Aller au contenu

La Bande Cadet/Partie 1/Chapitre 11

La bibliothèque libre.
E. Dentu (tome Ip. 219-230).
Première partie


XI

Georges et Albert


Pendant plusieurs semaines, Albert, le secrétaire, fut entre la vie et la mort. On ne laissait entrer dans sa chambre, à part Mme de Souzay et le docteur Lenoir, que Tardenois et Rose Lequiel, la femme de chambre, toujours habillée de deuil comme sa maîtresse.

Une fois que Mme Mayer avait pu arriver jusqu’à la porte du malade, sous prétexte d’apporter un bouillon, elle l’entendit qui grondait d’une voix rauque : « Je l’ai tué ! je l’ai tué ! C’est moi qui le tue ! »

Mme Mayer raconta cela chez le pâtissier, et elle ajouta :

— Qui donc a-t-il tué, ce garnement-là ? Notre jeune monsieur, bien sûr, dont on n’entend pas plus parler que s’il était en Australie !

Ce ne sont pas nos cordons bleus français qui causeraient de l’Australie ; mais là-bas, elles savent toutes, même les marmitonnes, la géographie des lieux où l’on peut gratter de l’argent pour le rapporter en Allemagne.

Mme Mayer se trompait, cependant ; on parlait de Georges bien plus qu’elle ne le croyait.

Parfois, dans ses entretiens avec le docteur Abel, Mme de Souzay avait des retours passionnés vers Georges, et le docteur s’en étonnait presque, car il y avait là une énigme de famille dont il possédait le mot.

Étant donné la connaissance de ce secret, la conduite de la belle veuve devenait non seulement explicable, mais toute naturelle.

Outre le docteur, il y avait, pour être au fait de ce mystère, le vieux Tardenois et Rose Lequiel qui, devant les autres domestiques, traitaient Albert comme on en use avec un simple secrétaire, c’est-à-dire assez lestement, mais qui, dans le particulier, l’entouraient d’affectueux respects.

Un jour, chez le fruitier, Mme Mayer apporta d’importantes nouvelles.

— On se fait du mal, dit-elle, pour des choses qui n’en valent pas la peine du tout. Notre M. Georges est tout uniment en voyage à l’étranger, par conséquent, ce n’est pas lui que cet Albert a tué ; mais on ne m’ôterait pas de l’idée qu’il y a des drôles de manigances dans la cabane ! Madame roucoule avec le secrétaire, et le docteur roucoule avec madame. Ça fait peur ! Moi, j’aime la France à cause de ça, personne ne se gêne. On n’a pas même besoin de se cacher derrière les portes pour en voir de toutes les couleurs. La Rose Lequiel, toujours habillée comme la femelle d’un croque-mort, et ce vieux Rodrigue de Tardenois doivent en savoir de jolies ! Mâtin !

Notez qu’elle prononçait : « Zé fieux Rôtrique té Darténois toit en zâfoir té chôlies ! » Mais j’aimerais mieux me pendre que de chercher le comique au fond de cet odieux patois allemand.

Ce fut chez le fumiste que Mme Mayer eut le plus de succès.

— Vous verrez que, dans cette baraque-là, dit-elle, ça finira par un pétard ! Voilà un fait divers ! On se plaignait de ce que nous n’avons ni banquier ni notaire, excepté le docteur qui apporte les rentes dans son mouchoir de poche, eh bien ! il en est venu des notaires ! et des avoués ! Nous avons hérité, devinez de qui ! C’est la bande Cadet qui fait nos affaires ! Paraît que madame était la nièce ou la cousine ou n’importe quoi de même des deux vieilles demoiselles de la rue de la Victoire, de sorte que Clément le Manchot a travaillé pour la maison. Et ce n’est pas tout ! nous nous tenons bien tranquilles dans notre trou, mais si nous voulions, nous en ferions de la poussière ! Pas l’embarras ! nous sommes comtes, nous sommes marquis, nous sommes princes, ducs et tout ! Il y en avait, des titres dans les papiers de l’avoué ! Je les ai retournés, vous savez ? N’empêche que c’est drôle ; moi, j’ai idée que nous serons mis une fois ou l’autre sur le journal et que ça ne sera pas pour des prunes !

