La Bande Cadet/Partie 1/Chapitre 21

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E. Dentu (tome Ip. 346-359).
Première partie


XXI

La cavatine des millions


Il est diverses manières de savourer les grandes émotions de l’art, soit qu’il s’agisse d’une tirade sublime de Corneille, dite par Rachel, ou d’un motif divin de Rossini, chanté par Alboni.

Les uns font silence comme s’ils étaient changés en marbre, les autres vibrent dans toutes les parties de leur être et produisent à leur insu, les femmes surtout, ces sonorités profondes : soupirs, murmures, plaintes diffuses et subtiles qui sont comme la voix des admirations.

C’est la parole muette, le grand cri supprimé de la passion.

On l’entend comme une houle immense, mais discrète, qui vous enveloppe et vous submerge sans qu’aucun bruit distinct raye l’atmosphère qui se tait, mais qui gronde, imprégnée d’indéfinissables échos.

C’était ainsi dans le salon de Jaffret, qui tressaillait du haut en bas, mystérieusement touché dans toutes ses cordes invisibles par le frôlement de l’archet d’or. Il y avait un souffle de religieux émoi qui gonflait toutes les poitrines. Je ne sais pas ce qu’Orphée disait aux pierres, on prétend qu’il leur parlait d’amour, mais c’est bon pour les pierres ; je sais qu’aux hommes et aux femmes la voix authentique de maître Souëf, chantant le cantique des millions, donne toujours un frémissement voluptueux.

Et pour les autres choses qui sont entraînantes aussi, et belles à leur manière, l’amour déjà cité, l’honneur, la religion, il faut les séductions de la forme.

Il faut Pétrarque à l’amour des âmes, Shakespeare aux enchantements du jeune bonheur ; l’honneur ne se dresse bien à toute sa taille que dans le vers géant de Corneille ; Dieu enfin, Dieu lui-même n’éclate avec tous ses éblouissements redoutables qu’au choc de l’énorme parole de Bossuet ou au cri surhumain de Lacordaire.

Mais l’or ! Rien ne le grandit, rien ne le rehausse ; c’est lui qui est parce qu’il est : Dieu de tous ceux qui n’ont plus de Dieu ! Et ici, je vous parle si vrai (ô mes frères !) que l’or des poètes vous n’y croyez pas, il vous fait sourire, ce n’est pas là votre or. Le bon or, le seul qui ait le titre et qui sonne, donnant aux enfants des cruautés d’homme et rendant le frisson ardent de l’adolescence au sang qui s’attarde dans la veine des vieillards, c’est l’or bête, l’or lourd et grossier servi tout cru, sans fleurs ni style, dans la prose plate des agents de change et des notaires !

Si vous voulez qu’il brille, allumant tout son incendie et répandant tous ses vertiges, ne lui élevez pas un temple, il n’y serait pas chez lui ; ne le mettez même plus à la cave où il se plaisait autrefois, roulant et ruisselant sous l’œil affolé de l’avare.

Non : quatre cloisons, un treillage derrière lequel on voit les choses qui sont des hommes puisqu’elles ont des redingotes, une caisse de fer et des papiers tachés de chiffres, voilà le domicile de l’or moderne, son mobilier et les mites qu’il engendre dans sa boutique ou dans son étude…

Au contrat, il y avait encore quatre ou cinq numéros enflant l’apport du « futur époux ». Maître Souëf les détailla pieusement, l’assistance les écouta en proie à des effarements attendris. Adèle essuyait à chaque instant ses lunettes que la fièvre de sa dévotion couvrait d’une buée.

Elle allait répétant sans savoir qu’elle parlait :

— Très bien ! très bien ! ah ! je n’ai jamais rien entendu de si beau !

Et le bon Jaffret se frottait les mains en extase, chantant rrriqui huick tout au fond de son doux cœur.

Le docteur Samuel s’était mis dans un coin, il songeait. La comtesse Marguerite était très pâle et ses paupières demi-baissées cachaient mal l’éclair de ses yeux.

Maître Souëf reprit, après un silence qui avait ponctué le dernier chiffre, et pendant lequel il avait joui en artiste de l’effet produit par son grand air :

» Article quatrième : La future épouse apporte en mariage et se constitue en dot :

» 1o Personnellement, ses effets mobiliers, linge, hardes et bijoux.

» 2o Du fait de ses parents et amis ci-après dénommés, une rente de 25,000 francs que s’engagent à payer solidairement par quartiers Mme la comtesse Joulou du Bréhut de Clare, née Marguerite Sadoulas, M. Jaffret (Jean-Baptiste), rentier, M. le comte de Comayrol (Stanislas-Auguste) et M. Samuel-Meyer, sujet prussien, docteur-médecin des facultés de Paris et d’Iéna, soussignés.

» 3o Ses droits actuels et liquides, mais subordonnés à la production des titres à la succession de feu son père, M. Morand Fitz-Roy Stuart (Étienne-Nicolas) et à celle de feu sa mère Marie Gordon de Wangham, évaluées ensemble à la somme de (mémoire).

