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La Bataille de Ligny, 1815/01

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La Bataille de Ligny, 1815
Revue des Deux Mondes4e période, tome 145 (p. 286-306).
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LA BATAILLE DE LIGNY
1815

I
LES PLANS DE CAMPAGNE ET LE PASSAGE DE LA SAMBRE


I

Le 25 mars 1815, alors que les souverains nouaient à Vienne une septième coalition contre la France, ils avaient pour résister à une attaque soudaine de Napoléon en Belgique, tout au plus 90 000 soldats : 30 000 Prussiens, 14 000 Saxons, 23 000 Anglo-Hanovriens et 20 000 Hollando-Belges[1]. Encore les Saxons étaient-ils disposés à se mutiner et devait-on craindre des défections chez les Hollando-Belges dont le plus grand nombre avait servi dans les armées françaises. Stationnés de Coblentz à Anvers, et au-delà, sur une étendue de 70 lieues, ces 90 000 soldats avaient dès le 15 mars commencé quelques mouvemens de concentration, mais ils n’auraient été réunis et prêts à livrer bataille que passé le 10 avril. Napoléon pouvait donc, le 1er avril, franchir la frontière belge avec 50 000 hommes, et trois jours après entrer à Bruxelles sans coup férir. Il n’aurait rencontré aucune résistance, le prince d’Orange et le général Kleist, qui commandait l’armée prussienne dans les provinces Rhénanes, ayant décidé d’opérer en cas d’attaque leur concentration à Tirlemont (11 lieues à l’est de Bruxelles).

Ce facile succès eût-il suffi, comme se l’imaginait l’Empereur, à soulever la Belgique ? En tout cas, sans en imposer beaucoup aux hommes de guerre, l’occupation de Bruxelles eût produit un effet immense en France et à l’étranger. Et, quoi qu’il advînt dans la suite, la campagne ainsi commencée n’aurait pu aboutir à un pire dénouement que la bataille de Waterloo. Les généraux prussiens, le prince d’Orange, Wellington lui-même, redoutaient cette brusque attaque. « Ce serait un bien grand avantage pour Bonaparte, écrivait le 5 avril Wellington à Gneisenau, que de contraindre notre armée à battre en retraite, de chasser Louis XVIII de Gand et d’arrêter la mobilisation des Hollando-Belges. » Mais ce coup d’audace dont Napoléon eut l’idée et dont il jugeait l’exécution facile et certaine, il y renonça en même temps qu’il le conçut. Il comprenait trop bien qu’une victoire remportée sur le dixième seulement des forces de la coalition ne serait regardée par les Alliés que comme une affaire d’avant-postes, et que cette victoire, eût-elle même pour conséquence le soulèvement de la Belgique, ne terminerait point la guerre. En passant la Sambre le Ier avril, il aurait donc sacrifié pour un succès sans résultat l’avenir de la campagne, car l’ex-armée royale, tout en pouvant fournir sur l’heure 50 000 hommes d’excellentes troupes, n’était point en état d’entreprendre une campagne de quelque durée. Hommes, armes, chevaux, approvisionnemens, tout manquait. Or, l’Empereur ne pouvait à la fois diriger les opérations en Belgique et réorganiser l’armée. En outre, pour former un corps de 50 000 hommes, il eût fallu prendre tous les disponibles dans les garnisons des départemens du Nord, dont la population était si hostile à l’Empire, et employer la réserve de Paris, destinée, en cas de force majeure, à agir dans l’Ouest, où remuaient les chefs vendéens, et dans le Midi, où Bordeaux, Toulouse, Marseille, reconnaissaient encore l’autorité du duc d’Angoulême.

Si l’état militaire de la France interdisait au capitaine d’entrer trop vite en campagne, de même la situation politique le défendait au souverain. Huit jours après être remonté sur le trône, Napoléon ne pouvait pas abandonner le gouvernement pour courir à la frontière sans nécessité. Il était plus urgent de réorganiser l’administration, de remplir le trésor, de pacifier le pays. Quel admirable expédient pour gagner le cœur des Français, qui désiraient tous si ardemment la paix, que d’envahir la Belgique ! L’effet produit par la prise de Bruxelles n’eût-il pas été compensé par l’épouvante de voir Napoléon, à peine rentré en France, chausser ses bottes de sept lieues pour marcher à de nouvelles conquêtes ? L’Empereur avait encore une autre raison, — et celle-là primait les autres, — de ne pas commencer la guerre avant d’avoir épuisé tous les moyens d’accommodement : comme son peuple, bien que sans doute pour moins longtemps, il voulait le maintien de la paix.

Plus d’un grand mois, l’Empereur persista à croire la paix possible. « Si nous avons la guerre… », écrivait-il encore le 30 avril à Davout, avec qui il n’avait pas à dissimuler. Toutefois, quelle que fût la ténacité de ses illusions, il ne s’en préparait pas moins à la guerre. Il avait appelé les réserves, mobilisé les gardes nationales donné ses ordres pour la reconstitution du matériel. Mais ce fut seulement au milieu du mois de mai, quand il eut à peu près perdu toute espérance d’accommodement, qu’il arrêta son plan de campagne.


II

Les Alliés mûrissaient le leur depuis le commencement d’avril. Avant même l’arrivée de Blücher à l’armée, Gneisenau, son chef d’état-major, avait envoyé d’Aix-la-Chapelle à Vienne un projet stratégique qui servit de base d’étude et dont plusieurs dispositions finirent par être adoptées. « Le plan proposé, disait en substance Gneisenau dans son mémoire, est fondé sur l’énorme supériorité numérique des coalisés. Quatre grandes armées d’opérations, dont la quatrième, l’armée russe, formera la réserve, entreront simultanément en France et marcheront droit sur Paris. Quoi qu’il arrive à l’une des trois armées de première ligne, qu’elle soit battue ou non, les deux autres continueront d’avancer, en faisant des détachemens sur leurs derrières pour observer les forteresses. L’armée russe, ou armée de réserve, est destinée à réparer les échecs que pourrait subir l’une des armées de première ligne. Pour cela, elle se portera directement à l’aide de l’armée en retraite ou manœuvrera sur le flanc de l’ennemi. À supposer que Napoléon batte une des armées de première ligne, les deux autres, marchant toujours en avant, gagneront du terrain et se rapprocheront de Paris tandis que l’armée de réserve secourra l’armée battue. Si, au lieu de poursuivre l’armée battue, Napoléon se porte sur le flanc d’une autre armée de première ligne, l’armée de réserve se joindra à celle-ci de façon que la bataille tourne au désavantage de l’ennemi. Pendant ce temps, la troisième armée continuera d’avancer, et celle qui aura subi un échec se rétablira et reprendra ensuite sa marche offensive. »

Wellington désirait qu’on commençât les hostilités sans attendre l’arrivée de l’armée russe et avant même que les trois autres armées eussent achevé leur concentration. « Il suffit, écrivait-il, le 10 avril, de porter entre la Sambre et la Meuse 60 000 Anglo-Hollandais, 63 000 Prussiens et 140 000 Austro-Bavarois pour nous trouver en France avec des forces supérieures à celles de l’ennemi et pouvoir manœuvrer dans la direction de Paris. » Très préoccupé des intérêts de Louis XVIII, Wellington jugeait que chaque nouveau jour de trêve affermirait le pouvoir de Napoléon, et, croyant à l’importance de la prise d’armes des royalistes dans le Midi, il pensait qu’il la fallait seconder par une action immédiate sur les frontières du Nord.

