La Bande Cadet/Partie 1/Chapitre 15

La bibliothèque libre.
E. Dentu (tome Ip. 269-281).
Première partie


XV

Le colonel


Le colonel Bozzo promenait à la ronde son regard souriant et bénin. Il tenait les morts de la main droite et de la gauche les vivants.

— Vous plaît-il d’examiner ces listes, mes mignons ? demanda-t-il. Les bons comptes font les bons amis.

Personne ne répondit parmi l’assistance consternée.

— Non ? reprit le Père-à-Tous, vous avez confiance en moi, comme de jolis enfants que vous êtes ! C’est très bien. Alors, faisons un peu d’arithmétique. Je suppose que nous avons douze millions liquides, c’est un joli tas de monnaie, n’est-il pas vrai ? À douze cents parts, cela fait juste dix mille francs pour chacun.

Il y eut de gros jurons autour de la table du conseil.

— Si je me suis trompé, dit le colonel avec douceur, permis à vous de recommencer le calcul. Ne vous gênez pas avec moi.

Nul ne s’avisa d’accepter la proposition. Le colonel poursuivit :

— Quatre cents parts pour les vivants, cela donne quatre millions ; à peu près le double pour nos morts, huit millions qui complètent les douze. Plût à Dieu qu’il me fût possible de rendre la vie à ces chers bien-aimés en renonçant à mes droits, mais comme cela ne se peut pas, je me tiens à la lettre du traité, et je prends ma part.

Chez les membres du conseil, la peur combattait la colère. Personne ne protesta.

— À la bonne heure ! fit le colonel, qui les regardait toujours en souriant, nous prenons bien les choses, et nous avons raison, car nous ne sommes pas les plus forts : cette égalité qui vous gêne, vous qui êtes douze, fera plaisir aux autres qui sont quatre cents… Voulez-vous un moyen de sortir de là ?

Il s’était redressé d’un brusque mouvement, et toute sa personne avait soudain changé d’aspect. Son œil fixe et profond pesa comme une fascination sur ceux qui l’entouraient pendant qu’il reprenait de nouveau :

— Vous ne me connaissez pas encore. Tant pis pour ceux qui auront défiance de moi ! Voulez-vous ma part, je vous la donne : non pas pour que chacun des soldats dont je suis le général, des enfants dont je suis le père, ait 20,000 francs au lieu de 10 ou même 30,000 francs, ou même le double. Ce n’est pas la fortune, cela, et je veux que vous soyez riches, riches comme il faut l’être pour avoir à profusion et à toujours tous les biens de la vie. Vous entendez ? nous parlons à bouche et à cœur ouverts ; assez riches pour commander aux hommes et pour choisir entre les femmes, assez pour jeter l’or à toutes les passions, assez pour que les prodigalités les plus folles ne trouvent jamais le fond de votre bourse inépuisable !

Beaucoup de regards brûlèrent, allumés par une avide crédulité, mais il y en eut trois qui dirent :

— Nous demandons nos 10,000 francs et notre liberté.

— Sortez, répondit froidement le colonel, vous n’êtes plus d’entre nous. Demain vous aurez votre liberté et votre argent.

Il quitta la table et ouvrit lui-même la porte par où les trois maîtres devaient se retirer. Avant de la refermer sur eux, il dit entre haut et bas à quelqu’un qui était dehors :

Il fait nuit, mes enfants, éclairez !

Et le lourd battant retomba, étouffant de son bruit trois plaintes qui n’eurent point d’écho.

Il n’y avait rien sur la table, ni vins, ni liqueurs.

Pour porter l’ivresse au cerveau de ceux qu’il voulait ivres, cet homme n’avait besoin que de l’étrange éloquence qui coulait à flots ardents de ses lèvres, si froides d’ordinaire, à l’heure où c’était sa volonté de séduire.

Il leur dit ce que Fernand Cortés peut-être et François Pizarre avaient dit aux aventuriers espagnols pour les entraîner vers l’Eldorado inconnu, ce que les bardes du Nord, bien longtemps auparavant, avaient chanté aux blonds guerriers qui ravirent la moitié de la France et toute l’Angleterre, et, auparavant encore, ce que les chefs barbares criaient aux hordes de l’Orient, précipitées sur l’ancien monde, ce poème éternel, ce cantique, auquel nul ne résiste : l’hymne de l’or, du vin et de la volupté.

Connaissait-il donc Paris, ce sauvage bandit de l’Apennin ?

Mais, Attila connaissait-il l’Europe ?

Non, ils devinent, ils partent, ils arrivent comme l’eau des montagnes devine l’Océan immense et s’y précipite, le long des fleuves, s’il y a place, sinon, par-dessus les choses et par-dessus les hommes.