» 4o Ses droits actuels et liquides, etc., aux successions de demoiselle Désirée-Mathilde Fitz-Roy Stuart de Clare et de demoiselle Mathilde-Émilie Fitz-Roy Stuart de Clare, décédées en leur hôtel de la rue de la Victoire, le 5 janvier dernier, lesdites successions évaluées ensemble à la somme de un million trois cent trente mille francs, biens, immeubles et valeurs.

» 5o Ses droits actuels et liquides, etc., à la succession de dame Louise-Sophie-Mathilde Schwartz, née Fitz-Roy Stuart de Rothsay, en son vivant veuve et légataire universelle de M. Antoine-Jean Schwartz, associé de la maison de banque baron J.-B. Schwartz et Cie, ladite succession évaluée, biens meubles et immeubles, à la somme de cinq millions quatre cent soixante mille francs… »

Arrêtons-nous.

Au total, les apports réunis dépassaient de beaucoup vingt millions.

Le reste du contrat présentait peu d’intérêt, il ressemblait à tous les autres, et, malgré la valeur que le talent de Me Souëf prêtait aux phrases consacrées, la fin de sa lecture fut couverte par les conversations.

On signa en cérémonie, puis l’entretien devint immédiatement général.

C’étaient, en vérité, de bien bons amis de cette noble maison de Clare, ceux qui se trouvaient là réunis aujourd’hui, car on n’entendait de toutes parts que joyeuses félicitations. Maître Souëf allait de groupe en groupe, quêtant les compliments qui lui étaient libéralement accordés.

— J’ai voulu, disait-il, que ce contrat fût mon chef-d’œuvre. Je l’ai voulu : ai-je réussi ? c’est aux deux familles de répondre. Dans ma carrière si laborieuse et si bien remplie, je ne crois pas qu’on pût trouver un autre exemple de si importants apports réunis dans les circonstances si délicates. Enfin, je crois en être venu à mon honneur. Le gain matériel ici est bien peu de chose, et, d’ailleurs, je puis dire que je suis au-dessus de ces détails. Ma véritable récompense, je la trouverai dans la satisfaction des deux familles.

M. Buin était allé s’asseoir auprès de Georges.

Malgré l’énergie avec laquelle le malheureux directeur avait défendu qu’on lui parlât de sa mésaventure, il ne tarissait pas sur ce sujet ; et le prince Georges, chose qui assurément aurait pu sembler singulière, l’écoutait avec une attention soutenue.

Un groupe d’auditeurs curieux se forma autour d’eux. M. Buin, vieux et très habile fonctionnaire, à l’aide des renseignements recueillis de tous côtés dans la soirée, avait reconstruit si parfaitement l’histoire de l’évasion qu’aucun détail n’y manquait.

Bien entendu, il exagérait un peu, comme c’était son intérêt, la perfection, l’abondance des moyens employés et surtout l’importance des forces mises en œuvre.

Selon lui, dans cette diabolique soirée, le quartier tout entier avait été au pouvoir d’une puissante et mystérieuse occupation.

— Moi, disait-il, je n’ai pas l’esprit romanesque, et, dans notre état, on ne se monte guère l’imagination, mais les faits sont les faits. Ce Clément était protégé par des personnes considérables. Je ne les accuse pas, mais je m’étonne et j’en ai bien le droit. Qui peut-il être ? Voudriez-vous me faire croire que, pour ouvrir les portes de la Force à un vulgaire assassin, on a mis en ligne une armée capable de prendre le donjon de Vincennes ?

— Le fait est, dit Samuel, qu’il y a là une énigme.

Adèle perça le groupe et ajouta :

— C’est évident ! Pauvre ami, je vous ai annoncé que nous causerions. J’ai des détails. Notre glacier demeure auprès du Gymnase. L’employé qui accompagnait les rafraîchissements, car on va vous offrir une petite collation bien gentille… toute simple, bien entendu : ce n’est pas nous qui sommes les millionnaires… L’employé du glacier m’a fait savoir que la mécanique s’étendait tout le long du boulevard jusqu’au Château-d’Eau. Et je vous signale un des vôtres, chez M. Buin, le seul qui ait poussé sa pointe hors du quartier. Celui-là est un bon !

Au moment où il allait atteindre le fiacre, — le fiacre dont vous venez de parler et qui emportait le condamné, — il a été entouré, battu, renversé par une véritable émeute. Mon glacier est de ceux qui ont aidé à le relever tout meurtri. On lui a demandé son nom et je vous le donne : c’est un de vos gardiens, M. Noël. Mettez-le sur vos tablettes.

— Où cela s’est-il passé ? demanda M. Buin.

— Entre La Galiote et le faubourg du Temple.

— À un kilomètre et demi de chez nous ! fit observer le malheureux directeur, les bras en tombent ! Et le parquet ne veut pas croire !

