La Bâtarde (Pont-Jest)/XVI

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E. Plon (p. 298-308).

XVI

À LA DÉCOUVERTE

Quelques heures après sa honteuse victoire sur Richard, Gabrielle lui rappela qu’il devait partir sans retard pour Nice et lui renouvela toutes ses instructions à l’égard de la maison de campagne qu’elle désirait louer au bord de la mer.

Encore tout enivré, le peintre promit d’obéir et de se mettre en route le soir même ; mais une fois loin de cette atmosphère qui lui faisait perdre la raison, tous ses soupçons et toutes ses inquiétudes l’envahirent de nouveau. Se souvenant alors du rendez-vous que lui avait donné M. de Martry, il se rendit rue du Cirque, à l’heure convenue.

Le commandant l’attendait, tout en craignant qu’il ne vînt pas.

Aussi lui tendit-il cordialement la main, dès que le fidèle Tobie l’eut introduit.

Richard ne répondit qu’en rougissant à cette étreinte, car s’il tenait, en venant trouver M. de Martry, l’une des promesses qu’il lui avait faites, il savait combien, la veille, il avait peu suivi ses conseils, combien, une fois encore, il s’était montré faible et lâche.

Son vieil ami ne s’aperçut pas ou ne voulut pas s’apercevoir de son embarras.

— Eh bien ! lui demanda-t-il, que s’est-il passé hier soir après mon départ ?

L’artiste lui raconta comment il avait découvert la disparition de Jeanne et ce que mademoiselle Berthier lui avait dit à ce sujet. Inutile d’ajouter qu’il ne poussa pas plus loin ses confidences. Il ajouta seulement ce que Gabrielle lui avait dit à propos de la nécessité de son départ immédiat pour Nice.

— Et tu lui as promis de partir ? interrogea le commandant.

— Oui, fit Richard, puisqu’il faut que je cherche une villa.

— Tu n’es qu’un sot !

M. Berney, à cette apostrophe, fixa le commandant d’un œil hébété.

— Écoute-moi bien, lui dit ce dernier, et réponds sans perdre la tête, si c’est possible. Où Gabrielle a-t-elle fait ses couches et déclaré sa fille ?

— Je ne sais rien ; vous comprenez que je ne l’ai jamais questionnée à ce sujet.

— Où as-tu été reconnaître son enfant ?

— À Melun, chez Me Daubray.

— Ah ! dans l’étude de ce notaire condamné aux travaux forcés. Dans cet acte, le jour et le lieu de la naissance de Jeanne sont forcément indiqués.

— C’est évident, mais je ne m’en souviens pas. Je n’ai fait aucune attention à tous ces détails.

— Il faut nous renseigner alors. Quand dois-tu revoir Gabrielle ?

— Cette après-midi, pour lui annoncer que je suis prêt à partir. Je lui ai promis de prendre le train de sept heures quinze. Elle doit me conduire à la gare.

— Parbleu ! elle tient à te mettre elle-même en route.

— Pourquoi ? Je vous avoue que je ne comprends rien à toutes vos questions.

— Tu me comprendras demain.

— Comment, demain ! Puisque je pars ce soir.

— Tu partiras ce soir, en effet, mais tu t’arrêteras à Melun, où je te rejoindrai, demain matin, par le premier train. Tu m’attendras à l’hôtel de l’Aigle.

— Expliquez-moi au moins.

— Je ne t’expliquerai rien du tout. Libre à toi de poursuivre ta route si cela te convient et si tu veux aider une dernière fois aux charmants projets de mademoiselle Berthier. Demain, je te dirai tout et tu me remercieras, si tu as encore au fond du cœur quelques sentiments honnêtes.

— Mais, commandant, je vous en supplie ; vous me mettez la mort dans l’âme.

— Si tu veux guérir, sois pendant quelques heures aussi fort que Gabrielle, ne lui parle de rien ; pars le sourire aux lèvres, et demain tu sauras tout.

— Soit ! je vous obéirai aveuglément, je vous le jure. Ah ! malheur à elle si, de nouveau, elle veut faire de moi sa dupe !

Richard avait prononcé ces mots avec une telle énergie que M. de Martry le laissa partir tout à fait rassuré.

