extasiées de la regarder et de lui parler.

L’une dit, en balançant une fleur à longue tige :

— Vous êtes plus sublime que Lamartine !

— Oh !… oh !… fait la dame, avec de petits cris d’oiseau effarouché… Lamartine !… C’est trop !… C’est trop !

— Plus triste que Vigny !

— Oh ! chérie !… chérie !… Vigny !… Est-ce possible ?

— Plus barbare que Leconte de L’Isle… plus mystérieuse que Mæterlinck !

— Taisez-vous !… Taisez-vous !

— Plus universelle que Hugo !

— Hugo !… Hugo !… Hugo !… Ne dites pas ça !… C’est le ciel !… c’est le ciel !

— Plus divine que Beethoven !…

— Non… non… pas Beethoven… Beethoven !… Ah ! je vais mourir !

Et, presque pâmée, elle passe ses doigts longs, mols, onduleux, dans la chevelure de la prêtresse qui continue ses litanies, éperdue d’adoration.

— Encore ! encore !… Dites encore !

Ces façons sont inconnues de la femme allemande. Chez elle, on sent que la culture n’est pas une chose exceptionnelle, ni de métier, qu’elle n’est pas une aventure, une religion, et – qu’on me permette ce mot peu galant – une blague. La femme allemande ne cherche pas à nous étonner, à nous éblouir ; elle cherche à s’instruire un peu plus, à comprendre un peu plus, au contact des autres. Elle a de la sincérité, du naturel, de la passion, de l’intelligence, – ce qui est une grande séduction, – et, comme elle appartient à une race, douée au plus haut point de l’esprit critique, il arrive que, sans le vouloir, elle nous embarrasse souvent, jusque dans les choses que nous croyons le mieux connaître. Ce que j’apprécie surtout, en Allemagne, ce que je considère comme la plus précieuse de toutes les élégances féminines, c’est que la femme la plus solidement instruite sait rester femme, n’être jamais pédante. Ses devoirs d’épouse, de mère, de maîtresse de maison, ne l’humilient pas, ne lui causent ni gêne, ni ennui, ni dégoût. Elle les concilie très bien avec ses désirs, sa passion de culture intellectuelle. J’ai même remarqué qu’elle met à remplir ses devoirs plus d’honnêteté, de rigueur, plus de joie, parce qu’elle en comprend mieux le sens supérieur ; plus de grâce aussi, parce qu’elle en sent davantage la beauté pénétrante et forte. Je n’ai jamais aussi bien compris qu’une femme intelligente, qui sait être intelligente, n’est jamais laide. Et je crois bien que c’est ici que j’ai contracté cette sorte de haine, ou de pitié, je ne sais, pour la très belle femme qui s’obstine à ne vouloir nous charmer que par sa beauté inutile, et par ses robes de Doucet, et par ses chapeaux de Reboux.

Cette soirée, dans cette maison, nous fut un délice. Les femmes savaient tout, parlaient de tout, – même des choses françaises, frivoles ou sérieuses, – avec une précision, une justesse, et des détails qui allèrent jusqu’à nous stupéfier. Comme j’étais encore tout frissonnant de mes souvenirs sur Balzac, je mis la conversation, le plus naturellement du monde, et avec l’espoir, sans doute, d’un petit succès, sur notre grand romancier. Oh ! ma surprise, et – pourquoi ne pas l’avouer ? – ma déception de voir qu’elles le connaissaient aussi bien, sinon mieux que moi !… Pas dans sa vie, peut-être, mais dans son œuvre. Aucun des personnages de La Comédie humaine ne leur était étranger… Elles en commentaient la signification, le caractère, la portée sociale, avec un sens très averti des passions humaines, et sans la moindre pruderie.

L’une dit :

— Bien qu’il y ait, dans ses livres, un fatras mélodramatique qui me fatigue quelquefois, et qu’il peigne des mœurs – les mœurs parisiennes – qui ne nous sont pas toujours très familières, Balzac est, de tous vos écrivains – de tous les écrivains, je pense – celui qui me semble avoir exprimé la vie – non pas seulement individuelle, mais la vie universelle – avec le plus de vérité et le plus de puissance… Gœthe me paraît tout petit, tout menu, à côté de ce géant. Certes son intelligence est incomparable. Mais qu’est l’intelligence de Gœthe, auprès de cette intuition prodigieuse, par laquelle Balzac peut recréer tout un monde et le monde ?… Il est un peu désespérant… La vie, non plus, n’est guère belle, même chez nous, où l’hypocrisie nous tient lieu de vertu… C’est pour cela qu’on ne le comprend pas toujours très bien en Allemagne… Nous nous vantons de n’aimer que les méthodes expérimentales, mais nous sommes, plus qu’on ne croit, encore asservis aux dogmes du vieux romantisme de Schelling… Malgré nos savants, toute métaphysique n’est pas morte, chez nous… Quoiqu’on dise, croyez-moi, la vie nouvelle qu’apporta Nietzsche, n’a pas germé, partout, sur la terre allemande.

Puis, ce fut le tour de Renan, de Taine, de Zola, de Flaubert… de tous, et même – dégringolade ! – de M. Paul Bourget.

