La Bande Cadet/Prologue/Chapitre 04

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E. Dentu (tome Ip. 47-58).
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Prologue


IV

Le parrain d’Angèle


— Vous ne m’avez jamais parlé que d’amour, reprit Angèle, jusqu’au jour où j’ai consenti à vous suivre en Écosse, où nous fûmes mariés malgré la volonté de votre famille. Consultez votre mémoire ; en ce temps-là, chaque fois que j’essayais d’entamer une explication, vous me fermiez la bouche parce qu’il vous semblait que je voulais opposer des prétextes à l’accomplissement de vos désirs. J’appelais M. le marquis de Tupinier mon parrain parce que je suis, en effet, sa filleule. Il vous a dit peut-être qu’il était mon père…

— Il me l’a dit, affirma le malade.

— Je devine dans quel but. Vous lui avez compté des sommes importantes…

— Passez ! cet homme est un misérable.

— Bien plus misérable encore que vous ne pouvez le croire. Ce fut chez lui qu’on me conduisit quand je sortis de pension, où j’avais appris la mort de mon père et de ma mère ; je venais d’atteindre ma dixième année ; depuis lors, je n’ai pas connu d’autre famille que lui. Ce fut Abel qui me sauva de ses premières tentatives, et, sans le marquis, je serais la femme d’Abel…

— Et heureuse, interrompit le duc avec une ironique amertume.

— Peut-être… Le marquis détestait deux fois Abel, qui était pauvre et bon, — et brave. Abel lui faisait peur, et on ne pouvait rien tirer de lui. Vous, il vous haïssait aussi, mais vous étiez riche, et sa cupidité vous choisit.

Vous savez de quelle race nous sommes. Le marquis était entré dans le monde par la bonne porte, il avait une fortune honorable et un nom sans tache, il était apparenté noblement : vous vous faisiez honneur d’être notre cousin, monsieur le duc.

À l’époque de notre mariage, rien ne restait de tout cela qu’une apparence à laquelle peu de gens se trompaient, et j’ai cru souvent que votre erreur à vous était volontaire. Le marquis était tombé très bas ; il a descendu encore quelques degrés depuis ce temps-là et sa chute sera plus profonde encore. Ne me demandez pas quel vice l’a précipité, il les a tous et le crime ne l’arrêterait pas : dans la boue de cette âme, il y a du sang.

Pour la réalisation de ses projets, et il en avait de plusieurs sortes, il avait dû me témoigner dès mon enfance une extrême bonté. J’avoue que j’avais été heureuse de quitter le couvent pour sa maison, je l’aimais bien, il me gâtait. Son indignation, quand il découvrit le pauvre roman de ma jeunesse, fit beaucoup d’impression sur moi. Il eut l’adresse d’éloigner Abel au moyen d’une fausse lettre de moi, où j’étais censée le congédier en lui reprochant d’avoir abusé de mon ignorance, et, profitant aussitôt de ce départ, il accusa son absence de trahison.

Quand je vous vis pour la première fois, je me croyais abandonnée. Et je ne peux pas vous dire quelle reconnaissance je gardais à mon parrain, à mon tuteur, à l’homme enfin qui me tenait lieu de père, pour sa mansuétude et sa tendre indulgence. Cela me donna confiance en lui. Il me dit : « Ta réhabilitation est désormais l’affaire de ma vie. Si tu suis exactement mes conseils, ton passé est mort, je te mettrai à même de faire le bonheur d’un honnête homme, et ton fils sera heureux. »

Ah ! je ne m’en défends pas, ce grand, ce fougueux amour que je lisais dans vos yeux m’attira comme un charme. Je fus entraînée vers vous par la violence même de votre passion. Et puis, pourquoi ne pas le dire : j’eus envie d’être princesse. Le brillant de votre existence me séduisit irrésistiblement…

Et un soir que le marquis rentra ivre, je fus obligée de me protéger moi-même… Sa maison, dès lors, me fit horreur, et je vis dans la vôtre un refuge.

Aussitôt, cependant, que le marquis se fut dévoilé à moi, je cessai de croire à ses conseils, et le besoin me prit de vous ouvrir mon cœur ; mais il avait tendu autour de vous ses filets comme autour de moi ; il vous avait fait peur de tout retard, de toute explication. Et moi aussi, j’avais peur maintenant, car si vous me manquiez, désormais, je retombais en sa puissance.