M. Berney tint en effet sa parole. Vers cinq heures, il arriva chez mademoiselle Berthier avec sa malle et en tenue de voyage, et lorsque Gabrielle, après avoir dîné avec lui à la gare, le quitta à l’entrée de la salle d’attente, Richard lui rendit si affectueusement son baiser d’adieu, qu’elle ne se douta pas un instant du complot arrêté rue du Cirque.

Au moment où sa voiture quittait la gare de Lyon, mademoiselle Berthier entendit le sifflet du départ ; elle ne put alors s’empêcher de sourire en disant :

— Enfin ! me voici maîtresse de la place. Lorsqu’il reviendra, Gabrielle Berthier aura disparu, et madame de Longpré sera loin.

Une heure plus tard, à l’heure où la jeune femme rêvait orgueilleusement à la position brillante qui l’attendait et qu’elle avait conquise par sa seule volonté, Richard descendait à Melun, on se figure aisément dans quelles dispositions d’esprit.

Le lendemain matin, militairement exact, M. de Martry arriva par le premier train. Par un mot, il avait averti M. du Longpré de son absence pour quelques heures, en le priant de n’avoir aucune communication avec mademoiselle Berthier avant son retour.

M. Berney attendait le commandant à la gare.

Le successeur de l’infidèle notaire Daubray était Me Cormier, officier ministériel des plus honorables et fort habile, qui avait eu le plus grand mal à rétablir l’ordre dans l’étude de son prédécesseur.

M. de Martry et Richard se rendirent immédiatement chez lui ; mais, lorsqu’ils eurent expliqué le but de leur visite, Me Cormier leur affirma qu’il n’y avait pas trace dans son étude de l’acte de reconnaissance dont ils parlaient. Son répertoire n’en faisait pas mention.

— D’ailleurs, si cette pièce existait ici, ajouta le notaire, le syndic de la liquidation Daubray en aurait certainement donné avis à M. Berney et à mademoiselle Berthier. C’est ainsi qu’il a agi à l’égard de tous les clients de l’étude.

— C’est bien cependant Me Daubray qui a dressé cet acte authentique, observa Richard. S’il a disparu, ne peut-on le remplacer ?

— Oh ! fort aisément, répondit Me Cormier. D’abord l’acte a dû être enregistré. Vous souvenez-vous à peu près de sa date ?

— Le fait s’est passé vers le milieu du mois de novembre 1855, c’est tout ce que je me rappelle.

— Cela est suffisant, répondit le notaire, en prenant ce renseignement par écrit. Dans quelques heures, je vous transmettrai à votre hôtel le résultat de mes recherches.

— Ou plutôt nous reviendrons vers quatre ou cinq heures, proposa M. de Martry à l’officier ministériel.

Et prenant congé de Me Cormier, le commandant entraîna Richard, qui ne se rendait pas bien compte des intentions ni du but de son ami.

Aussi, une fois dans la rue, se hâta-t-il de l’interroger, mais l’ancien officier de marine refusa de s’expliquer.

— Allons déjeuner, se contenta-t-il de lui dire, et causons d’autres choses ; tu sauras tout ce soir, je te le promets.

L’esprit dans un état d’agitation facile à comprendre, Richard se résigna à attendre, mais il pressa si bien M. de Martry qu’ils retournèrent, avant quatre heures, chez Me Cormier.

— Vous devez vous tromper, monsieur, dit celui-ci à M. Berney ; il n’y a pas plus de trace à l’enregistrement que dans mon étude de l’acte dont il s’agit.

— Peut-être n’a-t-il pas été enregistré, observa le commandant au notaire. N’est-ce pas un cas de nullité ?

— Oh ! du tout, répondit l’officier ministériel, c’est une irrégularité de plus qu’a commise M. Daubray ; mais l’acte, s’il existe, n’a pas moins toute sa valeur. Ainsi que bien d’autres documents que le syndic aurait dû trouver dans cette étude, il a été perdu sans doute.

— Vous nous avez dit, ce matin, qu’on pouvait refaire un autre acte de reconnaissance ?