Elles étaient curieuses – comme d’un petit jeu de société, j’imagine – de savoir ce que je pensais de M. Paul Bourget… Est-ce que, vraiment, je pensais quelque chose de M. Paul Bourget ? Bah !

Je répondis :

— J’ai connu Bourget autrefois… Je l’ai beaucoup connu… Nous étions fort amis. Cela me gêne un peu, pour en parler… Et puis, il a pris par un chemin… moi par un autre… Mais il y a si longtemps de cela qu’il me semble bien qu’il est mort…

Je mis un temps, comme à la Comédie, et :

— C’était un garçon intelligent… déclarai-je, sur un ton d’oraison funèbre.

Elles se récrièrent… J’insistai bravement :

— Je vous assure… intelligent… très intelligent… Tenez, c’est peut-être Bourget qui a le mieux senti Balzac… qui en a le mieux parlé… Il était très jeune, alors… et charmant… Il avait une certaine générosité d’esprit… sauf que, déjà, il n’aimait pas les pauvres… Oh ! il avait les pauvres en horreur… Il ne les trouvait pas dignes de la littérature… ni de l’humanité… Étant plus jeune que moi, il me protégeait, m’éduquait, me tenait en garde contre ce qu’il appelait les emballements un peu trop naïfs, un peu trop grossiers aussi de ma nature… Un jour que nous remontions les Champs-Élysées, il me dit : « Laissez donc les pauvres… ils sont inesthétiques… ils ne mènent à rien. » Et, me montrant les beaux hôtels qui, de chaque côté, bordent l’avenue : « Voilà, cher ami… C’est là !… » Ah ! si j’avais su profiter de ses leçons… Enfin, il était charmant… Depuis, la vie, n’est-ce pas ?… toutes sortes d’ambitions…

— Il est si ennuyeux !… s’écria une dame, avec une conviction qui nous fit tous éclater de rire…

— Enfin, comment est-il ?… demanda une autre dame… Est-il vrai que les femmes françaises raffolent de lui ? Je ne puis le croire…

— Mon Dieu !… elles ont peut-être raffolé de lui, autrefois. Oh ! autrefois… Tout est possible. Il le croyait, d’ailleurs… Mais Bourget a cru à tant de choses… auxquelles il ne croyait pas !… Maintenant, il est gras, un peu bouffi, et il est très, très vieux… Il ne flirte plus guère qu’avec Joseph de Maistre, M. de Bonald, la monarchie, le pape…

— Pauvre garçon !… gémit la dame, avec une voix et une mine également compatissantes.

— Ne le plaignez pas… Il y a là aussi des dessous à chiffonner… Il est vrai que ce ne sont plus ceux de la dame au corset noir.

Un souvenir, alors, me revint :

— Le vieux père Augier, qui était un bourgeois impénitent, m’a fait, sur Bourget, un mot qui le biographie assez bien… Il est pittoresque, mais un peu vulgaire… Je n’ose…

— Dites… dites !…

— Eh bien, Augier m’a dit… il me l’a même dit en vers : « Votre Bourget, mon cher, mais c’est un cochon triste !… » Je rapportai le mot à Bourget… Il s’en montra ravi…

— À cause de « triste » ?… sans doute…

— Non… à cause de « cochon »… C’était bien plus avantageux pour un romancier psychologue…