Le sauvage, du haut de sa ruse, avait deviné les mystères de la civilisation et ses excès ; il leur dit, à ces grossiers croisés qui écoutaient, l’œil et le cœur en feu, sa prédication endiablée, il leur dit les merveilles de cette mine d’or, la plus riche de l’univers entier, les prestiges de cette féerie, les débauches de ce mauvais lieu ; Paris, le faîte de la gloire et le fond de la honte !

L’Italie leur était fermée désormais, il leur montra ces autres Apennins aux nuits plus sombres, aux jours plus étincelants, où, au lieu de tenir l’affût pendant des semaines pour attendre le passage d’une maigre caravane anglaise, les bandits affolés ne savent quelle occasion entendre, ni quel pillage choisir.

De l’argent à monceaux, du plaisir à satiété, et la fatigue supprimée, et le danger anéanti !

C’était la bataille sans armes, où l’adresse remplace la force, et où la main gantée porte paresseusement une badine au lieu du lourd tromblon des bandits antédiluviens.

Ce soir-là, fut fondée la frérie des Habits-Noirs.

Et, quand le colonel leva la séance, les trois places laissées vides par les maîtres déserteurs étaient remplies. Il y avait un médecin de Paris, un docteur en droit de Paris, et une jolie femme de Paris.

Un seul de ceux-là restait vivant à l’époque où se passe notre récit : le médecin Samuel, qui attendait en ce moment même au salon de la maison Jaffret l’arrivée du fiancé de Mlle Clotilde. Tous les autres avaient disparu tour à tour, les Italiens comme les Français, et la plupart très vite, car le colonel Bozzo faisait une abondante consommation de lieutenants.

S’il avait supprimé le danger venant du dehors, il avait gardé intacte sa bonne habitude d’épurer lestement son conseil, dont les membres ne vivaient jamais vieux.

Du moins, avant de mourir, étaient-ils devenus riches, tous ces soldats du mal ? Leur avait-on tenu les miraculeuses promesses de la première nuit ?

Oui et non.

Plusieurs d’entre eux avaient mené très grande vie ; mais le fameux partage n’était jamais venu.

L’ancienne Camorra, quittant les solitudes de la Grande-Grèce pour envahir les sentiers encombrés de notre civilisation, s’était transformée du haut en bas ; ses rangs élargis avaient fait d’elle une armée : la plus puissante peut-être des armées de malfaiteurs qui aient effrayé l’Europe moderne.

Elle avait englobé, cette armée, parmi ceux qui sont hors la loi, tous les puissants et tous les faibles ; les généraux ne lui manquaient pas plus que les soldats, et le gouvernement occulte dont le colonel restait le chef suprême possédait ses diplomates, ses légistes, ses grands capitaines.

Il eut un jour, pour ministre des Finances, un de ces hommes qui prêtent des milliards aux rois.

Y a-t-il une fonction d’État qui soit au-dessus de celle dont le signe, but de toutes les ambitions, est le tant désirable et sacré PORTEFEUILLE ?

Oui, c’est celle dont le signe est la HACHE.

Du moins, dans le vieux monde, le premier de tous les droits attachés à la souveraine puissance était le droit d’avoir un bourreau. Point de couronne sans ce rouge fleuron.

Le roi des Habits-Noirs avait bourreau.

À l’issue de ces assemblées sombres où il faisait jour à minuit, pour employer la terrible langue des Veste-Nere, longtemps après que l’aurore s’était levée, il faisait nuit tout à coup sous le clair soleil. Une voix qui mettait le frisson dans toutes les veines annonçait cela.

Et alors le géant au visage sinistre, Coyatier, dit le Marchef, dont les voleurs et les assassins eux-mêmes ne voulaient pas toucher la main, paraissait au milieu du cercle des Maîtres : douze visages masqués de noir.

Et une autre voix s’élevait, prononçant ces paroles symboliques :

L’arbre est sain, il a une branche desséchée.

COUPEZ LA BRANCHE ! ordonnait la première voix.

Le Marchef ne frappait jamais d’un seul coup.

Derrière Agamemnon, roi d’Argos et de Mycènes, Homère a rangé tout un bataillon de héros immortels ; derrière le Père-à-tous, il y avait aussi Achille, et plus de deux Ajax, et Diomède, et même le sage Ulysse, représenté par le fameux docteur en droit qui trouva la règle fondamentale de l’association : « Toujours payer la loi. »

C’est-à-dire : « Donner aux tribunaux un coupable pour chaque crime commis. »

Grâce à cette invention d’un infernal génie, non seulement la confrérie restait à l’abri des vengeances publiques, mais encore elle faisait disparaître légalement ses ennemis. Chacun de ses coups frappait deux victimes à la fois : celui qu’on livrait pieds et poings liés à la justice, accablé d’avance sous le poids des preuves savamment préparées.

