La Bande Cadet/Partie 2/Chapitre 14

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E Dentu (tome IIp. 155-165).
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Deuxième partie


XIV

La onzième dalle


Ce qui glissait ainsi vers la rue Fontaine était un homme, ou du moins une forme humaine de longueur virile, mais extraordinairement mince, enveloppée dans une douillette noire, boutonnée du haut en bas comme une soutane.

Cette forme marchait avec une vitesse singulière, quoique son pas fût inégal et tout chancelant.

C’est à peine si le choc de ses chaussures contre le pavé produisait un bruit appréciable.

Et tout en courant, car cela courait, cela se mit à chantonner en chevrotant et en toussotant la musique du Fra Diavolo de M. Auber :

Voyez sur cette roche
Ce brave à l’œil fier et hardi !
Son mousquet est auprès de lui,
C’est son meilleur ami…

Il y eut sur le mot « ami » une roulade pleine à la fois de crânerie et de décrépitude. La forme humaine passait sous un réverbère.

Elle se redressa.

La lumière glissa sur son visage en lame de couteau, pauvre ivoire jauni, coiffé sur l’oreille, à la crâne, d’un bonnet de soie noire.

Dirai-je que c’était un vieillard ? La langue n’a pas d’autre mot, mais ici le mot reste absolument au-dessous de l’idée.

Entre le propriétaire de cet étrange visage et un vieillard, il y avait la même différence qu’entre le robuste jeune homme et l’enfant emmailloté dans ses langes.

Figurez-vous deux yeux creux brillant au milieu d’un paquet d’ossements qui remuaient et se choquaient sous l’enveloppe d’un parchemin racorni.

Et c’était tout guilleret, cette vieille chose.

Au coin de la première voie qui traverse la rue Fontaine, un coupé de maître stationnait avec ses deux lanternes d’argent poli.

Le cocher descendit précipitamment de son siège, dès qu’il aperçut notre fantôme, et ouvrit la portière. Le fantôme alla droit à lui, affectant de se carrer sous sa douillette.

— Ah ! ah ! Giovan-Battista, dit-il en grossissant le filet tremblotant de sa voix, tu as reconnu ton maître, hé ? je n’ai pas changé. Moi, je te trouve un peu vieilli depuis le temps. Je vous enterrerai tous, mes pauvres enfants, tous, tous, ah ! mais oui ! tous !

Il mit le poing sur la hanche.

— Quel âge as-tu, Battista ? reprit-il ; moi, je cours sur cent trente, et je n’ai pas encore renoncé à plaire, quoiqu’on me fasse un enterrement de première classe de temps en temps. Dans cinquante ans d’ici, les vers t’auront mangé, Battista, et tu vois que je t’accorde une belle vieillesse. Regarde-moi ! que veux-tu que les vers mangent ? Ils mourraient de faim chez moi !…

Le vieux se mit à rire tout seul et reprit :

— Battista, je vais voir Marguerite, qui m’a fait poignarder à deux reprises, et je vais voir M. le médecin Samuel, qui m’a empoisonné trois fois. Brûle le pavé, caro mio, je suis pressé. Tu m’arrêteras rue Saint-Antoine, devant l’église Saint-Paul, Nous connaissons ce quartier-là, Battista ?

Il monta le marchepied sans aide et se jeta au fond du coupé où ce qui remplissait sa douillette produisit le bruit d’un sac d’osselets.

Battista, superbe maraud d’Italie, reprit place sur son siège, et le coupé roula vers le boulevard.

Il était un peu plus de quatre heures de nuit quand le cheval fumant s’arrêta devant la grille de Saint-Paul.

Giovan-Battista descendit et ouvrit la portière.

— Padre d’ogni, dit-il, nous sommes arrivés. Fait-il jour ?

Le fantôme s’était assoupi dans son coin ; il s’éveilla et s’étira, produisant encore ce bruit de billes qu’on secoue dans un sac. Il dit à Battista qui attendait :

— Je n’ai plus besoin de toi, mon fils, retourne à la maison et dors tranquille.