— Cela est très drôle… Mais vous ne nous avez toujours pas dit comment il est ?…

— Je vais, si vous le permettez, vous raconter encore une histoire… La dernière fois que je vis Bourget, c’était à Cannes, comme vous devez le penser… Maupassant nous avait invités à déjeuner sur son yacht… En me voyant, attendant, moi aussi, sur la jetée, le canot du Bel Ami, Bourget ouvrit les bras, s’exclama : « Vous ?… Ah ! que je suis heureux !… Il y a tellement longtemps !… Cela me fait une telle joie de vous revoir !… Toute ma jeunesse ! »… Et il m’embrassa, le cher Bourget… Après quoi : « Vous savez ?… Vous allez être très étonné… Vous verrez un Maupassant transformé… oh ! transformé ! » L’orgueil riait par tous les plis de sa face… Il me confia : « Vous savez ?… Je l’ai enfin amené à la psychologie, oui, mon cher, à la psychologie ! »… C’était, en effet, l’année où le pauvre Maupassant écrivait Notre Cœur, hélas !… Bourget remarqua mon peu d’enthousiasme… Il me le reprocha : « Comment ? fit-il… ce n’est donc pas une chose énorme… énorme ? » – « Si… si… dis-je… oh ! si ! » « Mais c’est le plus grand événement de ce temps… Quel malheur que Taine soit mort ! Comme il eût aimé cela ! » Il ajouta : « Ç’a été dur !… Maintenant, Dieu merci, c’est fait !… » Sur le Bel Ami, nous trouvâmes M. Jacques Normand, M. Henry Baüer, M. Valentin Simond, alors directeur de L’Écho de Paris, et ce bon docteur Cazalis, qui songeait déjà à guérir les rhumatismes aixois par la méthode préraphaélite… Le déjeuner fut morne, morne… Maupassant ne disait pas un mot… Il était si affreusement triste, il nous regardait avec des regards si étranges, si étrangement lointains, que je ne pus m’empêcher de lui demander : « Qu’est-ce que tu as ?… Es-tu malade ? »… Il se décida enfin à répondre : « Non… Je ne suis pas malade… seulement… voilà… tu comprends ?… Hier… tiens !… à la place où tu es, il y avait la princesse de Sagan… là, où est Baüer, la comtesse de Pourtalès… Qu’est-ce que tu veux ? » J’étais, en effet, très étonné… mais pas de cet étonnement admiratif que m’avait promis Bourget… Maupassant avait levé ses bras vers le plafond d’acajou verni, puis les avait laissé retomber, avec accablement… Maintenant, le coude sur la table, la tête appuyée sur sa paume, l’œil cerclé de rouge, et déjà tout brouillé par la buée trouble de cette folie qui devait bientôt l’emporter, il répéta, en bredouillant : « Qu’est-ce que tu veux ?… qu’est-ce que tu veux ? »… Puis : « Ces femmes-là… je les adore… parce que, mon vieux, vois-tu ?… elles ont quelque chose que les autres n’ont pas, et qu’avaient nos aïeules… nos chères aïeules… l’amour de l’amour ! » Tous, nous avions le cœur serré, sauf Bourget qui, s’adressant à Maupassant, lui demanda : « Et Notre Cœur ?… Où en êtes-vous ? » Et, comme Maupassant ne répondait pas, faisait un geste vague : « Quel beau titre ! » s’écria Bourget, qui nous prit à témoins… « Vous verrez… ce sera le plus merveilleux livre !… Un livre extraordinaire ! » Il eut le courage ou l’inconscience d’appuyer plus lourdement encore : « Il me le doit… car c’est moi qui l’ai amené à la psychologie… N’est-ce pas, Maupassant ?… c’est moi ? Dites que c’est moi ? » Alors, Maupassant hocha la tête, et il se mit à rire, d’un rire pénible qui me fit l’effet d’une sonnerie électrique qui se déclenche… Jamais, rien de si douloureux, de si funèbre… Voilà donc où il en était, ce rude garçon, que, tant de fois, sur les berges de la Seine, bras nus, maillot collant, j’avais vu manier l’aviron avec un si bel entrain de joyeux canotier !… Ce furent d’atroces moments… Je fis tout pour abréger cette angoissante visite. On nous débarqua à Antibes… Bourget voulut, à toutes forces, me reconduire jusqu’au train qui me ramenait à Nice… Comme nous nous quittions, je lui frappai sur l’épaule, et je lui dis : « Ah ! oui !… vous l’avez amené à la psychologie… Il y est, le pauvre bougre… il y est en plein !… Mes compliments, mon cher Bourget… » Depuis, je ne l’appelle plus « mon cher Bourget », ni même « Bourget », je ne l’appelle plus du tout… Car je ne l’ai jamais revu… C’est le général Mercier qui l’a revu…



Nos colonies.


Le lendemain, von B… rentrait à Berlin par le chemin de fer ; sa Mercédès aussi… Nous, nous filions sur Mayence…

À Mayence, nous avons rencontré un certain docteur Herrergerschmidt, le vieil Allemand classique, comme il s’en trouve encore, dans les stations de la Suisse, l’Allemand à longue redingote, à barbe broussailleuse, et à lunettes rondes. Mais je constate que la race s’en perd, de plus en plus.

Épigraphiste de son métier, le docteur a rapporté de Tunisie de très belles pierres puniques, à moins qu’elles ne fussent phéniciennes — il n’est pas encore fixé — et qui offrent, pour l’Histoire, un intérêt capital, en ce sens qu’elles sont absolument indéchiffrables…

— Indéchiffrables, répète-t-il, avec admiration… C’est là le plus beau !

Il en a fait don au musée de Francfort, qui les a refusées…

— Oui, monsieur, refusées… Ce sont des ânes !…

Il consent à me les céder pour pas très cher… pour presque rien…

— De si belles inscriptions !… Syriaques, qui sait ?… ou, peut-être, persanes ?… Pour quelques marks !…

Mais je refuse, moi aussi… Le docteur n’insiste pas davantage, hausse les épaules, et :

— Bêtise !… fait-il simplement… Bêtise !

Il connaît beaucoup le Maroc, pour avoir placé à Tanger, et même, à Fez, assure-t-il, un lot important de machines à coudre et à écrire… « pas puniques, pas phéniciennes… non… allemandes, monsieur… Ah ! ah ! ah !… De la bonne fabrication allemande !… » Il s’écrie :

— Très beau, le Maroc !… Un pays, très beau… Et les Marocains, de très braves gens, monsieur… de si excellentes gens !… Ah ! les braves gens !…

Nous parlons de la toute récente frasque de l’empereur Guillaume, son débarquement à Tanger… Le docteur dit :

— À quoi bon faire des choses si inutiles ?… Toutes ces démonstrations bruyantes… théâtrales… Ah ! je n’aime pas ça… Oui… je sais, l’honneur national ?… Mais l’honneur national, monsieur, c’est le commerce… Et le commerce allemand va très bien au Maroc… Il va très bien, très bien… parce que nous avons, au Maroc, des agents admirables… admirables… oui, monsieur… les meilleurs agents du monde… les Français !…

