La Bâtarde (Pont-Jest)/XVII

La bibliothèque libre.
E. Plon (p. 309-324).

XVII

LA FIN D’UNE COURTISANE

Le lendemain, la première visite de M. de Martry fut pour M. du Longpré.

Il le trouva dans une situation d’esprit difficile à dépeindre. Mademoiselle Berthier venait de lui faire savoir qu’elle se tenait à ses ordres pour lui expliquer, en présence de son notaire, comment elle pouvait lui fournir le moyen de reconnaître et de légitimer sa fille ; et, ne songeant pas à manquer à sa parole, le malheureux voyait venir avec épouvante et le rouge au front le moment où il lui faudrait donner son nom à une semblable femme.

Mais ce n’était pas tout. Ce dont il souffrait peut-être davantage encore, c’était de la résignation de Blanche. Plus que jamais il comprenait, par le parallèle même que lui imposaient les événements, l’admirable sacrifice de mademoiselle du Longpré et le bonheur immense qu’il perdait.

À l’idée que cette jeune fille, que son père lui avait confiée en mourant, allait être seule, car il ne pouvait songer à faire vivre sous le même toit la vierge et la courtisane, son cœur se révoltait ; il se demandait s’il ne s’exagérait pas le sentiment du devoir et se prenait à désirer, à espérer que mademoiselle Berthier ne pourrait pas tenir sa promesse, et que, par conséquent, elle le dégagerait de son serment.

Nous savons si c’était compter mal avec le machiavélisme de Gabrielle.

— Enfin que décidez-vous ? demanda M. de Martry au créole, lorsque celui-ci lui eut expliqué où il en était.

— Je n’ai plus qu’à me soumettre à l’enchaînement fatal des faits, répondit tristement M. du Longpré, puisque vous-même, qui espériez je ne sais quoi, vous ne m’apportez aucune chance de salut.

— Aucune, mon ami ; cette infernale créature est armée de toutes pièces. Je comptais sur une démarche que j’ai faite hier, mais elle a été sans résultat utile. Avec moitié moins d’intelligence et de volonté, quelle femme elle eût été dans un autre milieu et aux mains d’un honnête homme ! Sa mère est sa seule excuse.

— Comme mademoiselle Berthier eût été peut-être elle-même un jour l’excuse de sa fille ! Je vous serais reconnaissant de vous charger de la voir. Moi, je ne puis le faire ni lui écrire.

— Que lui dirai-je ?

— De se trouver demain, à onze heures du matin, chez Me Dumarest ; je le ferai prévenir. Vous aurez la bonté de vous y rendre également. Autant en terminer tout de suite !

— Du courage ! qui sait si…

— Oh ! je n’ai aucun espoir, le sacrifice est fait, je suis résigné. À demain, mon cher monsieur de Martry, et merci du fond du cœur de vos bons offices et de vos efforts.

Comprenant qu’il n’y avait pas de consolations banales à offrir au père de Jeanne, et désirant même ne pas lui faire part de ce qu’il avait projeté avec Richard, car il voulait que M. du Longpré restât étranger à ce honteux conflit, le commandant en prit congé et s’en fut directement chez mademoiselle Berthier.

— Je vous attendais, lui dit Gabrielle, car je pensais bien que M. du Longpré ferait de vous son intermédiaire entre lui et moi.

La jeune femme était sérieuse, ses lèvres avaient abandonné leur sourire moqueur ; il était évident que, sur le point d’atteindre son but, elle se recueillait pour être tout entière à la lutte.

— M. du Longpré m’a chargé en effet, lui répondit M. de Martry, de venir vous prier d’être demain, à onze heures du matin, chez Me Dumarest.

— Pourquoi Me Dumarest ?

— Parce qu’il est son notaire en même temps que le vôtre, et qu’il vaut mieux ne mettre personne de nouveau dans cette affaire.

— Soit ! je serai exacte à ce rendez-vous.

— Ne pourriez-vous me dire comment vous comptez vous y prendre pour mettre M. du Longpré en possession légale de sa fille ?

— Mon Dieu ! je n’y vois plus d’obstacle, car votre ami est engagé par sa parole. Mon moyen est bien simple. Je possède l’acte de reconnaissance de Jeanne par Richard. Comment est-il entre mes mains ? Cela est peu intéressant pour vous. L’important est que cet acte n’étant ni enregistré ni signalé sur aucun livre de l’état civil, il ne s’en trouve de traces nulle part, c’est-à-dire qu’il existe ou n’existe pas, à mon gré. En échange de la signature de M. du Longpré, je lui remettrai cet acte ; il le détruira, et sa fille sera bien à lui.

