La Bande Cadet/Partie 2/Chapitre 05

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E Dentu (tome IIp. 49-58).
Deuxième partie


V

Les intrigues d’Échalot


Eugène Sue fit un jour la plus hardie de toutes les excursions connues à travers les souterrains de Paris. Bien des gens purent croire qu’il avait mesuré, et même exagéré les profondeurs de l’abîme comme ce puissant trouveur, Jules Verne, quand il nous mène, à l’ombre des forêts de champignons, jusqu’au noyau de la terre, ou qu’il voyage, sans parapluie, à trois mille brasses au-dessous du niveau de la mer.

Ceux qui crurent cela se trompaient. Une imagination comme celle d’Eugène Sue lui-même aurait beau se tendre et s’allonger, jamais elle ne saurait atteindre le fond de notre civilisation ou de notre barbarie.

Un seul phénomène paraît démontré, un seul fait certain, et ici, c’est encore la fantaisie de Jules Verne qui a raison. Quand on creuse un puits sous Paris et qu’on y descend, la lanterne à la main, l’horreur espérée est tout aussitôt vaincue par le grotesque : plus de grands chênes aux ombrages menaçants, rien que des champignons pour faire le paysage.

En suivant cet ordre d’idées, par exemple, le voyageur n’est jamais à bout de découvertes et de surprises, surtout dans ces prodigieuses pénombres, où grouillent les gens et les choses de l’art déclassé. Ce n’est pas le peuple, entendons-nous bien, qui végète là-bas, ni même une partie du peuple ; c’est un peuple à part composé d’homoncules semblables à celui qui jaillit un soir du fourneau du docteur Faust. Seulement, le docteur Faust n’est pas de chez nous, et les chimistes qui ont créé nos hommes-cryptogames font leur cuisine dans les caves théâtrales.

Ils n’ont jamais été, ces créateurs, dans leurs mixtures, beaucoup au-delà du thé de Mme Gibou ; leurs fils, qui caricaturent nos héroïsmes et nos bassesses au fond de l’égout, participent d’eux, et forment cette étrange catégorie des charlatans forains, troupeau plus ignorant, plus superstitieux, plus « gobeur » que la cohue même qui le contemple.

Nos faubourgs commencent à se moquer du mélodrame ; la foire y croit encore, et au milieu du déniaisement universel, la famille de Bilboquet vit d’illusions mangées aux vers. Elle cherche « le secret », elle attend « le trésor » ; pour elle, il semble qu’une lessive de comique effréné, mais plaintif, déteigne sur tout et ne laisse rien de vrai à la surface du globe.

S’il y avait un poète assez audacieux pour montrer au public dans sa réalité invraisemblable ce monde, ce pauvre monde des douleurs cocasses et des hallucinations hébétées, notre siècle aurait son épopée immortelle, au moins en ce qui concerne le ruisseau.

Et je vous l’affirme, tant nous connaissons peu et mal ce qui est tout près de nous, notre siècle croirait qu’on lui parle de la lune !

Échalot était un artiste au cœur plein de poésies chevaleresques ; Similor, son ami, également artiste, mais moins loyal, joignait à tous les défauts d’un bon « traître » le goût de l’argent qu’on emprunte aux dames. Échalot lui-même s’était avoué depuis longtemps que son Pylade ne jouissait pas d’un noble caractère.

Échalot n’avait pas fait fortune depuis cette soirée où nous le vîmes, à la fois nourrice et sentinelle, guetter la porte cochère de l’hôtel Fitz-Roy et allaiter le jeune Saladin au corps de garde de la rue Culture-Sainte-Catherine.

Probe, laborieux, délicat, sentimental, adonné à l’intrigue sans savoir ce que c’est, fidèle à l’honneur qu’il définissait vaguement et dans des termes inconnus aux moralistes, Échalot ne vivait pas bien, mais il vivait d’art, jaloux de son indépendance et vendant du poil à gratter.

Similor, père naturel de Saladin, ne s’était pas bien conduit avec Échalot ; il avait même essayé de l’étrangler, un soir (au mépris de l’amitié ! disait Échalot) pour quatre pièces de cent sous qui se trouvaient ensemble dans la caisse étonnée. Saladin lui-même avait mal tourné, malgré les excellents principes à lui inculqués dès le berceau. Comme famille, il ne restait à Échalot que cette petite coureuse de nuit, Lirette, connue du docteur Abel Lenoir, et qui apportait des bouquets de violettes au prince Georges de Souzay.

Il sera beaucoup parlé de Lirette dans la suite de ce récit.

Échalot était, après Dieu, maître du plus pauvre parmi les « établissements » composant l’humble foire qui se tenait alors sur la place Clichy, dont on achevait les aménagements. Onze heures venaient de sonner au restaurant du Père-Lathuile, le seul temple qui fût aux environs. La baraque plus que modeste d’Échalot était fermée, et la nuit empêchait de voir son « tableau » abondamment endommagé, et représentant une robuste déesse couchée sur le dos au moment précis où Hercule, fils de Jupiter et d’Alcmène brandissait sa massue pour lui casser un pavé sur le nombril.