Un rire agite, dans tous les sens, tous les longs poils de sa barbe… Et il reprend sur un ton où l’ironie est restée…

— J’aime beaucoup les Français… Vous autres Français… vous avez de grandes… grandes qualités… des qualités brillantes… énormes… vous êtes… vous êtes…

Il cherche à définir ce que nous sommes, nous autres Français… à citer des exemples caractéristiques de nos si brillantes qualités ; et, ne trouvant ni définition, ni exemples, il s’en tient, décidément, à sa première affirmation, si vague :

— Enfin… vous avez de grandes qualités, ah !… Mais, excusez-moi… vous n’êtes pas toujours faciles à vivre… Autoritaires en diable… tracassiers, agressifs, chercheurs de noises et de querelles… un peu pillards… hé !… hé !… et même cruels… – je parle, dans vos colonies, vos protectorats… partout, où vous avez un établissement, une influence quelconque… – est-ce vrai ?… Enfin, on vous déteste… on vous a en horreur !… Hein ?… Vous en convenez ?… C’est très triste…

Voyant que je ne réponds pas, il va, il va, le bon docteur.

— Alors, les indigènes ne pensent qu’à se soustraire à votre autorité… à ruiner, s’ils le peuvent, votre influence… Et s’ils trouvent une bonne occasion – on trouve toujours une bonne occasion – de vous embêter, de vous massacrer, de vous supprimer… Dame ! écoutez donc ?… Ne vous fâchez pas, monsieur… Nous causons, n’est-ce pas ?… Je fais de l’histoire… Je fais votre histoire… votre histoire coloniale… et même votre histoire nationale… Si elle a été souvent glorieuse – mais qu’est-ce que la gloire, mon Dieu ? – elle n’a pas été toujours bien généreuse… Toutes ces querelles… toutes ces guerres… tout ce sang… au long des siècles !… Enfin, n’importe… J’aime beaucoup les Français… Nous leur devons la grandeur allemande… On ne peut pas oublier ça !… Ah ! ah !… Et tenez… je suppose… au Maroc… parfaitement… au Maroc, il y a aussi des Allemands… Les Allemands sont lourds, bêtes, ridicules… Ils boivent de la bière et mangent des saucisses fumées… Je sais… je sais bien… Mais ils sont gentils avec le Marocain… Ils respectent ses mœurs, ses coutumes, sa religion, son droit à rester un être humain… Ils l’aident, à l’occasion, et, au besoin, le défendent, sans l’exciter ostensiblement contre les autres… Ils lui donnent confiance… Et, comme il y a toujours quelque chose à faire, au Maroc, quelque chose à y vendre… hé, mon Dieu, c’est l’Allemand qui profite tout naturellement des bonnes dispositions de l’indigène, et de sa haine contre les Français… Voyez-vous… ça n’est pas plus compliqué que ça !… La diplomatie, monsieur… quelle sottise !… Moi, j’aurais été l’Empereur, je ne me serais mêlé de rien. J’aurais dit, en fumant tranquillement ma bonne pipe de porcelaine : « Laissons faire les Français… Ils travaillent pour nous… » Et, là-dessus, j’aurais pris un grand verre de cette bière excellente, qui nous rend stupides et si lourds…

Tout à coup, il embrouille encore plus sa barbe, dont les mèches dorées se projettent de tous les côtés.

— Tenez ! propose-t-il… Nous allons faire un pari… c’est cela… un petit pari… Nous allons parier mes très belles pierres puniques contre ce que vous voudrez… ce que vous voudrez, ah !… Nous allons parier que, si les Français quittaient le Maroc, et qu’il ne restât plus, au Maroc, avec les Marocains, que des Allemands… il n’y aurait plus d’embêtements… plus de grabuges, d’anarchie, de guerres, de massacres… plus rien… Le Maroc redeviendrait, subitement, une sorte de Paradis terrestre… Vous ne voulez pas ?… Non ? Vous avez raison…

Puis, après un petit silence :

— Vous ne voulez pas non plus, décidément, de mes inscriptions puniques, phéniciennes, syriaques ou persanes ?… Allons, monsieur, cent marks ?… Non plus ?… Dommage… dommage !…



Strasbourg.


Après avoir traversé le Rhin à Kehl, en dépit de nos lettres de recommandation et de nos beaux cachets rouges, nous avons dû passer par de longues et coûteuses formalités douanières. Absolument libre, en Allemagne, la circulation automobile subit en Alsace des règlements vexatoires, qui ont pour résultat de gêner beaucoup le commerce alsacien. Les hôteliers, les marchands, et surtout les propriétaires de ces luxueux garages installés dans les villes, supplient le gouvernement de rapporter des mesures qui les ruinent, en éloignant, de plus en plus, les automobilistes de ces régions admirables, hier encore très fréquentées pour la joie et au bénéfice de tout le monde. Mais le gouvernement reste sourd à ces doléances. Il a encore de la défiance, une sorte de rancune sourde contre ce pays.

