La Bande Cadet/Partie 2/Chapitre 19

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E Dentu (tome IIp. 213-219).
Deuxième partie


XIX

Là !


Là, c’était la maison roulante du pauvre Échalot, que nous avons quittée au moment où Pistolet arrivait en retard au rendez-vous de cette nuit. Mlle Clotilde était de bonne foi quand elle se demandait, tout le long du chemin, si elle entrerait chez le directeur de la prison, d’abord, puis chez le docteur Abel — et peut-être que l’idée lui était venue en effet de soulever le marteau de l’hôtel de Souzay ; mais qui ne s’est ainsi trompé soi-même aux heures de grand trouble ?

En sortant de Saint-Paul, et même avant d’y entrer, Clotilde était déjà en route pour chercher, pour trouver Lirette.

Lirette était le poids même qui lui oppressait le cœur.

Elle tremblait. Les premiers rayons du blanc soleil d’hiver éclairaient le campement forain encore endormi. On ne voyait personne à l’entour.

Par-derrière, c’était ce désordre souillé, cette confusion, ce tohu-bohu d’objets malpropres et impossibles qui accompagne partout les nomades de la foire.

— L’artiste n’y regarde pas de si près ! vous dira la femme-colosse démissionnaire ou l’hercule ramolli qui mange sa soupe dans une cuvette cassée.

Ces étables d’Augias forment la coulisse du chimérique théâtre dont chaque soir le parterre, à en croire le sarcasme de l’affiche, est bourré de souverains étrangers.

Parmi tous ces palais de sapin, ornés de magnificences à la colle, le plus minable était sans contredit « l’établissement » d’Échalot.

Clotilde l’avait reconnu du premier coup d’œil, et pourtant, elle restait immobile. Nous parlions de palais : au seuil de n’importe quel palais, Clotilde aurait été moins timide.

Ici, elle avait peur.

Peur de voir et de savoir.

Elle regardait de loin ces minces murailles au-delà desquelles était peut-être son destin.

Derrière ces pauvres planches, les choses étaient comme nous les avons laissées ; seulement Échalot ronflait ivre de rêves et de grandeurs. Dans la petite cabine du bout, Pistolet était seul avec Lirette.

Il n’entre pas dans notre plan de peindre ici en pied ce personnage singulier et à coup sûr remarquable, qui prit un jour d’assaut le meilleur fauteuil de la rue de Jérusalem et mena la police après l’avoir battue. Sa place est marquée d’avance dans l’épisode qui racontera en grand la dernière et mortelle bataille livrée par le docteur Abel Lenoir au colonel Bozzo.

Nous dirons seulement qu’à l’époque où nous sommes, Clampin, dit Pistolet, futur maître de la sécurité publique, avait encore un peu le bec jaune du gamin de Paris, quoiqu’il eût déjà mené fort loin de sérieuses études. Il lisait par en bas le livre de nos civilisations. Bien des gens pensent que c’est là le vrai livre, — peut-être le seul livre.

Et aussi que c’est le vrai sens à choisir pour en déchiffrer les lignes, si on veut apprendre à connaître les hommes, c’est-à-dire à les gouverner. Clampin, dit Pistolet, quoiqu’on lui refusât une place de douze cents francs, avait vaguement l’idée de s’éveiller un jour ministre.

Ne souriez pas : les paris restent ouverts.

C’était un beau petit homme aux cheveux frisés, au front rayonnant comme celui de saint Jean-Baptiste. On voyait bien qu’il porterait l’habit supérieurement quand il voudrait : l’habit qui gêne tant de riches et nobles entournures !

— Voilà donc ce qui est bien convenu, dit-il à Mlle Lirette, qui l’écoutait comme un oracle. Vous savez désormais tout ce que vous avez à savoir. Soyez chez le docteur Abel à huit heures, et reposez-vous sur moi pour le reste.

— Et la onzième pierre ? demanda Lirette.

Pistolet se leva et ses épaules remuèrent.

— Ces choses-là, dit-il, on n’en cause pas tout haut dans une maison à jour comme un panier. Vous avez causé, vous avez eu tort. Le trou doit être vide depuis beau temps ! C’est égal, j’ai besoin à l’hôtel Fitz-Roy et je vais soulever la dalle pour l’acquit de ma conscience… Vous êtes à croquer, vous savez, avec ma robe ? Quand vous serez princesse, vous me ferez cadeau d’une montre : ça manque à mon mobilier.

Il sauta sur la place sans toucher les degrés du perron de bois et détala comme un cerf.

Au haut des marches, les yeux de Lirette qui le suivaient exprimaient une respectueuse admiration, comme s’il se fût agi d’un protecteur mûr et plein d’expérience ; mais le regard de la jolie fille changea tout à coup en s’arrêtant sur une femme immobile et pâle presque autant qu’une morte, qui s’appuyait à l’angle de la baraque voisine.

— Clotilde ! murmura Lirette, qui ne voulait point croire d’abord au témoignage de ses yeux, est-ce possible ! Mlle Clotilde !

Mlle de Clare ne bougea pas. Lirette hésitait, mais il lui sembla que Clotilde chancelait. Elle s’élança juste à temps pour l’empêcher de tomber à la renverse.

— Est-ce que vous veniez me voir, Clotilde ? demanda-t-elle.

Dans la prunelle assombrie de Mlle de Clare il y avait de l’égarement ! Au lieu de répondre, elle dit :

— Pourquoi es-tu habillée en dame maintenant ?

Lirette rougit mais ce fut de plaisir. Je ne sais quoi de victorieux était en elle.

Mlle de Clare dit encore, et sa pauvre voix défaillait :

— Mène-moi chez toi.

Lirette obéit aussitôt. Elle était forte. Clotilde qui s’aidait à peine fut portée plutôt que conduite jusqu’au petit réduit où la robe de soie avait été cousue.

— Vous brûlez la fièvre ! dit Lirette.

Mlle de Clare essaya de s’asseoir sur le lit, mais sa tête lourde emporta son corps, elle s’affaissa en balbutiant :

— Ah ! comme elle est belle ainsi ! J’ai eu tort de venir : je ne doute plus. C’est elle qu’il aime ! Et c’est elle… Ah ! oui ! j’ai son sort dans ma main !

Ses yeux se fermèrent pendant qu’elle touchait involontairement les papiers qui étaient dans son sein.

Lirette l’arrangea sur son petit lit comme un enfant. Elle la baisa au front longuement. Ses yeux avaient des larmes de pitié, mais tout autour de son radieux visage la beauté éclatait comme une gloire.

Elle courut éveiller Échalot ; en le secouant, elle disait :

— Il m’aime ! c’est elle qui l’avoue ! Georges ! oh ! Georges !

— Ah çà ! ah çà ! faisait le brave homme. Vas-tu me laisser tranquille, toi ! à moins que ça ne soit pour ma naissance qu’on en aurait enfin découvert le secret !

— Père, dit Lirette, levez-vous et venez !

Elle l’entraîna dans sa chambre et reprit :

— Je suis obligée de me rendre chez le docteur Abel, et voici la seule créature humaine (en dehors de vous) qui ait été bonne pour moi. Veillez sur elle, je vous la confie. Elle est ma rivale, mais je l’aime comme la prunelle de mes yeux !