La Bande Cadet/Partie 2/Chapitre 15

La bibliothèque libre.
E Dentu (tome IIp. 167-179).
Deuxième partie


XV

Discorde au camp


Au premier étage de l’hôtel Fitz-Roy, dans le petit salon où la corbeille de noces était encore exposée sous son voile de mousseline brodée, tout ce qui restait du conseil suprême des Habits-Noirs était réuni sous la présidence d’Adèle Jaffret, qui venait de rentrer après sa nocturne excursion (rôle de Cadet-l’Amour).

La discorde était au camp.

Adèle, ou, si mieux vous l’aimez, M. le marquis de Tupinier, comme tous les pouvoirs exécutifs, avait à subir les reproches de son parlement.

Il faut réussir quand on gouverne. Samuel et Marguerite ne parlaient de rien moins que de « couper la branche, » mesure analogue à celle dont usaient les sultans, mécontents de leurs grands vizirs. C’est dans les tragédies.

— Marquis, disait cette belle Marguerite, vous nous avez fait accroire que vous aviez l’intime confiance du colonel ! vous étiez sur la trace du grand secret, vous saviez où trouver la formule mystérieuse indiquant le lieu précis où il faut fouiller la terre pour découvrir le Trésor.

— Et vous nous avez trompés, poursuivait Samuel, vous n’étiez comme nous tous qu’un instrument aveugle entre les mains du Père ; vous nous avez conduits au hasard, tantôt ordonnant des meurtres inutiles, tantôt combinant des plans extravagants qui ne devaient pas, qui ne pouvaient pas aboutir. Depuis cinq ans, nous perdons notre temps et nous usons nos forces à préparer cette mauvaise comédie d’un mariage entre les deux derniers héritiers de Clare… Et voilà que, dans cette union, la fiancée n’est pas une de Clare, et que le fiancé n’est qu’un fils naturel de votre nièce Angèle Tupinier !… Prenez garde à vous !

— Je tiens les ficelles, voulut objecter Adèle, car tous les « discours-ministre » se ressemblent ; les choses vont admirablement bien. Rien ne m’étonne dans les événements, c’est moi qui les mène. Le Manchot nous trahissait, je l’ai réglé, ce soir. Je viens de voir la fillette du vieux Morand, la vraie Tilde, le secret est sous notre main. Quant à nos fiancés, le jeu était bien plus dangereux encore que vous ne croyez, car Georges de Clare (je persiste à penser qu’il est le duc) nous a percés à jour, et notre Clotilde, celle d’ici, lui appartient corps et âme. J’étais là, entre eux, hier au soir (dans la volière, est-ce adroit !) pendant qu’ils vidaient leur sac. Quel besoin avons-nous d’eux ?… Place nette ! voilà le véritable plan. Si nous avons les actes demain, nous choisirons celui et celle qui en doivent profiter, et quand les actes manquent, eh bien ! sacré tonnerre, au pis-aller, on les fabrique !

Marguerite et Samuel échangèrent un regard.

— Est-ce là tout ce que vous avez à nous proposer, marquis ? demanda le docteur. Autant dire que nous sommes perdus… perdus par vous !

Marguerite et lui se levèrent en même temps, armés tous les deux, et une arme n’était pas à dédaigner dans la main de Marguerite.

Elle avait fait ses preuves.

Mais Adèle était déjà debout, et ses doigts osseux serraient le manche de ce long couteau qui avait poignardé le Manchot dans son grenier.

En deux bonds, Adèle s’abrita derrière la table.

En passant, elle avait renversé la lampe qui se brisa contre le plancher et s’éteignit.

Il fait nuit, pas vrai ? cria-t-elle, mais c’est moi qui l’ai faite. Je suis le maître ! Vous voilà quatre contre moi, c’est bon ! à qui le tour ? On va couper quatre branches au lieu d’une !

Elle se rua sur le docteur Samuel qui recula ; mais au moment où elle allait frapper, une lueur pâle éclaira tout à coup les ténèbres comme si la lampe se fût sourdement rallumée.

En même temps, la porte qui faisait face à l’entrée principale s’ouvrit lentement.

Le bras d’Adèle tomba, pendant que ses quatre adversaires laissaient échapper le même cri de stupeur :

— Le colonel Bozzo !

Cette étrange créature, que nous avons appelée le fantôme était debout au-devant de la porte, refermée à demi, et tenait encore à la main la lampe du vestibule.

Le colonel Bozzo, puisqu’on lui donnait ce nom glorieux et terrible dans l’histoire du banditisme parisien, avait « soigné son entrée » comme on dit au théâtre. Sa pose était gaillardement comique ; il avait relevé son bonnet de soie noire de travers.

Il se dressait maigre et long dans sa douillette, sous laquelle le coffret dessinait une petite bosse carrée.