Au bout d’un mois, Albert put quitter le lit, mais il n’était plus que l’ombre de lui-même, et sa tristesse semblait mortelle.

Un mot encore avant de reprendre notre récit.

Quelques semaines après le départ de Georges pour ce fameux voyage qui intriguait si fort Mme Mayer, le docteur Abel Lenoir sortait de l’hôtel vers dix heures du soir, quand il aperçut une ombre de femme assise sur la borne à gauche de la porte cochère, — la même borne d’où s’était détachée la petite Lirette, lors de l’arrivée du fiacre qui amenait notre échappé de la Force.

Ce docteur Lenoir connaissait beaucoup de monde, et peut-être qu’il avait des raisons de se croire épié.

Son premier regard donna un nom à l’ombre qu’il saisit rudement par le bras.

— Que fais-tu là, Lirette ? demanda-t-il avec sévérité.

L’enfant, c’était bien elle, qui s’était endormie à ce poste qui semblait être le sien, s’éveilla en sursaut. Son premier mouvement fut la frayeur.

— Est-ce papa Échalot qui t’a mise en faction ? interrogea encore le docteur. Dis-lui de ma part qu’il joue gros jeu, s’il retombe dans ses anciens péchés.

— Oh ! non, fit Lirette, ce n’est pas papa Échalot.

— Alors, que fais-tu là ? T’aurait-il chassée ?

La petite courba la tête, et ses grands cheveux voilèrent son front.

— Non, dit-elle encore, il ne m’a pas chassée, mais il me chassera.

— Pourquoi ?

— Parce que j’aime quelqu’un, et c’est trop tôt.

Ceci fut prononcé si bas que le docteur eut peine à l’entendre.

Il lâcha le bras de l’enfant pour écarter ses cheveux.

— Toi ! dit-il, petite Lirette ! Déjà !

Elle sauta sur ses pieds et se dressa de toute sa hauteur.

— Oh ! fit-elle, il y a déjà du temps !

Elle était si étrangement jolie aux reflets du réverbère lointain qui caressaient la pâleur de son visage en arrachant des étincelles à ses yeux mouillés, que le docteur la regarda comme s’il ne l’eût jamais vue.

— Et qui aimes-tu, Lirette ? reprit-il en baissant la voix malgré lui.

Cette fois, elle ne répondit pas, mais elle murmura bientôt après :

— Vous qui êtes si bon, ne refusez pas de m’apprendre où il est. On avait dit qu’il était mort…

— Georges ! s’écria le docteur au comble de l’étonnement.

Elle saisit sa main qu’elle porta jusqu’à ses lèvres en balbutiant :

— Ne vous moquez pas de moi et répondez.

Le docteur restait souriant à la regarder. Sur sa belle et douce figure il y avait comme une rêverie, qui semblait remonter bien loin vers le passé.

— J’irai te voir, Lirette, dit-il enfin, je veux savoir comment cela t’est venu. Je ne guéris pas seulement les fluxions et les fièvres…

— Oh ! moi, interrompit l’enfant, je ne veux pas être guérie… Où est-il ?

— Il fait un grand voyage.

— Se porte-t-il bien ?

— De corps, oui.

— Et de cœur ?

— Je ne sais.

— Reviendra-t-il bientôt ?

— Je l’espère.

— Que Dieu vous récompense, merci !

D’un mouvement rapide comme l’éclair, elle se dressa sur la pointe des pieds, et le docteur eut le front effleuré d’un baiser…


Aussitôt qu’on eut connaissance à l’hôtel de l’arrivée du jeune maître de la maison, les domestiques s’agitèrent et, sous prétexte de zèle, vinrent inspecter la situation. L’un s’empara du sac de nuit, l’autre de la valise ; Mme Mayer n’avait rien à porter, mais c’était la plus occupée parce qu’il lui fallait son contingent de reportage pour le boulanger, le boucher, le fruitier, le pâtissier et le fumiste.

Georges passa rapidement au milieu des valets, placé qu’il était tout contre le vieux Tardenois comme s’il lui eût donné le bras droit.

Il monta le perron central qui n’était pas éclairé et entra par la porte du vestibule.

Mme Mayer dit quand il fut passé :

— On dirait qu’il fait la contrebande ! Toujours des cachotteries ! Qu’est-ce qu’il escamote sous son bras ?

