La Bande Cadet/Partie 1/Chapitre 20

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E. Dentu (tome Ip. 333-345).
Première partie


XX

Contrat de mariage


Toutes les conversations particulières cessèrent aussitôt, chacun prenant place pour écouter.

— Cher monsieur, dit la comtesse Marguerite, en s’adressant au superbe notaire, veuillez bien m’excuser, je vous demande une minute encore, rien qu’une minute.

Et, se retournant vers Clotilde, elle reprit tout bas :

— Ce sont des choses qu’on ne peut laisser en suspens. Vous demandez qui sont nos ennemis, ma chère enfant ! Question bien naturelle, et à laquelle pourtant il n’est pas aisé de répondre, surtout en quelques mots. Je vais essayer, pourtant. Une association redoutable à laquelle étaient affiliés, dit-on, des gens appartenant aux plus hautes classes de notre société, a vécu dans l’ombre en plein XIXe siècle au milieu de Paris…

— Je sais, interrompit Clotilde, comme on fait pour couper court à un sujet rebattu : les Habits-Noirs ?

La comtesse prit un air étonné.

— Vous auriez entendu parler ?… commença-t-elle.

— Oh ! fit Clotilde, j’en sais long sur tout cela. L’ancien domestique de mon oncle Jaffret, le pauvre Échalot, les connaissait tous, et il donnait leurs noms aux oiseaux de la volière… à ceux qui étaient méchants. Il y avait le colonel, Toulonnais-l’Amitié, Trois-Pattes, Corona, Fanchette, Marguerite de Bourgogne qui était si belle : j’ai cru longtemps que c’était vous… sauf tout le respect que je vous dois, madame… quand j’étais petite.

Un franc sourire éclaira la figure de la comtesse, qui dit :

— Chère folle ! Les enfants jouent avec tout.

Elle ajouta d’une voix grave et triste :

— Je suis la veuve d’un homme que les Habits-Noirs ont tué, et moi-même, frappée deux fois, je n’ai dû la vie qu’à un miracle… Demandez à notre bien cher Samuel.

— Je ne lui demanderai jamais rien, répliqua vivement la jeune fille.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il me fait peur.

Maître Souëf (Isid.) toussa en matière d’avertissement.

— On s’impatiente, ma chérie, dit Marguerite avec précipitation. Nous reprendrons cet entretien, car il me reste encore bien des choses à vous apprendre. Sachez pourtant que votre père était un Fitz-Roy de Clare au même titre que le général, duc lui-même quoiqu’il fût pauvre et quoiqu’il vécût dans une humble situation. Étienne Morand était le cousin germain du chef de la maison et l’oncle à la mode de Bretagne du comte, mon mari. Ce fut lui qui trouva la règle de conduite, suivie dès lors par nous à votre égard en présence des accidents si nombreux et si cruels qui répandaient le deuil dans la maison de Clare… Vous doutez-vous seulement des pertes qui frappèrent votre famille, chère enfant bien-aimée ? Le duc de Clare (pair de France) fut assassiné, le général aussi, et aussi la duchesse, sa femme, et aussi la princesse d’Eppstein, sa fille, — et encore notre tante la religieuse : je vous parle de longtemps ; mais plus récemment, mon mari, et le prince de Souzay qui était duc de Clare depuis un mois à peine, et le pauvre Morand lui-même, et ces deux saintes filles, les demoiselles Fitz-Roy, chez qui vous alliez jouer dans votre enfance, chez qui vous étiez, m’a-t-on dit, le jour même de la catastrophe…

Clotilde avait pâli.

L’écrin qui contenait les magnifiques boucles d’oreilles en diamants tremblait dans sa main.

— Oui, murmura-t-elle, j’étais là ! Je m’en souviendrai toute ma vie.

— En présence de cette épidémie de meurtres, continua Marguerite, en baissant la voix, de ce massacre plutôt, contre lequel la justice n’a jamais rien pu, ni pour prévenir le crime ni pour le venger, nous avions dissimulé votre nom et caché votre vie. Vous voyez que j’abrège. Et si nous nous sommes déterminés enfin à lever le voile, à l’occasion de ce mariage qui relie la famille en un seul faisceau, et qui vous donne un vaillant protecteur, c’est que le procès et la condamnation de ce misérable, l’assassin des demoiselles Fitz-Roy…

— Et son évasion ?… interrompit Clotilde.

