La Bande Cadet/Partie 2/Chapitre 28
XXVIII
Le droit de mourir
La jeune fille fit un pas vers Mme de Clare. La dernière boucle de ses cheveux était tombée, elle jeta les ciseaux et dit :
— Oui, c’est moi qu’on appelait Clotilde. J’aime un de vos fils et l’autre m’aime ; mais, vous, je vous hais.
— Silence, au nom de Dieu ! balbutia la duchesse : vous allez l’éveiller.
Clotilde continua de marcher. Son pas silencieux et léger effleurait à peine le parquet, et pourtant il y avait dans ses mouvements cette raideur — cette grandeur tragique qui accompagne si souvent la perte de la raison.
Elle mit ses mains sur les épaules de Mme de Clare, qui subissait en sa présence une étrange impression d’effroi, et la regarda longuement avec une attention intense.
La petite lampe de cristal, posée sur un meuble, les éclairait d’en bas comme ferait, au théâtre, le feu diminué de la rampe.
Elles étaient belles toutes les deux diversement, mais je ne sais quelle condamnation implacable pesait sur leurs fronts.
Clotilde, avec ses cheveux coupés dont l’absence découvrait ses tempes et accusait plus rudement le désordre de sa pensée, avait l’air hardi des adolescentes et nulle trace de ses chères gaietés d’autrefois ne survivait dans les lignes de marbre qui sculptaient la fière correction de sa beauté.
Angèle faisait compassion ; elle semblait, en vérité, plus belle à mesure que l’épouvante et la douleur l’écrasaient davantage.
Mais ce charme exquis de la délicieuse duchesse, qui eût conjuré peut-être le courroux d’un homme, ici, ne servait à rien.
Entre femmes, on ne se tient pas compte de cela, au contraire, et le regard de cette farouche enfant de dix-huit ans ne trahissait assurément aucune pitié.
— Ce n’est pas ma faute si j’ai entendu, dit-elle, je suis entrée au hasard dans la chambre où vous couchez, là-bas, à l’autre bout de la galerie. J’ai perdu le souvenir de beaucoup de choses, et la tête me fait mal quand j’y veux penser ; mais il y a d’autres choses où je vois très clair…
— Et pourquoi me haïssez-vous, pauvre enfant ? demanda Angèle.
— Je ne veux pas être interrogée, répliqua Clotilde durement ; laissez-moi dire. J’étais bien lasse, j’avais fait beaucoup de chemin… Ah ! la triste route ! et je me laissais aller à dormir. Était-ce un sommeil ? tout se mourait en moi. Vous étiez dans la chambre voisine avec la comtesse Marguerite de Clare, que je connais bien et qui est une méchante femme comme vous. Et je suis devenue méchante, moi aussi, peut-être, car il me plaisait d’écouter vos sanglots. Marguerite vous torturait, je trouvais cela juste…
— Mais que vous ai-je fait ! s’écria Angèle.
Le regard de Clotilde brûla.
— Trois fois, répliqua-t-elle, trois fois, vous, sa mère qu’il aime tant, vous l’avez exposé à mourir ! Voilà ce que vous m’avez fait !
La tête de Mme la duchesse de Clare se courba.
— Je vais lui payer ma dette, dit-elle, je suis ici pour cela.
— Vous vous trompez, repartit Clotilde, vous ne lui payerez pas votre dette : Je ne veux pas que vous mouriez pour lui.
Angèle se redressa :
— Vous ne voulez pas ! répéta-t-elle.
— Non, prononça tout bas Clotilde, je ne veux pas, mauvaise mère, mauvaise femme ! J’ai demeuré dans la maison où vous vîntes au lit de mort de votre mari pour tromper son agonie et le tuer dans un baiser.
— Sur mon salut !… commença Angèle.
— Ah ! interrompit Clotilde sans émotion apparente et de sa voix qui restait glacée, vous jurâtes aussi cette nuit-là. N’essayez pas de mentir avec moi. Je vous connais, et j’étais là tout à l’heure séparée de vous par une mince cloison, quand la comtesse Marguerite vous a quittée. Votre première pensée (votre vraie pensée, celle qui est à vous) a été de livrer Georges, le duc de Clare, à la place de cet Albert, le fils de votre faute. Osez me regarder en face et me dire : « Vous mentez ! »
Angèle baissa les yeux, tandis que sa poitrine rendait un gémissement.
