La Bande Cadet/Partie 2/Chapitre 12

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E Dentu (tome IIp. 131-141).
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Deuxième partie


XII

Payer la loi


Lirette commença aussitôt sa seconde lecture.

« Rapport no 1, présenté à monsieur (le nom était biffé avec soin) par Joseph Clampin, dit Pistolet, ancien auxiliaire particulier de l’inspecteur Badoit, rue Vieille-du-Temple, no… à Paris.

« (Note pour Mlle Clotilde (Lirette). Ceci est mon début et je ne maniais pas encore la plume avec facilité. J’ai rédigé ce rapport trois semaines environ avant le crime de la rue de la Victoire. Comme je suis sûr de vaincre un jour les mauvaises volontés et de parvenir à des postes avantageux dans l’administration, je ne nomme personne parmi ceux qui m’ont repoussé : devant être plus tard leur collègue ou leur supérieur.)

» Monsieur le (titre raturé), je prends la liberté de vous adresser les renseignements suivants comme spécimen de mon savoir-faire ; avec l’expression respectueuse de mon envie d’obtenir une place d’inspecteur auxiliaire dans votre honoré service.

» Le 10 décembre 1852, au matin, j’appris par un moyen à moi particulier qu’une réunion de la bande Cadet devait avoir lieu le soir même à l’estaminet de l’Épi-Scié, sis rue des Fossés-du-Temple, avec entrée sur le boulevard, au lieu-dit La Galiote.

» Je n’ai pas à vous apprendre que depuis longtemps le bruit public désigne ce repaire comme un des principaux rendez-vous des malfaiteurs subalternes soudoyés par les Habits-Noirs… »

— Repaire ! grommela Échalot : c’est un joli établissement ! Cinq billards ! Excusez !

Lirette continuait :

« J’avais fait de longue main, et dans un but que je n’ai pas besoin de vous expliquer, la connaissance de la vieille dame de comptoir qui porte ce sobriquet : la reine Lampion.

» Elle passe pour avoir été dans sa jeunesse la concubine d’un homme que mon ancien patron, M. Badoit, inspecteur, a éclairé pendant bien des années, sur votre ordre exprès : M. Lecoq de la Périère, dit Toulonnais-l’Amitié. Grâce à elle, ma figure est connue autour des billards.

» Je peux entrer et sortir sans exciter le soupçon.

» C’est dans la première salle de billard à droite en entrant que les débris de l’association des Habits-Noirs se rassemblent ordinairement : Je dis les débris, car, depuis la mort du Père-à-tous, l’armée du Fera-t-il jour demain semble aller à la débandade, et c’est à peine si on parle encore argot de temps en temps à l’Épi-Scié.

» Ce soir-là, cependant, il y avait au billard une animation extraordinaire, et je reconnus bon nombre des anciens habitués parmi les joueurs de poule, entre autres le voleur Cocotte, son ami Piquepuce que j’avais complètement perdu de vue, Saladin, un coquin à peine sorti de l’enfance… »

— Ah ! la drogue ! gémit Échalot ; mon propre nourrisson ! se faire signaler, dans un rapport !

« Similor, son père, la fille Nez-d’Argent, sa maîtresse… »

— Si jeune ! soupira Échalot, aller déjà avec des femmes de quarante-deux ans ! et infirmes de leur principal trait du visage !

« … Et enfin, Clément-le-Manchot, misérable brute qui semble avoir remplacé l’ancien tueur du colonel, le fameux Coyatier, dit le Marchef. La présence de ce Clément valait à elle seule tous les autres symptômes. Évidemment mes renseignements étaient exacts : il y avait une affaire sous jeu.

» Le difficile c’était de savoir quelle affaire.

» Selon ma coutume, je m’assis auprès du comptoir et je payai un panaché-cassis à la reine Lampion, toujours sensible à ces politesses, — mais quand vient le soir, elle est lourde, maintenant, et n’ouvre plus la bouche que pour avaler.