A Vienne, on n’était pas si pressé. On voulait faire cette guerre sans risques. On voulait, dans chaque bataille, être au moins trois contre un. Le conseil de guerre tenu le 17 avril, sous la présidence du tsar, décida que pour donner aux différentes armées le temps d’opérer leur concentration, on ouvrirait la campagne seulement le 1er juin. C’était un mois de perdu, selon Wellington et Blücher, un mois de gagné selon Knesebeck et Schwarzenberg. Ce dernier comptait même gagner encore un autre mois par les discussions du plan stratégique. En effet, le 7 juin, alors que Blücher, enragé de rester inactif en Belgique où il avait eu cependant la distraction d’une révolte des Saxons, multipliait ses lettres au roi de Prusse pour le conjurer de lui envoyer des ordres de mouvement, Schwarzenberg faisait adopter par les souverains, réunis à Heilbronn, un plan définitif dont l’exécution devait commencer seulement du 27 juin au 1er juillet.

D’après ces nouvelles dispositions, six armées franchiraient simultanément les frontières de la France : l’armée des Pays-Bas (93 000 Anglais, Hanovriens, Nassaviens, Brunswickois et Belges[2], sous Wellington) par Maubeuge et Beaumont ; — l’armée prussienne (117 000 hommes[3] sous Blücher) par Chimay et Rocroi ; — l’armée russe (150 000 hommes sous Barclay de Tolly) par Saarlouis et Saarbruck ; — l’armée du Haut-Rhin (210 000 Autrichiens, Wurtembergeois, Hessois et Badois sous Schwarzenberg) par Sarreguemines, Haguenau, Huningue et Bâle. Ces quatre grandes armées marcheraient concentriquement sur Paris, les Anglo-Prussiens par Péronne et Laon, les Austro-Russes par Nancy, Lunéville et Langres.

A l’extrême gauche, l’armée de la Haute Italie (38 000 Autrichiens et 12 000 Piémontais sous Frimont) et l’armée autrichienne de Naples (25 000 hommes sous Bianchi), passeraient les Alpes et se dirigeraient, la première sur Lyon, la seconde sur la Provence où ses opérations seraient secondées par l’escadre anglaise de la Méditerranée.


III

Napoléon, par des rapports secrets de Vienne et de Bruxelles, connaissait d’une façon générale les forces et les projets de l’ennemi. Deux plans de campagne se présentèrent à son esprit.

Le premier plan consistait à masser sous Paris les 1er, 2e, 3e, 4e et 6e corps, la garde, la réserve de cavalerie et l’armée du Rhin (ou 5e corps) ; à concentrer sous Lyon l’armée des Alpes et le corps du Jura ; et à laisser les coalisés s’engager dans le réseau des places fortes, bien approvisionnées et défendues par environ 150 000 gardes nationaux mobilisés, militaires retraités, canonniers de la ligne, vétérans, douaniers, gendarmes et gardes nationaux urbains. Les armées alliées, devant passer les frontières le 1er juillet seulement, ne pourraient arriver dans le rayon de Lyon que le 15 ou le 18 et dans le rayon de Paris que le 25. À cette date du 25 juillet, les retranchemens de Paris seraient achevés ; la garnison compterait 30 000 hommes des dépôts de la ligne et de la garde, 18 000 tirailleurs fédérés et 36 000 gardes nationaux ; l’armée concentrée sur Paris aurait 200 000 soldats ; et il resterait environ 120 000 hommes dans les dépôts et 160 000 hommes en recrutement.

Comme des 646 000 alliés qui entreraient en France, 75 000 manœuvreraient dans le Lyonnais et la Provence, et que, en raison de la multiplicité de ses lignes d’opérations, l’ennemi laisserait sur ses derrières 150 000 hommes pour assurer ses communications et assiéger ou masquer les places fortes, les quatre grandes armées n’auraient plus, en arrivant entre l’Oise et la Marne, que 420 000 combattans. À ces 420 000 hommes, Napoléon opposerait 200 000 soldats de forces mobiles et le camp retranché de Paris. Il recommencerait la campagne de 1814, mais avec 200 000 soldats au lieu de 90 000[4], et avec Paris fortifié, défendu par 80 000 hommes et ayant pour gouverneur l’habile capitaine d’Auerstaedt et d’Eckmùhl, le rude défenseur de Hambourg, Davout.

Le second plan, plus hardi, plus conforme au génie de Napoléon, au tempérament français et même aux principes de la grande guerre, mais terriblement plus hasardeux, était d’attaquer l’ennemi avant que ses masses fussent réunies. Au 15 juin, l’Empereur pourrait concentrer sur la frontière du Nord une armée de 125 000 à 150 000 hommes. Il entrerait en Belgique, y battrait tour à tour les Anglais et les Prussiens séparés, puis après avoir reçu de nouveaux renforts des dépôts, il ferait sa jonction avec les 23 000 hommes de Rapp et se porterait vers les Vosges contre les Austro-Russes.

Sans doute si l’Empereur n’avait eu à envisager que la question militaire, il aurait adopté le premier plan, dont le succès lui paraissait certain. Mais il n’avait plus sa liberté d’action de 1805 ni même de 1812. Il devait, lui chef d’armée, compter avec l’opinion publique. Quelle impression produirait dans le pays l’abandon sans défense de près d’un tiers du territoire, et précisément des provinces les plus patriotes et les plus dévouées à la cause impériale ! N’allait-il pas provoquer partout le découragement et la désaffection, porter jusqu’à l’hostilité le mauvais vouloir de la Chambre, étendre dans l’Ouest et rallumer dans le Midi les foyers d’insurrection ? L’Empereur sentait que, pour relever les cœurs et imposer aux mécontens et aux factieux, il faudrait, dès l’ouverture des hostilités, une victoire éclatante. D’ailleurs, s’abandonnant à ses coutumières illusions, il s’imaginait que cette victoire pourrait être assez décisive pour dissoudre la coalition. Les Belges, pensait-il, se rangeront sous les drapeaux français, et la destruction de l’armée de Wellington entraînera la chute du cabinet tory ; des ministres partisans de la paix lui succéderont. S’il en va autrement, l’armée, victorieuse en Belgique des Prussiens et des Anglais, le sera encore dans les Vosges des Russes et des Autrichiens. Au pis aller, en admettant un échec en Belgique, on se repliera sous Paris pour opérer selon le plan défensif. L’Empereur, du reste, ne se dissimulait pas qu’après un échec à la frontière belge, les chances de succès de ce premier plan, auquel il faudrait revenir, seraient bien diminuées. On aurait perdu du monde, affaibli le moral de l’armée et du pays, provoqué les alliés à devancer de quinze jours leur entrée en France et, forcément, négligé un peu, faute de pouvoir tout faire à la fois, l’organisation de la défense.

