La Bande Cadet/Prologue/Chapitre 05

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E. Dentu (tome Ip. 59-73).
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Prologue


V

Deux feuilles de papier


C’était un homme déjà vieux, de taille moyenne, très maigre, vêtu en bon bourgeois et portant lunettes sur un long nez tranchant. Sa figure, d’une laideur remarquable, avait cette forme aquiline que beaucoup de gens prennent pour un signe de race ; mais quelque chose de cynique et de repoussant était dans le regard de ses yeux ronds comme ceux d’un vautour. Il était chauve, de cette façon particulière et assez rare qui ne laisse pas même autour du crâne la couronne de cheveux ressortant sous le chapeau : cela augmentait sa ressemblance avec les oiseaux de proie.

Nous savons son nom pour l’avoir entendu prononcer plus d’une fois dans les précédents chapitres ; il s’appelait M. le marquis de Tupinier et n’en avait pas l’air, malgré son nez de gentilhomme.

Non seulement il emprunta, comme nous l’avons dit, cet indécent baiser à la bouche charmante de Mme la duchesse de Clare mais encore il l’entraîna sur un mouvement de valse très bien exécuté, en dehors de la porte qu’il referma.

— Ma belle bichette, dit-il d’un ton de bonne humeur, tu as bien fait de venir, peste ! C’est l’instant, c’est le moment, mais je te ferai observer que tu aurais dû m’avertir. On n’aime donc plus son parrain ? Et encore tu avais mis le verrou à la porte du jardin. J’ai été obligé de passer par-dessus le mur et de monter par la fenêtre… à mon âge !

Son doigt désigna un carreau, largement tranché au diamant de vitrier, et dont l’ouverture laissait entrer un courant d’air glacial.

Angèle restait devant lui stupéfaite et comme hébétée.

— Tu voudrais bien savoir qui a averti parrain, hé, trésor ? reprit-il en ricanant. Détail. On a sa police. Parlons du petit, qui vaut maintenant son pesant d’or. Je ne l’ai jamais perdu de vue, ce gamin-là, il est mignon tout plein. As-tu ta voiture ?

— Oui, répondit machinalement Angèle.

— C’est bien, partons ! Il y a loin d’ici chez le marbrier du boulevard extérieur.

— Est-ce que vous voudriez venir avec moi ?

— Parbleu ! je ne te quitte plus, chérie.

— Mais… fit la duchesse.

Le marquis l’interrompit, disant :

— C’est vrai ! tu ne perds pas la carte, toi ! il pourrait « claquer » pendant notre absence et alors… Mais tout ne serait pas noyé, tu sais ? J’ai mes moyens à moi : voilà du temps que j’étudie l’affaire.

— Comment appeler du secours ! pensa tout haut Angèle.

— Oui, comment ? tu es dans tes petits souliers, toi ! La première partie ne t’a pas réussi, et tu ne veux pas qu’il s’en aille avant la seconde manche… étais là et je vous écoutais, tu sais ? Tu m’as arrangé comme il faut, mais je n’ai pas de rancune. Quant à ton bout de rôle, tu l’as mal joué, très mal ! Il fait bon tenir la dragée haute aux gens qui se portent bien, mais les agonisants, on les bichonne, on les caresse…

— Je ne peux pourtant pas, dit encore la duchesse, aller dans l’antichambre chercher les valets…

— Non ! ils te demanderaient d’où tu sors. Ils sont là trois ou quatre parmi lesquels j’ai reconnu le vertueux Tardenois, le bon Jaffret des oiseaux, Larsonneur…

Angèle fit un pas vers la porte du salon. Elle perdait la tête. Le marquis l’arrêta.

— Pas besoin, dit-il, si c’est pour sonner. Nous ne sommes pas ici dans une maison garnie où chacun a sa sonnette. Celle-ci vaut l’autre, tu vas voir.

Il s’était approché de la cheminée et tira par deux fois le cordon.

