La Beauté sur la terre/03

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éditions Mermod (p. 16-29).


III


Il y a alors plusieurs jours qui passent, et tout ce qui est arrivé, c’est que Milliquet, le lendemain matin, avait été lui demander ses papiers.

Ils étaient en ordre.

Le consul les avait classés lui-même dans une grosse enveloppe jaune entourée d’un élastique ; elle avait tendu l’enveloppe à Milliquet sans dire un mot.

Elle était habillée. Elle avait un mouchoir noir autour de la tête. Elle se tenait assise sur une petite chaise de paille.

— Tu comprends, c’est pour que tout soit en règle. Je vais aller voir le secrétaire municipal. S’il y avait par hasard une pièce qui manquait, il me le dirait…

Elle ne faisait pas un mouvement, elle ne prononçait pas une parole ; pendant ce temps, Milliquet debout au milieu de la chambre s’occupait à examiner le contenu de l’enveloppe, tirant sur l’élastique avec ses gros doigts à poils roux.

— Voilà l’extrait de naissance, ça va bien… Ah ! tu n’auras vingt ans qu’au mois de mars de l’année prochaine ; alors, en attendant, c’est moi qui serai ton tuteur, mais il va falloir encore que je m’occupe de la chose…

Il continuait de feuilleter les papiers, espérant, qui sait ? y trouver des renseignements d’autre espèce, mais il ne vit rien de ce genre, ce qui le déçut.

L’extrait de naissance, le passeport, des lettres de recommandation, sa propre adresse à lui, Milliquet, écrite en grosses lettres soigneusement moulées à la suite d’un itinéraire, avec le titre : lieu de destination, — rien de plus, pas question d’argent ; et il demanda encore : « C’est bien tout ? » n’osant pas être plus précis par un reste de scrupule : elle a hoché la tête de nouveau, elle ne disait rien.

Elle semblait avoir froid, elle se serrait dans son châle. Elle tirait d’en dessous sur l’étoffe mince qui tombait autour d’elle sans plis. On voyait qu’elle n’avait même pas défait sa valise laquelle bâillait dans le bas du mur. Et Milliquet a regardé encore sa nièce, mais il a dû penser qu’il valait mieux ne pas trop insister pour le moment ; sans doute n’était-elle pas encore bien remise des fatigues du voyage ; il a glissé l’enveloppe dans sa poche :

— Alors c’est entendu, je l’emporte.

Et il s’est contenté d’ajouter en sortant :

— Et puis, quand tu voudras, tu pourras descendre. Il faudra que tu fasses la connaissance de ta tante. Elle t’attend.

Les Milliquet prenaient leurs repas à la cuisine ; on lui avait préparé son couvert : à midi on avait été l’appeler, elle n’est pas venue.

— Est-ce que tu vas continuer de faire porter à manger à ta demoiselle dans sa chambre ? disait Mme Milliquet. C’est ça ! une pensionnaire. Oh ! si tu en as les moyens…

Et la servante, une grosse fille dépeignée aux bras sales, bousculait la vaisselle qu’elle rangeait sur le plateau : « Deux étages trois fois par jour ! il aurait fallu me prévenir… »

« D’ailleurs, confiait-elle à Mme Milliquet, pour ce qu’elle mange ! Ce n’est pas seulement du temps perdu, c’est encore de la nourriture tourmentée. »

Cependant un grand changement commençait à se faire dans l’air et de l’autre côté de l’eau sur la montagne. Rouge, qui venait tous les jours (c’était une vieille habitude chez lui et il venait tous les jours entre deux et quatre), s’est arrêté sur le pas de la porte, et, levant la tête : « Cette fois, je crois qu’on tient le grand beau. » C’était le jeudi. En sortant, il avait levé la tête, il constatait là-haut le phénomène qui était plus qu’un changement de temps, parce que c’est toute la saison qui change. Rouge n’avait rien ajouté à sa remarque ; ce n’était pas pourtant qu’il ne fût intrigué, et il n’était pas le seul à l’être, personne n’ayant aperçu encore la demoiselle parmi les gens du voisinage, les habitués du café, ni ceux non plus que la curiosité y avait amenés ces premiers jours, mais quand on disait à Milliquet : « Alors, cette nièce ? » il répondait :

— Elle se repose.

