La Bataille de la Marne (Reichsarchiv)/10
Verlegt bei E. S. Mittler & Sohn, (p. 495-499).
Chapitre 10.
L'état-major général du 8 au 10/9
La décision de retraite que le général v. Moltke avait prise pendant son trajet vers l'État-major général le 11/9 (p. 451) pesait lourdement sur son âme, d'autant plus qu'il avait dû commander son exécution par des instructions sur place « sans — comme il le rapporte lui-même (Moltke, ibid, p. 24) — avoir pu recueillir auparavant l'accord de Sa Majesté. » Il la nomme « la plus lourde décision de sa vie, qui lui a arraché le cœur. » Le général, très malade (Tappen, ibid, p. 28), était rentré à l'État-major général sous une pluie battante dans la nuit du 11 au 12/9 (p. 452). Il était psychologiquement et physiquement complètement effondré (communication de l'ex-colonel Tappen). Les nouvelles qui l'attendaient à Luxembourg n'étaient pas propres à le remonter.
La victoire en Prusse-Orientale ne semblait pas décisive. La 8e armée poursuivait l'adversaire en se battant. L'armée austro-hongroise n'avait eu nulle part de succès décisif. Le général de division baron v. Freytag craignait beaucoup plus « qu'en raison de la menace sur la 4e armée, une retraite générale derrière le San ne pût pas être évitée. » Il exprima la conviction « que seule une avancée très rapide du gros de la 8e armée sur le Narew pourrait soulager efficacement l'armée alliée. » Mais pour l'instant, on ne pouvait pas y penser. Tôt le matin du 12/9, peut-être même dans la nuit, arriva l'information que toutes les quatre armées austro-hongroises avaient réellement commencé leur retraite (Une communication du général v. Conrad était partie de Przemyśl à 9 h 40 du soir le 11/9, on ne connaît pas l'heure de son arrivée. Une communication du général de division v. Freytag, partie à 10 h 35 du soir a été déchiffrée à 7 h 15 du matin le 12/9.). Le général v. Conrad avait ajouté : « L'envoi à Przemyśl de deux corps allemands demandés précédemment aurait pu faire évoluer la situation favorablement, alors que leur utilisation en Prusse-Orientale n'a aucune influence sur l'ensemble de la situation. » Il demanda encore un appui immédiat par trois corps allemands sur Cracovie. L'échec des opérations en France et en Galicie était trop pour le chef d'État-major général allemand psychiquement brisé. Les informations arrivant de Prusse-Orientale au soir du 12/9 ne réussirent pas à changer son état. Le général d'armée v. Hindenburg faisait part d'une victoire complète : la retraite ennemie s'était transformée en fuite, l'armée passait la frontière, les butins s'accumulaient. Mais tout ceci ne suffit pas à compenser la défaite austro-hongroise.
Il était déjà apparu aux collaborateurs du chef d'état-major général et à l'entourage de l'Empereur dans les jours précédents que la vigueur du général avait sensiblement diminué. Dans les notes du journal du chef de cabinet militaire, le général d'infanterie baron v. Lyncker, un vif souci à ce sujet s'exprime. Il note le 10/9 : « La situation est extrêmement sérieuse. Si Moltke a perdu les nerfs, il faut que quelque chose arrive pour soutenir le commandement. » Et le 12/9, après le retour du chef d'état-major général, il est dit au sujet des impressions pendant son rapport au Chef suprême des armées : « Moltke lui-même complètement à plat. Il devrait dételer, et que Falkenhayn prenne le relais [...] » Le 13/9 : « Il est clair que depuis le retrait en France, on a manqué complètement manqué d'une direction ferme de la part de l'état-major général [...] Moltke est complètement abattu par les événements, ses nerfs ne sont pas à la hauteur de cette situation. » L'aide de camp général par intérim et premier commandant du quartier général, le général d'armée v. Plessen, écrit de même après l'arrivée de la nouvelle de la retraite des alliés en Galicie : « [...] À midi, rapport chez Moltke. Sa Majesté me dit pendant le trajet vers Moltke qu'il paraît un peu nerveux. Je ne peux que l'approuver, sur quoi Sa Majesté dit que Falkenhayn, le ministre de la Guerre devrait mettre Moltke de côté [...] »
Au rapport du 12/9, l'Empereur n'eut pas une impression favorable sur l'état du chef d'état-major général. Le général v. Moltke lui même eut le sentiment que l'Empereur n'avait pas appris la nouvelle de la retraite commandée « de mauvaise grâce », mais « qu'il n'était pas tout à fait persuadé de la nécessité de la retraite (v. Moltke, ibid, p. 25). » Le général v. Plessen décrit le rapport de la même manière. Ensuite, l'Empereur avait accueilli le rapport du général v. Moltke tranquillement, mais s'était prononcé très clairement contre « tout recul ultérieur. » Par cet énoncé de volonté s'exprimait le contraste aigu qui avait régné depuis le début entre le Chef suprême des armées et son chef d'état-major général sur la question du retrait de l'armée. Le général v. Moltke avait lui-même le sentiment que son état de santé n'était plus à la hauteur de l'épreuve du poids de ces journées. Il écrit ainsi : « Je doit concéder que mes nerfs ont été très bas au cours de tout ce que j'ai vécu, et que j'ai sans doute donné l'impression d'un homme malade. » Le 13/9, sont état s'aggrava tellement qu'il a fallu que le général de division v. Stein, alors que la nécessité d'une nouvelle intervention de l'état-major général dans le développement de la situation sur le front se faisait pressante, fasse le trajet décrit (p. 473) comme son représentant, seul avec le colonel Tappen.