— En route ! reprit-il, je suis sûr que Tardenois et le vieux Morand montent déjà le grand escalier quatre à quatre. Viens !

Angèle se laissa prendre le bras. L’instant d’après, une odeur d’eau-de-vie et de pipe empesta l’intérieur du coupé qui avait amené Mme la duchesse. Le marquis portait partout ces parfums avec lui. Le cheval allongeait déjà en remontant la rue Saint-Antoine pour gagner le boulevard. On avait dit au cocher :

— Au cimetière Montmartre !

Angèle était pelotonnée dans l’angle de la voiture et se taisait, mais le marquis causait pour deux.

— D’avoir mis, disait-il, le petit duc en apprentissage chez le marbrier pendant que tu gardais l’autre avec toi, je ne t’en blâme pas, c’est un bon état et les mamans ont comme ça des préférences, mais pourquoi n’as-tu pas amené franchement le fils d’Abel à M. de Clare en lui disant : « Voilà le duc », il n’y aurait vu que du feu. Moi, je croyais que c’était là ton idée.

Elle laissa tomber sa tête entre ses mains.

— Je m’attendais à ça, vrai, reprit le marquis, et je n’aurais rien dit ; pourvu que j’aie ma part, ce n’est pas moi qui te gênerai ! C’était indiqué par la situation, puisque M. de Clare ne connaît ni l’un ni l’autre…

Un sanglot souleva la poitrine de la duchesse Angèle qui luttait contre son angoisse. On voyait bien qu’elle n’espérait pas de pitié.

— J’aime mes deux enfants, murmura-t-elle, je suis seule et sans conseils ; si j’ai caché l’un d’eux…

Le marquis l’interrompit par un bruyant éclat de rire.

— Tiens ! tiens ! fit-il, c’était donc pour le cacher ! Et peut-être à cause de moi, hé, bébelle ! Pauvre amour ! Tu n’es pas de force contre parrain !

Il reprit après un silence :

— Et si tu n’allais plus trouver ton petit duc au magasin, chérie ? As-tu songé à cela ?…


Au moment où la sonnette avait retenti dans l’antichambre de l’hôtel Fitz-Roy, Tardenois, Jaffret et les autres domestiques de M. le duc de Clare bivouaquaient autour d’un grand feu, allumé dans la cheminée. M. Morand se tenait à l’écart, et Tilde dormait dans un coin, couverte par le manteau du cocher.

M. Morand se leva et dit :

— Mes amis, M. le duc a défendu que personne entrât dans sa chambre, excepté moi. Je vous prie cependant de monter et de vous tenir à portée. Ce qui se passe ici, je ne le sais pas plus que vous, et je crains pour cette nuit un grand malheur.

Il se dirigea vivement vers l’escalier, les autres le suivirent.

Il entra seul dans le salon aux quatre fenêtres et ressortit presque aussitôt tout tremblant et disant :

— Un médecin ! sur-le-champ ! à tout prix !

Tardenois s’élança au-dehors.

— Venez et aidez-moi, reprit M. Morand, à ceux qui restaient.

Le lit de M. le duc était vide, et lui-même, étendu la face contre le plancher, semblait mort.

Il y avait, contre la muraille, une malle qu’on avait déchargée de la berline et apportée en même temps que M. le duc, sur son ordre exprès. C’était en essayant d’atteindre cette malle, pour l’ouvrir, que le malade avait perdu connaissance. Cela sautait aux yeux ; il en tenait encore la clef à la main, et son bras droit, étendu, s’allongeait jusque sous la serrure.

Il fut soulevé de nouveau à bras et porté sur son lit, sans donner signe de vie. La pendule, remontée naguère par Morand, marquait dix heures moins le quart.

Au bout de vingt minutes environ, Tardenois revint et dit :

— J’ai trouvé un docteur.

Et il s’effaça pour donner passage au médecin.

