La Bande Cadet/Partie 1/Chapitre 12

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E. Dentu (tome Ip. 231-243).
Première partie


XII

La main gantée


Les événements de cette soirée avaient marché très vite, il n’était pas encore neuf heures du soir quand la voiture attelée vint attendre Georges au bas du perron.

— J’aurais parié un franc qu’il allait sortir dès ce soir, s’écria Mme Mayer, quand le cheval battit du pied le sable de l’allée. En voilà un qui ne perd pas de temps à embrasser sa maman ! Moi j’aime ces garçons-là qui vont dépenser dehors le sang qu’ils ont de trop dans les veines : ça fait rouler l’argent et l’amour !

Elle entr’ouvrit la porte de l’office pour guetter le départ de son jeune maître, mais elle eut le temps de s’impatienter : la toilette de Georges était loin d’être achevée.

Au moment où Mme Mayer commençait sa faction, notre échappé de la Force venait de se mettre entre les mains de Tardenois. Ce n’était pas pour que ce dernier remplît à proprement parler les fonctions ordinaires d’un valet de chambre, car Georges avait abattu lui-même toute sa barbe en un tour de main, ne gardant que sa fine moustache coquettement retroussée ; il s’était ensuite rasé de près et coiffé avec la même prestesse, après quoi, il avait fait disparaître les derniers et imperceptibles vestiges de la cicatrice.

Il n’avait pas menti tout à l’heure en disant que le bras qui lui restait était bon.

C’était une chambre élégante, mais sans luxe. On y voyait le portrait de Mme de Souzay, celui d’Albert et une troisième toile, représentant un homme jeune et beau, portant le costume d’officier général.

— Je suis sûr que tu venais ici quelquefois pendant mon absence, Jean, dit Georges qui achevait de disposer sa coiffure.

— J’y venais souvent, répondit le vieillard.

— Et Albert ?

— Il y est venu une fois, et Mme la duchesse l’a grondé.

— Pourquoi ?

— Elle a eu raison : il est sorti d’ici plus malade. M. le duc a bon cœur.

— Aide-moi, maintenant, dit Georges, et faisons vite !… Oui, certes, il a bon cœur. J’en suis sûr.

Tardenois avait disposé d’avance les diverses pièces d’un costume habillé. Auprès de lui, sur un guéridon était une boîte assez grande et de forme oblongue qui fermait à clef.

Il l’ouvrit.

Elle contenait une main gantée qui sortait d’une manche de chemise, munie de sa manchette : le tout n’avait pas tout à fait la longueur d’un avant-bras ordinaire.

Georges était maintenant complètement dépouillé du côté droit ; il se tenait près de son lit dont le rideau, ramené à dessein, tombait au-devant de son épaule. C’était, en vérité, une noble créature. Sa poitrine, son cou, celui de ses bras qui se pouvait voir, tout avait une beauté sculpturale.

Tardenois prit dans la boîte l’objet que nous avons décrit, et qui rendit un bruit métallique. Les doigts de la main gantée pendirent. À l’autre bout de l’avant-bras factice, il y avait des ferrures et des courroies.

Tardenois dit :

— Le docteur l’a encore perfectionné, vous allez voir. Il dit que c’est un chef-d’œuvre.

Ses deux mains disparurent avec l’objet sous le rideau pendant que lui-même passait derrière son jeune maître, qui pâlit au bout d’un instant, et appuya fortement son mouchoir sur sa bouche pour étouffer un cri.

On entendit encore ce grincement de métal.

— Dites si je vous blesse ! fit Tardenois, dont la voix tremblait.

— Plus maintenant, c’est fini, répliqua Georges, aux joues de qui les couleurs remontaient.

Le vieux valet resta une minute encore derrière le rideau, et cria presque gaiement :

— Fait !

En même temps, il passa par-dessus la tête de Georges une fine chemise de batiste, et rejeta le rideau. La glace de la toilette qui faisait face renvoya un torse d’Apollon en déshabillé.

Georges se mit à rire.

— Je n’étais plus habitué, murmura-t-il, j’ai cru que j’allais pleurer comme un petit enfant. Dépêchons.

Les doigts de la main gantée ne pendaient plus et semblaient vivre.

— Tâtez un peu voir, fit Tardenois, en bouclant le pantalon sur la chemise bien tirée.

La main gauche de Georges toucha sa droite, et il eut comme un mouvement de frayeur.

— Elle n’est plus en fer ! murmura-t-il.