L’Empereur médita longuement ces projets, et quand il se fut déterminé pour l’offensive, il hésita encore quelques jours sur le point où il frapperait ses premiers coups. Pour le succès de son plan, qui était de battre l’une après l’autre les deux armées occupant la Belgique, il fallait attaquer Wellington ou Blücher avant qu’ils eussent opéré leur jonction. En prenant sa ligne d’opérations sur Gand et Anvers et en se portant par Lille et Valenciennes contre la droite de Wellington, il refoulerait, après un combat d’avant-postes l’armée anglaise sur l’armée prussienne, et se trouverait, deux jours après, opposé dans une action générale aux deux armées réunies. Si, au contraire, il manœuvrait contre la gauche de Blücher par Givet et la vallée de la Meuse, il arriverait tout de même à hâter la jonction des deux armées en poussant les Prussiens sur les Anglais. Par une de ses plus belles conceptions stratégiques, l’Empereur résolut de se porter hardiment au centre même des cantonnemens ennemis, sur le point présumé de concentration des Anglo-Prussiens La route de Charleroi à Bruxelles formant la ligne de contact des deux armées, c’est sur cette route que Napoléon comptait fondre, par Beaumont et Philippeville, avec la rapidité de la foudre.


IV

Les ordres de concentration furent donnés dans les premiers jours de juin. Le 1er corps se porta de Valenciennes sur Avesnes ; le 2e, d’Avesnes sur Maubeuge ; le 3e, de Rocroi sur Chimay ; le 4e, de Thionville sur Rocroi ; le 6e, de Soissons sur Avesnes ; la garde impériale, de Paris par Soissons sur Avesnes. Toute communication avec la Belgique et les provinces Rhénanes étaient interceptée ; dans les ports de mer, l’embargo fut mis sur tous les bâtimens, jusque sur les barques de pêcheurs ; et pour ne point donner l’éveil aux avant-postes ennemis, des corps francs et des divisions de gardes nationales vinrent remplacer aux frontières de la Lorraine et des Flandres les troupes dirigées sur les points de rassemblement. Quand Napoléon, qui avait quitté Paris dans la nuit, arriva à Laon le 11 juin, à midi, toutes les troupes achevaient leurs mouvemens. Seul Grouchy, dont le quartier général était précisément à Laon, n’avait pas encore fait bouger ses quatre corps de cavalerie. Mandé chez l’Empereur, il dit qu’il n’avait reçu aucun ordre. En effet, le major général lui avait bien transmis les instructions de l’Empereur, mais, on ne sait par quelle confusion, elles ne lui étaient point parvenues. Grouchy envoya incontinent l’ordre aux quatre corps de cavalerie de se rendre à la frontière à marches forcées, et lui-même, sans perdre une heure, partit pour Avesnes. La concentration ne fut point retardée puisque toute la cavalerie de réserve arriva au-delà d’Avesnes le 13 dans la nuit, mais plusieurs régimens durent faire 20 lieues sans débrider, mauvais entraînement pour des chevaux à l’ouverture d’une campagne. Si, au moins, ce fâcheux incident avait éveillé l’attention de l’Empereur sur la négligence de son major général à s’assurer que les ordres arrivaient sans retards aux destinataires !

Le 13 juin, l’Empereur vint coucher à Avesnes ; le soir du 14, il porta son quartier général à Reaumont au centre de son armée. Malgré le mauvais temps, toutes les troupes bivouaquèrent cette nuit-là afin de rester bien rassemblées. Au réveil, il leur fut donné lecture, à la tête des bivouacs, de l’ordre du jour de l’Empereur : « … Soldats, c’est aujourd’hui l’anniversaire de Marengo et de Friedland qui décidèrent deux fois du destin de l’Europe. Alors, comme après Austerlitz, comme après Wagram, nous fûmes trop généreux. Aujourd’hui, cependant, coalisés contre nous, les princes que nous avons laissés sur le trône en veulent à l’indépendance et aux droits les plus sacrés de la France. Ils ont commencé la plus injuste des agressions. Marchons donc à leur rencontre : eux et nous, ne sommes-nous plus les mêmes hommes ? »

Les positions de l’armée étaient celles-ci : le 1er corps (20 731 hommes sous Drouet d’Erlon), formant l’extrême gauche, entre la route d’Avesnes à Maubeuge et Solre-sur-Sambre ; — le 2e corps (25 171) hommes sous Reille), entre Solre-sur-Sambre et Leers ; — le 3e corps (18 105 hommes sous Vandamme), et le 6e corps (10 821 hommes sous Lobau), entre Beaumont et la frontière ; — le 4e corps (15 287 hommes sous Gérard), entre Philippeville et Florenne ; — la réserve de cavalerie (13 144 hommes sous Grouchy), à Valcourt, à Bossus et à Gayolle ; — la garde impériale (20 706 hommes)[5], en avant et en arrière de Beaumont. Le terrain occupé par les bivouacs n’excédait pas huit lieues d’étendue sur une profondeur moyenne de trois kilomètres.

En dix jours 124 000 hommes, séparés par des distances variant entre douze et soixante-dix lieues, s’étaient réunis à la frontière, à petite portée de canon des avant-postes ennemis sans que ceux-ci eussent paru se douter de rien. Jamais marche de concentration n’avait été mieux conçue ni, sauf quelques retards vite réparés, mieux menée à accomplissement.

Tandis que l’armée française se trouvait ainsi former une masse redoutable, les Anglo-Prussiens étaient encore disséminés sur un front de plus de trente-cinq lieues et sur une profondeur moyenne de douze. Le 14 juin, le quartier général de Blücher était à Namur. Le 1er corps (30 800 hommes sous Ziéten) qui formait la droite de l’armée prussienne, occupait Fontaine-Lévêque, Marchiennes, Charleroi, Fleurus, Moustiers-sur-Sambre, Sombreffe et Gembloux ; — le 2e corps (31 000 hommes sous Pirch Ier), Namur, Héron et Hanut ; — le 3° corps (23 900 hommes sous Thielmann) Ciney, Dinant et Huy ; — le 4e corps (30 300 hommes sous Bulow) Liège et Tongres[6].

Les cantonnemens de l’armée de Wellington, qui avait établi son quartier général à Bruxelles, s’étendaient de la Lys aux sources de la petite rivière de la Haine. Le 2e corps (27 321 hommes sous lord Hill) occupait Leuze, Ath, Audenarde, Gand et Alost ; — le 1er corps (30 246 hommes sous le prince d’Orange,), Mons, Rœulx, Frasnes, Seneffe, Nivelles, Genappe, Soignies, Enghien et Braine-le-Comte ; — le corps de cavalerie (9 913 hommes sous lord Uxbridge) cantonnait le long de la Dender, entre Ninove et Grammont, et la réserve (25 597 hommes sous le commandement direct de Wellington)[7] à Bruxelles et aux environs.