» Je sus par elle pourtant qu’il y avait des personnes huppées au premier étage dans l’ancien « confessionnal » du colonel, — ce réduit où vous fûtes si près de capturer le Père-à-tous le soir du pillage de la caisse J.-B. Schwartz. Cinq personnes étaient là.

» — Je ne suis pas bien sûre que tu « en manges, » petit, me dit la reine Lampion dans un moment lucide. On ne sait plus à qui on parle maintenant, et d’ailleurs, si tu n’en manges pas c’est tant mieux pour toi, car c’est des vilains ragoûts qu’on fait dans cette cuisine-là.

» Et sa tête tomba sur sa poitrine. Elle ronflait.

» Je me mêlai aux groupes qui causaient gaiement. C’était une renaissance comme ils disent : de la hausse à leur bourse, mais personne ne semblait savoir au juste de quoi il s’agissait.

» Le but principal de ce rapport, Monsieur le (titre raturé), est, tout en vous mettant sur la trace d’un crime projeté, de vous bien éclairer sur l’importance d’un des trucs de la bande Cadet, qui lui a été légué par les Habits-Noirs : la chose de payer la loi, c’est l’expression même dont ils se servent. Je ne puis malheureusement vous dire ni le nom des victimes menacées (elles sont deux et ce sont des femmes), ni le lieu où le crime doit être commis. Je sais seulement que c’est un ancien hôtel, occupé maintenant par plusieurs locataires et précédé par une grande cour plantée d’arbres.

» Il m’est permis de vous certifier cela parce que cette disposition des lieux a été signalée devant moi très clairement pour la mise en scène qui suivra le meurtre, mise en scène destinée à faire tomber en vos mains l’innocent qui devra payer pour le coupable…

» Permettez-moi ici d’insister sur ce genre de crime à deux tranchants, qui frappe à droite et à gauche, par l’assassinat d’abord, ensuite par la répression même.

» C’est, à proprement parler, la fabrication du moyen propre à créer l’erreur judiciaire.

» Non seulement il y a assassinat, non seulement les coupables échappent à la justice, mais encore un tiers, un homme qu’on a intérêt à supprimer tombe dans la trappe. Ai-je à faire ressortir le bénéfice double et triple de cette diabolique opération ?

» Je ne prétends pas que le fait soit arrivé ; on le dit, mais ayant le désir d’entrer le plus tôt possible dans l’administration, mon jugement est tout porté en sa faveur.

» Mon humble rôle est seulement d’appeler votre attention sur une possibilité dangereuse, et j’espère qu’on ne m’en voudra pas pour cela.

» C’est, du reste, de ce côté que se portent tous les soins de la bande Cadet. Elle sait qu’au moyen de son procédé, il existe pour elle une véritable assurance contre les suites du crime et elle déploie pour la fabrication du prétendu coupable une très grande habileté. Je donne un exemple : c’est la bande Cadet elle-même qui a coupé le bras droit du misérable appelé Clément-le-Manchot. Il y a dix-huit mois de cela. Son bras lui fut acheté de gré à gré.

» Pourquoi ? parce que l’homme choisi d’avance pour payer la loi dans l’affaire dont j’ai l’honneur de vous entretenir n’a qu’un bras.

» Celui-là est jeune, un appât amoureux qu’ils ont peut-être tendu, l’attire dans la maison du meurtre. Entre eux ils l’appellent « le petit duc ».

» Et j’ai cru comprendre qu’il est l’héritier des deux femmes condamnées à mourir ; c’est encore un de leurs trucs, ils jouent tant qu’ils peuvent de la maxime romaine : « Celui-là est présumé coupable à qui le crime profite. »

» Le « petit duc » sera arrêté un quart d’heure après le meurtre commis, dans la cour plantée d’arbres, au moment où il sortira du logis de sa maîtresse.

» Je me résume : affaire montée à terme ; l’indication du lieu manque, les noms des victimes ne me sont pas connus. Date du coup, 5 janvier, motif de la fixation inconnu encore. Mais voici du moins des jalons précis : nom de l’instrument, Clément-le-Manchot ; adresse, rue Vieille-du-Temple, no… (il couche dans un grenier de la maison que j’habite).