— Bien certainement, et je crois avoir ajouté qu’il suffisait, pour le rédiger, de me donner le lieu, la date de naissance et les prénoms de l’enfant.

— C’est que M. Berney ni moi ne possédons aucun de ces renseignements.

— Alors rien n’est possible ; c’est une de ces situations inextricables comme il nous arrive parfois d’en rencontrer dans l’exercice de notre ministère.

— C’est fort triste, monsieur, mais nous ne vous en remercions pas moins sincèrement de votre bienveillance.

Et après avoir salué le notaire, MM. de Martry et Berney se retirèrent.

— Allez-vous enfin, commandant, me donner le mot de cette énigme ? demanda Richard, dès qu’il fut seul avec son ami.

— Oui, d’autant mieux que je lis maintenant à livre ouvert dans le jeu de Gabrielle, reprit M. de Martry.

— Expliquez-vous.

— Mon pauvre garçon, mademoiselle Berthier a volé à Daubray ou arraché à la faiblesse de ce faussaire l’acte de reconnaissance de Jeanne ; elle l’a mis en lieu sûr, afin que cette enfant ne restât sa fille que jusqu’au jour où elle aurait intérêt à ce qu’il en soit autrement. Elle a voulu se venger ainsi de l’honnête homme qu’elle avait indignement trompé et qui ne voulait ni ne pouvait plus lui donner son nom. Mais elle a eu soin que cet honnête homme pût voir Jeanne ; elle a attendu patiemment qu’il fût devenu fou de cette enfant, qu’il s’épouvantât de l’avenir que pouvait lui faire sa mère, et qu’enivré d’amour paternel, prêt à tout sacrifier, même son honneur, à ce qu’il regardait comme un devoir sacré, il vint lui dire : Rendez-moi ma fille, et je vous épouserai.

— La misérable ! s’écria Richard, dont les yeux s’ouvraient enfin à la lumière.

— Tu sais maintenant l’épouvantable rôle que Gabrielle te fait jouer, poursuivit le capitaine de vaisseau. Tu as été le complice involontaire et inconscient, je le veux bien, mais le complice de cette infamie, des tortures qu’elle a infligées à un cœur trop loyal et trop bon. Tu as été entre ses mains un jouet docile, un instrument aveugle, et pour te remercier de ce dévouement, dont tu rougis maintenant, elle t’éloigne, elle t’envoie louer une maison de campagne à Nice, parce que, pendant ton absence, elle ira droit à son but, se mariera, et qu’à ton retour elle aura disparu de Paris et sera à l’abri de toutes tes tentatives, sous le nom même qu’elle aura volé.

— Cela ne sera pas, je vous le jure ! dit le peintre avec un regard et une fermeté que M. de Martry ne lui connaissait pas.

— Comment feras-tu pour t’y opposer ?

— Comment je ferai ! Gabrielle me rendra cet acte, je saurais bien l’y contraindre.

— Et après ?

— Après, je le déchirerai ; et puisqu’il n’en existe de traces nulle part, le père de Jeanne pourra la garder. Comment s’appelle-t-il ?

— Je n’ai plus de raison pour te cacher son nom. C’est M. Paul du Longpré.

— L’étranger qu’on a remarqué hier à l’hôtel ?

— Lui-même !

— Eh bien ! commandant, nous allons rentrer à Paris, et vous pourrez courir chez M. du Longpré pour lui dire que, dans vingt-quatre heures, sa fille sera bien à lui. Sur l’acte de reconnaissance que vous lui remettrez, il trouvera tous les renseignements nécessaires pour se déclarer son père.

— Si tu fais cela, tu répareras, autant que cela t’est possible, le mal que tu as causé. Je ne te rendrai pas mon amitié, elle ne t’a jamais fait défaut, mais mon entière estime.

Et M. de Martry, véritablement ému, tendit les bras à Richard, dont la colère était tombée, mais que les sanglots étouffaient.

Le soir même ils rentrèrent à Paris, et M. Berney descendit chez M. de Martry, où il était entendu qu’il se cacherait.

Il était nécessaire, en effet, que mademoiselle Berthier ignorât le retour de son amant, afin que celui-ci pût la surprendre lorsque le moment opportun serait venu.