— C’est un autre que vous, poursuivit Clotilde, un autre qui vous a dit : « Il faut que le fils de votre mari soit sauvé, je le veux ! »
Angèle garda le silence.
— Alors, continua encore Clotilde, cœur d’esclave, âme vile, tyran de ceux qui sont agenouillés, mais prosternée devant tout maître qui ordonne, vous avez répondu :
— Le fils du duc de Clare vivra.
Et cette idée du sacrifice vous est venue sur le tard, à la dernière heure. Vous n’êtes pas digne de ce rôle, madame ; ce rôle est à moi, je le prends, je le garde !
Elle écarta Angèle d’un geste puissant, mais tranquille, et dépouillant sa robe, elle mit la main sur les vêtements d’homme.
Il y avait de l’admiration dans le regard désolé de la duchesse.
— Je ne veux pas, murmura-t-elle : Vous savez qu’Albert vous aime ! Je ne peux pas vous laisser mourir. C’est moi seule qui suis condamnée !
Clotilde, qui s’habillait, eut un sourire d’amer dédain :
— Vous appelez cela « être condamnée » dit-elle. Moi je me sens choisie, — désignée par la bonté de Dieu !
— Cela ne sera pas !… s’écria la duchesse, secouée par un emportement soudain ; à la fin, de quel droit m’outragez-vous ? Moi aussi, je veux ! et moi seule ai le droit de vouloir…
Elle se tut.
Clotilde avait mis un doigt sur ses lèvres et disait à son tour :
— Silence ! vous allez l’éveiller !
Elle avait ce sourire triomphant des simples qui ont trouvé l’argument sans réplique.
Et, abandonnant sa toilette commencée, elle se rapprocha d’Angèle dont elle prit les deux poignets qu’elle serra froidement, mais avec tant de force que l’autre fléchit les genoux.
À l’aide du propre mouchoir d’Angèle qui résistait, mais en vain, elle lui lia les bras solidement.
Et, tout en travaillant, sans élever la voix, elle disait :
— Vous avez deux enfants dont l’un, mon Georges bien-aimé, mon Clément d’autrefois, est M. le duc de Clare. Je sais cela, maintenant que vous me l’avez appris à travers la cloison. Hier, je croyais encore le contraire, parce que vos mensonges m’avaient abusée. Celui-là est un cœur héroïque, ah ! n’est-ce pas, madame ? Vous connaissez aussi bien que moi sa chère et belle âme… Votre Albert est-il un lâche ? Non. Eh bien ! tous les deux, l’un comme l’autre, s’ils pouvaient se douter de ce qui se passe, réclameraient le danger qui leur appartient, qui appartient surtout à celui que le docteur Abel ne vous a pas ordonné de sauver. Croyez-moi donc, ne faites pas de bruit, si vous voulez garder votre Albert !
Cela était si vrai qu’Angèle implora, au lieu de combattre désormais.
— Je vous en prie, dit-elle, je vous en prie, ayez pitié de moi ! C’est un supplice sans nom que je souffre !…
Ses jambes étaient liées maintenant comme ses bras.
Clotilde acheva de passer les habits d’homme.
Avec ses cheveux courts et une fois sa haute taille redressée, elle faisait illusion.
— Madame, dit-elle à Angèle, qui râlait à l’endroit même où elle était tombée, j’ai espoir que le docteur Abel a pu quitter la maison, car nul bruit de lutte n’est venu jusqu’à moi. À présent que j’ai conquis ce grand bonheur de mourir pour celui que j’aime, je ne vous en veux plus : soyez pardonnée…
— Mais vous n’êtes pas folle, malheureuse, admirable enfant ! s’écria Angèle.
— Je suis heureuse ! répondit Clotilde avec un splendide sourire.
Tout le cœur d’Angèle s’élançait hors de sa poitrine.
Clotilde lui souriait doucement. Puis, se penchant au-dessus de la duchesse, qui essayait de tendre ses bras :
— Vous qui restez, dit-elle, faites ce que je ne pourrai plus faire. Il me restait une tâche à accomplir, je vous la confie. Voici d’abord qui est à vous : votre acte de mariage…
— Quoi ! s’écria Angèle, c’est par vous ! C’est vous !…
— Voici, continua Clotilde, l’acte de naissance de Clément, le prince Georges, l’héritier légitime et unique. Promettez-moi…
— Oh ! s’écria Angèle, sur tout ce que j’ai au monde de plus cher et de plus sacré, je jure…
— Cette fois, je vous crois… Et voici enfin de quoi rendre un nom et une fortune à celle qui fut ma pauvre petite amie, Lirette, — qui est maintenant ma rivale victorieuse, — à Clotilde de Clare dont j’ai usurpé la place à mon insu et par qui je meurs. Prenez tout et gagnez votre pardon, madame.
