La Bande Cadet/Partie 2/Chapitre 23

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E Dentu (tome IIp. 259-269).
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Deuxième partie


XXIII

Chanson d’amour


Le vieux valet précéda Georges vers le salon.

— Quant à ça, dit-il, pour qu’on s’aperçoive de votre bras maintenant, faudrait y mettre une étiquette comme quoi il n’est pas de chair et d’os. Et dire qu’un homme comme M. Lenoir s’occupe de ci et de ça, au lieu de faire de la médecine ! Il ne conspire pas contre le gouvernement, pour sûr, mais il en vient ici tous les jours, de ces figures, il en vient du matin jusqu’au soir ! Savoir quel commerce il fait avec tous ces gens-là ! Vos domestiques en sont, vous savez, du moins, M. Larsonneur et M. Tardenois, deux personnes comme il faut, quant à ça ! M. Larsonneur est venu hier soir, devinez pourquoi, pour dire que Clément le Manchot s’était évadé de la prison de la Force. Qu’est-ce que ça fait à monsieur ?… Mais soyez tranquille, nous ne sommes pourtant pas de la bande Cadet !

Il eut un bon rire content et s’arrêta devant la porte du salon.

Georges n’écoutait guère, comme on peut le croire.

Il congédia le brave homme en le remerciant et mit la main sur le bouton de la porte.

— Je donnerais un an de ma vie, pensait-il, pour fuir cette entrevue ! Je ne sais pas comment mon cœur est fait : j’avais peur de ne pas l’aimer, et maintenant, il n’y a qu’elle en moi… je vais me jeter à ses genoux, m’humilier, la supplier ! Elle disait hier soir : Combien je voudrais aimer Albert !… je ne pourrai pourtant pas me fâcher s’il lui échappe quelque chose contre ma mère.

Il poussa la porte et entra comme un baigneur qui prend son eau tout d’un coup.

Une jeune fille se leva en lançant un petit cri caressant.

Elle vint à lui les bras ouverts, souriante comme la jeunesse avec un rayon du soleil matinal qui jouait dans les belles boucles de ses cheveux.

Ce n’était pas Clotilde.

— Lirette ! balbutia Georges que l’étonnement fit reculer.

Elle avait la fameuse robe de taffetas noir.

Vous dire comme elle était jolie ne se peut.

Il en est qui naissent princesses, et il semblait que cette petite abandonnée, dont l’enfance et la jeunesse avaient traversé tant de misère, se fût déguisée en fillette de la bourgeoisie avec cette soie qui la touchait pour la première fois, mais qui était au-dessous d’elle.

Georges resta tout interdit à la regarder.

Elle n’était pas grande dame, cette Lirette, oh ! non, ni même grande pensionnaire ; il n’y avait en elle rien d’appris ni de convenu ; mais cette chose adorable dont le nom fait sourire maintenant parce que Mme Gibou la met dans son thé avec la cannelle, et la moutarde, cette chose noble entre toutes et lamentablement déshonorée : la distinction, rayonnait autour de son front comme une auréole.

Elle avait une douceur si fière et tant de bravoure dans sa timidité ! Son regard ingénu brillait de tant de finesse, et tant d’esprit couvait sous ses candeurs !

Et dans les flexibilités de sa taille, épanouie à demi, la grâce abondait si prodigue !

C’était une brunette aux cheveux chatoyants, teintés de fauves reflets ; ses yeux d’un bleu obscur nageaient dans le pur cristal de cette larme qui est la virginité, et la double fleur de ses lèvres, quand elles s’ouvraient pour sourire, montrait des perles d’ivoire plein la bouche, ce joyeux écrin du baiser.

Elle vint à lui, je l’ai dit, vaillante et toute préparée à oser, maintenant qu’elle était Mlle de Clare ; mais elle s’arrêta, étonnée de trembler bien plus fort qu’au temps où elle apportait son petit bouquet de violettes.

Lui, Georges, notre pauvre paladin enfant, frappé de la voir si merveilleusement belle, défendait son cœur héroïquement. Il savait bien qu’il aimait, il ne se doutait pas qu’il aimait, à la folie. La passion entrait en lui comme un flux et le domptait.

Ils restèrent tous les deux immobiles et muets.

Et Georges dit, après un long silence, avec des larmes dans la voix.

— Je venais chercher Clotilde, ma fiancée.

Ne souriez pas ! Ce mot était grand comme celui du chevalier d’Assas. Et encore, autour de la poitrine du chevalier d’Assas, il n’y avait que des pointes de baïonnettes !

Lirette répondit de sa voix qui pénétrait le cœur comme une harmonie :

— C’est moi qui suis Clotilde, la Clotilde de Clément. Vous m’avez donné de votre pain au bord de la fosse où dormait mon père. Nous sommes fiancés depuis ce jour-là.

Et ils pleurèrent tous deux.

Les scènes d’amour ne sont pas ainsi, je le sais bien. Je dis ce qui était. Il y avait là-dedans plus d’amour ardent, naïf, exquis, plus de flamme et plus de frissons que dans toutes les scènes du monde.

Ah ! ce n’était pas une scène. Les scènes ne sont que de pâles traductions.

Mais Georges luttait, parce qu’il ne voulait pas être heureux.

Il dit, comme si toutes ces choses ne devaient pas être de l’hébreu pour la jeune fille.

— J’ai promis de céder Clotilde à mon frère Albert qui se meurt, mais je lui avais promis à elle aussi de l’aimer et je ne profiterai pas de son malheur. Je vivrai, je mourrai seul, je le jure.

L’hébreu ? Elles le comprennent. Les pleurs de Lirette souriaient.