Je n’avais pas revu Strasbourg depuis 1876. Faut-il dire que je ne l’ai pas reconnue ? À l’exception du quartier de la cathédrale, et de ce vieux quartier si pittoresque, qu’on appelle la petite France, rien d’autrefois n’est resté. Et encore, ces derniers vestiges, où nous nous retrouvons, vont bientôt disparaître. La pioche y est déjà. Aujourd’hui Strasbourg est une ville magnifique, spacieuse, et toute neuve, la ville des belles maisons blanches et des balcons fleuris. Nous n’en avons pas une pareille en France. Les larges voies des nouveaux quartiers, luisantes comme des parquets suisses, les universités monumentales, tous ces palais élevés à l’honneur des lettres, des sciences, et des armes aussi, par lesquels l’Allemagne s’est enfoncée jusqu’au plus profond du vieux sol français, ces jardins merveilleux, ce commerce actif qui, partout, s’épanouit en banques énormes, en boutiques luxueuses, et cette armée formidable qui veille sur tout cela, doivent faire réfléchir bien douloureusement ceux qui gardent encore, au cœur, d’impossibles espérances. Ah ! je plains le pauvre Kléber qui assiste, sur sa place, impuissant et en bronze, au développement continu d’une cité à qui il a suffi d’infuser du sang allemand pour qu’elle acquît aussitôt cette force et cette splendeur. Telle fut, au moins, ma première impression.

Je n’ai pas la prétention, en traversant une ville, de juger de sa mentalité. Un voyageur est dupe de tant d’apparences ! Et tant de choses lui échappent !… Mais j’ai longuement causé avec un Alsacien très intelligent, qui ne se paie pas de mots. Il m’a dit :

— Strasbourg est complètement germanisée… Quelques familles bourgeoises résistent encore. Mais leur résistance se borne à ressasser, en français, d’anciens souvenirs, le soir, autour de la lampe… Elles n’ont ni influence, ni crédit. N’oubliez pas, non plus, que le prêtre, en ce pays très catholique, s’est fait tout de suite l’agent le plus ardent, le plus écouté de la conquête définitive. Par intérêt, par politique, le prêtre est devenu profondément, agressivement allemand. Il n’a même pas attendu le dernier chant du coq gaulois, pour renier sa patrie !… Au vrai, il n’y a plus ici que très peu d’Alsaciens, noyés sous un flot d’Allemands qui, après l’annexion, sont venus en Alsace, comme on va aux colonies, prospecter des affaires et chercher fortune. Ce n’est pas la crème de l’Allemagne. Nos fonctionnaires, tous allemands aussi, ne sont pas, non plus, la crème des fonctionnaires. Beaucoup avaient de vilaines histoires, là-bas… Au lieu de les mettre en prison, on les a mis en Alsace… Et ils espèrent se faire pardonner, en affichant un zèle exagéré… Ils sont rigoureux, formalistes, très durs, et nous tiennent sous une tutelle un peu humiliante… Par exemple, nous avons ce qu’il y a de mieux comme armée… Sous ce rapport, on n’a pas lésiné, pas marchandé… vingt mille hommes !… Les meilleurs, les plus solides régiments de tout l’Empire… Oh ! nous n’en sommes pas très fiers… Je dois dire pourtant que les militaires ont beaucoup perdu de leur arrogance, de leur morgue… Les officiers sont affables, se mêlent davantage à la vie générale, vivent en bonne harmonie avec l’élément civil… Beaucoup sont riches et font de la dépense… Et puis, les musiques, qui se prodiguent dans les squares et sur les places, sont excellentes…

Comme je lui parlais de l’énorme développement de la ville :

— Oui !… fit-il assez vaguement… C’est surtout un décor, derrière lequel il y a bien de la misère… pour ne rien exagérer, bien de la gêne. Quoique l’Alsace ait un sol fertile, et qu’elle soit, pour ainsi dire, la seule province agricole de tout l’Empire, nous n’en sommes pas plus riches pour cela. La crise économique, qui frappe les centres industriels de la métropole, nous atteint, nous aussi… Les impôts nous écrasent… La vie est horriblement chère, quarante-cinq pour cent de plus qu’autrefois… Matériellement, nous ne sommes donc pas très heureux… Moralement, politiquement, nous restons, sous l’autorité de l’Allemagne, ce que nous étions sous celle de la France : soumis, passifs, et mécontents… On se trompe beaucoup en France sur la mentalité et la sentimentalité de l’Alsacien. Il n’est pas du tout tel que vous le croyez, tel que le représentent de fausses légendes, et toute une littérature stupidement patriotique… L’Alsacien déteste les Allemands, rien de plus exact… Vous en concluez qu’il adore les Français… Grave erreur ! S’il est vrai que dans l’imagerie populaire et les dictons familiers d’un pays se voie et se lise l’expression de ses sentiments véritables, vous serez fixé tout de suite quand vous saurez, de quelle façon peu galante et pareille, l’Alsacien traite les Allemands et les Français. Il dit des Allemands qu’ils sont des schwein, des porcs ; il appelle les Français, des « welches » !…

Je croyais avoir entendu : des belges. Je lui en fis la remarque.