Avez-vous remarqué, voulut dire Me Souëf, l’article 7, relatif aux reprises de la future épouse, en cas de mort du conjoint ?…

Mais M. Buin l’interrompit impétueusement et s’écria, abusant un peu des heures qu’on a pour maudire ses juges :

— Est-ce qu’ils se figurent que je tiens à leur boutique ? J’ai pendu ma décision à la porte de mon cabinet, ils n’auront même pas besoin d’entrer pour la prendre. Ah ! vous ne connaissez ni l’administration, ni le palais, ni le train-train des routines suivi par les dindons empaillés ! Malgré l’heure qu’il était, j’ai vu tout le monde au parquet et à la préfecture. On m’a ri au nez quand j’ai parlé d’une grande organisation de malfaiteurs. « Les Habits-Noirs, n’est-ce pas, m’a dit un petit substitut qui n’a pas fait toutes ses dents, mais qui est plus vieux qu’Hérode, nous la connaissons celle-là, elle n’est plus bonne du tout, du tout ! Et d’ailleurs, s’il y avait vraiment une association de trente à quarante mille messieurs comme il faut, parmi lesquels on compte des marquis, des millionnaires et des chefs de division, nous n’aurions plus qu’à nous en mettre, hé, monsieur Louban ? » M. Louban, qui est l’homme le plus fin de Paris (officiel) et chef de service rue de Jérusalem, a répondu en haussant les épaules : « Moi, je cherche un Habit-Noir depuis 25 ans pour le disséquer et le décrire dans le Journal des savants, jamais je n’en ai rencontre pied ni aile, et notez que nos inspecteurs s’amusent entre eux à se demander s’il fera jour demain. C’est plus rance que de l’huile à quinquet et bête comme l’histoire de Peau d’âne. Non, non, non, il n’y a pas besoin de cinquante mille hommes et d’un caporal pour faire glisser les prisonniers entre les doigts des directeurs de prisons. » Insolent gredin ! Et blâmer encore ceux qui font de l’opposition au gouvernement !

Ce bon M. Buin était écarlate, et les yeux lui sortaient de la tête.

— Si, au contraire, insinua maître Souëf, c’est la future épouse qui décède la première…

Mais le contrat était à mille lieues.

— Moi, d’abord, je mettrais ma main au feu, s’écria Adèle, qu’il y a des Habits-Noirs et que Clément le Manchot est leur chef !

— Veut-on nous faire place ? demanda la comtesse Marguerite, qui arrivait au bras de Comayrol.

Elle ajouta en souriant, pendant que le groupe s’ouvrait :

— N’ayez pas peur, nous ne sommes pas des Habits-Noirs.

C’était fort gai, et cela fit beaucoup rire.

— Belle dame, dit le pauvre M. Buin, je vous prie de m’excuser, si j’ai apporté ici une préoccupation…

— Bien naturelle, interrompit Marguerite, et à laquelle nous prenons part, je vous l’assure. Vous êtes tout excusé, bon ami, mais il n’en est pas de même de M. le prince de Souzay, qui n’est ni directeur de prison, ni prisonnier évadé, j’aime à le croire, et qui nous abandonne de la façon la plus inexcusable.

Georges rougit et se leva vivement.

— Comte, je vous remercie, reprit Marguerite en quittant le bras de Comayrol ; vous avez votre liberté.

Georges présenta aussitôt le sien.

— Est-ce que vous êtes très timide, mon cousin ? demanda Marguerite.

— Encore plus que je ne pourrais le dire, ma belle cousine, répondit Georges.

— Alors, ce n’est ni éloignement ni indifférence ?

— Pour mademoiselle de Clare ?… Non certes.

— Vous me feriez plaisir en me disant que vous l’aimez et que votre vœu est de la faire bien heureuse.

— Ma cousine, je vous l’affirme de tout mon cœur.

Ils arrivaient auprès de Mlle Clotilde, qui était plus rose qu’une fleur et dont le regard demi-baissé n’exprimait pas trop de rancune.

La place de Marguerite restait vide à côté d’elle, Georges s’y assit, mais non pas de lui-même ; Marguerite avait lâché son bras en lui indiquant du doigt le fauteuil.

— Prince, dit-elle gaîment, je vous préviens que notre chérie est plus brave que vous.

En ce moment, Laurent, le domestique qui ressemblait à un rentier, ouvrit la porte et annonça que la collation était servie.

— Messieurs, la main aux dames ! ordonna Adèle.

Il y eut un grand mouvement dans les groupes.

— Est-ce que vous avez bien faim, mon cousin ? demanda Marguerite, dont le regard était comme un joyeux défi.

— Je n’ai pas faim du tout, répondit Georges.

— À la bonne heure… et vous, mignonne ?

— Ni moi non plus, répliqua Mlle Clotilde ; mais vous feriez mieux de dire tout de suite à M. de Souzay que c’est moi qui l’ai envoyé chercher. Je ne veux pas me marier avant d’avoir causé avec mon mari.

— Vous voyez, prince, murmura la comtesse toujours souriante. Vous allez être interrogé, tenez-vous bien !