La Bande Cadet/Partie 1/Chapitre 19

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E. Dentu (tome Ip. 321-331).
Première partie


XIX

Les derniers Fitz-Roy


Bien en prit à Mme Jaffret de tourner le dos au lustre et d’avoir son visage en pleine ombre, car elle ne put retenir une très visible grimace à cette réponse de la jeune fille.

Quant à la comtesse Marguerite, le beau et calme sourire qui jouait autour de sa bouche semblait taillé dans le marbre. D’un regard rapide comme l’éclair, elle cloua la parole sur les lèvres d’Adèle et demanda en baisant le front de Clotilde :

— Est-ce notre petit cœur qui nous l’a dit ?

Un peu de rougeur monta aux joues de la belle jeune fille.

— Tiens ! fit-elle en riant tout à coup, et son rire la faisait plus charmante, j’avais lu dans bien des livres que le cœur parlait, mais je ne savais pas encore que c’était vrai !

— Alors, insista Adèle, vous n’avez aucune raison particulière ?…

Un regard peut piquer comme la pointe d’un couteau, car, sous celui de la comtesse, Mme Jaffret laissa échapper un grognement douloureux et se tut.

À ce moment, la porte du salon s’ouvrit, et M. Laurent, en livrée neuve, annonça :

M. le prince Georges de Souzay !

Au nom du prince, jeté ainsi au milieu des conversations, il y eut un vif mouvement dans le salon. Plusieurs, parmi les personnes présentes, ne connaissaient pas le nouvel arrivant. Mme Jaffret marcha à sa rencontre et reçut ses premières excuses avec une véritable dignité, adoucie par la plus cordiale indulgence.

Je répète ici que cette vieille Adèle, derrière sa laideur originale, n’était pas sans posséder un certain vernis. Elle avait dû certainement voir au temps jadis un autre monde que celui de ce pauvre bon Jaffret.

— Le retard, fit observer M. Souëf (Isid.), mentant majestueusement à ses opinions de tout à l’heure, outre qu’il ne comporte pas un écart de plus de 42 minutes, est d’autant plus excusable au retour d’un voyage que les chemins de fer, malgré une supériorité incontestable au point de vue de la rapidité…

Personne n’est sans avoir remarqué que les phrases de notaires sont généralement coupées par quelque favorable accident. À quelles proportions atteindraient-elles si on les laissait aller jusqu’au bout ?

Mme Jaffret écarta son mari, qui lui barrait maladroitement le passage, et prit le bras du prince pour le conduire à la comtesse Marguerite, qui s’était levée en tenant Clotilde par la main.

Le prince donnait le bras gauche, parce que cela s’était trouvé ainsi, comme l’expliqua M. Souëf, après avoir fait observer que ce n’était pas la coutume. De la main droite, le prince tenait son chapeau.

L’effet produit par lui dans le salon fut absolument flatteur et quand ce pauvre excellent M. Buin arriva, presque sur ses talons, ne voulant pas, malgré sa déconvenue, refuser cette preuve d’affection à ses amis et voisins, il put entendre le murmure bienveillant qui se prolongeait après l’entrée de M. de Souzay.

— Je vous prie en grâce, dit M. Buin, mettant ses deux mains devant ses oreilles, pas un mot de cette abominable affaire ! Toutes les mesures possibles ont été prises et bien prises. Si on me parle de l’accident, je mords !

Mlle Clotilde accueillit son fiancé par un cérémonieux salut, qui n’était pas dans sa façon d’être habituelle. Le prince lui dit, après avoir rendu ses devoirs à la comtesse, aimable et charmante comme toujours :

— Mademoiselle, c’est à vous que je dois adresser mes excuses, avant même de les faire accepter à Mme la comtesse de Clare, Mme la princesse de Souzay, ma mère, avait l’intention de m’accompagner…

— En vérité ! s’écria Adèle.