— Welches… belges…, c’est le même mot, répondit-il. Et croyez que, dans son esprit, ceci n’est pas moins injurieux que cela. Au fond, ça lui est tout à fait indifférent d’être Allemand ou Français… Ce qu’il voudrait, c’est être Alsacien… Ce qu’il rêve ?… Son autonomie… Seulement, saurait-il s’en servir ?… J’ai bien peur que non… Un esprit de discipline traditionnel, atavique, le fait obéir, en rechignant, obéir tout de même, tantôt à la France, tantôt à l’Allemagne… Mais, livré à lui-même, je crains qu’il ne se perde dans toutes sortes de querelles intestines. Je ne crois pas qu’il sache, qu’il puisse se conduire tout seul… Il a besoin qu’on le mène par la bride… Fâché, il devient vite agressif, abondamment injurieux… Si vous connaissiez son patois ?… Oh ! bien plus riche en couleurs que l’argot parisien… Excellent homme, d’ailleurs, qu’il faut aimer, car il a de fortes qualités…

Il sourit, et je pus constater que son sourire n’avait aucune amertume.

— Je vous dis mes craintes… Craintes tout idéales, n’est-ce pas ?… Car l’autonomie de l’Alsace, voilà une question qui n’est pas près de se poser…

Il ajouta :

— Peut-être, de devenir Allemands, y avons-nous gagné un peu de dignité humaine… Tenez, sous l’Empire, Colmar était ignoblement sale, puante, décimée par la fièvre typhoïde. Elle n’avait pas d’eau, et en réclamait, à grands cris, mais vainement, depuis plus de cent ans. Le lendemain même de la conquête, le premier acte du gouvernement allemand a été d’amener, du Honach, d’abondantes sources d’une eau excellente, avec laquelle on a inondé et purifié la ville… Oui, les Allemands nous ont appris la propreté et l’hygiène, ce qui n’est pas négligeable, et l’insouciance de l’avenir, ce qui nous a fait une âme moins sordide et moins âpre. L’Allemand – je ne dis pas le juif allemand – l’Allemand ignore l’économie. Il est – non pas fastueux – car le faste suppose une imagination dans le goût, ou une ostentation dans la personnalité, que l’Allemand n’a pas, – mais très dépensier. Il dépense tout ce qu’il a, et souvent plus que ce qu’il a, au fur et à mesure de ses désirs et de ses caprices, presque toujours enfantins et coûteux. Un détail assez curieux… À Berlin – je dis Berlin, c’est toute l’Allemagne que je pourrais dire – le jour même des vacances, plus de deux cent mille familles quittent la ville… Elles vont s’abattre un peu partout, mais particulièrement en Suisse… Vous avez dû les rencontrer, au bord de tous les lacs, au sommet de toutes les cures d’air… Ces braves gens, un peu naïfs, un peu bruyants, un peu encombrants, emportent avec eux tout l’argent qu’ils ont chez eux… Soyez sûr qu’ils ne rentreront à la maison que lorsqu’ils auront usé jusqu’à leur dernier pfennig… Aussi les universités, les collèges, les pensions, qui connaissent ces mœurs-là, obligent-ils les pères de famille à payer, avant de partir, la future année scolaire de leurs enfants… Sans cela… cette fameuse instruction !…

Il se mit à rire.

— Eh bien, nous devenons, un peu, comme ça…

— En somme ? quoi ? interrogeai-je… vous n’êtes pas trop malheureux, sous le régime allemand ?

Il répondit simplement :

— Mon Dieu !… On vit tout de même… Quand on ne peut pas être soi… d’être ceci, ou bien cela… Turc, Lapon, ou Croate… allez… ça n’a pas une grande importance…

— Et la Lorraine ?

— Ça, c’est une autre histoire… Elle est restée française, jusque dans le tréfonds de l’âme… Sourires ou menaces, rien n’entame ce vieux sentiment, obstiné et profond… comme l’espérance…



Berlin-Sodome.


Comme nous allions quitter Strasbourg, pour parcourir l’Alsace, au moment même de nous installer dans l’auto, nous vîmes accourir, épanoui d’aise, toujours aussi peu soigné, fatiguant sa barbe et polissant son front, mon ami Albert D… Il paraissait essoufflé mais ravi de la rencontre. Il promenait en Allemagne ce vêtement et un chapeau qui ne sont pas, depuis quelque quinze ans, indifférents qu’aux saisons, comme je le croyais, qui le sont aussi aux latitudes et aux frontières, j’eus la surprise de le constater…

— Enfin, s’écria-t-il après s’être incliné devant les dames, enfin !… Je trouve des Français… je trouve des Parisiens, des êtres simples, candides… des êtres normaux et vertueux… Laissez-moi vous regarder !

Ses lèvres s’avançaient pour rire ; il ne criait pas moins fort que, rue Laffitte ou rue Richepanse, lorsqu’il parle d’art, et ne forçait pas moins sa voix jusqu’au fausset.