— Bonjour, bonjour, bonjour, mes amis chéris, dit-il de sa voix doucette, plus flûtée encore qu’à l’ordinaire. Tu as gardé de beaux restes, Marguerite, ma perle ! Samuel, mon fils, tu n’es pas plus joli qu’autrefois. Va bien, Comayrol ? Jaffret, comment se portent tes oiseaux ?… Viens ça, marquis, et débarrasse-moi de ma lampe.

Adèle obéit.

— Petite parole mignonne ! reprit le colonel, comme nous disions du temps du Directoire exécutif, ça me fait plaisir de vous revoir, mes enfants… Avance un fauteuil, Marguerite. Ce n’est pas qu’il y ait bien loin d’ici le Père-Lachaise, mais on s’engourdit les jambes, là-bas, hé, hé, hé, hé ! J’ai toujours de temps en temps le mot pour rire, vous voyez, c’est mon caractère.

Marguerite obéit à son tour, et, avant de s’asseoir, le colonel la baisa galamment sur les deux joues.

Aucun des cinq n’avait encore prononcé une parole.

Ils semblaient positivement stupéfiés.

Le colonel s’étala commodément dans son fauteuil, et se mit à tourner ses pouces en regardant tour à tour avec une compassion un peu méprisante chacun des membres de la piteuse assemblée.

— Voilà donc ce qui reste des Habits-Noirs ! dit-il après un silence. Voilà mes élèves et mes successeurs ! C’est ça la bande Cadet ! Eh bien ! eh bien ! mes pauvres bijoux, vous aviez essayé plus d’une fois de m’envoyer, avant l’heure, là où je suis maintenant. Je vous avais bien dit que vous me regretteriez.

— Père, dit Marguerite, et son accent suppliait, êtes-vous venu pour nous sauver ?

— Un petit peu, un petit peu, mon amour… pour cela et encore pour autre chose…

— Est-ce que vous allez vous remettre à notre tête ?

— Ah ! mais non ! Je me trouve très bien comme je suis. On a des préjugés contre l’autre monde…

— Ne raillez pas, Maître, fit Samuel, à quoi bon ?

— Toi, docteur, repartit le fantôme en le menaçant du doigt, tu es un sceptique, je sais bien cela. Tous les médecins sont des païens. Je ne raille pas du tout. Je suis mort, mort, mort, très mort !… Seulement, à cause de ma bonne conduite, le gardien du cimetière me donne une nuit de sortie de temps en temps… mais parlons de vous, fanfans, mes minutes sont comptées et j’ai à vous dire des choses d’une certaine importance : vous supposez bien que je ne me serais pas dérangé sans cela… Vous êtes tordus, mes pauvres bébés, mais là, tordus ! J’ai causé hier soir avec quelqu’un de la préfecture : on disserte là-bas sur votre méthode de payer la loi comme si c’était médaillé à l’exposition. Peut-être n’y croit-on pas encore tout à fait, car il n’y a pas d’yeux si bien crevés que ceux des clairvoyants, payés pour être microscopes ; mais la rue de Jérusalem rajeunit son personnel tout doucement. Parole d’honneur ! j’y ai vu un chef de bureau qui n’a pas de besicles ! Vous êtes tordus, tordus, tordus ! On vous lorgne : il faut jouer votre va-tout, non pas demain, mais aujourd’hui.

— Vous nous aurez dénoncés ! gronda Adèle.

— Toi, marquis, riposta le colonel sans se fâcher, tu ne valais pas le Marchef, mais enfin, tu faisais encore un tueur assez propre. Pourquoi diable as-tu changé le vilain bonhomme que tu étais en horrible vieille femme ? Marguerite, à la bonne heure, voilà un général d’armée ! seulement elle a peur depuis qu’elle a gagné un vrai titre de comtesse au loto ! Samuel encore passe, quoiqu’il ait toujours été trop prudent ; mais toi, Tupinier, hyène enragée, tu fais le mal pour le mal, ce qui est le comble de la bêtise, tu te mets en colère, tu te venges !… Ne réplique pas ! je sais ton histoire de cette nuit avec le pauvre Manchot…

— Il trahissait… voulut dire Adèle.

— Tais-toi ! tu as fait ripaille de sang, chacal ! Chien ivre, cuve ta curée ! Ta pendule est-elle juste ? Cinq heures de nuit ! Dépêchons ! Nous n’avons que le temps.

Le vieux se campa commodément dans son fauteuil et reprit d’un ton tranchant :

— Vous avez gâté la comédie, pauvres hères que vous êtes ; passez franchement au mélodrame : vous vous entre-mangerez au dénouement, si vous voulez. La fille de papa Morand vous échappe, quoique Tupinier n’ait pas menti tout à l’heure en disant qu’il l’a vue, cette nuit. Vous ne pouvez rien contre elle : peut-être que je la protège. Reste l’héritier de M. le duc de Clare qui vint mourir dans cette maison même il y a onze ans et qui me confia ses papiers de famille comme au seul honnête homme qu’il eût connu en ce monde, hé hé hé ! Voilà un homme de goût et de bon sens ! Cet héritier-là vaut un demi-million de revenus, c’est encore un assez joli denier, dites donc. Il faut qu’aujourd’hui même ce joli garçon-là soit réglé !