— C’est admirablement joué, et vous êtes habile ; mais la justice, je le crains fort, ne trouverait pas la chose aussi simple si le fait arrivait à sa connaissance.

— Cela est certain, mais l’acte dont il s’agit conserverait toute sa valeur, et Richard resterait le père de Jeanne. C’est à M. du Longpré à choisir entre sa fille et une dénonciation qui ne pourrait avoir pour moi que des conséquences sans gravité, car, somme toute, je n’ai commis aucun délit. M. Daubray seul est coupable. Est-ce que je sais, moi, s’il avait ou n’avait pas le droit de se défaire de cette pièce ?

— Oh ! vous avez raison. D’ailleurs, le choix de M. du Longpré est fait. Alors, à demain, mais avec ce document, car il veut en finir séance tenante.

— N’ayez crainte, vous savez que je n’oublie jamais rien.

— Pardon ! dans ce moment, vous me paraissez oublier quelqu’un : Richard ! Comment prend-il tout cela ?

— M. Berney est à Nice, et il en reviendra trop tard. Il faudra bien qu’il accepte les faits accomplis.

— Allons ! je vois que réellement vous avez pensé à tout.

Ces dernières phrases échangées, Gabrielle et M. de Martry se séparèrent, ce dernier pour rentrer immédiatement chez lui.

Richard l’y attendait, dans un état de surexcitation qui s’explique, mais fidèle cependant à la consigne de ne pas sortir.

Après lui avoir dit où en étaient les choses, le commandant ajouta :

— Tu n’auras donc, demain, vers neuf heures, qu’à te présenter chez Gabrielle pour exiger d’elle la remise de cet acte, que tu détruiras après y avoir lu où Jeanne est née et a été déclarée. Une fois en possession de ces renseignements, M. du Longpré courra à la mairie de son arrondissement et y reconnaîtra sa fille. Mademoiselle Berthier fera ensuite ce qu’elle voudra. Cette fois elle aura la loi même contre elle ; pas un tribunal ne lui laissera la garde de son enfant. Je sais bien que ce que nous projetons là n’est pas absolument légal, mais, ma foi ! tant pis ! Avec un adversaire tel que le nôtre, tous les moyens sont excusables.

— Soyez certain, répondit le peintre, que demain, avant de se rendre chez Me Dumarest, Gabrielle sera désarmée.

— Ne va pas au moins te livrer à quelque acte de violence. Je ne te dis pas d’user de douceur et de ruse, tu ne serais pas le plus fort, mais n’oublie pas un instant que tu as affaire à une femme.

C’était bien par acquit de conscience que M. de Martry s’exprimait ainsi, car, tel qu’il connaissait Richard, il craignait plus sa faiblesse que sa colère.

Du reste, M. Berney était relativement calme : seulement ses regards s’illuminaient parfois d’un feu sombre et menaçant. Il était évident qu’il luttait contre d’horribles obsessions. Ce qui s’agitait en lui, ce n’était pas seulement, comme le pensait le commandant, le sentiment d’un devoir de probité à accomplir en se mettant en travers des projets de Gabrielle, mais plus encore le désespoir de l’amant qui songeait à se venger.

M. de Martry resta près de son ami toute la soirée et ne le quitta qu’après lui avoir promis de le réveiller lui-même.

Mais Richard chercha vainement le sommeil ; la nuit ne fut pour lui qu’une interminable succession d’heures de tortures et de souvenirs ; et le lendemain matin, lorsque l’ancien officier de marine entrouvrit la porte de son hôte, celui-ci avait déjà disparu.

— Le niais, pensa M. de Martry, il va arriver trop tôt, et Gabrielle, une fois de plus, le jouera comme un enfant !

L’ancien officier de marine se trompait en supposant que le peintre était déjà chez mademoiselle Berthier ; il était sorti vers huit heures, en effet, mais pour remonter chez lui, rue des Martyrs, où il était resté assez longtemps. À neuf heures seulement, il quitta son atelier et sauta en voiture, en donnant l’ordre au cocher de l’arrêter à l’angle de la rue de Berri.

De là, il se rendit à pied jusqu’à l’hôtel de Gabrielle, où il se glissa par la porte de service qui était ouverte, ce qui lui permit de gagner la serre sans être vu de personne.

Mais, au premier étage, il se trouva tout à coup en face de la femme de chambre, qui descendait de chez sa maîtresse et ne put retenir un cri de surprise en le voyant.

Pour toute la maison, M. Berney était en voyage.