» Noms des chefs de la bande Cadet présents au « confessionnal » ce soir-là :

« Adèle Jaffret, docteur Samuel, Marguerite, Comayrol, Jaffret.

» C’est plus qu’il n’en faut pour couper l’affaire en herbe. »

Un second papier était attaché au premier par une épingle.

Il disait :

» Annexe au rapport no 1. Pas de réponse. Sur informations prises, aucune trace de l’envoi ne fut retrouvée. M. le (titre raturé) affirma qu’il n’avait rien reçu et je ne fus pas nommé auxiliaire.

» N’ayant pas renoncé le moins du monde à mon idée d’entrer dans l’administration, je tiens pour vrai que mon rapport n’a pas été lu.

» Et néanmoins, depuis lors, les chefs de la bande Cadet n’ont jamais reparu à l’estaminet de l’Épi-Scié, et Clément le Manchot ne couche plus que par hasard dans son grenier, quand il n’a pas de quoi dormir à la corde.

» Il y a eu pendant trois mois, à la prison de la Force un Clément le Manchot, qui n’était pas le mien, accusé du meurtre des demoiselles Fitz-Roy, lequel fut bien commis le 5 janvier, rue de la Victoire, dans un ancien hôtel avec cour plantée d’arbres, comme cela était spécifié dans mon travail.

» Si quelqu’un demande pourquoi je n’ai pas parlé depuis mon rapport, je répondrai que j’avais peut-être mes raisons pour cela. La bande Cadet est un gibier blessé qui va maintenant au hasard ; moi, je la suis comme un chien, le nez par terre. On verra bien ce qu’il en adviendra. »

Lirette se tut.

Échalot demanda :

— Est-ce tout ?

— C’est tout ce qu’il y a d’écrit, répondit la fillette.

Échalot eut un bâillement à se démonter la mâchoire.

— Dans mon habitude que j’ai de l’intrigue, dit-il, je ne trouve pas ce rapport-là fort comme le Pérou. Pistolet n’est pas un assez gros poisson pour jouer le rôle de la Providence dans un ouvrage à spectacle en dix tableaux. Je lui raconterai, quand il voudra, l’histoire de M. Remy d’Arx, qui était riche et savant, et magistrat, fils de magistrat, et qui aurait dû compter sur l’administration, celui-là ! Il voulut aussi, pour son malheur, lutter contre les Habits-Noirs…

— Monsieur Pistolet, interrompit Lirette, a fait un rapport sur M. Remy d’Arx. Je l’ai lu et j’ai bien pleuré.

— Adressé à qui, ce rapport ? à la préfecture ?

— Oh ! non… à M. Abel Lenoir.

— Bigre ! fit Échalot : il n’a donc pas renoncé, le docteur ! Encore un qui a été mordu !

Lirette reprit avec une certaine emphase :

— Monsieur Pistolet est un plus gros poisson que vous ne croyez, mon père. S’il n’a pu empêcher ni l’arrestation ni la condamnation d’un innocent, du moins lui a-t-il rendu la liberté. Hier au soir, pour l’évasion du prétendu Clément le Manchot, il avait plus de soixante agents autour de la Force.

Échalot enfla ses joues.

— J’avais pourtant bien promis de ne plus me mixturer dans tout ça ! murmura-t-il. Est-ce que je vas m’y replonger ! Je savais que le Manchot de la Force était aux champs ; mais soixante agents ! bigre, bigre !… Et le docteur Lenoir à leur tête !

— C’est pour aller chez lui, ma belle robe, expliqua Lirette, et M. Pistolet va venir voir si elle me va bien.

— À quelle heure ?

— Il devrait être ici depuis minuit…

Une petite voix faible et cassée entra dans la cabine comme un souffle de vent. Ni Échalot, ni Lirette n’auraient su dire d’où elle partait.

— À minuit comme à midi, prononça-t-elle distinctement, il fait jour, si c’est la volonté du Père…