— Si vous ne voulez pas de moi, répondit-elle, moi aussi, je vivrai, je mourrai seule, car pour moi, sur la terre, il n’y a que vous. Je vivrai en vous, je mourrai pour vous.

Il écoutait, vibrant dans tout son être. C’était l’amour enchanté des contes du premier âge.

Quand il voulut fuir, il n’était plus temps. Elle avait dit :

— Moi aussi, je l’aime… Quand elle était au-dessus de moi, elle a été bonne pour moi, je veux bien être sa sœur. Si elle est condamnée à souffrir, pourquoi ne serions-nous pas deux à la consoler vous et moi ?

Georges se laissa aller sur le divan. Sa tête tournait comme dans l’ivresse.

Lirette se mit sur un tabouret à ses pieds.

Et leurs regards qui s’attiraient se plongèrent l’un en l’autre.

Georges n’osait parler. Lirette disait comme en rêve :

— Je suis née ce jour-là. Je m’en souviens, de ce jour, comme s’il était tout seul dans mon passé. Petite que j’étais, je vous aimais comme je vous aime à présent et comme je vous aimerai toujours. Quand on nous sépara, mon cœur s’en alla avec vous. Ce qui restait de moi vous cherchait. Pour moi ; vivre, c’était cela : penser à vous…

— Moi, balbutia Georges, je ne peux pas t’aimer ! Oh ! non, ce serait lâche d’être si heureux, si heureux !… Pense donc ! puisque je vais dire à Clotilde : « Tu es condamnée ! » il faut au moins que j’ajoute : « Je serai condamné comme toi ! »

— C’est moi qui suis Clotilde, dit pour la seconde fois Lirette.

Et elle ajouta :

— C’est moi qui vous aime !

Puis sans lui laisser le temps de répondre, elle reprit :

— Je vous voyais grand dans ces choses de l’enfance. Notre rencontre au cimetière était pour moi comme un poème énorme et qui durait longtemps, longtemps. Cette part de votre déjeuner, c’était un grand bienfait qui me sauvait la vie. Et je crois bien encore qu’il en fut ainsi. Je ne grelottai plus quand vous fûtes auprès de moi… Mais par exemple, c’est vous qui me fîtes oublier la prière…

— Ah ! murmura Georges, c’est vrai ! La prière… Mais que m’importe cela, maintenant !

— Ce n’était plus en latin, reprit encore Lirette, que je voulais parler à Dieu, il me fallait lui dire des choses que je pusse comprendre. Quand je m’enfuis de chez le marbrier, je croyais vous trouver encore au cimetière. Je cherchai bien longtemps, et comme je pleurais !… Le soir, dans la baraque du pauvre homme qui me recueillit, au lieu de mon Oremus je dis en joignant mes petites mains : « Clément, Clément, je veux Clément, mon Dieu ! qu’il soit bien heureux et bien joyeux. Délivrez-le de tout mal. Faites que je le retrouve et que je lui donne aussi quelque jour de mon pain… avec toute mon âme ! »

Il écoutait ces paroles qui l’enveloppaient comme une musique. Sa pensée flottait.

Il la contemplait à chaque instant plus belle.

Elle triomphait, mais tout bas, et il restait juste assez de ses larmes pour diamanter son sourire.

— Est-ce que Dieu, dit-elle, voilant les sonorités de sa voix sous des douceurs infinies, n’exauce pas toujours la prière des petits enfants ? Vous m’aimerez, Georges, vous approcherez votre cœur de mes lèvres comme Clément fit autrefois de son pain. J’attendrai… j’attends… Ah ! tu vois bien que tu m’aimes !

Ceci fut un cri d’extase.

La tête de Georges s’était penchée sur sa poitrine, attirée par l’appel mystérieux. Ce n’était pas Lirette qui avait été chercher son baiser. Leurs bouches s’étaient rencontrées en un long soupir de bonheur…

Elle était reine, et Georges, vaincu, écoutait sa loi en s’enivrant des parfums de son souffle, tout imprégné de la fraîcheur qui brûle.

— Il y a des gens, disait Lirette d’un beau petit air sage, qui pensent pour nous et qui ont rédigé nos actions. La journée d’aujourd’hui verra la fin d’une lutte étrange et peut-être sanglante. Celui chez qui nous sommes ici, le docteur Abel Lenoir, travaille pour nous. C’est par son ordre que je suis habillée en demoiselle, et c’est par sa volonté que nous avons été réunis. J’ai retrouvé les paroles de la prière : à l’heure qu’il est, on a dû fouiller jusqu’au fond de la cachette… Connais-tu M. Pistolet ?

— Oui, répondit Georges en souriant : c’est un des hommes du docteur.

— As-tu confiance dans le docteur ?

— Bien plus qu’en moi-même.

— Alors, viens avec moi, je vais te mener près de celle que tu appelles Clotilde…

— Clotilde ! s’écria Georges : au fait, pourquoi n’est-elle pas venue ? Où est-elle ?

— Chez moi.

— Chez toi ? Mlle de Clare !

— C’est moi qui suis Mlle de Clare, prononça Lirette en se redressant.

Puis elle ajouta :

— La pauvre maison d’Échalot n’est pas, en effet, une retraite convenable pour la fiancée de ton frère. Nous allons la conduire à l’hôtel de Souzay.

— Nous… répéta Georges.

— Ne faut-il pas bien, répliqua Lirette, que tu me mènes à ta mère ?

Et, comme Georges hésitait, elle acheva :

— Quand nous arriverons à l’hôtel de Souzay, Mme la duchesse aura les papiers de sa maison avec l’acte qui me donne droit au nom que nous porterons tous les deux, mon beau cousin de Clare.