C’était un homme de grave tournure, mais jeune et remarquablement beau de visage. Il y a, dit-on, dans la règle des quakers, un article qui ordonne de regarder franc, quoi qu’il advienne. C’est une bonne loi et tout à l’honneur des quakers. Tel était le regard calme et doux que ce jeune médecin promena sur les assistants en traversant la chambre.

Il s’approcha du lit. Le malade et lui semblaient avoir le même âge.

Le jeune docteur examina son nouveau client selon l’art, très attentivement, mais très rapidement aussi et en homme sûr de sa pratique.

— Il n’est pas mort, dit-il, mais ses heures sont désormais comptées.

— Recouvrera-t-il sa connaissance ? demanda M. Morand.

— Je le crois. Versez de l’eau dans un verre.

Le jeune docteur avait tiré de sa poche une boîte recouverte en chagrin noir, un peu plus grande qu’une tabatière, et sur laquelle on pouvait lire cette sentence latine, gravée en lettres d’or :

Simila similibus curantur.

Il l’ouvrit et y choisit, parmi beaucoup d’autres, un très petit flacon de cristal, dont il enleva le bouchon microscopique. On regardait curieusement à l’entour ; les agissements des médecins qui pratiquent la méthode de Samuel Hahnemann étaient alors beaucoup moins populaires qu’aujourd’hui.

Pendant que les globules transparents tombaient un à un dans le verre d’eau pure, Tardenois disait tout bas :

— Tous les médecins du quartier partis ! C’est la Providence qui m’a fait mettre la main sur celui-là. Il est sorti du poste, ici près, où il avait remis sur pied une pauvre malheureuse, tombée de froid ou de faim, et je l’ai pris à la volée.

Le docteur, après avoir remué son mélange, qui restait clair comme de l’eau de roche, déposa le verre sur la table de nuit, et pressa légèrement les tempes du malade à l’aide des doigts étendus de sa main droite. Par-dessus le V très évasé, produit par cette pose de ses doigts, il souffla froid au centre du front.

Puis, ayant soulevé la couverture, il appliqua sa main gauche à plat sur l’épigastre.

Au bout de quelques minutes, la poitrine de M. le duc se dégonfla en un long souffle que tout le monde put entendre.

Le jeune docteur, alors, puisa au verre une pleine cuillerée d’eau, et la fit couler dans la bouche entr’ouverte du malade, qui rouvrit, presque aussitôt après, les yeux.

— Où est-elle ? demanda-t-il d’une voix qui semblait venir de l’autre monde.

— De qui parle-t-il ? interrogea le médecin.

Et, comme personne ne lui répondait, il se pencha au-dessus du malade pour répéter sa question :

— De qui parlez-vous ?

Point de réponse encore. Les yeux du malade s’étaient refermés.

Le médecin prit son chapeau pour se retirer.

— De quart d’heure en quart d’heure, vous donnerez une cuillerée, dit-il.

— Et c’est tout ? demanda Tardenois.

— C’est tout.

— Mais si on avait besoin de vous ?

— On n’aura pas besoin de moi.

— Cependant… insista M. Morand.

Le médecin, qui était déjà près du seuil, s’arrêta et atteignit son portefeuille, d’où il retira une carte. Il la mit entre les mains de Morand, et sortit. La carte portait : « Docteur Abel Lenoir. »

Ceux qui étaient là se regardèrent. Personne n’avait jamais vu l’homme, le nom était connu de tous.

— Est-il parti ? demanda le malade d’une voix à peine intelligible.

Sur la réponse affirmative qui lui fut faite, il rouvrit les yeux sans trop d’efforts, et, voyant tout ce monde autour de lui, il parut en éprouver de la colère. Sa main se souleva comme pour désigner la porte.

— Monsieur le duc veut que nous sortions ? traduisit Tardenois.

Un mouvement de tête répondit : Oui.

— Et personne ne doit rester avec monsieur le duc, pas même moi ? insista le valet favori.

Le malade parvint à articuler :

— Non, rien que mon cousin Morand.