Dans les positions qu’elles occupaient, il fallait deux grandes journées de marche à chacune des deux armées pour se concentrer sur leur ligne de contact et le double de temps pour se concentrer sur l’aile droite anglaise ou sur l’aile gauche prussienne, Cette excessive extension des cantonnemens, si périlleuse en face d’un adversaire comme Napoléon et si favorable au succès du plan hardi qu’il avait conçu, a été critiquée par presque tous les écrivains militaires. Wellington et les apologistes de Blücher ont cherché à justifier ces dispositions par les difficultés de faire vivre les troupes et par la nécessité de se garder sur tous les points. Le vrai, c’est que tout en admettant l’hypothèse d’une attaque de Napoléon et bien qu’ils se fussent même concertés pour y parer éventuellement, les alliés la croyaient plus qu’improbable. Le 15 juin, à l’heure où l’Empereur avait déjà le pied sur le territoire belge, Wellington exposait tranquillement, dans une longue lettre au tsar, comment il comptait prendre l’offensive à la fin du mois. Il pensait comme Blücher, qui quelques jours auparavant avait écrit à sa femme : « Nous entrerons bientôt en France. Nous pourrions bien rester ici encore une année, car Bonaparte ne nous attaquera pas. »


V

Le 15 juin à 3 heures et demie du matin, les avant-gardes françaises passèrent la frontière à Leers, à Cour-sur-Heure et à Thy. D’après l’ordre de mouvement expédié du quartier impérial, dans la soirée de la veille, l’année marchait sur Charleroi en trois colonnes principales : la colonne de gauche (corps de Reille et corps d’Erlon par Thuin et Marchienne) ; la colonne centrale (corps de Vandamme, corps de Lobau, garde impériale et réserve de cavalerie de Grouchy) par Ham-sur-Heure, Jamioul et Marcinelle ; la colonne de droite (corps de Gérard) par la route de Philippeville. L’Empereur avait tout combiné au point de vue proégetique pour faire l’écoulement rapide de cette masse d’hommes et pour éviter aux troupes l’énervante fatigue du piétinement sur place ; il avait tout disposé au point de vue tactique pour faciliter en cas de résistance sérieuse de l’ennemi le prompt déploiement et l’aide mutuelle des diverses colonnes. La levée des bivouacs pour les différens corps d’armée était échelonnée de demi-heure en demi-heure, les troupes les plus rapprochées de la frontière ayant à se mettre en mouvement dès 3 heures du matin, les troupes les plus éloignées à 8 heures seulement. Douze régimens de cavalerie éclairaient la marche. Il était prescrit aux autres corps à cheval de cheminer à la gauche des troupes d’infanterie. Les sapeurs de chacun des corps d’armée devaient être réunis et marcher dans chaque corps après le premier régiment d’infanterie légère. Trois compagnies de pontonniers avec quinze pontons et quinze bateaux étaient désignées pour suivre immédiatement le corps de Vandamme ; les ambulances devaient se mettre en mouvement à la suite du quartier général. Il y avait ordre de brûler toute voiture qui se glisserait dans les colonnes et de ne laisser approcher, jusqu’à nouvel avis, à plus de trois lieues de l’armée les bagages et les parcs de réserve. Les généraux commandant les avant-gardes étaient tenus de régler leur marche de façon à rester toujours à la hauteur les uns des autres, de bien s’éclairer dans toutes les directions, d’interroger les habitans sur les positions ennemies, de saisir les lettres dans les bureaux de poste, de se communiquer mutuellement leurs renseignemens et d’adresser de fréquens rapports à l’Empereur qui serait lui-même avec la tête de la colonne centrale. Toute l’armée devait avoir passé la Sambre avant midi.

Cet ordre de mouvement est, avec justice, regardé comme un modèle. Jamais, aux heures fortunées d’Austerlitz et de Friedland, Napoléon n’avait dicté un dispositif de marche plus étudié ni mieux conçu. Jamais son génie n’avait été plus lucide, jamais il n’avait mieux montré son application au détail, ses larges vues sur l’ensemble, sa clarté et sa maîtrise de la guerre.

Les ordres par malheur ne furent point ponctuellement exécutés. Drouet d’Erlon prit sur lui de commencer son mouvement à i heures et demie, au lieu de lever ses bivouacs à 3 heures, comme cela était prescrit. Vandamme, qui devait partir à 3 heures, attendait encore à 5 heures passées les instructions du quartier impérial. La nuit, l’officier porteur de l’ordre de mouvement s’était cassé la cuisse en tombant de cheval et était resté inerte et isolé en pleine campagne. Vandamme ne fut prévenu de la marche de l’armée que par l’arrivée du corps de Lobau à l’arrière de ses bivouacs. Les troupes de Gérard, enfin, qui devaient également se mettre en route à 3 heures, se trouvèrent rassemblées au point initial, sur la route de Philippeville à la hauteur de Florenne, à 7 heures seulement.

Tout le 4e corps était en émoi. On venait d’apprendre que le général de Bourmont, commandant la division de tête, avait passé à l’ennemi. Cette désertion confirmait bien malencontreusement les craintes de trahison et les suspicions contre les chefs dont depuis trois mois les soldats avaient l’esprit troublé. Des murmures et des imprécations partaient des rangs. Déjà un des brigadiers de Bourmont, le général Hulot, « jugeant le moment critique », avait calmé les deux régimens sous ses ordres en leur jurant solennellement, l’épée à la main, « de combattre avec eux les ennemis de la France jusqu’à son dernier souffle. » Gérard, à son tour, crut devoir passer devant le front des troupes et les haranguer ; elles répondirent par des acclamations. Gérard, sans doute, était plus contrarié encore que ses soldats de la désertion de son protégé Bourmont. Hulot lui en donna les détails.

Un peu après 5 heures du matin, Bourmont était monté à cheval à Florenne avec tout son état-major, le colonel Clouet, le chef d’escadrons de Villoutreys, les capitaines d’Andigné, de Trélan et Sourda et une escorte de cinq chasseurs. Les avant-postes français passés, il avait remis au brigadier de chasseurs une lettre pour Gérard, écrite à Florenne, l’avait congédié ainsi que l’escorte, et s’était élancé au galop avec ses officiers dans la direction de la frontière. Il disait dans sa lettre à Gérard : « … Je ne veux pas contribuer à établir en France un despotisme sanglant qui perdrait mon pays… J’aurais donné ma démission et serais allé chez moi si j’avais pu croire qu’on m’en laissât le maître. Cela ne m’a pas paru vraisemblable et j’ai dû assurer ma liberté par d’autres voies… On ne me verra pas dans les rangs étrangers. Ils n’auront de moi aucun renseignement capable de nuire à l’armée française, composée d’hommes que j’aime et auxquels je ne cesserai de porter un vif attachement[8]. »