— Chère fille ! balbutia Angèle étouffée par ses sanglots, grand cœur ! Oh ! si tu pouvais voir en moi comme je t’aime ! Reste… Écoute ! je t’en prie ! ne meurs pas ! c’est me tuer cent fois et dans une horrible torture !
Elle sentit les lèvres de Clotilde effleurer son front ; elle entendit en un murmure :
— Vous avez dit : ma fille… J’avais fait ce rêve, en effet. Oubliez mes dures paroles… Adieu ma mère !
La tête d’Angèle, privée de sentiment, heurta contre le bois du parquet.
Mais le temps pressait.
Clotilde légère, le front haut, drapée dans le manteau d’Albert qui cachait à demi son visage, traversait déjà sur la pointe du pied la chambre du jeune malade, endormi toujours.
Cette scène avait duré quelques minutes à peine, et l’instant du mortel rendez-vous, assigné par Marguerite, n’était dépassé que de bien peu.
Le corridor restait désert et silencieux comme nous l’avons laissé.
Clotilde retrouva son chemin, guidée par la lumière de la lampe qui continuait de brûler dans le boudoir où avait eu lieu l’entretien d’Angèle et de Marguerite.
La porte était ouverte à demi…
Clotilde entra vivement, jouant jusqu’au bout le rôle de celui qu’on aurait attiré dans un piège.
Cadet-l’Amour était caché dans l’ombre de la porte, en dedans. Il attendait là, depuis longtemps, et commençait à s’impatienter.
On lui avait dit de frapper sans laisser au jeune homme qui allait entrer le temps de se retourner.
Il frappa au cœur par-derrière, et frappa un de ces coups savants qui avaient fondé sa renommée. Le prétendu jeune homme tomba en avant, la face contre terre, sans même pousser un cri.
À cet instant, des bruits se firent dans la maison et aussi au-dehors.
On entendit des pas courir de tous côtés tumultueusement ; des voix dirent :
— Sauve qui peut !
— La police arrive !
Aussi la bande Cadet, capitaines et soldats, se lança dans les jardins comme une volée d’étourneaux : tous étaient là, Marguerite, Samuel, Comayrol, et Piquepuce, et Cocotte, et le flamboyant Similor, tous, tous, jusqu’au jeune Saladin qui avait poussé le premier cri d’alarme dans l’avenue.
Il n’y avait pas moyen de songer à prendre la fuite par l’avenue où couraient déjà les agents, conduits par le docteur Lenoir, et que suivaient Tardenois, Larsonneur et Pistolet.
Mais ce n’était pas pour rien que le bon Jaffret faisait faction rue de la Rochefoucauld.
On avait prévu le cas d’une défaite.
Les communications étaient ouvertes entre le pied-à-terre de Marguerite et les jardins de l’hôtel de Souzay.
Une échelle se dressait contre le grand mur à tout événement.
L’état-major passa d’abord, puis l’armée suivit, et l’échelle fut retirée de l’autre côté du mur.
Tout le monde était parti, — sauf, le général en chef.
Cadet-l’Amour, en effet, au premier bruit annonçant le danger, et sans plus s’occuper de sa victime, s’était précipité vers la fenêtre du boudoir, dont il avait enjambé l’appui lestement. Ce genre d’exercice le connaissait, et il était bien sûr, en se laissant glisser le long des montants, d’arriver un des premiers au grand mur.
Seulement, dès qu’il eut lâché l’appui de la fenêtre, un juron s’étrangla dans sa gorge, et il essaya, mais en vain, de remonter.
Il sentait l’échelle se balancer sous le poids de son corps.
— Pas de farce ! cria-t-il, déjà inquiet et tout mouillé de sueur froide. Les agents arrivent… Qui est là, en bas ?
— C’est moi, marquis, répondit une voix moqueuse.
Le bandit frissonna jusque dans la moelle de ses os.
— Qui, toi ? balbutia-t-il entre ses dents qui craquaient.
La voix moqueuse répondit :
— Moi, Clément le Manchot, et j’ai apporté le sac où j’étais lié quand tu m’as « arrangé » cette nuit.