— Il y a deux jeunes gens à l’hôtel de Souzay, objecta Marguerite, duquel parlez-vous ?

Adèle haussa les épaules.

— De peur de se tromper… commença-t-elle avec son hideux sourire.

Mais le colonel l’interrompit et dit :

— Attention ! il faut choisir, absolument ! on ne vous en donne qu’un sur deux.

— Lequel ? demanda encore Marguerite.

— Le légitime. L’autre est sous ma protection.

— Mais comment savoir lequel est le légitime ?…

— Ah ! povera ! interrompit le fantôme, as-tu vieilli tant que cela ? Ne sais-tu plus voir à travers les yeux d’une mère, placée entre ses deux fils, lequel est l’enfant de son amour ?

Il jeta un coup d’œil à la pendule et, sans attendre la réponse, il ajouta :

— Ne m’interrompez plus. Le Manchot a parlé, et il a trouvé, cette fois, des oreilles pour l’entendre. La police est en éveil. Si vous m’en croyez, vous aurez quitté cet hôtel avant le jour, et demain soir vous serez de l’autre côté de la frontière. Premier point.

Seconde question : Je suppose que vous ne serez pas embarrassés pour trouver un jeune gars de vingt-cinq ans pour porter le nom de Clare. Aujourd’hui même, l’acte de naissance de ce garçon-là sera à l’hôtel de Souzay. Attendez le soir, si vous voulez (mais alors, cachez-vous bien d’ici-là !), mettez sur pied la bande, cernez l’hôtel de la rue Pigalle, vous n’avez plus rien à ménager, envoyez le petit duc auprès de son père défunt, et vous emporterez au bas mot quatre cent mille livres de rentes dans votre chaise de poste, voilà.

Il se leva.

Autour de lui tous les regards étaient sombres.

Marguerite dit :

— Nous n’emporterons qu’un procès. Père, vous gagneriez peut-être cette partie, vous à qui rien n’a jamais résisté ; mais nous…

— Allons donc ! fit le colonel qui semblait plus gaillard au milieu de l’abattement général, c’est simple comme bonjour. Quand le petit duc que vous allez fabriquer reviendra de l’étranger avec ses papiers, tout ira sur des roulettes… Est-ce que cette jolie duchesse Angèle est toujours appétissante ? Eh ! marquis ! quel bouton de rose autrefois ! Elle ne pouvait pas te souffrir, pauvre Amour !

Adèle fronça le sourcil.

Le fantôme se campa sur la hanche d’un air vainqueur et poursuivit avec un geste d’adorable fatuité.

— On a été jeune très longtemps, je parle de moi, et ce pauvre docteur Abel Lenoir n’y voyait que du feu. Marquis, toi, tu en étais pour tes frais. Ah ! je me souviens toujours avec plaisir de cette chère Angèle, quels yeux ! et j’ai des raisons absolument particulières pour m’intéresser à celui de ses fils qui… Enfin, c’est entendu ; je vous défends de toucher à ce jeune homme-là. Vous n’avez droit qu’au vrai duc… La pendule va-t-elle bien ?

L’aiguille marchait vers six heures.

Les membres de la bande Cadet n’avaient pas échangé entre eux une parole, mais leurs regards causaient terriblement.

— Vous nous quittez déjà, Père ? demanda Marguerite.

— Chez nous, là-bas, dans ce quartier du Père-Lachaise, répondit le colonel en ricanant, on ne rentre jamais après l’aube.

Marguerite reprit :

— Vous nous quittez sans nous apporter d’autre secours que ce conseil dérisoire, vous qui êtes si riche !

— Si riche de notre argent à nous ! ajouta le docteur Samuel dont les dents grinçaient.

Et Adèle Jaffret gronda :

— Nous pourrions nous retirer bien tranquilles, si nous avions seulement la dixième partie de ce que vous nous devez, colonel Bozzo !

Pendant que ces choses étaient dites, le bon Jaffret, d’un côté, Comayrol, de l’autre, sans remuer les pieds d’une façon appréciable, exécutaient fort adroitement une sorte de mouvement tournant.

Le cercle s’était déplacé ainsi peu à peu en sourdine, et le colonel était aux trois quarts enveloppé quand il répondit enfin :

— Le fait est que je suis assez à mon aise ; mais là-bas, mes pauvres enfants, si vous saviez comme tout est cher !… hors de prix, ma parole !

Il y eut dans le cercle un frémissement de muette colère.

Le bon Jaffret gagna encore quelques pouces à droite, Comayrol autant à gauche.

Derrière le colonel, il ne restait plus bien juste que la largeur de la porte entrebâillée.