Deux heures après avoir écrit cette protestation qu’il n’était qu’un déserteur et non un traître, Bourmont révélait au colonel de Schutter, commandant les avant-postes prussiens de la Sambre, que les Français attaqueraient Charleroi dans l’après-midi. Un peu plus tard, il dit au colonel de Reiche, aide de camp de Ziéten, que l’armée française s’élevait à 120 000 hommes[9]. Enfin, quand, vers trois heures, il rencontra Blücher près de Sombreffe, il se serait à coup sûr empressé de répondre à toutes les questions que celui-ci lui eût posées. Mais le vieux soldat, révolté de voir un homme portant un uniforme de général de division déserter le matin d’une bataille, daigna à peine lui parler. Un de ses aides de camp ayant fait remarquer au feld-maréchal qu’il devrait se montrer moins brusque envers Bourmont, puisque celui-ci avait une cocarde blanche, Blücher, sans s’inquiéter de savoir si le transfuge comprenait l’allemand, dit tout haut : « Qu’importe la cocarde quand on n’est pas bon à jeter aux chiens ! »

L’ennemi n’avait besoin des révélations de ce traître. Dès le 9 juin, Ziéten était informé de grands mouvemens de troupes sur la frontière. Le 12, le général Dörnberg, commandant la brigade de cavalerie légère détachée en avant de Mons, avait envoyé à Wellington, qui l’avait fait transmettre à Blücher, l’avis que 100 000 Français se concentraient entre Avesne et Philippeville. Le 13, le même Dörnberg, qui avait de nombreux espions sur la frontière, écrivit directement à Blücher qu’une attaque lui paraissait imminente. Le 14, Pirch II annonça de Marchiennes que les Français attaqueraient le lendemain. Dans la soirée, tous les avant-postes prussiens se rendaient parfaitement compte de la proximité de l’armée impériale. En vain on avait eu la précaution d’établir les feux de bivouac dans des plis de terrain, la lueur de ces innombrables brasiers réverbérait sur le ciel qui s’illuminait d’une grande clarté blanche. Bien que Blücher et Wellington eussent toujours pensé que Napoléon ne prendrait pas l’offensive, ils s’étaient cependant concertés en vue de cette éventualité. Le 3 mai, dans une entrevue à Tirlemont, ils avaient convenu, au cas d’une attaque par Philippeville ou Beaumont, de porter leurs troupes sur la ligne Gosselies-Fleurus ou les Quatre-Bras-Sombreffe. Des instructions en conséquence avaient été envoyées dès le 5 mai par Blücher à ses commandans de corps d’armée. Ziéten, qui commandait le 1er corps, le plus rapproché de la Sambre, avait l’ordre, s’il était attaqué, de replier lentement ses avant-postes sur Fleurus, où se rassembleraient ses quatre divisions, et d’attendre là le développement des manœuvres de l’ennemi. Le 14 juin avant midi, Blücher renouvela ses instructions à Ziéten, à Pirch Ier, à Thielmann et à Bülow.

Les avant-postes de Pirch II, qui couvraient le front du corps de Ziéten, s’attendaient donc à être attaqués le matin du 15 juin. Ils reçurent les tirailleurs français à coups de fusil, puis, en danger d’être débordés, ils se retirèrent pied à pied, de position en position, jusqu’à la Sambre. Dans ces divers engagemens, à Thuin, à Ham, au bois de Montigny, à la ferme de la Tombe, les Prussiens perdirent environ 500 hommes, tués, blessés ou prisonniers. Toujours poussant l’ennemi, les têtes de colonnes françaises arrivèrent entre neuf et dix heures au bord de la Sambre : la division Bachelu, du corps de Reille, devant Marchiennes ; la cavalerie de Pajol devant Charleroi. Les ponts, barricadés, étaient défendus par de l’infanterie et du canon. L’attaque de Marchiennes, trop longuement préparée, prit deux heures. Ce fut seulement un peu avant midi que le 2e léger enleva le pont à la baïonnette. Reille fit aussitôt déboucher le 2e corps, mais, le pont étant étroit, les quatre divisions et la cavalerie n’eurent achevé leur mouvement qu’au milieu de l’après-midi. Le 1er corps qui suivait le corps de Reille ne commença le sien qu’à 4 heures et demie.

Pajol fut aussi retenu longtemps devant le pont de Charleroi. Entre 9 et 10 heures, le 1er hussards tenta un hurrah qui échoua sous le feu nourri des tirailleurs embusqués dans les maisons, derrière les haies et la barricade. Pour forcer cette position il fallait de l’infanterie. Pajol se résigna à attendre le corps de Vandamme, qui, il le croyait, le devait suivre à courte distance. Comme on sait, ce corps d’armée avait levé ses bivouacs quatre heures trop tard. Vers 11 heures, Pajol vit arriver non point Vandamme, mais l’Empereur lui-même avec les marins et les sapeurs de la garde et la jeune garde de Duhesme. Informé du retard de Vandamme, Napoléon avait envoyé l’ordre à celle division de quitter son rang dans la colonne centrale pour se porter à vive allure vers Charleroi par un chemin de traverse. Sapeurs et marins s’élancèrent sur le pont et déblayèrent la barricade, ouvrant le passage aux escadrons de Pajol. Les Prussiens s’étaient déjà retirés. Les cavaliers, gravissant au grand trot la rue tortueuse et escarpée qui traverse Charleroi du sud au nord, les poursuivirent jusqu’à la bifurcation des routes de Bruxelles et de Namur. Pajol détacha le 1er hussards sur la route de Bruxelles pour éclairer la gauche et s’engagea avec le gros de sa cavalerie sur la route de Namur par où les Prussiens débusqués de Charleroi opéraient leur retraite.


IV

Il était un peu plus de midi. L’Empereur, acclamé par les habitans, traversa Charleroi. Il s’arrêta au pied des glacis éboulés, à quelque cent mètres de l’embranchement des routes de Bruxelles et de Namur, près d’une petite guinguette située à gauche de la route et appelée la Belle-Vue. De là, on dominait toute la vallée de la Sambre. Il descendit de cheval, se fit apporter une chaise de la Belle-Vue et s’assit à une dizaine de pas de la route pour regarder passer les troupes. En l’apercevant, cavaliers et fantassins poussaient des vivats qui couvraient les roulemens des tambours et les éclats des trompettes. L’enthousiasme tenait de la frénésie ; les soldats sortaient des rangs « pour embrasser le cheval de leur Empereur ». Selon un témoin, Napoléon s’assoupit bientôt, et le bruit des acclamations ne put le tirer de son sommeil. Le fait ne paraît pas invraisemblable si l’on se rappelle qu’à Paris, aux mois d’avril et de mai 1815, l’Empereur était pris souvent de ces somnolences soudaines, et si l’on réfléchit que ce jour-là, à midi, il était resté déjà sept ou huit heures à cheval.

