La Bande Cadet/Partie 2/Chapitre 18

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E Dentu (tome IIp. 205-211).


XVIII

Où elle allait…


C’était un souvenir aussi vieux que celui de Clément lui-même, car pour Mlle Clotilde le prince Georges de Souzay était toujours Clément, le pauvre enfant esclave qu’elle avait protégé.

Dès la première fois que Clotilde l’avait vu, Clément lui avait parlé de cette autre petite Tilde du cimetière, si drôle et si gentille, pendant qu’elle récitait sa prière qui n’était ni le Pater noster, ni le Credo, ni le Confiteor.

Ce n’était pas tout d’un coup que Mlle Clotilde avait pris la détermination de quitter la maison Jaffret où s’étaient écoulés les jours de son enfance. On ne l’y avait point maltraitée.

Comme elle était instrument, ceux qui comptaient se servir d’elle la maniaient avec précaution.

Et, en définitive, les espérances de la bande Cadet étaient fort loin d’être extravagantes en ce qui concernait la découverte des titres de la maison de Clare, puisque, pendant plusieurs années, en allant et venant dans la cour de l’hôtel Fitz-Roy, ils avaient foulé la pierre qui recouvrait ces actes.

Étant donné l’espèce de possession d’état qui militait en faveur de Mlle Clotilde, l’acte de naissance écossais eût suffi assurément à la faire reconnaître devant les tribunaux.

Seulement, Mlle Clotilde, honnête et digne enfant, n’avait jamais été complice.

Il nous est arrivé de dire en riant qu’elle n’avait pas été élevée aux Oiseaux ; sans rien préjuger contre l’excellente éducation qu’on doit recevoir dans ce couvent célèbre, il est certain que ses plus angéliques petites demoiselles ne peuvent avoir le cœur plus droit ni la conscience plus nette que la pupille de ces coquins de Jaffret, — et je pense que vous ne lui en voudrez pas pour cela.

Elle était ce que Dieu l’avait faite : une noble fille, en dépit de tout.

Tant qu’elle avait promené un regard curieux et soupçonneux autour d’elle, ses répugnances avaient plié devant une vague pensée de devoir.

Ce qui l’entourait, en somme, c’était « sa famille ».

Et d’ailleurs, où trouver ailleurs un refuge ?

Mais la mesure était comble ; elle avait vu, elle avait compris.

Sa volonté ne s’était pas exprimée nettement lors de son entrevue avec son fiancé, parce qu’un grand amour la tenait domptée ; mais le conseil porté par sa nuit avait été : « Il faut partir. »

Et, à l’heure où nous sommes, la nouvelle responsabilité qui pesait sur elle rendait sa décision irrévocable.

Désormais, quand même celui qu’elle aimait de toutes les forces de son âme, quand même Georges lui eût dit de rester, elle n’aurait pas obéi.

Elle savait comment quitter l’hôtel sans être aperçue.

Elle sortit, ignorant que tous les autres habitants de la maison allaient faire comme elle et qu’avant le jour il ne resterait plus personne dans l’ancienne demeure des Fitz-Roy.

C’était à peu près l’heure où le colonel Bozzo prenait si rudement congé de la bande Cadet dans le petit salon. Clotilde gagna le dehors par les jardins. La première messe de Saint-Paul sonnait, elle s’y rendit tout droit, cherchant d’instinct asile et conseil auprès de Dieu.

Tant que dura l’office, elle resta absorbée dans sa méditation, qui était à la fois un travail et une ardente prière. Après la messe on aurait pu la voir encore longtemps agenouillée. Puis, tout d’un coup, elle traversa l’église et gagna la sortie à pas précipités.

Le jour venait. Les passants commençaient à être moins rares. Clotilde se mit à marcher d’un pas ferme vers la rue Pavée.

Le conseil imploré, Dieu le lui avait-il envoyé ?

Elle avait deux amis, deux hommes d’honneur, en qui sa confiance était grande.

L’un d’eux était M. Buin, le directeur de la prison, qui lui avait toujours témoigné l’affection d’un père.

C’est chez lui qu’elle allait.

De loin, elle trouvait la chose si simple et si naturelle ! De près, ce fut autre chose. Quand elle eut tourné l’angle de la rue Pavée, sa marche se ralentit à son insu.

Elle hésitait déjà. Que lui dire ? M. Buin appartenait à l’administration ; il était sous le coup d’un malheur administratif. Parmi le monceau de choses que Clotilde savait et qui l’étouffaient, plusieurs, beaucoup se rapportaient directement ou non à l’évasion de la veille, — et le captif délivré était Clément : le prince Georges !

Comment toucher à ce sujet brûlant ? Comment l’omettre ? Et même en dehors de cela, que révéler et que dissimuler ?

La sincérité est une.

Dès qu’il faut choisir entre les éléments qui composent la vérité, quel guide prendre ?

En passant devant la grande porte de la prison, Clotilde regarda le marteau, mais elle n’osa pas le soulever.

Elle continua sa route.

Son autre ami, c’était le docteur Abel Lenoir.

Plus qu’un ami, déjà, celui-là, un confident.

Toute la bravoure de Clotilde revint pendant qu’elle montait à la place Royale pour gagner le boulevard.

Le docteur Abel était précisément le confesseur qu’il fallait ; il aimait Georges, il témoignait à la mère de Georges un dévouement absolu ; mieux que personne au monde peut-être, il pouvait se reconnaître dans ce dédale des affaires de la maison de Clare, — et par-dessus tout il était l’ennemi-né, le grand ennemi des Habits-Noirs.

Oh ! pour cela, toute sa vie répondait de sa haine !

Clotilde avait donné rendez-vous à Georges chez le docteur Abel ; donc elle n’avait pas attendu ce moment pour compter sur lui.

Dans tout Paris elle n’aurait pu trouver un asile meilleur ni un plus sûr asile, et cependant, elle n’abandonna pas le boulevard pour prendre la rue de Bondy où était le logis du docteur. Elle suivit son chemin tout droit, le long des théâtres, toujours pensive et de plus en plus combattue.

À la porte Saint-Martin, elle monta dans un fiacre en disant au cocher :

— Rue Pigalle.

— Quel numéro ? demanda le cocher.

— Allez toujours, je vous arrêterai.

Le prince Georges de Souzay demeurait rue Pigalle.

Clotilde allait-elle le trouver lui ou sa mère ?

Mais non, elle passa devant l’hôtel de Souzay comme devant les deux autres portes. Elle allait plus loin : où allait-elle ?

Quelque chose l’attirait, voilà ce qui est certain. C’était une route, une seule, toujours la même, qu’elle suivait depuis l’église Saint-Paul.

Et si quelqu’un lui eût demandé de prononcer un nom qui désignât le but de cette route, jusqu’au dernier moment, peut-être aurait-elle pu répondre avec vérité : « je ne sais pas. »

Elle arrêta et paya son fiacre au haut de la rue Pigalle et redescendit à pied le boulevard vers la place Clichy. Comme elle tournait l’angle qui fait face au cimetière, elle aperçut les baraques de la foire et resta immobile.

— Est-ce possible, se dit-elle ; est-ce que vraiment je vais là ?