Marguerite prit les deux mains de Clotilde entre les siennes et ne dissimula point sa joie.

— Avez-vous entendu docteur ? demanda-t-elle.

— J’ai entendu, répondit M. Samuel qui se rapprocha aussitôt.

C’était, à ce qu’il paraît, un événement d’importance que la simple intention, manifestée par Mme de Souzay, d’accompagner son fils chez les Jaffret.

Georges poursuivit :

— J’ai attendu jusqu’au dernier moment. Mme la princesse m’a chargé de vous dire, et je vous répète ses propres expressions, que l’état douloureux de sa santé l’avait seul empêchée d’accomplir aujourd’hui une démarche qu’elle regarde bien plus encore comme un plaisir que comme un devoir.

Adèle releva ses lunettes pour s’essuyer les yeux.

— Jaffret ! appela-t-elle, M. Souëf, Comayrol ! au fait tout le monde, puisque tout le monde ici aime et respecte la noble famille à laquelle mon dévouement est acquis depuis tant d’années, venez tous et apprenez une nouvelle qui va vous combler de joie. La réconciliation est un fait accompli entre les deux branches de la maison de Clare ! Oui ! j’ai vu cela avant de mourir !

C’était bien la touchante émotion de ces vieilles gens attachées aux grandes races et qui ressentent avec plus d’énergie que la famille elle-même le contre-coup de ses bonheurs et de ses malheurs. Nous verrons à quel point le bon Jaffret et sa femme avaient le droit d’aimer tout ce qui portait le nom de Clare !

L’aspect du salon offrait un exemple de plus, à l’appui de la vérité que nous venons d’exprimer ; car entre tous les visages, ceux de Georges et de Clotilde étaient de beaucoup les plus calmes. Il y eut un murmure attendri qui fit le tour de l’assemblée, et maître Souëf appuya sa manche sur la couverture du contrat, comme pour y étancher une larme tombée.

— Voici une bonne nouvelle et une bonne parole, prince, dit le docteur Samuel.

Et pendant que le doux Jaffret se frottait les mains de cet air un peu étonné qui était sa physionomie, la comtesse Marguerite ajouta :

— Prince, je prends pour moi, dans la mesure qui convient, l’aimable intention de ma respectée cousine, Mme la princesse de Souzay. Ce n’est pas ici un mariage ordinaire ; il se fait sous des auspices pleins de promesses, et je suis bien heureuse d’y avoir contribué pour ma faible part.

Elle tendit sa main à Georges, qui la prit et la baisa. Entre les paupières demi-closes de la fiancée un regard glissa : regard intense, et tout imprégné d’une ardente curiosité.

Que cherchait ce regard, le plus vif assurément et le plus perçant aussi que nous ayons encore vu jaillir des beaux yeux de Mlle Clotilde ? La réponse à cette question va sembler peut-être puérile. Ce regard, à en juger par son double éclair, était destiné seulement à interroger les deux mains de Georges.

La droite tenait toujours son chapeau. Ce fut la gauche qui servit à Georges pour élever les doigts charmants de Marguerite jusqu’à ses lèvres.

Clotilde baissa les yeux dès qu’elle eut vu cela, Marguerite et Adèle avaient échangé un coup d’œil.

Et Georges continua son tour de salon, mais flanqué maintenant d’un côté par le docteur Samuel, de l’autre par M. le comte de Comayrol. Adèle était restée auprès de Marguerite à qui elle dit tout bas :

— Ils jouent serré, méfiance ! Allez-vous mettre les points sur les i avec la petite ?

Elle s’était, paraît-il, approchée trop près, car la comtesse porta son mouchoir à ses narines.

— Ma parole ! fit Adèle sérieusement molestée, on dirait que nous ne nous sommes pas connues place de l’École-de-Médecine ! Le tabac et l’eau-de-vie ne vous faisaient pas éternuer dans ce temps-là ! Ma parole ! ce sont des fumigations, je vous dis ! Et une larme de cognac sur du coton pour mes rages de dents. La belle affaire !