Il dormit bien peu de temps, car, à une heure et demie au plus tard, Gourgaud qui avait accompagné le 1er hussards sur la route de Bruxelles revint au galop annoncer que les Prussiens se montraient en forces à Gosselies. L’Empereur, inquiet pour sa gauche, envoya en soutien du 1er hussards Lefebvre-Desnouëttes avec la cavalerie légère de la garde (chasseurs et lanciers) et fit établir sur la route de Bruxelles, à deux kilomètres de Charleroi, un des régimens de jeune garde de Duhesme et une batterie à cheval. Ces dispositions prises, il dépêcha Gourgaud à Marchiennes avec l’ordre pour le général Reille de marcher sur Gosselies. Quelques instans plus tard, entre 2 heures et 2 heures un quart, survint le maréchal Ney.

Arrivé le 13 juin à Avesnes, en poste, sans ses chevaux et avec un seul aide de camp, Ney n’avait trouvé, le lendemain, qu’une carriole de paysans pour aller à Beaumont. Là dans la matinée du 15, il avait acheté deux chevaux au maréchal Mortier, rendu impotent par une soudaine sciatique, et avait piqué sur Charleroi en longeant les colonnes. Les soldats le reconnaissaient et paraissaient heureux de le revoir. « Ça va marcher ! criaient-ils, voilà le rougeaud. »

L’Empereur qui voulait aussi que « ça marchât » dit au maréchal : « Bonjour ! Ney. Je suis bien aise de vous voir. Vous allez prendre le commandement des 1er et 2e corps d’armée. Je vous donne aussi la cavalerie légère de ma garde, mais ne vous en servez pas. Demain vous serez rejoint par les cuirassiers de Kellermann. Allez, poussez l’ennemi sur la route de Bruxelles et prenez position aux Quatre-Bras. »

Sur le terrain, en présence de l’ennemi, le beau plan stratégique conçu à Paris par Napoléon se précise et se développe. Il comptait seulement, dans cette première journée, se porter sur le point de jonction présumé des deux armées alliées de façon à les y devancer. Maintenant, puisque ses adversaires lui en laissent le temps, il va étendre son champ d’action et les mettre dans l’impossibilité de se réunir. Le gros des Anglais venant de Bruxelles et le gros des Prussiens venant de Namur, les deux armées doivent nécessairement opérer leur jonction par la chaussée de Namur à Nivelles qui passe à Sombreffe et croise aux Quatre-Bras la route de Charleroi à Bruxelles. L’Empereur veut donc porter son aile gauche aux Quatre-Bras et son aile droite à Sombreffe. Lui-même s’établira à Fleurus, sommet du triangle formé par ces trois points, prêt à fondre, avec sa réserve, sur celle des deux armées ennemies qui s’approchera la première.

Grouchy arriva comme l’Empereur achevait de donner ses instructions au maréchal Ney, qui partit sur-le-champ. Parvenu une heure auparavant au pont de Charleroi avec les dragons d’Exelmans, Grouchy, impatient de rejoindre son 1er corps de cavalerie qu’il supposait engagé, avait devancé la colonne et s’était porté à Gilly en un temps de galop. Après avoir reconnu la position ennemie, il venait demander des ordres à l’Empereur. Celui-ci monta aussitôt à cheval, voulant se rendre compte par lui-même. Il était près de 3 heures, les dragons avaient fini de déboucher, et l’avant-garde de Vandamme entrait dans Charleroi.

Le général Pirch II avait établi sa division en arrière de Gilly, le front couvert par le ruisseau boueux du Grand-Trieux. Quatre bataillons et une batterie occupaient les pentes des hauteurs boisées qui dominent le vallon depuis l’abbaye de Soleillemont jusqu’à Chatelineau ; trois autres bataillons se tenaient en réserve près de Lambusart ; un régiment de dragons observait la Sambre, de Chatelet à Farciennes. Trompé par l’extension de cette ligne de bataille, extension qui avait précisément pour but d’imposer aux Français, Grouchy évaluait les forces de l’ennemi à une vingtaine de mille hommes. L’Empereur jugea au premier coup d’œil qu’il y en avait tout au plus dix mille. Il arrêta avec Grouchy, investi verbalement du commandement de l’aile droite, les dispositions d’attaque. Une des divisions de Vandamme, secondée par la cavalerie de Pajol, assaillirait l’ennemi de front, tandis que Grouchy l’aborderait de flanc, en passant à gué le ruisseau, près du moulin Delhatte, avec les dragons d’Exelmans. On poursuivrait alors les Prussiens jusqu’à Sombreffe où l’on prendrait position.

Ces ordres donnés, l’Empereur regagna Charleroi afin d’activer la marche du corps de Vandamme. Il eût mieux valu qu’il restât à Gilly. En son absence, Vandamme et Grouchy mirent deux heures à combiner leur attaque. Vers 5 heures et demie, l’Empereur, surpris de ne point entendre le canon, revint sur le terrain ; il enjoignit à Vandamme de donner tête baissée contre l’ennemi.

Après une courte canonnade qui éteignit le feu des pièces de Pirch II, trois colonnes, de deux bataillons chacune, s’élancèrent, baïonnettes croisées. Les Prussiens, postés en première ligne, n’attendirent pas le choc. Sur l’ordre de Ziéten, Pirch les mit incontinent en retraite. Irrité de voir ces bataillons se retirer sans pertes, l’Empereur ordonne à l’un de ses aides de camp, le général Letort, « de charger, d’écraser l’infanterie prussienne » avec ses escadrons de service. Letort ne prend pas le temps de réunir les quatre escadrons. Il part avec les seuls dragons ; les autres suivront quand ils seront prêts ! Il franchit le ruisseau au nord de la route, dans la partie la moins encaissée du ravin, retraverse la route devant les colonnes de Vandamme et fond sur les Prussiens près de Sart-Allet. Deux des quatre bataillons parvinrent à gagner les bois. Les deux autres, formés en carrés, furent enfoncés et sabrés ; leurs débris se sauvèrent dans les bois, dont une compagnie du 1er régiment de la Prusse Occidentale occupait la lisière. En les poursuivant, Letort reçut une balle dans le ventre, qui le jeta mortellement blessé à bas de son cheval. Les dragons adoraient ce chef doux et intrépide ; ils vengèrent sa mort en massacrant avec une joie féroce tout ce qu’ils trouvèrent à portée de leurs longues épées.

Pendant ce combat, les dragons d’Exelmans, brigades Burthe et Vincent en tête, débouchaient au-dessus de Chatelineau, culbutaient le régiment de dragons du colonel Moïsky, chassaient un bataillon du bois de Pironchamp et le rejetaient sur Lambusart. Toutes les troupes de Pirch s’étant ralliées là, l’ennemi fit tête. Attaqué simultanément par les dragons d’Exelmans et par la cavalerie légère de Pajol qui avait dépassé à leur droite les colonnes de Vandamme, il se replia sur Fleurus. Grouchy avait conduit en personne l’attaque de droite. Bien que le jour déclinât, il voulait emporter Fleurus et pousser les Prussiens jusqu’à Sombreffe, selon les ordres de l’Empereur. Mais Vandamme, qui avait déjà commencé d’établir ses bivouacs entre Winage et les bois de Soleillemont, refusa formellement d’aller plus loin, disant que ses troupes étaient trop fatiguées et que d’ailleurs « il n’avait point d’ordres à recevoir du commandant de la cavalerie. » Grouchy, ne pouvant attaquer Fleurus sans infanterie, fut contraint de s’arrêter à deux portées de canon de ce village. Les corps d’Exelmans et de Pajol bivouaquèrent en première ligne, couvrant l’infanterie de Vandamme, entre Lambusart et Campinaire.