— Un grand malheur ! repartit la comtesse avec un mouvement de dépit aussitôt réprimé, mais qui ne se pouvait prévoir hier. D’ailleurs, le réveil de la justice n’en est pas moins un fait acquis, et nous n’avions pas besoin de cette fuite pour connaître la puissance de nos ennemis. Vous serez bien gardée, chère fille, n’ayez aucune crainte…

Elle s’interrompit pour ajouter à haute voix :

— Monsieur Souëf, nous sommes tout à vous.

Et pendant que le notaire satisfait déroulait son cahier :

— Avez-vous bien compris, Clotilde ?

— Oui, ma cousine, répondit la jeune fille, et je vous remercie.

Maître Isid. Souëf s’éclaircit la gorge par un hem ! hem ! sonore, et commença aussitôt de cette voix, vraiment unique dans le notariat, dont on a dit qu’elle donnerait du charme à une dot, au-dessous même de cent mille francs, et qui lit les contrats comme Duprez chantait la Juive :

« Par-devant Me Souëf, Isidore-Madeleine-Xavier, et son collègue notaires à Paris, soussignés,

» Ont comparu :

» Georges-William-Henri Fitz-Roy Stuart de Clare, prince de Souzay, propriétaire, demeurant en son hôtel, à Paris, rue Pigalle, no …,

» Fils de William-Henri Fitz-Roy Stuart de Clare et de Souzay, duc de Clare, pair de France, et de dame Françoise-Jeanne-Angèle Tupinier de Baugé, demeurant à Paris, rue Pigalle, même no , M. le duc de Clare étant décédé.

» Ledit prince de Souzay stipulant pour lui et en son nom personnel, — d’une part,

» Et demoiselle Clotilde-Marie-Élisabeth Morand Stuart de Clare,

» Fille mineure, émancipée par délibération du conseil de famille et déclaration de M. le juge de paix, en date du 23 janvier 1853.

» D’Étienne-Nicolas Morand Stuart de Clare et de Marie-Clotilde-Julie Gordon de Wangham, les deux étant décédés,

» Demeurant rue Culture-Sainte-Catherine, no …, chez M. Jean-Baptiste Jaffret, rentier, son ancien tuteur et présent curateur, et l’épouse d’icelui,

» Stipulant pour elle et en son nom personnel — d’autre part,

» Lesquels, dans la vue du mariage projeté entre eux et dont la célébration doit avoir lieu incessamment à la mairie du 9e arrondissement de Paris, ont arrêté ainsi qu’il suit les clauses et conditions civiles de leur union… »

Ici, maître Souëf fait toujours une pause pour recueillir et savourer le murmure approbateur qui ne manque pas de récompenser tant l’excellence de son organe que la parfaite justesse de son débit. Il en a eu de ces ovations dans sa brillante et longue carrière !

Deux hem ! hem ! et il reprit, parlant au-dessus de sa minute abaissée :

— Les obstacles tout transitoires, les conditions, si mieux on aime, auxquelles est subordonnée la célébration du mariage étant connues et acceptées par les deux parties contractantes, acceptées aussi et connues par l’ancien conseil de famille, le curateur et l’assistance entière, je n’ai dû ni mentionner ce fait qui aura disparu lors de la cérémonie ni fixer l’époque de la célébration.

— Très bien ! dit Adèle.

Ce mot fut répété à l’unanimité, et maître Souëf poursuivit :

« Article premier : il y aura entre les futurs époux communauté de biens et conquêts meubles et immeubles, conformément aux dispositions du Code Napoléon, sauf les modifications ci-après :

» Article deuxième : ils ne seront pas tenus des dettes l’un de l’autre antérieures à leur mariage, et s’il en existe, elles seront acquittées par celui d’entre eux qui les aura contractées, ou du chef de qui elles proviendront, sans que l’autre époux ni la communauté en puissent être aucunement tenus… »

— Je n’aime pas cela, dit la comtesse Marguerite. Nous restaurons ici une des plus grandes maisons de l’Europe : pas de mesquineries !

— Pas de mesquineries ! appuya aussitôt Adèle.

— Confiance des deux côtés ! ajouta Comayrol, connu pour ses opinions chevaleresques.

Et tout le monde répéta en chœur :

— Confiance ! confiance !

Maître Souëf eut un sourire quelque peu méprisant.

— Les affaires, dit-il, sont les affaires. Moi, je m’en lave les mains !

Me Souëf ayant parlé de se laver les mains, M. de Comayrol fit aussitôt le geste approprié à la circonstance, et le splendide notaire continua :

» Article troisième : Les biens que le futur époux déclare apporter en mariage et dont il a été donné connaissance à la future épouse qui le reconnaît, sont… »

Ici, maître Souëf s’interrompit encore et agita non sans grâce le mouchoir blanc qu’il tenait à la main.