Auprès de la barque se trouvait la maison-chariot, de forme antédiluvienne, et presque complètement désemparée, qui avait dû faire bien des fois son tour de France. Elle était timbrée d’un large écusson ovale portant cette mention : « Spectacle Échalot de Paris, élévations, suspensions, physique, électricité, combats et mystères, offerts aux habitants de cette ville, avec permission spéciale des autorités. »

La place était déserte déjà depuis du temps. Un vent âpre secouait les arbres dépouillés des boulevards extérieurs. C’est à peine si quelques passants se voyaient à de longs intervalles, hâtant leur marche et rasant les maisons.

Les baraques de la foire dormaient : l’hiver, on n’essaye même pas d’attirer « le monde » après la nuit tombée. La seule lumière qui se montrât dans le campement forain brillait à l’intérieur de la voiture-Échalot par les fentes d’un volet peint en écarlate et lamentablement fendillé.

Dans une cabine ayant trois fois la contenance d’un cercueil, Échalot veillait, pensif et assis sur un tambour d’harmonie. Il était vêtu d’un lambeau qui restait du costume de magicien, porté jadis avec gloire par feu son maître, M. Samayoux, magnétiseur de toutes les diverses cours étrangères. Auprès de lui était une soucoupe, humide encore de gloria et dans laquelle trempait une spatule, réduite au métier de petite cuiller.

Au plafond, dans un filet tendu, se voyaient la tête embaumée d’un guillotiné, le parapluie de Mme Samayoux et sa guitare. Un caniche empaillé sommeillait sous la table.

Les cheveux d’Échalot grisonnaient, quoiqu’il ne portât pas plus de quarante ans. Il tenait à la main un graisseux portefeuille et réfléchissait laborieusement. L’expression de sa pauvre bonne figure reculait les bornes de la naïveté.

— Quant à ça, dit-il avec découragement, le travail de cabinet m’incommode, à la longue, de fatiguer mon cerveau délabré par les malheurs d’une carrière, que si j’en écrivais mes mémoires, l’univers ne voudrait pas y ajouter foi, c’est sûr.

Il s’arrêta après cette redoutable phrase et poussa un soupir de bœuf.

Mais il reprit aussitôt pendant que deux larmes venaient au coin de ses yeux :

— Affligé, rapport au sentiment que je nourrissais pour elle, dans Léocadie, veuve de M. Samayoux, dont je ne peux pas regarder encore son parapluie sans m’arracher des pleurs, trahi par l’amitié qu’est le premier bien de la vie par Similor qui m’a lâché, emportant mes économies, refroidi de mes illusions et chimères au sujet de Saladin, je ne vois plus à mon horizon couvert de sombres nuages que la banqueroute dont tout jusqu’à mes nippes sera vendu à la porte un de ces quatre matins par le gouvernement !

Il poussa un second soupir, mais plus gros et accompagné d’un maître coup de poing qu’il s’appliqua au milieu du front.

— Reste Lirette, dit-il, c’est vrai, et le secret impénétrable ! Je connais le truc de profiter des circonstances d’un mystère qu’on peut avec elles s’introduire dans le sein d’une famille titrée et la faire chanter loyalement, le père d’un côté, la mère de l’autre et l’enfant pareillement à part, sans manquer à l’honneur, puisqu’on vend ce qu’on sait, pas vrai, à ceux qu’ont besoin de l’acheter pour en faire leur bonheur. Sans doute, mais je n’ai pas encore sondé le fond du mystère, et où prendre l’adresse de la famille ?

Il serra sa tête dans ses mains, qui n’étaient pas propres, et de sa poitrine sortit un véritable mugissement.

— Bon, bon, bon ! poursuivit-il comme s’il eût répondu à la suggestion d’un Méphistophélès invisible, on sait ça aussi bien que vous. Lirette arrive à l’âge des ris, des grâces, des amours, et la ceinture de Vénus, hein ? y a de l’argent au fond de ça ? Connu, M. Tupinier est un vieux criminel qu’en a glissé déjà deux mots sans avoir l’air, et le négociant de la rue d’Amsterdam… Je sais bien qu’au fond, ça n’attaque pas l’honneur, pourvu qu’on place à la caisse d’épargne, ils disent tous ça ; mais les préjugés, ça tient dur. J’ai des préjugés, moi, sans que ça paraisse… et puis allez donc proposer des choses de même à Mlle Lirette ! moi, d’abord, je ne me vois pas dans ce rôle-là.

Il ne se doutait guère, le pauvre diable, qu’en prononçant ces paroles, son humble physionomie s’était éclairée d’un rayon de belle fierté. — Ils ne connaissent ni le bien ni le mal, — ni rien !

Un instant, il resta silencieux et perdu dans l’incohérence de sa méditation, puis il ouvrit son portefeuille souillé pour en retirer un chiffon, couvert d’informes caractères.

— Le secret est là ! murmura-t-il. Heureusement que je sais écrire pas mal, ayant été apprenti pharmacien. Seulement, ça me paraît que c’est du latin, et je n’ai pas poussé mon éducation jusque-là : j’essaye toujours de lire comme la petite le disait : « Orémusse, petrat sube ondessimat… »

Il s’interrompit brusquement et remit avec prestesse le chiffon dans le portefeuille. On venait de frapper à la porte de la baraque.

— Qui peut venir à cette heure ! pensa Échalot stupéfait. Va-t’en voir si j’ouvrirai !

Au-dehors, on frappa de nouveau, et une voix mielleuse dit à la plus large fente du volet :

— Ne fais pas semblant de dormir, ma vieille ; ouvre, tu verras qu’il fait jour.

— Cadet-l’Amour ! balbutia Échalot qui devint pâle.