Un moment interdit, Richard reprit bientôt possession de lui-même, et, tirant une lettre de sa poche, il dit à cette femme :

— Courez immédiatement chez M. de Martry, rue du Cirque, et remettez-lui ce billet. C’est très pressé. Je vais prévenir madame que je vous ai chargée de cette commission.

Et après s’être assuré que la domestique s’éloignait, il franchit rapidement l’espace qui le séparait de la chambre à coucher de Gabrielle, en ouvrit brusquement la porte et la ferma au verrou derrière lui.

Mademoiselle Berthier, déjà habillée, prête à sortir, était assise devant un petit meuble de Boule où elle rangeait des papiers.

Elle se retourna au bruit et, reconnaissant Richard, glissa rapidement dans son corsage un large pli cacheté ; puis, un peu pâle, mais d’une voix ferme :

— Comment, c’est toi ! lui dit-elle.

— C’est moi ! répondit le peintre en s’adossant à la porte, et il est inutile que tu caches ce papier que tu viens de mettre dans ta robe, car c’est ce papier que je veux.

— Que tu veux ? fit ironiquement la jeune femme.

— Oui, que je veux, répéta M. Berney, parce que c’est l’acte de reconnaissance de Jeanne, que j’ai eu la lâcheté de signer, et que je sais à qui tu le porterais si je le laissais en ta possession.

— Ah ! Martry m’a trahie !

— Que ce soit par le commandant ou par un autre, je connais tes projets ! Tu ne deviendras pas madame du Longpré, je te le jure. Crois-tu donc que j’aurais souffert douze années de honte pour en être ainsi payé ? L’acte de reconnaissance de ta fille est le crime qui nous lie l’un à l’autre ; je le veux, te dis-je, et je l’aurai, dussé-je employer la violence !

Mademoiselle Berthier s’était élancée à l’autre extrémité de sa chambre, mais Richard l’avait rejointe d’un seul bond, et, la saisissant par les bras, il l’avait couchée à terre, où il la maintenait d’une main pendant que, de l’autre, il s’efforçait d’ouvrir son corsage.

Malgré toute son énergie, Gabrielle commençait à avoir peur. Tout en se défendant, elle appelait à son aide et disait :

— Non, tu n’auras pas cet acte ; tu n’es qu’un misérable et un lâche !

Puis elle jeta un cri de colère et de rage.

Le peintre venait de lui enlever la lettre, et, se rejetant vivement en arrière, il l’ouvrit et la parcourut rapidement.

Gabrielle se releva frémissante, cherchant du regard une arme pour se venger.

— Tu crois peut-être, lui dit ironiquement Richard qui ne la quittait pas des yeux, que je t’ai repris cet acte seulement pour empêcher M. du Longpré de t’épouser. Eh bien ! non, c’est pour mieux faire encore : c’est pour cesser d’être le complice de ton infamie. Cette reconnaissance, je vais la détruire, et cet honnête homme que tu as trompé comme tu m’as trompé moi-même, cet honnête homme dont tu m’as fait le bourreau, il reprendra sa fille malgré toi et sans te donner son nom.

Mademoiselle Berthier, qui, par un incroyable effort de volonté, avait repris possession d’elle-même, répondit en haussant les épaules :

— Tu me fais pitié. Je n’épouserai pas M. du Longpré, soit ! mais il n’aura pas son enfant, car je prouverai par des témoins que cet acte a existé, que tu me l’as volé. Ce sera une affaire entre vous tous et la justice. Va-t’en, je te méprise autant que je te hais !

— Tu ne feras pas cela !

— Dans une heure, ma plainte sera déposée au parquet.

— Ah ! je te jure bien que non, misérable !

Et tirant de dessous son vêtement le poignard dont il s’était armé dans son atelier, il s’élança, les yeux hagards et le cerveau perdu, sur Gabrielle qu’il frappa en plein corps.

Mais la lame glissa sur une des baleines du corset de la jeune femme, qui, jetant un cri de terreur, se précipita du côté de la porte.

Richard la rejoignit d’un bond et la jeta sur le tapis.

Des pas précipités se faisaient entendre dans l’escalier.

— Au secours ! à moi ! s’écria Gabrielle. Grâce, Richard, grâce ! je t’ai…

Mademoiselle Berthier ne put achever ce mot dont elle espérait peut-être le salut ; mais son amant n’y avait vu qu’un dernier outrage en même temps qu’un piége, et son arme était entrée tout entière dans le sein de celle qu’il avait tant aimée.

Au même moment, la porte de la chambre vola en éclats, et une détonation retentit.