— C’est pour si quelqu’un vous donnait une poignée de main, malgré vous, repartit Tardenois. Vous l’avez dit : le docteur est sorcier ; c’est une main vivante.

Le reste de la toilette fut fait en trois minutes, et ce fut de la main droite que Georges prit son chapeau, au moment de sortir.

Sur le seuil, il s’arrêta et parut hésiter à faire une question.

— Savez-vous, demanda-t-il enfin à voix basse, si Albert est retourné rue de la Victoire ?

— Il n’est sorti qu’une fois, répondit le vieillard. C’était un mois ou cinq semaines après la terrible soirée. Il était mieux, un peu. Quand il revint, on aurait dit qu’il n’avait plus une goutte de sang dans les veines. Nous crûmes qu’il allait mourir entre nos bras.

— Avait-il revu cette femme ?

Comme Tardenois allait répliquer, Georges tressaillit. Une voix profonde et voilée venait de parler derrière lui, elle avait dit :

— Je ne l’ai jamais revue, et je ne la reverrai jamais !

Georges se retourna, Albert était à deux pas de lui.

La porte communiquant avec les appartements intérieurs, et par où il venait d’entrer restait ouverte.

Georges eut besoin de toute sa force pour ne pas laisser paraître son angoisse. C’était un fantôme qu’il avait devant les yeux.

— Albert, s’écria-t-il, que je suis heureux de vous voir !

— Tu mens, répondit le pâle jeune homme en essayant de sourire. Comment serais-tu content de me voir tel que je suis, puisque tu m’aimes ?

Georges chercha une parole pour protester, et n’en trouva point.

— Embrasse-moi, dit Albert. J’étais plus fort que toi, il y a un an, te souviens-tu ?

Georges le serra contre sa poitrine.

— Tu pleures, reprit celui qu’on appelait le secrétaire. Tous ceux qui m’embrassent pleurent. Il n’y a que moi qui ne pleure pas.

Il se dégagea de l’étreinte de Georges avec une sorte de brusquerie. Tardenois tournait la tête pour cacher ses larmes.

— Georges, reprit Albert, c’est toi qui combats, mais c’est moi qui meurs. Tu es fort, tant mieux, et comme je te trouve plus beau chaque fois que je te revois ! Quand elle n’aura plus que toi, je t’en prie, Georges, aime bien ma mère !

Georges l’écoutait d’un visage navré.

— Au nom du ciel, monsieur le duc, s’écria-t-il, ne me parlez pas ainsi ! J’ai besoin de mon courage.

— C’est vrai, dit amèrement Albert, toi, tu sers à quelque chose. Va donc, et sauve ceux qui peuvent être sauvés. J’étais venu pour te dire de quoi je meurs, mais j’ai entendu tes dernières paroles, tu sais tout ce que j’aurais pu te dire. Adieu.

Il reprit d’un pas pénible le chemin de la porte qui lui avait donné entrée. Georges voulut le suivre, mais Albert l’arrêta d’un geste de maître et sortit sans ajouter une parole.

L’instant d’après, Mme Mayer, récompensée de sa patience, voyait enfin « son jeune monsieur » monter dans la voiture découverte qui l’attendait au bas du perron.

« C’est tout de même un joli cœur, pensa-t-elle, et il porte fameusement bien l’habit de rôti ! Si ça n’était pas une petitesse de s’attacher aux maîtres, surtout quand ils sont français, je ne lui souhaiterais pas malchance, moi, à cet amoureux-là ! »

La voiture partit au grand trot. Tardenois avait dit au cocher en prenant place sur le siège :

— Rue Culture-Sainte-Catherine, no 5. Bon train !

Georges, comme on le voit, avait fait beaucoup de chemin pour revenir à peu près à son point de départ. Il était dix heures moins le quart quand il passa devant l’horloge éclairée de Saint-Paul, et un regard jeté dans la rue Pavée lui montra les groupes de curieux obstinés stationnant fidèlement aux abords de la Force, dont la grand’porte, refermée, ne laissait plus passer aucun bruit.

Tous les gens qui s’occupaient, ce soir, de la récente évasion de Clément le Manchot, n’étaient pas, du reste, rue Pavée.

Chez les Jaffret, où les témoins du contrat de mariage de Mlle Clotilde étaient maintenant rassemblés en cérémonie, il ne manquait au salon que le fiancé lui-même, Mme Jaffret et M. Buin, dont l’assistance déplorait de bon cœur la mésaventure.