— Oui, mes amis, j’arrive de Berlin… Vous n’avez pas été, cette fois-ci, jusqu’à Berlin ?… Allez à Berlin… allez-y… il faut absolument aller à Berlin… Il faut le voir, le revoir… C’est prodigieux… kolossal !… comme ils disent… Allez-y !…

Et, me prenant par le bras comme pour m’y entraîner, il parlait toujours :

— Toutes les fois que j’y reviens, j’y ai une surprise nouvelle… C’est que j’ai connu Berlin, en 56, moi… Une grande ville de province, pleine de soldats, triste, l’air pauvre. À présent, le luxe s’y étale… brououu… Et le dévergondage ?… Brououu !… Ah !… Kolossal !…

Ses yeux se bridaient dans la grimace qu’il faisait en riant, et il baissait la voix en m’emmenant à l’écart avec Gerald.

— Des pédérastes ! des pédérastes !… Tous pédérastes !… Les plus grands seigneurs, les officiers, les ministres, les artistes, les chambellans… et les généraux, et les grands écuyers, et les ambassadeurs…, tous !… tous !… Scandales sur scandales… procès sur procès… disparitions sur disparitions… Kolossal !… D’ailleurs, vous avez bien lu, en première page du Temps, qui n’en peut mais, ces télégrammes officiels, concernant des personnages de cour, de là-bas ? Ça dépasse en pornographie les annonces de quatrième page, qui font la fortune du Journal !…

Il sautillait sur ses vieilles bottines déformées par la goutte, et se tapait les cuisses, comme un enfant qui vient de faire une bonne blague à son professeur :

— Et savez-vous qu’il s’est formé une ligue de ces messieurs, en vue d’obtenir l’abrogation d’articles gênants du code, qui les empêchent de… de…

Et, frottant alternativement son nez et son front, il se mit à pouffer de rire, au grand dommage de mes joues et de mes narines…

— Oui, mon cher, une ligue… une ligue des Droits de l’homme et du pédéraste… une ligue avec ses statuts, ses commissions, ses assemblées générales… brououu !… des assemblées en rond, je suppose… C’est kolossal !… Vous voyez qu’ils ne s’en cachent pas… Au contraire… Ils ont eu successivement le bien-être… la richesse… le luxe… Il leur manquait la dépravation… Maintenant, ils en ont leur mesure… il ne leur manque plus rien… C’est l’aboutissement fatal des armes victorieuses, le couronnement de la Grunderzeit… Voilà, maintenant, qu’ils dépassent les peuples qui ont une histoire… Ah !… ah !… Et ils en sont assez fiers !… Ils m’ont scandalisé… positivement scandalisé, moi ! Scandaliser un Parisien, ça n’est pas rien !… Et ils étaient aux anges de ma figure ahurie !… Il fallait les voir !… Kolossal !… Et, pourtant, nous ont-ils dit assez de fois que nous étions Babylone !… À en croire leurs pasteurs, ils ne nous ont fait la guerre que pour étouffer ces germes de vice, brûler Paris qui empoisonnait le monde !… Eh bien… ils font mieux que nous… Ils sont Sodome… Sodome-sur-la-Sprée. Naturellement, la province suit le mouvement ; les officiers et les hauts fonctionnaires le propagent… Il y a Sodome-sur-la-Sprée… Mais il y a Sodome-sur-le-Mein, Sodome-sur-l’Oder, et Sodome-sur-l’Elbe, et Sodome-sur-le-Weser, et Sodome-sur-l’Alster, et Sodome-sur-le-Rhin… Ah ! ah !… sur-le-Rhin, mon cher.

Comme il n’oublie jamais de manifester son nationalisme, il ajouta :

— Quand nous avons été vicieux, nous autres, – nous ne le sommes plus guère, la mode en est passée, – nous l’avons été légèrement, gaiement… Les Allemands, eux, qui sont pédants, qui manquent de tact, et ignorent le goût, le sont – comment dire ? – scientifiquement… Il ne leur suffisait pas d’être pédérastes… comme tout le monde… ils ont inventé l’homosexualité… Où la science va-t-elle se nicher, mon Dieu ?… Ils font de la pédérastie, comme ils font de l’épigraphie. Ils savent qui a été l’amant de Wagner, et de qui Alcibiade et Shakspeare ont été les maîtresses. Ils écrivent des livres sur les amours de Socrate, et sur celles d’Alexandre le Grand… Ils ont relevé, sur les vieilles pierres, tous les noms de tous les mignons de tous les pharaons de toutes les dynasties… Pédérastes avec emphase, sodomites avec érudition !… Et, au lieu de faire l’amour entre hommes, par vice, tout simplement, ils sont homosexuels, avec pédanterie… Allez à Berlin, je vous dis… allez revoir Berlin… Ça vaut le voyage…

Nous lui avions tous serré la main, tour à tour, sans qu’il s’arrêtât de parler, de crier et de rire, et nous étions loin, déjà, que nous le voyions s’agiter encore, et nous désigner, du doigt, Berlin, à qui nous tournions le dos…


Les deux frontières.