Elle s’en alla furieuse et prit place en cérémonie auprès de maître Souëf.

— Ma mignonne, dit Marguerite, aussitôt qu’Adèle fut partie, votre instinct, j’en suis bien certaine, vous avait appris que vous n’apparteniez pas à ces braves gens. Au temps où nous sommes, le fossé profond qui séparait les castes est à peu près comblé ; nous pouvons sans inconvenance aucune nous asseoir ici et même fêter le jour le plus solennel de votre vie dans la maison de M. et Mme Jaffret, d’autant que cette maison est pleine de souvenirs de vos aïeux. Mais rien ne peut défaire ce que Dieu a fait : ce sont des petits-bourgeois et vous êtes de la grande noblesse. Êtes-vous contente d’être noble, Clotilde ?

— Je suis contente, répondit la jeune fille, de n’être pas par ma naissance au-dessous de l’homme que je vais épouser.

— Me direz-vous enfin si vous l’aimez, chère enfant ?

— Il me plaît… je suis contente aussi d’être votre parente, madame.

Marguerite l’embrassa ; jamais femme n’avait su mieux qu’elle glisser un regard perçant à travers un sourire. Tout ce qu’il y avait en elle de ruse féline et d’implacable diplomatie était dans ce regard qui vous eût semblé bon comme celui d’une mère. Elle pensait :

— Qu’y a-t-il tout au fond de cette créature ?

Rien, peut-être. Et pourtant, Marguerite avait peur, parce qu’elle se souvenait de ses dix-huit ans à elle.

— Il me semble, pensait-elle encore, qu’à cet âge-là j’aurais joué sous jambe une femme aussi forte que moi !

Elle entendait : « aussi forte que je le suis moi-même à l’âge de… » Mais elle ne se disait jamais son âge.

— Beaucoup de choses peuvent tenir en peu de mots, chérie, reprit-elle. En cinq minutes, nous avons le temps de mettre les points sur les i, comme parle notre excellente Adèle. Je viens de vous en dire assez pour que vous me compreniez désormais à demi-mot. Nous sommes, vous, moi, Mme la duchesse, et Georges de Souzay, les derniers de Clare, et je m’étonne un peu de la tranquillité que vous gardez en écoutant ce grand nom, qui est le vôtre.

— Je m’en étonne aussi, répliqua Clotilde, — un peu. Il est possible que je n’aie pas encore en moi tout ce qu’il faut pour apprécier un tel honneur et un tel bonheur.

Les sourcils de Marguerite eurent un froncement léger.

— Peut-être, dit-elle pourtant, et à tout prendre, ce ne serait pas surprenant. Vous êtes, depuis votre enfance, dans une position si différente de celle qui vous est due ! C’est cette position même que je tiens à vous expliquer brièvement. Notre famille, depuis un quart de siècle environ, semble avoir été poursuivie par une fatalité singulière. Les gens sages ne croient pas à la fatalité. Ceux d’entre nous qui étaient pauvres (excepté pourtant votre père), ont survécu, donc il est permis de penser que la fortune immense de la maison de Clare était une proie autour de laquelle s’acharnaient de mystérieux ennemis. Ces ennemis, grâce aux divisions intestines qui ont désolé notre famille, sont victorieux à ce point, que les derniers représentants du nom vivent dans une médiocrité relative et reculent devant la bataille judiciaire qu’il faudrait gagner pour être remis en possession de leur héritage. Il y a des pièces importantes qui manquent, car on s’est attaqué non seulement à nos existences, mais encore à nos droits…

— Qui ? demanda Clotilde.

— Si madame la comtesse veut bien le permettre, dit en ce moment maître Souëf, nous allons procéder à la lecture du contrat, M. le comte de Comayrol ayant procuration pour représenter la branche de Souzay. J’ai l’honneur de réclamer le silence.