La Bande Cadet/Partie 1/Chapitre 16

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E. Dentu (tome Ip. 283-295).
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Première partie


XVI

Adèle Jaffret


Il atteignit avec le temps, ce chiffre du fonds social, à des proportions vraiment fantastiques, et, à mesure qu’il grossissait, représentant une montagne d’or, le désir de partager grandissait aussi dans la pensée des associés. Beaucoup en moururent, car le colonel, avec le temps, n’avait pas perdu la bonne habitude de mettre en terre ceux qui lui faisaient de l’opposition. Rien de plus doucement paternel que son autorité ; il n’avait jamais que des paroles caressantes pour « ses bons petits enfants ; » seulement, le terrible marchef avait souvent de la besogne.

Il y avait eu nombre de révoltes dans lesquelles ces hommes forts, intelligents, féroces, que nulle pitié n’aurait pu arrêter, avaient été joués sous jambe par ce vieillard fantôme, presque diaphane à force de maigreur et que la plus faible des femmes eût terrassé en le touchant seulement du petit doigt.

Le colonel garda pendant de longues années cette vie qui n’avait plus que le souffle et qui ressemblait à une perpétuelle agonie, mais qui, dans sa faiblesse, concentrait une si grande somme de puissance que, jusqu’à la dernière minute, aucune force humaine ne sut lui résister.

Il mourut enfin ; mais sa volonté obstinée resta vivante. Ceux qu’il avait opprimés et enchaînés sous sa loi par l’espoir de l’immense proie à partager ne furent point ses héritiers, et, dans la nuit de sa tombe, il continua de les railler impitoyablement, comme il l’avait fait au jour de la vie.

Il avait emporté le Trésor dans l’autre monde !

Après sa mort, l’association frappée s’engourdit un instant dans le découragement. Le lien mystérieux se rompit : la tête manquait à ce monstre. Pendant plusieurs années, les Maîtres qui survivaient séparèrent leurs efforts, dirigés pourtant vers un but unique : la découverte du Trésor ; et l’armée sans chefs se débanda.

Mais la faim, qui fait sortir le loup du bois, rassembla bientôt quelques débris de la frérie désemparée. Il y avait une organisation toute faite sur laquelle le premier venu pouvait mettre la main. Un jour, la forêt de Paris tressaillit joyeusement jusqu’au fond de ses ombres. Une bonne nouvelle courait de hallier en hallier : le Fera-t-il jour demain ressuscitait de son mortel sommeil.

Ce n’étaient plus les Habits-Noirs. Il faut un sang nouveau pour rajeunir les institutions vieillies. C’était la bande Cadet qui naissait.

Il est dans ces pays ténébreux qui sont l’antipode de nos resplendissants boulevards, dans cette barbarie qui est l’envers de notre civilisation, des gloires que nous ne connaissons pas ou du moins dont nous ne soupçonnons pas l’étonnant prestige.

Les coquins que les débats judiciaires, trompetés par l’émulation des journaux, font célèbres pour nous, ne sont parfois que des doublures sur le grand théâtre du crime.

Ils se sont laissé prendre d’abord : mauvaise note. Ceux qui ne se laissent pas prendre valent évidemment mieux.

Le plus souvent, on peut les ranger dans la catégorie des solitaires comme Tropmann, ou bien, comme Lacenaire, dans le rang des excentriques, opérant à l’aide d’un petit nombre de complices. Ils aiment le bruit, les débats leur en donnent et ils s’en vont contents. Ne les prenez pas pour des héros sérieux.

Ou tout au moins tarifez-les comme vous feriez, s’il s’agissait du commerce des nouveautés, pour tel petit marchand famélique, mis en face de ces écrasantes entreprises : les magasins du Bon-Marché ou du Louvre.

Il y avait quelque part dans le sous-sol parisien, mais nul ne savait où (surtout la police), un solide gaillard, condamné à mort cinq fois par contumace et qui se portait bien.

Voilà un homme !

Celui-là n’avait jamais donné des lambeaux de sa biographie aux reporters. Il se cachait avec une adresse qui tenait de la sorcellerie et vivait en bon bourgeois, disait-on, avec ses cinq condamnations dans sa poche. Il avait « servi » sous le colonel.

Celui-là était vraiment célèbre en Sauvagie, le mystérieux pays, situé à cent pieds sous les caves, où rampe le public d’élite capable d’apprécier à sa juste valeur la réputation d’un assassin.

Les tours légendaires qu’il avait joués à la justice lui donnaient le droit de rire en haussant les épaules quand on parlait des héros imbéciles dont la vogue se fait par la Gazette des Tribunaux.