Nous nous sommes promenés, pendant cinq jours, à travers l’Alsace, ses cultures d’orge et de vignes, ses houblonnières en guirlande, ses belles forêts de sapins, ses montagnes, aux contours élégants, aux pentes molles, aux tons très doux de vieux velours… Quelle lumière attendrie ! Quels ciels légers, mouvants ! Il me semblait reconnaître les transparences infinies de la Hollande. La nature, heureuse d’ignorer les limites qui séparent les hommes et que leur imposent, tantôt ici et tantôt là, en avant ou en arrière, leurs sottes querelles, est bien la même qu’autrefois… Nous nous sommes arrêtés dans ces petites villes Louis XIV, que gardent souvent des portes plus anciennes, dont les beffrois, aux faîtes élancés de tuiles vertes, et les façades peintes, à fresque rose, sont comme des souvenirs de cette vieille Allemagne, qu’elles sont redevenues, sans qu’elles en sachent rien…

Dans une de ces petites villes, nous manquons d’essence… On nous dit :

— Vous en trouverez chez le pharmacien.

Mais le pharmacien n’en a plus… Il vient de vendre son dernier litre à des Anglais…

— Vous trouverez cela chez le médecin, renseigne-t-il…

Le médecin est sorti, en tournée de visites. Il n’y a plus à la maison qu’une petite bonne. Elle nous mène dans un cellier où j’aperçois un tonneau, plein de « benzine », et un gros bidon d’huile.

— Prenez ce qu’il vous faut…

Elle ne sait même pas ce que cela vaut… Sur mon insistance :

— À votre idée… fait-elle en souriant…

Elle n’est pas jolie, pas même blonde ; et elle n’a pas ce costume dont Henner nous a dégoûtés, et dont, après la guerre, des trafiquants actualistes de bière et de femmes affublèrent, dans leurs brasseries, tant de jolies filles de Montmartre et de Montrouge.

Dans une « restauration », où nous avons fort mal déjeuné, on nous a servi, je ne sais plus quoi :

— Plat allemand ! salue l’un de nous.

— Alsacien, monsieur, riposte vivement l’aubergiste.

Et, comme on nous en apporte un autre :

— Plat français !… Ah ! ah ! crié-je, avec un geste à la Déroulède.

— Alsacien ! alsacien ! rectifie, sur un ton irrité et plus rude, l’aubergiste qui nous tourne le dos.

Et j’ai cru voir, sur ses lèvres, le mot : « welches ! »… Il ne l’a pas prononcé.

C’est ainsi, en flânant, que nous arrivâmes, un soir, tard, à la frontière, à Grand-Fontaine, je crois, joli village égrené, en coquets chalets, dans un vert repli des Vosges. Il était huit heures et demie… Et nous avions l’idée folle d’aller coucher à Baccarat… Pourquoi, mon Dieu ? Le douanier activa les formalités. Malgré l’heure tardive, il ne fit aucune difficulté pour nous rembourser notre dépôt.

— J’ai justement, aujourd’hui, de l’argent français, nous dit-il. Je pense que vous aimerez mieux ça…

Le bureau était très propre, bien rangé ; les hommes, très astiqués, dans leur vareuse verte. Ils nous souhaitèrent bon voyage.

À Raon-la-Plaine, douane française, nous fûmes accueillis comme des chiens. Un trou puant, un cloaque immonde, un amoncellement de fumier : telle était notre frontière, à nous… Ce que nous vîmes des maisons, nous parut misérable et sordide. Des gens hurlaient dans un café…

Petit, maigre, le képi enfoncé de travers sur la nuque, une cravate bleue roulée en corde autour du cou, la vareuse débraillée, dégoûtante de graisse, un douanier s’était précipité au-devant de la voiture, en agitant une lanterne… Il nous interrogea, sur un ton impératif, presque grossier.

— Qu’est-ce qu’il y a dans ces malles ?… ces paquets ?

— Rien… des effets.

— Que vous dites ?… Faudra voir ça !… Mais il est trop tard… À c’t’heure, bonsoir !… Demain !

J’entrai dans le bureau, pour me plaindre au chef… Une pièce en désordre… un parquet gluant de saletés… Il n’y avait pas de chef… Un homme dormait sur un banc, la tête sur un sac… Il poussa un grognement, puis un juron, au bruit de la porte ouverte… Dehors, les gens étaient sortis du café… entouraient l’automobile, nous regardaient hostilement, des êtres chétifs, terreux, la bouche mauvaise, les yeux sournois…

Je décidai de rebrousser chemin jusqu’à Grand-Fontaine, pour y passer la nuit…

Le lendemain matin, il nous fallut subir la visite. Le douanier s’acharna à la rendre la plus ignominieuse qu’il put. Il bouscula nos effets dans les malles, brisa un flacon dans un nécessaire, inventoria, pièce par pièce, les outils du mécanicien… Jusqu’à un kodak qu’il fallut enlever de son étui, pour voir ce qu’il y avait au fond. Cela dura une heure… Je rédigeai une réclamation… Mais où vont les réclamations ?…

Enfin, il nous permit de partir… furieux de n’avoir rien trouvé de suspect, heureux, tout de même, de nous avoir embêtés…

Comme nous dépassions la dernière maison de cet ignoble village, une pierre, lancée, on ne sait d’où, vint briser une des glaces de l’automobile… J’en fus quitte pour une écorchure légère à la joue.

— Allons ! dis-je… Pas d’erreur !… Nous sommes bien en France.

— Sale pays !… maugréa Brossette.

Mais je pense qu’il parlait seulement de Raon-la-Plaine…


Paris, Cormeilles-en-Vexin, 1905-1907.



FIN


  1. Écrit en mars 1906.