Il s’assit sur les marches de l’église, jusqu’à ce que le coupé se fût éloigné, puis, au lieu de prendre la rue Culture, il s’engagea dans les démolitions qui encombraient les derrières de l’hôtel Fitz-Roy, dont le jardin se trouvait coupé en biais par le tracé de la rue Malher.

Parvenu au pied de la clôture en planches qui remplaçait l’ancien mur, il regarda tout autour de lui avec attention. Rien de suspect ne se montrant, il recula d’une douzaine de pas, prit son élan comme Auriol quand il va sauter par-dessus les baïonnettes, et, d’un bond véritablement prodigieux, il atteignit le sommet du mur de planches, derrière lequel il disparut.

Au-delà du mur, c’était le jardin de l’hôtel, abandonné et négligé.

Le fantôme avait déjà pénétré sous les massifs où il causait de bonne amitié avec un énorme chien de garde, sur lequel, bien certainement, les Jaffret comptaient beaucoup plus, pour défendre leur propriété, que sur le mur de planches.

— Tu me reconnais, toi aussi, gros Bibi, disait le fantôme ; je t’enterrerai comme les autres, mon ange. Laisse passer ce maître, il a de l’ouvrage !

Le chien remua la queue et s’écarta docilement.

Toutes les fenêtres de l’arrière-façade étaient noires, excepté deux ; celles du salon qui faisaient face à la prison de la Force ; le salon de la corbeille et de la collation.

C’était par l’une de ces fenêtres que, dans l’après-midi du jour précédent, Mlle Clotilde, guidée par les indications de M. Buin, avait braqué sa jumelle sur les fameux rideaux verts du faux Clément le Manchot.

Le fantôme s’arrêta pour regarder ces deux fenêtres.

Il était de bonne humeur.

— Marguerite a de l’esprit gros comme elle, pensa-t-il ; Samuel aurait remué la science du haut en bas s’il avait voulu ; Cadet-l’Amour est un des plus étonnants gredins que j’aie rencontrés en ma vie, ils ont Comayrol, Jaffret et d’autres… et une arme par là-dessous ! Et ils ne font rien de bien parce qu’ils n’ont plus papa ! le bon petit Père-à-tous qui a emporté dans l’autre monde le talent, la bonne chance et la caisse de la confrérie… Ah ! la caisse surtout ! Viens, si tu veux, Bibi.

Il riait tout doucement, marchant de nouveau vers la maison.

L’énorme chien le suivait, la queue entre les jambes.

On entendait un murmure de voix qui tombait du petit salon. À part cela, l’hôtel Fitz-Roy dormait des caves aux mansardes.

La grande porte donnant sur le jardin était fermée à clef ; le fantôme toucha la serrure, et la porte s’ouvrit comme par magie.

Le chien remua la queue et poussa un gémissement de tendresse.

— Tu trouves le tour bien joué, Bibi, hé ? reprit le fantôme. Et voilà pourtant des années qu’on est retiré du commerce, après fortune faite… J’ai idée que tu as percé à jour tes nouveaux maîtres, vieux démon ? Tu as le droit de mépriser ces gens-là, toi, le chien du colonel !

Ce dernier mot fut prononcé avec une singulière emphase, et Bibi sembla se rengorger sous sa fourrure hérissée.

Le fantôme traversa les vestibules dont les lampes suspendues allaient s’éteignant ; il ouvrit la porte donnant sur le perron sans plus d’efforts qu’il n’en avait dépensé pour la première.

Sa main adroite, munie d’un instrument qui était peut-être fée, ne produisait aucun bruit.

Le chien descendit avec lui les marches du perron, et ils tournèrent à gauche dans la cour. On dormait dans la loge du concierge ; au-dehors, la rue Culture-Sainte-Catherine était plongée dans un silence profond. Le réverbère du portail restait allumé.