Aussitôt les domestiques se retirèrent, et la figure hâve du mourant exprima un contentement. Il fit signe à Morand de s’approcher :

— Je veux boire, dit-il.

Morand s’empressa d’emplir la cuiller, mais le malade la repoussa, et dit :

— Du vin.

— Ne craignez-vous pas… ? commença Morand, effrayé.

— Je ne crains plus rien : du vin !

Le cousin pauvre n’osa pas désobéir. Il s’approcha du guéridon, déboucha une bouteille et versa un doigt de vin au fond d’un verre. Le malade était parvenu à se soulever sur le coude, tremblant de la tête aux pieds. Il regardait le verre : il dit :

— Encore !

Morand versa de nouveau quelques gouttes.

— Encore ! répéta le malade frémissant de fièvre et d’impatience.

Morand emplit cette fois le verre jusqu’à moitié et l’apporta, disant :

— C’est pour vous obéir, mon cousin.

Le duc saisit le breuvage avidement. Il en répandit une partie avant de le pouvoir porter à sa bouche, car sa misérable main était secouée à faire pitié ; mais le verre sonna enfin contre les dents, qui le mordaient convulsivement, et il but.

— Ah ! fit-il, épuisé, en lâchant le verre qui roula sur la pente des couvertures et vint se briser contre le parquet.

Il ajouta, un instant après :

— C’est du feu qui est dans ma gorge.

Puis une nuance rouge monta brusquement à ses joues, et il se dressa tout à fait, demandant :

— As-tu fait prévenir mon respectable ami, le colonel Bozzo ?

— Oui.

— Doit-il venir ?

— Il l’a promis.

— Peut-être est-il venu pendant que j’étais évanoui ?

— Non, je vous l’affirme, il n’est pas encore venu.

— Ouvre la malle.

Morand avait justement à la main la clef qu’il avait arrachée tout à l’heure aux doigts raidis de son noble parent.

Il s’agenouilla devant la malle et en fit jouer la serrure.

La malle était pleine d’habits pliés avec soin.

— Ôte tout cela, dit le malade dont la voix se raffermissait et qui se tenait droit sur son séant. J’aurais pu faire la chose moi-même, je suis fort maintenant. Voyons ! dépêche ! mets tout cela en tas, tu sais bien que je ne m’en servirai plus.

La malle fut vidée en un clin d’œil. Tout au fond, il y avait une couche de papiers.

— Apporte ! ordonna le malade.

Morand fit des papiers une seule brassée et les déposa sur le lit. Aussitôt, la face rouge, les yeux creusés de fièvre, le duc se mit à les feuilleter avec une activité enragée. Sa main était ferme ; sa parole ne chevrotait plus.

Il jeta hors du lit les premiers papiers consultés en disant :

— Brûle !

Et Morand, les prenant sur le parquet à mesure, les portait au foyer où ils étaient rapidement consumés. C’étaient des lettres pour la majeure partie. M. le duc en baisa quelques-unes au passage, mais il disait toujours :

— Brûle ! brûle !

Et Morand brûlait.

Au train dont la besogne marchait, il ne fallut que peu de minutes pour achever le triage. Le monceau de papiers avait disparu. Il en restait seulement deux feuilles jaunies, ayant tournure d’actes publics.

M. le duc dit :

— Ceci est le nom de mon fils, — si j’ai un fils, ceci est sa vie et sa fortune. Écoutez-moi bien, mon cousin Stuart : je n’ai connu en toute mon existence qu’un homme, un seul, en qui j’aie eu confiance absolue. Jurez-moi que si je viens à mourir ou à perdre connaissance avant l’arrivée de cet homme, vous lui remettrez ces deux pièces fidèlement.

— Le nom de cet homme ? demanda Morand.

— Colonel Bozzo-Corona.

Morand étendit sa main droite et dit :

— Je jure que je remettrai fidèlement ces deux pièces au colonel Bozzo-Corona.