Nous fûmes mariés par le prêtre écossais, et mon parrain, le lendemain de la noce, réclama de moi impudemment le prix de son entremise…

Vous frémissez, William, le prix était double. Je le vois encore au moment où il me dit, sans perdre son insolent sourire :

— Il me faut les deux clefs : celle de ta chambre et celle de sa caisse, sans cela, gare à toi, ma petite princesse d’amour !…

Je vins à vous, je vous dis tout, il était trop tard. Vous saviez mon histoire…

— C’était lui, qui me l’avait dite ! murmura le duc, et je n’y croyais pas !

Son visage décomposé trahissait en ce moment une souffrance intolérable. Sur son front, qui avait des teintes plombées, la sueur froide ruisselait.

Angèle se pencha, et son mouchoir essuya cette sueur, qui parlait de mort plus haut que tous les autres symptômes.

Le duc retint le mouchoir à deux mains ; il en aspira le parfum avec une avidité qui faisait frayeur et compassion.

— Je mourrai en t’aimant ! balbutia-t-il.

Puis, cherchant sa respiration, qui le fuyait :

— Si tu m’avais aimé, Angèle, toi, mon rêve et mes délices ! toi, la folie de mes sens et de mon âme, Angèle ! Angèle ! mon cœur, mon ivresse ! Ah ! si tu m’avais seulement aimé !

Elle pâlit, parce qu’elle pensa :

— Il va mourir.

Et elle poursuivit, de ce ton doux et froid qu’elle avait au commencement de l’entrevue :

— Vous me demandiez alors ce que je ne pouvais pas donner, vous fûtes impitoyable…

— Pour moi-même encore plus que pour vous, madame, acheva le duc, qui sembla s’éveiller d’un songe. Je quittai la maison que j’avais choisie pour en faire mon paradis, et je me plongeai, à corps perdu, dans l’infernale orgie où j’ai enfin trouvé la mort. Il a fallu du temps pour accomplir ce suicide…

— Vous étiez si jeune ! soupira Angèle, dont la voix tremblait à son insu, et si fort… et si beau !

Le malade joignit les mains et dit avec un accent de prière :

— Alors, répondez-moi, je vous en supplie, comme si j’étais agenouillé à vos pieds ; c’est le vœu d’un cœur qui va cesser de battre, et qui ne battait que pour vous, Madame ! Répondez-moi, vous qui ne m’avez jamais menti, je le proclame à ce dernier moment : pourquoi n’avez-vous pas pu m’aimer ?

À cette question, Angèle se troubla. Une nuance rose vint à sa joue.

— Pourquoi ? répéta-t-elle.

— Soyez franche comme toujours, dit le malade, qui la dévorait du regard.

Et c’était chose terrible à voir que la flamme concentrée dans les yeux de ce visage morne, comme la dernière étincelle se réfugie plus brillante à l’extrémité de la mèche qui va s’éteindre.

— Eh bien ! dit Angèle à voix basse, jamais je ne m’étais adressé à moi-même cette question, voilà pourquoi j’hésite. J’interroge ma conscience pour vous dire la vérité vraie, puisque vous souhaitez l’entendre. Je n’ai pas aimé Abel plus que vous, je l’affirme, peut-être l’ai-je aimé moins que vous.

— Qui donc avez-vous aimé ! s’écria le duc, tout vibrant de fièvre, qui ?

Elle n’hésita pas, cette fois, et répondit :

— Personne.

Et, en vérité, il y avait dans la miraculeuse beauté de cette femme quelque chose d’intact et de froid qui appuyait son dire et répétait : « Personne ! »

— Vous ne me croyez pas, reprit-elle en laissant glisser autour de sa belle bouche un demi-sourire tout plein de mélancolie, je ne regarde pas souvent du côté de mon passé, qui est si triste. — Je n’ai aimé (de la façon que vous entendez), ni mon bon Abel, qui laisse dans ma pensée un doux, un exquis souvenir, ni vous, qui aviez surpris pourtant mon imagination comme un prince des contes de fées ; Abel était mon ami, et vous, avant de me délaisser, deux fois mère que j’étais, vous viviez en esclave, prosterné à mes genoux.

— Et depuis lors ?

Le sourire d’Angèle eut d’orgueilleux rayons.

— J’avais mon fils, dit-elle.

— Lequel ? demanda le duc.