— On ne parlera jamais de moi, disait-il, pas si bête !

Personne ne savait au juste son âge, car il y avait des années qu’il vivait entouré d’un mystère impénétrable, dévoilant son existence seulement par le mal qu’il faisait.

Dans les mers du Nord, on dit que la baleine peut vivre longtemps sous l’eau, mais qu’il lui faut enfin remonter à la surface pour respirer. Alors, sur le dos énorme de l’océan, une tache d’écume apparaît au loin et les harponneurs se hâtent. Quand une tache rouge apparaissait dans la mer de Paris, la justice et la police forçaient de rames.

Mais la baleine est partie souvent quand les harponneurs arrivent. Quand la police et la justice arrivaient, l’une pressant l’autre, Cadet-l’Amour avait toujours fait le plongeon.

C’était la moitié de son nom : il s’appelait Tupinier, dit Cadet-l’Amour à cause de ses succès auprès des dames. Il était laid, méchant, poltron homme contre homme, mais d’une bravoure fabuleuse sur le champ de bataille du crime. Malgré son âge, on le disait capable d’en remontrer à Auriol pour l’agilité.

Pour la finesse, il valait feu Talleyrand.

Tel était l’homme dont le nom populaire servait de raison sociale au « Fera-t-il jour demain ? » essayant de renaître de ses cendres. Bandit de bas lieu, soldat d’action, ayant mis toujours lui-même « la main à la pâte, » il commandait aux anciens Maîtres dont quelques-uns étaient assis aux premiers gradins de l’échelle.

Il s’était imposé en promettant deux choses : trouver le Trésor de la Merci, faire un choix parmi les affaires entamées du vivant du colonel, et suivre les bonnes en travaillant au jour le jour pour faire vivre l’association.

Et l’association vivait.

Mais le mystère, qui autrefois, entourait le Père-à-Tous n’était rien auprès des précautions infinies que prenait Tupinier, dit Cadet-l’Amour. Ses commandements partaient d’un nuage. On ne l’avait jamais vu. Les uns disaient qu’il transmettait ses instructions à Adèle Jaffret, mais comment ? Les autres, allant plus loin encore, prétendaient que l’association se parait du nom célèbre de Cadet, comme certaines bandes industrielles achètent, dit-on, le titre de duc, le nom d’un général, d’un ancien ministre ou sénateur, pour illustrer leur conseil de surveillance.

Tupinier, selon ces derniers, était bien trop madré pour se fourrer dans une pareille galère.

Quoi qu’il en fût, par délégation ou autrement, cette vieille femme aux allures singulières, Adèle Jaffret, avait tous les dehors de l’autorité aussi bien dans son ménage que dans le conseil, et les membres de la frérie restaurée ne connaissaient pas d’autre commandement que le sien.

On doit penser, en considérant ses grandeurs nouvelles, que la vieille Adèle, femme d’un simple comparse dans la lugubre comédie du passé, ne devait pas être à son aise sur ce trône, occupé jadis par le colonel Bozzo.

Elle s’y tenait pourtant, mais ce n’était pas sans peine, et, certes, son autorité ne ressemblait point à celle de l’ancien Père-à-Tous.

Ce n’était pas non plus la première venue ; une femme de capacité ordinaire, je dirais aussi bien un homme, eût perdu la tête cent fois pour une au milieu des complications qui l’entouraient. Elle connaissait les affaires et la vie beaucoup mieux qu’on n’aurait pu l’attendre de la compagne du bon Jaffret. Il y avait même en elle, à de certaines heures, comme un souvenir de grandes manières oubliées et de natives distinctions qui contrastaient singulièrement avec ses habitudes actuelles.

Mais, nonobstant cela, en apparence du moins, elle régnait plutôt par l’adresse que par la force ; son rôle était la lutte constante, même vis-à-vis des subalternes comme M. Noël dont elle n’acceptait les renseignements qu’à la condition de paraître mieux informée que lui : preuve de faiblesse.

Nous les avons laissés ensemble tous les deux dans le cabinet de M. Jaffret, M. Noël allumant sa pipe, Adèle entr’ouvrant la porte du salon pour demander :

— Eh bien ! et notre prince Charmant ?

Il lui fut répondu par maître Isidore Souëf en personne et d’un ton de mauvaise humeur très accentué :

— J’ose dire que la conduite du futur époux laisse à désirer au point de vue des convenances. Il est en retard de 35 minutes.

— Alors, repartit Adèle bonnement, je peux achever mes petites affaires. Vous me préviendrez quand on aura besoin de moi.