VII

L’aile gauche n’avança pas non plus aussi loin que le voulait l’Empereur. Le 1er hussards, envoyé de Charleroi sur la route de Bruxelles, avait rencontré vers une heure et demie, au-delà de Jumet, la cavalerie du colonel Lutzow qui couvrait la concentration à Gosselies de la division Steinmetz. Les uhlans ramenaient assez vivement les hussards, lorsqu’ils furent chargés et repousses à leur tour par les lanciers de Pire, avant-garde du corps de Reille. Reille pressa la marche de son infanterie, parvint entre deux et trois heures à portée de canon de Gosselies et fit ouvrir le feu contre ce village. Au moment où les colonnes d’attaque commençaient leur mouvement, arriva le maréchal Ney avec la cavalerie légère de la garde qu’il avait rejointe en route. La division Steinmetz s’était déjà mise en retraite vers Ligny. Gosselies fut occupé après un léger combat contre l’arrière-garde prussienne.

Au lieu de continuer sa marche sur la route de Bruxelles, Ney, jugeant sans doute qu’il s’était déjà trop avancé par rapport à l’aile droite de l’armée, prit une position d’attente. Il établit les quatre divisions d’infanterie de Reille autour de Gosselies et déploya toute sa cavalerie en avant de ce village. Cependant des scrupules lui vinrent, car il avait l’ordre formel de l’Empereur de pousser l’ennemi. Pour y obéir dans la plus petite mesure possible il détacha vers les Quatre-Bras les lanciers et les chasseurs de la garde ; quelques instans après, il dirigea sur Mellet, point intermédiaire entre les Quatre-Bras et Gosselies, la division Bachelu et la cavalerie légère de Piré.

Arrivés un peu avant 5 heures en vue de Frasnes, les lanciers de la garde furent reçus à coups de canon. Le village était occupé par un bataillon de Nassau et une batterie à cheval commandés par le major Normann. Cet officier, laissé sans aucune instruction, avait entendu la canonnade de Gosselies et pris aussitôt des dispositions pour défendre bravement son poste. Lefebvre-Desnouëttes fit incontinent demander quelque infanterie. Un bataillon du 2e léger, tête de colonne de la division Bachelu, parvenu à la hauteur de Mellet, continua sa route vers Frasnes. Les tirailleurs ouvrirent le feu contre les Nassaviens. En attendant ce renfort, Lefebvre-Desnouëttes avait dirigé une partie des lanciers sur la droite de Frasnes, de façon à tourner l’ennemi. L’escadron de l’île d’Elbe (Polonais), commandé par le général Edouard de Colbert en personne, poussa jusqu’aux Quatre-Bras qui n’étaient pas occupés. Mais se trouvant sans soutien, fort loin du gros de sa division, Colbert revint près de Frasnes. Dans l’intervalle, le bataillon du major Normann s’était replié sur la route en maintenant toujours les Français à petite portée de canon. Il prit position sur la lisière du bois de Bossu, à 2 kilomètres en avant des Quatre-Bras, où arrivait au même instant le prince Bernard de Saxe-Weimar avec quatre bataillons de Nassau. Prévenu fortuitement à Genappe du passage de la Sambre par les Français, ce jeune prince avait, de son chef, mis ses troupes en marche pour aller occuper cet important point stratégique.

Au bruit du canon, le maréchal Ney avait rejoint son avant-garde. Il reconnut la position. Bien que les Nassaviens fussent seulement 4 500 avec huit pièces de canon, c’était assez pour défendre les Quatre-Bras contre les 1 700 lanciers et chasseurs de Lefebvre-Desnouëttes soutenus par un seul bataillon. Ney se contenta de faire exécuter quelques charges assez molles contre les bataillons de Nassau en position devant les Quatre-Bras et de diriger à l’est de ce point, du côté de Sart-Dame-Aveline, une reconnaissance qui ne s’approcha même pas à portée de fusil des petits-postes ennemis. Puis, un peu avant 8 heures, il rallia à Frasnes, où elle s’établit, la division de Lefebvre-Desnouëttes et revint à Gosselies pour y passer la nuit.

L’aide de camp de Ney pendant cette campagne, le colonel Heymès, a donné comme explication ou comme excuse de la conduite du maréchal « qu’il n’y avait pas une chance sur dix » de s’emparer des Quatre-Bras. En effet, quand le maréchal arriva en vue des Quatre-Bras, non point à 10 heures du soir comme le prétend Heymès, mais à 7 heures au plus tard, il ne pouvait songer à enlever cette position avec deux régimens de cavalerie. Mais si, dès 4 heures de l’après-midi, étant à Gosselies, Ney avait mis en marche sur la route de Bruxelles le quart seulement des troupes que l’Empereur lui avait confiées, soit deux divisions de cavalerie, deux d’infanterie et quatre batteries, avant 9 heures, il eût exterminé aux Quatre-Bras avec ces 14 000 hommes les 4 500 fantassins du prince Bernard de Saxe. En arrêtant autour de Gosselies tout le corps de Reille, Ney pour la première fois de sa vie avait cédé à la prudence. Il avait renoncé à occuper les Quatre-Bras, sinon par un poste de cavalerie au cas où ce point ne serait pas défendu. Il avait jugé que ce serait compromettre un corps d’armée que de le porter en flèche, à cinq lieues de l’aile droite, dans une position où l’on pouvait se trouver aux prises avec toutes les forces de Wellington. Des stratégistes ont déclaré que Ney agit selon les vrais principes de l’art de la guerre. C’est bien possible. Mais si le prince Bernard de Saxe avait entendu ces principes-là, il n’aurait pas obéi à l’inspiration démarcher aux Quatre-Bras avec quatre bataillons, dont chaque homme avait seulement dix cartouches, au risque d’y être écrasé par toute l’armée française.


HENRY HOUSSAYE.