Au salon, Mme de Souzay attendait, toute seule. Georges voulut lui baiser la main ; elle ne le permit pas et l’embrassa à plusieurs reprises, en disant :

— Pauvre cher enfant ! combien vous avez souffert !

Elle avait les yeux pleins de larmes, — mais je ne sais comment rendre ceci ; c’était de l’émotion froide, presque de la pitié.

Aussitôt assis, Georges dit à Tardenois :

— Il faut qu’on attelle sur-le-champ.

— Comment ! déjà ! s’écria Mme de Souzay.

Georges répondit :

— Je suis en retard, on nous attend.

Puis, comme le vieux valet s’éloignait pour obéir, il ajouta :

— Ma mère, est-ce que je n’embrasserai pas Albert ?

Mme de Souzay rougit en répondant :

— Il repose.

Elle avait les yeux baissés. Sa pâle et fière beauté eût tenté l’inspiration d’un poète, mais le trouble inexplicable, qui gênait la loyauté si hautaine de son regard, aurait en même temps défié le coup d’œil d’un observateur émérite.

Georges demanda encore :

— Le docteur a-t-il dit quelque chose pour moi ?

— Il a dit, répliqua Mme de Souzay, sans relever les yeux, que vous deviez vous hâter, et que, sous aucun prétexte, il ne fallait manquer le rendez-vous de ce soir.

Georges se leva aussitôt, disant :

— Vous voyez bien, madame, je ne m’appartiens pas.

La belle veuve lui tendit la main et prononça tout bas :

— Georges, vous n’irez pas seul.

Il demanda :

— Qui donc m’accompagnera, ma mère ?

— Moi… J’y suis déterminée, je le veux !

— Est-ce le docteur qui a réglé cela ainsi ?

— Non, mais je sais, je sens que c’est mon devoir.

— Madame la duchesse, dit Georges, je suis ici le fils aîné, le chef de la famille par conséquent. S’il fallait exprimer ma volonté, je le ferais. Mon désir est d’aller seul.

Elle l’attira sur son cœur, et dit :

— Cher, cher enfant ! comment me sera-t-il possible de m’acquitter jamais envers vous !

Georges devint très pâle et baissa les yeux à son tour.

— Madame, dit-il avec effort, ceci n’est pas bien parler : vous ne me devez rien, et moi, je vous dois tout.

Tardenois rentrait en ce moment, Georges lui fit signe de le suivre, salua respectueusement celle qu’il appelait sa mère et sortit.

Mme de Souzay laissa tomber sa tête entre ses mains.

À peine la porte par où Georges avait disparu s’était-elle refermée, qu’une autre porte s’ouvrit, donnant passage à une tête de jeune homme souffrante et amaigrie.

Celui-là était Albert, le secrétaire, dont nous avons déjà tant parlé. Il promena son regard tout autour de la chambre, et voyant que Mme de Souzay était seule, il entra.

D’un pas lent, qui était muet sur le tapis, il vint jusqu’à elle et, tout essoufflé des quelques pas qu’il venait de faire, il s’assit à ses pieds.

— Mère ! ô mère ! dit-elle, tu ne penses qu’à moi, et c’est lui qui va risquer sa vie !

Elle lui jeta ses deux bras autour du cou, et ses larmes jaillirent en abondance, bien différentes de celles qui coulaient de ses yeux naguère en présence de Georges.

— C’est vrai, dit-elle, c’est trop vrai ! et Dieu me punira ; jamais je n’ai pensé qu’à toi !

Elle sourit, parce que les baisers d’Albert essuyaient ses pleurs.

— Pourquoi, demanda-t-il doucement, ne veux-tu pas au moins que je l’embrasse ? Il le souhaitait, mère, et je l’aime bien.

Elle prit du temps avant de répondre. Les sanglots étranglaient sa voix.

— Je ne peux pas vous voir ensemble, balbutia-t-elle à la fin, en le pressant passionnément contre sa poitrine. Albert, mon pauvre enfant, il est ce que tu étais il y a un an, plein de vie, d’audace, de force, et toi…

— Et moi, je me meurs, interrompit Albert. Ah ! tu ne sais pas, tu ne sais pas à quel point il est plus heureux que moi, et de quel prix je payerais le danger qu’il va courir !