L’absence du malheureux directeur n’était que trop excusée. Celle du fiancé s’expliquait moins, et maître Isidore Souëf, qui avait par état la religion de l’exactitude, s’était déjà permis de consulter sa montre plusieurs fois ostensiblement.

Quant à Mme Jaffret, on était venu tout simplement l’avertir que quelqu’un demandait à lui parler.

Ceci arrivait souvent.

Adèle ne se gênait jamais pour planter là ses hôtes.

Une singularité de la maison Jaffret, c’est que le mari avait un cabinet qui était occupé par la dame.

Elle s’entendait en affaires et les aimait : le bon Jaffret, entraîné par l’innocente affection qu’il portait aux petits oiseaux, donnait volontiers sa démission de chef de la communauté en faveur de la forte Adèle.

Ce fut dans ce cabinet qu’on introduisit le quelqu’un qui était venu demander Mme Jaffret, et Adèle vint l’y rejoindre au bout d’un instant, plus ridée et plus vieille qu’à l’ordinaire, dans la magnifique toilette d’apparat qu’elle avait endossée pour la signature des conventions matrimoniales.

Ses cheveux gris étaient coiffés « par le perruquier » avec beaucoup de soin, et elle portait un éventail.

Nous connaissons celui qui attendait sous le nom de M. Noël ; mais Adèle, en entrant, le salua d’un autre nom :

— Ah ! c’est vous, mon Piquepuce, dit-elle de sa voix aigre et méchante, vous avez fait de la bonne besogne, aujourd’hui ! Venez-vous chercher votre récompense ?

— J’ai travaillé juste comme on m’avait dit de travailler, répondit M. Noël d’un ton bourru, je veux être payé comme on m’a promis que je serais payé. Ce n’est pas ma faute si la mécanique était mauvaise.

Adèle le regardait de travers, il continua :

— Tout ce qu’on m’a commandé de faire, je l’ai fait, à preuve que je viens de mettre le feu sous le hangar pour brûler l’échelle des maçons qui, sans ça, aurait cassé le cou d’un malheureux demain matin, et, alors, on aurait bien vu qu’elle était sciée d’avance en deux endroits. Le prisonnier devait s’évader par le mur de la Vieille-Dette, qui donne sur les démolitions, et je vous signe mon billet que le principal trait de scie étant donné à plus de vingt pieds du pavé, il ne se serait pas relevé, le Manchot !

Adèle haussa les épaules et grommela :

— Vantard et maladroit ! Il fallait d’abord le déterminer à se servir de ton échelle, imbécile !

M. Noël était assis dans le propre fauteuil du bon Jaffret. Il prit dans sa poche son sac à tabac et se mit à bourrer une pipe, noircie par l’usage, qu’il tenait à la main depuis le commencement de l’entretien.

Il regardait Adèle en face et n’avait pas l’air trop entamé par ses reproches.

— Merci de vos compliments, madame Jaffret, dit-il. Vous savez, ils vous reviennent en plein, je n’en veux pas. J’ai dit au Manchot : « Puisque vous voilà condamné, qu’est-ce que vous avez à perdre ? Moi, j’ai la fringale de me plonger au fond de tous les plaisirs de Paris, les danses, la débauche, la bonne chère et autres, mais je n’en ai pas les moyens pécuniaires. Donnez-moi les fonds pour vivre dans l’ivresse pendant deux ans seulement, avant mon suicide final, et je vous fournis de l’air, toc ! »

Loin de se formaliser, Adèle sourit et ses narines se gonflèrent.

M. Noël avait allumé sa pipe.

— Deux ans ! répéta-t-elle. Au fait et au prendre ! combien lui as-tu demandé d’argent, Piquepuce, ma bonne ?

— Vingt mille, parbleu ! répondit le fumeur. Ça ne fait pas trente francs par jour, et je n’ai pas les goûts de la racaille.

Adèle étouffa un juron qui dut scandaliser sa robe de satin noir. Elle était sérieusement irritée, mais ses doigts, qui la démangeaient, se tendirent malgré elle vers M. Noël.

— Je t’avais dit quinze cents, malheureux ! s’écria-t-elle. Vingt mille ! ça n’a pas le sens commun.

Entre ses doigts frémissants, M. Noël mit le court tuyau de sa pipe, que les vieilles lèvres de Mme Jaffret engloutirent aussitôt avec une sensualité gourmande.

— C’est pour mes rages de dents, dit-elle, moitié fâchée encore, mais déjà grimaçant un sourire caverneux : ça les soulage. Mon Piquepuce, ta pipe est bonne, mais tu as eu tort et tu le payeras tout de même.