Et elle referma la porte. En revenant à son fauteuil, elle dit avec le plus grand calme :

Me Souëf est comme le directeur de la prison, il nous embaume de son odeur de bon bourgeois. Nous en avons d’autres.

Personne assurément n’eût deviné l’émotion que lui avaient causée les dernières paroles de Noël dénonçant une contre-association qui semblait vouloir la combattre avec ses propres armes. Elle fuma de nouveau, mais en se jouant et modérément. M. Noël lui dit :

— Ça n’a pas l’air de vous inquiéter, le retard du prince Charmant ?

— Mon fils, répliqua-t-elle, c’est arrangé comme une machine à tricoter les bas. Si tu as occasion, regardes-en une de près et vois fonctionner tous les petits affiquets qui la composent. Ceux qui ont inventé la chose étaient des gens d’esprit, mais, nous autres, nous n’avons plus qu’à toucher la manivelle et à regarder marcher. Je savais que le prince serait en retard, comme je sais pourquoi le prince est en retard. L’affaire est jolie, et je t’en signe mon billet, elle est joliment menée… Dis, bonhomme, tu me plais, veux-tu passer ton examen pour une bonne place qui est vacante ? On est de vieux amis, toi et moi, mon Piquepuce, et tu peux faire mieux que d’être toujours un simple pousse-caillou au régiment des taupes, — farceur !

— Quelle place et quel examen ? demanda M. Noël ; faudrait-il quitter la prison ?

— Au contraire, tu aurais l’emploi de ce M. Larsonneur qui t’a escamoté Clément le Manchot. Tu sais, ne te fais pas de mal : il y avait quelqu’un qui ne voulait pas que tu réussisses.

— Vous ?

— Non.

— Il y a donc quelqu’un au-dessus de vous ?

— Savoir ! prononça la vieille avec emphase. Ne sois jamais trop curieux avec moi, ça ne te porterait pas bonne chance… Y es-tu ?

— Tout de même. Examinez.

— Eh bien ! vide ton sac au sujet de ceux qui t’ont soufflé les deux ans de noces et festins que tu comptais te payer avec les vingt mille francs du condamné. N’oublie rien, c’est pour voir si tu en sais aussi long que nous.

— Bon. Alors, tout était sens dessus dessous dans la cour, et le directeur s’arrachait les cheveux en pleurant qu’il était déshonoré…

— Passe.

— J’ai cru d’abord que tout le monde de la voiture et aussi les gendarmes en étaient, tant ça me semblait drôle que le Manchot se fût évanoui comme ça. Un des gendarmes me conta la chose de la boîte d’imprimés. C’est connu, mais pas bête. Du reste, ça n’a pas servi beaucoup, tant les trucs étaient bien graissés et nombreux. Il y en avait un tous les dix pas, et je suis sûr qu’entre la rue Pavée et la place Royale, ils étaient plus de cinquante figurants qui travaillaient pour le nouveau « Fera-t-il jour demain »… ou l’ancien, puisque vous dites que c’est la même chose. La femme avec un voile était le condamné, comme de juste, et le vieux monsieur était Larsonneur, ou bien… tiens, cette idée ! Toc ! ça m’est venu tout raide ! C’était peut-être vous !

Maman Jaffret tressaillit si violemment que M. Noël resta tout interdit à la regarder.

— Est-ce que mes pieds sont dans le plat ? murmura-t-il d’un air moitié craintif, moitié content, en examinant Adèle Jaffret du coin de l’œil.

— Animal ! répliqua la vieille qui était déjà remise de son trouble et qui s’efforçait à rire, tu m’amuses avec tes bêtises. Comment veux-tu qu’on me prenne pour un homme, moi !…

— Dame…, commença M. Noël.

Mais il s’interrompit brusquement et ajouta :

— Au fait, c’est juste, ça ne se peut pas, rapport à vos deux grains de beauté qui sont de taille !

Malgré la maigreur musculeuse de son cou, la vieille avait en effet, sous la soie de son corsage, une paire de contours formidables.

— Vas-tu me manquer de respect, maintenant ! gronda-t-elle avec une colère comique. J’ai tort de me familiariser avec toi, mon Piquepuce, tu n’es pas quelqu’un de comme il faut.

Il y avait dans ses mains, quoi qu’elle fît, un imperceptible tremblement, mais son visage était tranquille.

M. Noël l’examinait du coin de l’œil, il dit :

— Faut croire que c’était M. Larsonneur tout de même. D’ailleurs, vous allez bien voir que le gredin a du talent. Attention, voilà l’histoire :