— J’avais mes deux enfants, rectifia Angèle avec un peu de confusion.

— Lequel ? répéta M. de Clare, dont les yeux demi-clos la couvraient d’un regard intense. Duquel parliez-vous quand vous avez dit : « J’avais mon fils. »

Elle prit son parti vaillamment, et répondit, après un silence :

— Je parlais de celui qui n’est qu’à moi et qui n’a que moi, de mon aîné, de mon premier…

Elle s’interrompit tout à coup pour ajouter :

— Et tenez ! voilà mon secret. Je n’ai pas pu vous le dire il n’y a qu’une minute, parce que je ne le connaissais pas moi-même : je ne pouvais aimer que mon maître. Cet enfant commande, j’obéis ; voilà pourquoi je l’adore !

Les sourcils du malade se froncèrent, et il sembla faire un grand effort pour murmurer cette question :

— Et l’autre lui obéit aussi ?

— Ils s’aiment, répliqua Angèle : ils seront de bons frères.

M. le duc de Clare, qui semblait calme depuis quelques instants, s’agita et fit effort pour se retourner sur sa couche.

— Vous n’aimez qu’un de vos fils, madame, prononça-t-il d’un ton profondément courroucé, vous êtes une mauvaise mère !

— Et cependant, répondit-elle presque humblement, je suis ici pour l’autre, pour celui que, selon vous, je n’aime pas, et qui n’a pas besoin qu’on l’aime, car il a tout ce que l’autre n’a pas : un grand nom, une grande fortune ; il sera heureux en cette vie, et glorieux, si son père ne l’abandonne pas en mourant comme mon mari vivant m’a rejetée loin de lui. J’étais coupable, moi, à tout le moins de mon silence ; Monsieur le duc, votre fils est innocent.

Elle ne voyait plus le visage du malade, tourné maintenant vers la ruelle du lit. Comme il ne répliquait point, elle poursuivit :

— Je ne demande rien pour moi, je n’accepterais rien pour l’autre. Je viens réclamer pour votre fils son titre et sa fortune. Si vous ne m’avez pas bassement abusée, je suis votre femme légitime. Je viens chercher mon acte de mariage, dressé selon la coutume écossaise, et l’acte de naissance de votre enfant : les avez-vous ?

— Je les ai, répondit le malade.

— Donnez-les-moi.

Cette fois, M. de Clare garda le silence.

— Donnez-les-moi, répéta Angèle, si vous ne voulez pas que l’enfant soit comme la mère, sans ressources et sans nom !

Un spasme secoua le corps du malade qui appela faiblement :

— Morand ! mon cousin Morand !

Il ajouta, en essayant vainement de se relever sur le coude :

— C’est fini ! je me meurs…

— William ! dit Angèle épouvantée, avez-vous une potion ? Que voulez-vous ?

Son regard cherchait autour de la chambre.

De la poitrine du mourant sortit ce gémissement qui est arraché par tout effort désespéré. Il se retourna si brusquement qu’Angèle fut obligée de le retenir pour l’empêcher de tomber hors du lit.

Il la repoussa avec une sorte d’horreur.

— Je souffre l’enfer ! cria-t-il en cet éclat de voix strident que sonne parfois l’agonie. Morand ! Tardenois ! Larsonneur ! Jaffret ! à moi ! chassez cette femme !… Vous, ne me touchez pas ! Vous me déchirez et vous me brûlez !… Je n’ai jamais vu mon fils ! je ne sais pas si j’ai un fils… où est-il ?

— Je l’ai caché…

— Pour le dépouiller peut-être…

— William ! William !…

— Mon fils !… où est mon fils ? Un médecin ! Je meurs !…

— Je vais chercher l’enfant ! s’écria Angèle en courant comme une folle vers la porte. Un médecin ! un médecin !

Le duc de Clare était retombé immobile et muet.

Angèle ouvrit violemment la porte par où elle était entrée quelques instants auparavant et se heurta contre un homme qui semblait là aux écoutes.

— Le marquis ! fit-elle en reculant comme si on l’eût frappée au visage : Mon parrain !

— Chérie, dit l’homme avec le mauvais sourire des coquins qui ont toute honte bue, voilà le médecin ! je me suis fait docteur sur mes vieux jours, vois un peu comme ça se rencontre !

Et, la prenant à bras-le-corps, il planta sur ses lèvres un retentissant baiser.