Richard, qui venait de se décharger son revolver dans la poitrine, avait roulé à terre.

M. de Martry, car c’était lui qui accourait, s’élança vers le peintre, pendant que la femme de chambre de Gabrielle se penchait sur le corps inanimé de sa maîtresse,

— Vous l’aviez bien prédit, mon ami, murmura le blessé, dont l’ancien officier de marine soulevait la tête. Elle et moi, nous finissons dans la boue et le sang. Traînez-moi jusqu’à la cheminée, je vous en prie.

— Pourquoi ? Laisse-moi examiner la blessure. Peut-être est-elle moins grave que tu le crois, dit M. de Martry en entrouvrant les vêtements de Richard.

— Ce serait un grand malheur ! Faites ce que je vous dis, je vous en conjure.

En s’aidant de ses mains et de ses genoux, laissant sur le tapis une trace sanglante, il s’efforçait de se rapprocher du foyer.

Le commandant l’y aida, et le malheureux, faisant alors un suprême effort, jeta dans le feu un papier qu’il tenait froissé dans sa main gauche.

— Quelle est cette lettre ? demanda M. de Martry.

— Écoutez-moi, répondit le mourant dont la voix s’affaiblissait. Il n’y a plus de trace de la reconnaissance de Jeanne ; elle est née à Villeneuve-Saint-Georges, le 25 novembre 1855. Il ne fallait pas que son père fût, même involontairement, notre complice. Vous lui direz que Gabrielle avait menti, que son enfant n’a jamais été reconnu par personne. Si vous croyez que j’ai payé ma dette à M. du Longpré, votre main ! Dieu me pardonnera peut-être mon crime !

En montant aux lèvres de Richard, un flot d’écume rougeâtre étouffa ses dernières paroles ; son regard devint vitreux, et, quelques secondes après, la pesanteur de sa tête indiquait à M. de Martry, qui la soutenait, que l’infortuné avait rendu le dernier soupir.

Le commandant coucha doucement le mort sur le parquet, et se relevant, les yeux humides, il dit aux domestiques qui avaient envahi l’appartement :

— Que l’un de vous aille prévenir le commissaire de police du quartier ; dans une heure, je serai de retour et à ses ordres.

Et jetant un regard de pitié et de pardon sur cette femme qui n’avait plus que Dieu pour juge, il sortit.

Moins d’une demi-heure plus tard, la voiture qu’il avait prise aux Champs-Élysées s’arrêtait rue de Flandre.

Le concierge lui ayant dit que M. du Longpré était chez lui, M. de Martry monta sans se faire annoncer.

Paul était dans son cabinet de travail.

En ouvrant la porte, le commandant l’aperçut qui tenait Jeanne sur ses genoux, pendant que Blanche, debout, appuyée sur le dos d’un fauteuil et d’une pâleur livide, semblait une statue de la douleur.

Le pauvre père puisait dans les caresses de son enfant le courage qu’il lui fallait pour accomplir l’horrible sacrifice que lui imposait le devoir ; mademoiselle du Longpré, par sa présence, lui enseignait la résignation.

— Vous ! s’écria M. du Longpré en reconnaissant le capitaine de vaisseau. Suis-je donc en retard ? Déjà !

— Vous n’avez plus rien à faire hors de chez vous, dit M. de Martry d’une voix grave. Gabrielle est morte, Richard l’a tuée ! Lui-même n’est plus. Votre fille est bien à vous, à vous seul !

Le créole jeta un cri d’épouvante, auquel répondit le gémissement de mademoiselle du Longpré, et Jeanne, comprenant qu’elle ne verrait plus sa mère, se mit à la demander en pleurant.

— Jeanne, lui dit Paul en la couvrant de baisers, ta mère est partie pour toujours ; veux-tu que ton amie Blanche la remplace ? Blanche, le voulez-vous ?

Mademoiselle du Longpré ne répondit qu’en ouvrant ses bras à la fillette, qui s’était élancée vers elle.

— Ici, l’ineffable bonté de Dieu ! mon cher monsieur de Martry, fit M. du Longpré en étendant la main vers le groupe charmant que formaient la jeune fille et l’enfant ; mais, là-bas, d’où vous venez, toute sa terrible colère !

— Là-bas comme ici, sa justice ! mon ami, répondit le commandant. Souvenez-vous des paroles que je vous adressais jadis, lorsque vous désespériez : Si la loi, œuvre humaine et conséquemment imparfaite, ne protège pas toujours assez les honnêtes gens, Dieu, tôt ou tard, se met de leur côté !


FIN