Rouge avait dû lui aussi se contenter de la réponse, c’est pourquoi il n’avait plus parlé de rien, pendant que là-haut le changement continuait à se faire, et au-dessus de Rouge qui s’en retournait chez lui. On disait dans le village : « Elle ne fait pas beaucoup de bruit, la demoiselle ; » en même temps, une échelle de soleil a été déroulée par un trou jusqu’à l’eau, comme quand d’un navire on jette une corde à des naufragés. Rouge, pour rentrer chez lui, devait suivre la grève que bordent des prés, puis un bois de pins : là, une voix nouvelle, du fond du bois, est venue à lui. C’est quand le coucou chante, alors les filles disent entre elles : « As-tu de l’argent dans ton porte-monnaie ? » et, quand on en a, c’est bon signe, parce que ça veut dire qu’on en aura toute l’année. Là-haut, le vent se battait avec la bise ; ici, le coucou chante. Puis voilà que les nuages ont basculé tous ensemble et se mettent à dégringoler, roulant les uns par dessus les autres, à la pente du ciel, vers le sud. Le samedi, le ciel était complètement nettoyé : c’est-à-dire en même temps que partout dans le village on faisait propre pour le dimanche. C’est plus qu’un changement de temps, c’est même plus qu’un changement de saison : tout se fait beau là-haut, comme jamais encore, au-dessus des dents d’Oche, de ces pointes, de ces cornes. Sur les Cornettes, sur le Billiat, sur les Voirons, sur le Môle, sur Salonné ; dans les gorges, sur les plateaux, tout autour des parois de rochers, sur les pâturages. On a pris d’abord là-haut le balai de bouleau, le gros dur balai de biolle qu’on emploie dans les écuries ; ensuite on vient avec le balai en paille de riz, la brosse plate. Et déjà partout ça brillait comme des tasses de faïence blanche retournées, comme des dessus d’assiettes, à cause de la neige. Le dimanche matin, tout a été prêt. Plus rien que quelques petits nuages, vite poussés vers le sud par-dessus la chaîne, quelques toutes petites voiles là-haut gonflées de bise qui s’en allaient avec un penchement, tandis qu’en bas, sur l’eau, il y avait aussi cette petite voile, et, elle, elle semblait un de ces nuages, un de ces tout petits nuages resté en arrière et tombé : c’était Rouge qui avait profité des airs pour faire un tour avec Décosterd…

Le samedi après-midi, Milliquet s’était occupé à sortir les bancs et les tables de la remise où il les rentrait pour l’hiver. La servante l’avait aidé, non sans lui faire comprendre que ce n’était pas son ouvrage. Ils avaient été chercher ensemble sur le derrière de la maison les lourdes tables de bois peintes en vert qu’ils portaient chacun par un bout. De temps en temps, Milliquet levait les yeux vers les deux petites fenêtres du second étage, mais elles restaient fermées. C’était quand il se reposait un moment et la servante à côté de lui, dans son caraco de flanelle grise mal boutonné sur sa grosse poitrine, poussait des soupirs en mettant la main à plat sur ses reins. Seulement cette terrasse avait pour Milliquet une grande importance, surtout le dimanche quand il faisait beau, à cause des promeneurs ; et maintenant beaucoup de petits commerçants ont leur auto ou bien c’est une camionnette dont on change pour ce jour-là la carrosserie. Comme son établissement n’allait déjà pas tout à fait aussi bien qu’il aurait fallu (manière de parler), il tenait à ne pas manquer ce supplément de bénéfice : alors il s’obstinait : « Allons ! allons ! du courage. » On l’entendait appeler dans le hangar : « Alice ! où êtes-vous ? » là-haut, toujours personne. Il recommençait : « Vous venez ! je vous attends. » Et il se réattelait à une de ces six longues tables, beaucoup trop longues et lourdes, comme il constatait maintenant, parce que c’étaient des tables de cuisine, mais il en avait eu l’occasion à bon marché, et pour les transformer en tables de jardin il les avait peintes lui-même. Finalement elles avaient pris place toutes les six sous les platanes.