  1. On sait que je ne suis point avare de références. Je les supprime pour la Revue. On les trouvera dans un prochain volume.
  2. Il y avait en outre, stationnés à Anvers et dans les villes de Flandre, 12 000 hommes (dont quatre brigades de landwehr hanovrienne) qui ne devaient point être appelés à entrer en campagne.
  3. En deuxième et en troisième ligne, les Prussiens avaient la (larde royale, les corps de Kleist (plus tard de Harke), de Louis de Hesse-Hombourg, d’York et de Tauenzien, et la landwehr du Rhin non encore organisée : ensemble 124 000 hommes, dont 70 000 seulement (la garde et les corps de Kleist et d’York) devaient successivement entrer en France.
  4. Pendant la campagne de France, Napoléon n’eut jamais plus de 90 000 hommes opérant entre l’Aisne, la Marne et l’Aube sous son commandement immédiat et sous celui de ses lieutenans Macdonald, Oudinot, Mortier et Marmont. A Brienne, l’Empereur avait 50 000 hommes ; à Champaubert, à Montmirail et à Vauchamps, 25 000 ; à Montereau, 40 000 : à Craonne et à Laon, 35 000 ; à Arcis-sur-Aube, 17 000 le premier jour, et 28 000 le second.
  5. Corps d’Erlon : 1re division d’infanterie : Alix : 2e, Donzelot ; 3e, Marcognet ; 4e Durutte. 1re division de cavalerie (hussards, chasseurs, lanciers), Jacquinot ; artillerie (6 batteries), et génie.
    Corps Reille : 5e division d’infanterie : Bachelu ; 6e, prince Jérôme ; 7e, Girard ; 9e, Foy. 2e division de cavalerie (chasseurs et lanciers). Piré ; artillerie (8 batteries) et génie.
    Corps Vandamme : 8e division d’infanterie : Lefol ; 10e, Habert ; 11e, Berthezène. 3e division de cavalerie (chasseurs), Domon ; artillerie (6 batteries) et génie.
    Corps Lobau : 19e division d’infanterie : Simmer : 20e, Janin ; 21e, Teste ; artillerie (4 batteries) et génie.
    Corps Gérard : 12e division d’infanterie : Pécheux ; 13e, Vichery ; 14e, de Bourmont. 7e division de cavalerie (hussards et chasseurs, Maurin : artillerie (7 batteries) et génie.
    Réserve de cavalerie : 1er corps de cavalerie, sous Pajol : 4e division, hussards, Soult ; 5e division, chasseurs et lanciers, Subervie, 2 batteries à cheval. — 2e corps sous Exelmans : 9e division, dragons, Strols ; 10e division, dragons. Chastel, 2 batteries à cheval. — 3e corps sous Kellermann : 11e division, dragons et cuirassiers, Lhéritier ; 12e division, cuirassiers et carabiniers. Roussel d’Hurbal, 2 batteries à cheval. — 4e corps sous Milhaud : 13e division, cuirassiers, Wathier de Saint-Alphonse ; 14e division, cuirassiers, Delort : 2 batteries à cheval.
    Garde impériale : Vieillegarde à pied. — 4 régimens de grenadiers : colonel en premier : Friant : colonel en second : Roguel ; généraux commandant les régimens : Petit, Christiani. Porrel de. Morvan, Harlet. — 4 régimens de chasseurs : colonel en premier : Morand ; colonel en second : Michel ; généraux commandant les régimens : Cambronne, Pelet, Mallet, Hanrion. — Jeune garde : 1er et 3e régimens de voltigeurs, 1er et 3e régimens de tirailleurs : Duhesme et Barrois, commandans en premier ; Guy et Chartran, commandans en second. — Cavalerie légère : Lefebvre-Desnouëttes : lanciers : Edouard Colbert ; chasseurs : F. Lallemand. Cavalerie de réserve : Guyot ; dragons : Letort ; grenadiers à cheval : Dubois ; gendarmes d’élite : Dautancourt. — Artillerie, train ; génie, marins : Devaux de Saint-Maurice ; 12 batteries à pied : Dominique Lallemand ; 5 batteries à cheval : colonel Duchand.
  6. Corps Ziéten : Divisions d’infanterie Steinmetz, Pirch II, Jagow et Hennckel, Réserve de cavalerie : von Röder, 32 escadrons ; 12 batteries.
    Les Prussiens appelaient brigade d’infanterie la réunion de 3 régimens chacun de 3 bataillons à 730 hommes. Pour éviter toute confusion dans l’esprit du lecteur, je donne le nom de divisions à ces brigades qui avaient, en fait, un effectif égal et souvent supérieur à celui des divisions françaises.
    Corps Pirch I : Divisions d’infanterie Tippelskirch, Krafft, Brause et Rose. Réserve de cavalerie, von Jurgass, 36 escadrons ; 10 batteries.
    Corps Thielmann : Divisions d’infanterie Borcke. Kemphen, Lück et Stülpnagel. Réserve de cavalerie, Hobé (21 escadrons, 6 batteries.
    Corps Bülow : Divisions Hacke, Ryssell, Losthin et Hiller. Réserve de cavalerie, prince Guillaume de Prusse (43 escadrons) 11 batteries.
  7. Corps Hill : Divisions Clinton et Colville (Anglais. Légion germanique, Hanovriens). Division Stedmann (Hollando-Belges). Brigade hollandaise d’Anthing dite brigade indienne). Brigade de cavalerie hanovrienne, d’Estorff, 4 batteries.
    Corps d’Orange : Division Cooke (gardes anglaises). Division Alten (Anglais, légion germanique, Hanovriens). Division Perponcher (Hollandais, Belges, Hanovriens). Division Chassé (Belges et Hollandais). Division de cavalerie Collaert (carabiniers, dragons et hussards hollando-belges), 7 batteries.
    Cavalerie d’Uxbridge : Brigade Sommerset (Life-guards, Horse-guards et dragons de la garde). Brigade Ponsonby (1er, 2e et 6e dragons anglais). Brigade Grant (hussards anglais). Brigades Vandeleur, Dörnberg, Vivian et Arendschild (Anglais et légion germanique).
    Réserve : Division Picton (11 bataillons anglais et 4 hanovriens). Division Cole (Anglais et Hanovriens, 1 batterie). Contingent de Brunswick (8 bataillons, 5 escadrons, 2 batteries). Brigade Kruse (Nassaviens). Artillerie de réserve, 12 batteries.
  8. C’est en vain que dans sa lettre Bourmont s’efforce d’excuser sa conduite. Il est trop prouvé que, loin de le contraindre à prendre un commandement, l’Empereur n’avait consenti à l’employer que sur les instances réitérées de Ney et de Gérard et que, très vraisemblablement, si ces deux officiers avaient tant insisté, c’était à la demande de Bourmont lui-même. La lettre à Gérard ne prouve qu’une chose : la préméditation de Bourmont, préméditation confirmée d’ailleurs par le détail, cité plus loin, d’une cocarde blanche à son chapeau dès son entrée sur le territoire ennemi. Il n’avait pas, apparemment, trouvé cette cocarde sur la grande route.
  9. Non content d’avoir parlé, Bourmont écrivit le soir, de Namur, au duc de Feltre, comme s’il voulait laisser un témoignage de sa trahison : « … Parti ce matin de Florenne, j’ai laissé le 4e corps sous les ordres du général Gérard à Philippeville. Il aura probablement marché aujourd’hui sur Charleroy. Le reste de l’armée, c’est-à-dire trois corps et la garde, était massé vers Beaumont. Il est vraisemblable que les Anglais ou les Prussiens seront attaqués demain. »