Le vieillard, toujours suivi par le chien qui rampait sur ses talons, longea la façade jusqu’à la dernière porte latérale, située juste vis-à-vis de la conciergerie et dont la plinthe portait le no III, en chiffres romains.

C’était l’entrée particulière du logis occupé autrefois par le papa Morand Stuart, quand il était gardien de l’hôtel.

— Voilà déjà du temps que cela est passé, dit le fantôme en se retournant vers le chien. Ton grand-père était lévrier d’Écosse, Bibi, et tu es presque un terre-neuve : allez donc parler maintenant de race et de noblesse ! Fini, fini, mon ami ! Tu sais ? Ils sont tous morts et moi aussi, mais les autres restent dans leurs boîtes… Comptons les pierres, au lieu de bavarder.

Il se plaça au seuil même de la porte, marquée no III. De cet endroit à la loge du concierge, il y avait, dans le pavé de la cour, un passage en ligne directe, formé de petites dalles de granit. Le fantôme compta onze de ces dalles.

Il y eut en ce moment une fenêtre du second étage dont le rideau se souleva. La lune, sortant d’un nuage, éclaira vaguement une figure blanche collée aux carreaux. Le fantôme n’était plus seul.

À la onzième dalle il s’arrêta.

— C’est ici, Bibi, dit-il : Petra sub undecima. Peut-être que tu ne sais pas le latin… Attention ! c’est toi qui me gardes ; veille au grain, et si quelqu’un se montre avant que j’aie fini, étrangle !

Bibi ouvrit son énorme gueule et montra la double rangée de ses dents de loup. Le vieillard eut son rire sec qui ressemblait au bruit d’une crécelle d’ivoire.

— C’est drôle, grommela-t-il, les bons comédiens ! il m’est aussi impossible de ne pas jouer mon rôle que de ne pas respirer !

Il se pencha au-dessus de la dalle, régulièrement plane et dont les jointures ne présentaient aucune prise apparente. Il la souleva néanmoins comme il eût ramassé un caillou.

Sous la dalle c’était un trou carré qui allait s’élargissant. Il n’était pas profond ; on y pouvait voir un très petit coffret, renforcé de fer.

Le vieillard écarta Bibi qui venait voir et lui reprocha sa curiosité. Il ouvrit la cassette, qui contenait une poignée de papiers à l’aspect soyeux.

— C’est beaucoup trop volumineux ! dit-il d’un air mécontent. Si la banque d’Angleterre avait voulu me faire tirer une seule bank-note de 80 millions (j’offrais de supporter les frais de la planche), tout tiendrait dans le boîtier de ma montre en cuivre.

Sous les chiffons, le coffret contenait encore trois papiers pliés en carré long, qui avaient tournure d’actes publics. Le vieillard les prit, les rejeta au fond du trou et fit disparaître le coffret sous les plis de sa douillette.

Après quoi, il replaça la dalle avec soin.

— Bibi, pensa-t-il tout haut, non sans une nuance de mélancolie, je ne donnerais pas vingt-cinq centimes de la bande Cadet, mon garçon. Nous pourrions la sauver, hé ! vieille bête ?… D’abord, nous pourrions tout ce que nous voudrions — mais, à quoi bon ? J’ai idée de m’amuser à autre chose désormais.

D’un coup de talon il s’assura que la dalle était bien d’aplomb et se dirigea vers le perron en disant :

— Viens avec moi, Bibi, tu vas voir quelque chose de drôle.

Au moment où il repassait le seuil, la porte marquée no III s’ouvrit doucement, et Clotilde se glissa dans la cour.

Elle resta d’abord immobile, écoutant et regardant.

Puis elle marcha droit à la onzième dalle, et à son tour elle la souleva.

Le fantôme ne se doutait peut-être pas de cela, mais cependant, qui sait ?…

La lampe du vestibule brûlait encore sur sa colonne, il la prit et monta lestement les marches du grand escalier.