C’était sous les platanes en arrière du mur, par dessus lequel on voyait l’eau, et on voyait aussi une partie de la montagne entre le mur et leurs grosses branches allant à plat au-dessus de vous. Plus tard dans la saison, quand elles étaient garnies de feuilles, elles devenaient comme un plafond que le soleil, ni le regard ne traversaient, mais, en ce moment-ci, elles étaient encore à nu et tout à fait pareilles à de grosses poutres usées par l’âge et que la chaleur à la longue aurait fait gauchir, aurait tordues dans tous les sens, avec des renflements, des trous noirs, des fissures. Elles faisaient au-dessus de vous avec leurs fourches et leurs entrecroisements une espèce de quadrillage encadrant des losanges de ciel ; le quadrillage était noir, les losanges bleus. Le soleil est venu, elles n’étaient pas encore tout à fait sèches dans leur moitié inférieure. C’était le dimanche, c’est cette terrasse : elle donnait par devant sur le lac, elle donnait au levant sur une rue, à l’ouest sur une ruelle, de l’autre côté de laquelle il y avait un jeu de quilles. Ici, on est tout à fait à l’abri du vent du nord et, à mesure que le soleil se tournait davantage vers nous, il faisait plus chaud dans l’air immobile, tandis qu’on voyait la bise tomber plus loin sur le lac faisant mille petits plis, qui fuyaient rapidement vers le large. Dès les onze heures, le jeu de quilles était devenu bruyant ; on voyait par-dessus le mur que les joueurs avaient ôté leurs vestes. Ils avaient ôté leurs vestes gris de fer du dimanche ; ils avaient des chemises blanches mises propres le matin. Les quilles dégringolaient comme quand on éclate de rire. Il y avait dans la salle à boire ceux qui viennent prendre l’apéritif et ils étaient beaucoup plus nombreux que d’ordinaire, parce qu’il fait tellement beau (et puis aussi peut-être pour une autre raison). Ceux qui jouaient aux quilles buvaient sur place ; on buvait dans le jeu de quilles, on buvait dans la salle à boire. La servante allait et venait, Milliquet allait et venait ; Mme Milliquet elle-même avait fini par arriver ; — là-haut personne n’a bougé encore, pendant que le dessous des branches des platanes fumait, pendant que la terrasse finissait de perdre son humidité.

Midi sonne.

À présent c’est Rouge qui prend la parole. Rouge disait : « Moi, je suis arrivé à deux heures avec Décosterd. Le dimanche, je lui paie à boire. »

« La terrasse, disait Rouge, était déjà à moitié occupée par des gens qu’on ne connaissait pas, et ce n’étaient pas des gens du pays. Dans la salle à boire, on était aussi pas mal de monde et là on était entre connaissances ; mais ce que je veux dire et où je veux en venir, c’est que Milliquet avait beaucoup à faire (heureusement pour lui, ça ne lui arrivait pas tous les jours). Il servait dans la salle à boire, la servante servait sur la terrasse ; quant à la femme de Milliquet, elle grondait dans la cuisine. On a vu tout de suite qu’il y avait de nouveau quelque chose qui n’allait pas dans le ménage, si le métier, lui, allait bien. Mais trop ou pas assez, pour beaucoup de gens, c’est pareil ; ils se plaignent aussi bien de maigre que de graisse, parce que le contentement est du dedans et on a le contentement en dedans ou on ne l’a pas. Voilà alors que la servante qui sortait en courant laisse tomber un verre ; la mère Milliquet est arrivée. Elle s’était mise à crier : « C’est affreux ! c’est affreux ! Si ça continue comme ça, je m’en vais. Ce n’est pas une vie… » Milliquet disait : « Que veux-tu ? » Nous autres, dans la salle à boire, on s’amusait. On était bien une dizaine, mais elle s’en moquait un peu, parce que quand elle avait une idée en tête, elle ne la lâchait plus guère et elle s’y cramponnait et s’y collait à plat comme une chenille à sa feuille de chou. « Ce que je veux ? ah ! bon, parlons-en… Quand on s’est éreintée déjà tout le matin et on va s’éreinter toute l’après-midi, et toute la soirée et jusqu’à des minuit, une heure, à cinquante-trois ans, et qu’il y a là-haut une drôlesse… » Pendant qu’on appelait Milliquet, et lui à sa femme : « Tais-toi ! tais-toi donc… Oui, je viens… » « Une drôlesse, qu’il a fallu lui porter encore son dîner dans sa chambre, un jour comme aujourd’hui, dis le contraire pour voir, oui, dis le contraire, si tu oses, à ces messieurs… Oui, Messieurs, on lui a porté son dîner, à cette péronnelle, c’est comme je vous le dis… » Et elle allait toujours, parce qu’une fois qu’elle était partie, ça ne faisait jamais une courte prière ; alors Milliquet s’est décidé. Il a encore servi un client, puis je le vois qui sort par la porte du corridor… »