Je me souviens bien que j’eus un sourire la première fois qu’il fut question devant moi de ce mécanisme si simple et si puissant.

Il m’était expliqué pourtant par un jurisconsulte éminent, qui a laissé de profonds souvenirs au palais.

C’était à l’époque où le procès dit « des Habits-Noirs » éveilla si passionnément la curiosité publique. Le jurisconsulte dont je parle me dit : « Nous ne saurons rien, parce que les gens qui sont aujourd’hui devant la cour d’assises ne savent rien. Ce sont les goujats de l’armée ; je penche même à croire qu’ils n’appartiennent pas du tout à la redoutable confrérie dont les chefs, à moins d’un hasard favorable, nous donneront le change éternellement. »

On ne sut rien en effet, sinon que le chef de la bande arrêtée était un vulgaire voleur ; ses soldats ni lui n’avaient rien de commun avec ceux qui, protégés par leur système de compensation, menèrent leur criminelle industrie, tour à tour, en France sous le nom d’Habits-Noirs ; en Angleterre sous le nom de Black-coats ; en Italie sous celui de Compagnons du Silence ; en Allemagne enfin où ils portaient le nom de Francs-Rosecroix, pendant près d’un demi-siècle, sans que les tribunaux de ces divers pays pussent les inquiéter une seule fois sérieusement.

Depuis lors, j’ai donné beaucoup de temps et d’efforts à l’étude d’une série de faits qui surexcitaient jusqu’à la fièvre mon désir de connaître à la fin le grand mot de cette étrange énigme. Je n’ai à ma disposition, pour communiquer avec le public, que la forme du roman qui, par elle-même, excite la défiance. Assurément, les personnes, dites sérieuses, ne doivent aucune espèce d’égards aux romans ; mais il y a des personnes qui sont intelligentes avant même d’être sérieuses, et j’ai trouvé parmi celles-là des encouragements inattendus.

Mais première affirmation (elle date de loin) relative aux docteurs-ès-crimes, tenant boutique de moyens propres à fausser les instructions et à produire l’erreur judiciaire, avait été provoquée par des renseignements pris au palais même et à la préfecture de police. Beaucoup l’ont dédaignée et même raillée, mais un récent procès a prouvé qu’il ne fallait pas trop hausser les épaules à la pensée qu’un ensemble de présomptions arrivant à la plus complète vraisemblance peut être fabriqué de toutes pièces comme on imite une signature ou comme on falsifie un bilan.

Le hasard a eu bon dos jusqu’ici, et je ne nie pas que ses jeux suffisent souvent à égarer notre pauvre judiciaire humaine ; mais il faut faire aussi la part du criminel talent, de l’industrie diabolique et de la science de mal-faire qui, luttant de progrès avec les autres sciences, arrivent de nos jours à de prodigieux résultats.

En ces matières, j’ai étudié longtemps, je ne sais pas tout, je puis apprendre encore.

Sous la Restauration et sous le règne de Louis-Philippe, il y avait une inquiétude, une terreur même, malgré le scepticisme étrange de l’administration. Vers l’année 1843, lors de l’affaire du banquier J. B. Schwartz, il fut dit publiquement que le bras droit du Maître des Habits Noirs, M. Lecoq de la Perrière (Toulonnais-l’Amitié), n’était autre que le fameux Vidocq lui-même qui avait un pied dans les bureaux de la rue de Jérusalem.

La chose certaine c’est que, durant cette longue période, le nombre des crimes dont on parlait tout bas, et qui n’arrivaient pas devant la cour d’assises, dépassa toute croyance. Jamais non plus ne furent plus fréquents ces étonnements incrédules qui courent dans le public à la suite de tant de verdicts, et le prodigieux succès populaire du drame qui mettait en scène le martyre de Lesurque (le courrier de Lyon) fut comme un symptôme de l’opinion.

Cependant, aucun soupçon ne s’égara jusqu’à l’illustre bienfaiteur de l’humanité, l’apôtre de la rue Thérèse, le colonel Bozzo, qui prodiguait les millions pour soudoyer son armée, tout en élargissant sa réputation de philanthrope ; Lecoq menait un train de prince ; le faux duc de Bourbon, le comte Corona, la comtesse Marguerite marchaient à la tête de la haute vie parisienne ; - et, à la fin de chaque année, le Père-à-Tous, réglé, probe, exact comme un comptable de la Banque de France, dressait son inventaire et faisait miroiter aux yeux des associés le chiffre toujours grossissant du Trésor.