Le 14/9, le général v. Moltke fit son rapport comme d'habitude chez l'Empereur, mais il y donna une telle impression de maladie que pour tous les assistants, la nécessité s'imposa de faire quelque chose pour le décharger. Le soir de ce jour, la solution arriva.
Le chef de cabinet militaire proposa au Chef suprême des armées de remplacer le général v. Moltke par le général de division v. Falkenhayn. L'Empereur, qui avait lui-même observé avec un souci croissant l'état du chef d'état-major général, un de ses proches personnels, et qui avait simultanément été convaincu qu'il n'était plus en mesure de diriger les opérations, fut d'accord avec la proposition du général v. Lyncker. Certes, à cette heure malheureuse, c'est avec le cœur lourd qu'il se sépara d'un conseiller de nombreuses années, qui l'avait servi toute sa vie, lui et sa patrie, avec un dévouement pur et désintéressé, et qui avait été depuis longtemps un ami fidèle et droit.
Le général baron v. Lyncker apporta la décision de l'Empereur personnellement au général v. Moltke. Celui-ci rapporte lui-même : « Le 14/9 après-midi, le général v. Lyncker apparut dans mon bureau, et me dit que l'Empereur avait l'impression que j'étais trop malade pour pouvoir continuer à diriger les opérations. Sa Majesté aurait ordonné que je me fasse porter malade et que je retourne à Berlin. Le général v. Falkenhayn prendrait la suite des opérations. En même temps, mon adjoint, le général v. Stein, serait muté, et nommé au commandement d'un corps d'armée de réserve. Tout ceci tomba sur moi sans aucune préparation. J'allai incessamment chez le général v. Falkenhayn et lui communiquai l'ordre de Sa Majesté [...] Nous sommes allés chez l'Empereur, qui m'expliqua qu'il avait l'impression que j'avais été affaibli par mes deux cures à Karlsbad, et que je devais me reposer [...] Je dis à l'Empereur que je pensais que cela ne ferait pas bonne impression dans l'armée et à l'étranger si j'étais renvoyé immédiatement après la retraite de l'armée. L'Empereur dit alors que Falkenhayn ferait fonction d'adjoint au chef d'état-major général, et que je resterais pro forma. Falkenhayn dit qu'il ne pouvait prendre les opérations que s'il avait les mains absolument libres. Je ne pouvais qu'acquiescer. C'est ainsi que je restai au grand quartier général, tandis que tout était enlevé de mes mains, et je restai là comme spectateur. Peut-être que personne ne comprendra cela. J'ai endossé ce martyre, et couvert de mon nom les opérations suivantes, à cause de la patrie, et pour épargner à l'Empereur qu'il soit dit qu'il avait renvoyé son chef d'État-major général dès le premier insuccès. Je savais quelles suites malheureuses cela aurait eu ... Le martyre que j'ai endossé a été grand. J'ai pensé devoir le subir pour l'Empereur et pour le pays. Si j'ai mal agi, que Dieu me pardonne [...] »
Sur proposition du chef de cabinet militaire, l'Empereur avait explicitement défini, à la fin du rapport évoqué, qu'à partir de maintenant, seul le général v. Falkenhayn devait prendre la responsabilité du commandement des opérations. Un ordre du cabinet émis le lendemain à destination des autorités de commandement supérieures spécifiait que « les ordres de l'état-major général seraient si nécessaire signés par le général v. Falkenhayn, au nom du général v. Moltke. » Ceci transmettait la responsabilité des opérations à venir à Falkenhayn. Il prit donc le soir même du 14/9 outre sa charge de ministre de la Guerre les fonctions de chef d'État-major général de l'armée.
Quand le général v. Stein, tôt le 15/9 revint au grand quartier général de son voyage au front, il trouva sur sa table de travail l'ordre suprême du cabinet, par lequel il était nommé général commandant le XIVe corps de réserve. Immédiatement, il se rendit chez le général v. Moltke, pour prendre congé de lui. Celui-ci se sépara de son ex-collaborateur avec les mots mélancoliques : « Vous êtes sacrifié pour moi ! (v. Stein, Souvenirs et considérations sur l'époque de la guerre mondiale, p. 61) »
Le martyr que prit sur lui le général v. Moltke pour préserver les apparences à l'extérieur, et avant tout face à l'étranger, consistant à rester au grand quartier général, malgré la suppression de fait de sa position antérieure, dépassa ses forces. Quelques semaines après, son état s'aggrava tant qu'il fallut le faire rentrer à la maison gravement malade. En été 1916, il fut libéré par une mort soudaine de sa profonde souffrance, qu'il avait portée avec dignité et soumission, et de ses lourds soucis sur le destin de sa patrie.