Elle était retournée s’étendre sur son lit. Elle se levait, elle allait s’asseoir sur une chaise, elle ne savait pas pourquoi elle était assise ; elle retournait se coucher, elle ne savait pas pourquoi elle était couchée. Il y avait un grand mélange dans sa tête où toutes sortes d’objets allaient et venaient pêle-mêle, puis l’un d’eux grandissait, se plaçant devant les autres : c’était un pont de bateau. C’est une toile cirée avec une assiette et un verre, ou une grosse dame à brassard jaune et blanc, sa jaquette grise serrée à la taille et boutonnant sur une guimpe à col montant. On voyait comment une des baleines entrait dans un pli de la peau sous le menton chaque fois qu’elle ouvrait la bouche, parce qu’elle vous parlait. Elle ne vous parle plus… On voit en face de soi le mur avec un papier gris à petites roses blanches. Le mur venait à elle à travers l’autre image qui s’amincissait et qui est devenue transparente comme quand la trame d’une étoffe s’use. S’étant levée, elle va au mur pour le toucher. Puis, de nouveau, elle est sur sa chaise, de nouveau elle est balancée, la chaise montant lentement sous elle pour commencer ensuite à redescendre toujours plus, pendant qu’on a froid autour du cœur. Il lui a semblé que la nuit était venue. On a entendu les sirènes hurler dans la brume. On heurte, la porte s’ouvre. Elle voit, sans lever la tête qu’elle cache dans ses mains, elle voit entre ses doigts qu’on lui apporte son repas sur un plateau, puis elle a dû pleurer longtemps encore elle a dû dormir et dormir beaucoup, seulement on ne sait pas quand on commence à dormir et quand on cesse de dormir. Les nuits et les jours s’emmêlent, comme quand on met les doigts d’une main entre les doigts de l’autre main. On est ici, et, en même temps, c’est l’hôpital, un pot de tisane, le lit de fer, les draps blancs, la veilleuse, la feuille de température fixée au mur par des punaises ; — on entend la pluie tomber sur le toit, on entend les moineaux venir piquer du bec dans le chéneau à petits coups secs ou bien le fer-blanc grince sous leurs pattes ; — et à présent ? oh ! on l’a enterré. On la mène dans des bureaux. Elle va chez un photographe, on a collé la photographie sur une page de carnet ; on a appliqué le sceau humide moitié sur la photographie, moitié sur la page écrite. Elle pleure beaucoup de nouveau. Elle a froid. Elle s’étend sur son lit ; elle se roule dans ses couvertures. Le wagon où elle se trouve est tout près de la locomotive ; la locomotive siffle, siffle encore, les freins frottent contre les roues ; une secousse, on s’arrête brusquement…

— Juliette !

Elle reconnaît le nom que son père lui donnait ; puis on a essayé d’ouvrir la porte, mais la porte est fermée à clé.

— Juliette, vas-tu répondre ?

On recommence :

— Alors tu t’enfermes à présent. Qu’est-ce que c’est que ces manières ? Ça ne va pas durer plus longtemps comme ça… Tu vas descendre. On a besoin de toi…

Elle s’était assise sur le lit ; elle a dit : « Je viens. » Elle se trouve assise sur le lit, puis s’étonne. On redescendait l’escalier. Elle entend qu’on descend l’escalier ; elle s’étonne parce qu’il lui semble qu’il fait clair, et c’est que tout change. Le mur en face d’elle a changé de couleur. Elle s’est demandé d’abord si elle ne continuait pas à rêver, mais elle le voit qui dure, ce mur, il ne veut plus cesser de durer ; — il bouge, et en même temps le plafond bouge. Une quantité de jolies petites lunes sont là-haut, ayant toutes le même mouvement, comme si elles étaient cousues les unes aux autres : elles font penser à des motifs de dentelle, tandis qu’il y a un carré de soleil comme un tapis sur le plancher. Et c’est des choses qui sont vraies. Il y a aussi une bonne chaleur qui vient ; elle ôte la couverture dont elle s’était enveloppée, l’ôte de dessus ses épaules, de dessus ses bras, toute sa peau. Elle est comme quand on se réveille, et cette fois c’est pour de bon. Le grand éclat de rire des quilles lui fait alors tourner la tête vers les deux petites fenêtres qui se touchent sur le devant de la chambre sous le toit ; là, elle s’étonne plus encore. On ne voit rien d’abord, parce qu’il y a deux lumières : il y a celle d’en haut et il y a celle d’en bas, il y a celle du ciel et il y a celle de l’eau. Elle n’a pas compris, à cause de ces deux lumières ; il faut premièrement qu’elle les sépare, mettant la main à plat au-dessus de ses yeux. On jouait aux quilles, on tapait avec un verre ou une chopine sur les tables, des conversations à haute voix étaient engagées, on appelait le patron ; — dans les fenêtres, c’est toute cette eau qui flambe en pétillant par petites rangées, et brûle blanc comme un feu de copeaux. En bas c’est l’eau, mais il y a trois choses. L’eau en bas, puis elle regarde un peu plus haut et c’est la terre (si c’est bien encore de la terre, cette autre rive, quand on dirait plutôt de l’air pétri, de l’air qu’on aurait serré entre ses mains). C’était comme de l’air dans de l’air, c’était du bleu dans le bleu, jusqu’à ce que plus haut, mais là elle n’a plus compris du tout : là pendait aux cordeaux du ciel la belle lessive des champs de neige…