— Les deux familles ayant désiré, dit-il, que la situation spéciale où se trouvent les nouveaux époux, situation du reste commune à l’un et à l’autre, ne fût point mentionnée dans le contrat, puisqu’elle est essentiellement transitoire, je dois, dans l’intérêt de ma dignité professionnelle, l’exprimer du moins de vive voix.

— Très bien ! approuva Mme Jaffret. Allez, mais faites vite.

— Il est bien entendu, reprit le notaire, que tout le monde ici connaît les circonstances du second mariage de M. le duc de Clare, qui épousa Angèle Tupinier de Baugé en Écosse, selon les lois et formalités du pays…

— Eh ! oui, c’est entendu ! fit Adèle.

— C’est parce que tout le monde connaît ce fait, ajouta Marguerite, que je ne vois pas l’utilité…

— Permettez ! insista maître Souëf ; notre profession est un sacerdoce ! Je m’abstiens généralement de prononcer ce mot, qui a été à l’origine de beaucoup de plaisanteries assez plates, mais il souligne mes droits et mes devoirs. Le mariage écossais de M. le duc, père du futur époux, validé subséquemment en France, ne soulève pas l’ombre d’une difficulté, mais aggrave, par juxtaposition en quelque sorte, le fait de la perte ou de la destruction de l’acte de naissance dudit futur époux qui, rapproché de la position tout analogue où se trouve malheureusement notre chère Clotilde…

— Je demande la parole ! s’écria Comayrol. Je ne puis laisser la question se présenter ainsi. Lors des émeutes de 1831 à l’archevêché, toutes les pièces relatives à l’état civil du prince Georges furent en effet détruites ou soustraites : car la duchesse même les avait déposées pour la validation du mariage religieux ; mais un acte de notoriété fut dressé à l’instant même et ne l’eût-il pas été, nous pouvons réunir ici, parmi ceux à qui je parle, y compris l’honorable M. Buin et maître Souëf lui-même, les éléments d’une seconde déclaration…

— Très bien ! dit Mme Jaffret de l’autre bout du salon. C’est clair !

Le prince, d’un côté, Clotilde de l’autre étaient muets.

La comtesse Marguerite ajouta :

— D’ailleurs, nous n’avons nullement abandonné l’espoir de retrouver ces actes de naissance. Il est à la connaissance de tous que celui de notre Clotilde est resté entre les mains de son père jusqu’à sa mort.

Maître Souëf était radieux.

— Voilà la profession ! dit-il. Aucun doute n’existe en moi. Je sais que nous avons ici les héritiers de la plus grande fortune territoriale qui soit peut-être en France à l’heure qu’il est, et vous ne voudriez pas que je prisse les précautions élémentaires qui ne manquent à aucun contrat bourgeois, stipulant des apports de mille écus et des dots de quinze cents francs !

Il respira avec bruit comme fait généralement l’acteur qui raconte la mort d’Hippolyte au Théâtre-Français, et reprit :

— Je vous remercie de vos dires qui établissent au moins la situation dans toute sa franchise, tant de la part des deux conjoints que de la part des témoins, de la famille, et de ma part à moi, instrument nécessaire et privilégié du bonheur dans le ménage… Cela étant bien compris, parce que je l’ai exprimé ou fait exprimer nettement, j’achève l’article troisième :

« … Les biens du futur époux sont :

» 1o La fortune personnelle de Mme la duchesse douairière de Clare, princesse de Souzay, sa mère, évaluée à 80,000 livres de rentes, sur lequel revenu, ladite princesse constitue un apport de 25,000 francs, annuellement payables, selon l’acte qui a été passé en mon étude et dont la minute est ci-jointe ;

» 2o Ses droits actuels et liquides, mais subordonnés à la production des titres, à la succession de M. le duc de Clare, son père, évalués en biens meubles et immeubles à la somme de quatre millions cinq cent mille francs ;

» 3o Ses droits actuels et liquides, mais, etc., comme ci-dessus, à la succession du général duc de Clare, son oncle, évalués en biens meubles et immeubles à la somme de trois millions huit cent mille francs.

» 4o Ses droits actuels et liquides, etc., à la succession de Mme la princesse d’Eppstein, duchesse de Clare, sa sœur de père, évaluée en biens meubles et immeubles à la somme de deux millions deux cent mille francs.

» 5o Ses droits actuels et liquides… »