« Et c’est alors, disait Rouge, que l’ouvrier de Rossi s’est mis à jouer. Il faut dire que c’est un artiste comme il n’y en a pas deux dans le pays. Et l’instrument !… Un instrument de douze basses tout en bois précieux, avec des fleurs de pêcher tellement bien imitées qu’on les cueillerait, et les touches sont en argent… Un instrument de cinq cents francs au moins, alors il faut entendre le détaillé des notes hautes : le chardonneret ne fait pas mieux. Et un instrument comme celui-là, ça s’entend à un bon kilomètre. La preuve c’est qu’elle l’a entendu depuis sa chambre, et même qu’elle était couchée et elle l’a entendu depuis son lit (il inventait). C’est la musique qui l’a fait se lever, la musique qui l’a fait venir. Milliquet à lui tout seul n’y aurait rien pu. S’il dit le contraire, il se vante. Sans la musique, je vous affirme, moi, qu’elle n’aurait pas bougé ; d’ailleurs c’est elle qui me l’a dit. Et puis, rappelez-vous, quand elle est arrivée… On a bien vu pourquoi elle venait et pour qui. Une fille comme elle et la musique, ça va ensemble. Personne ne l’avait aperçue encore, et elle avait été jusqu’à ce jour-là comme une morte ; mais voilà, c’est des filles ainsi, un petit air de danse les ressusciterait. C’est ces pays d’où elles viennent, des pays chauds, alors le sang leur saute hors des veines comme les ruisseaux, quand le printemps vient, hors de leur lit. Vous n’avez qu’à vous rappeler cette entrée… »

Mme Milliquet sortait de la cuisine dont elle était en train de refermer la porte ; elle ne l’a pas refermée plus avant.

Sa main était restée sans mouvement sur la poignée ; le bruit des voix dans la salle à boire vient par terre comme si on avait donné un coup de ciseaux dedans.

On n’a plus entendu aucun bruit derrière le mur du corridor où il y a eu comme une première largeur de silence, en avant de laquelle le bruit de la terrasse continuait à se faire entendre, mais il s’est tu à son tour.

« Milliquet était à ce moment-là sur la terrasse, disait Rouge ; il fallait voir la tête de Milliquet !… »

Il n’y a donc plus eu un instant que le roulement de la boule sur la planche bien arrosée, comme quand un orage commence ; puis vint encore l’éclatement des quilles ; puis : « Quatre ?… » Dans le grand silence, une voix : « Quatre… » — « Non, cinq… » — « Ah ! oui, cinq… Je n’avais pas… »

Là-bas également, tout s’était interrompu.

C’était pendant qu’elle s’avançait jusque sous les platanes, et s’y est tenue un instant, puis, ne sachant plus trop que faire, était revenue sur ses pas.

Le silence durait toujours dans la salle à boire.

Elle a regardé autour d’elle, elle a d’abord tourné le dos au vitrage, puis se tourne de nouveau vers le vitrage et vers le soleil, — c’est à ce moment que Chauvy s’était levé.

Il avait comme toujours son vieux chapeau melon tourné au vert, sa jaquette pisseuse et à boutons tous différents, cousus avec de la ficelle, sa petite canne, ses souliers crevés ; il vient, il se met devant elle.

Il porte la main à son chapeau.

Il ôte son chapeau, tandis que sa grosse barbe sale va vers en bas et a été remplacée par son crâne qui brillait entre deux touffes de cheveux.