La Beauté sur la terre/05

La bibliothèque libre.
éditions Mermod (p. 43-64).


V


C’est ici, sur ce bord de lac, une région assez plate (et les régions plates sont rares chez nous).

Ici, le mont s’éloigne sensiblement du bord de l’eau, qu’il serre ailleurs étroitement ; c’est un bout de rivage assez plat quoique accidenté, qui a bien un ou deux kilomètres de largeur.

Entre la ligne du chemin de fer et l’eau, il y a un assez drôle de mélange d’emplacements restés sauvages et de cultures (chose rare dans nos pays) ; c’est mi-paysan, mi-vigneron, avec peu de gros trains, comme on dit, pas beaucoup de fermes importantes et même pas beaucoup de maisons importantes, car elles sont ici généralement plus petites que dans le reste du pays, mais le terrain y est assez pauvre. Et un peu plus loin alors, du côté du levant, il devient tout à fait inculte ; là, on se trouvait d’abord sur une plage de sable fin avec un bois de pins venant mourir tout contre l’eau ; à côté de l’eau brillante, il semblait un morceau de nuit par son feuillage. On longeait ce bois ; le coucou chantait plus en amont dans le ravin. On voyait les troncs rouges porter à côté de vous dans le ciel une sorte de plafond noir ; c’était comme si, quand le jour venait sur l’eau brillante, la nuit fût demeurée dans l’épaisseur des branches, ne pouvant en être chassée. On la remisait là à l’aube pour l’en faire sortir de nouveau vers le soir. Puis, plus loin que le bois, le sable cessait de nouveau pour faire place à des galets, mais cette fois la rive s’élargissait rapidement, à cause d’une pointe qu’elle poussait vers le large. On passait devant la maison de Rouge qui était moins une maison qu’une sorte de hangar sans étage, mi-bois mi-briques, autrefois peint en jaune, précédé d’une remise avec les perches à filet ; pour pousser plus avant, il fallait s’engager entre deux murs de roseaux qui vous venaient plus haut que les épaules. On arrivait ainsi à la Bourdonnette. Et, là, on avait l’eau devant soi, tandis qu’on l’avait toujours à côté de soi ; mais c’était seulement une faible largeur d’eau, et dominée sur l’autre rive par une falaise très escarpée. C’était une eau morte, une eau sans courant. La pointe de terre qu’elle projetait du côté du couchant la mettait à l’abri des vagues qui viennent de Genève, tandis que la falaise la protégeait contre les coups de vauderre qui est un vent d’est. Là étaient les bateaux de Rouge (dans le bout du sentier qu’il retaillait chaque année à la serpette) ; deux bateaux à rames, dont le plus petit était peint en vert.

Ils étaient là les deux à leurs amarres, au-dessus de l’eau pure et sans profondeur où un petit poisson posé à plat se déplaçait par des mouvements réguliers en arrière et en avant comme une navette ; mais qui se troublait vite à cause de la vase quand on marchait dedans, comme il fallait bien faire, si on voulait aller plus loin. On devait ôter ses souliers, si on voulait pousser jusqu’à la falaise et à son sommet qui est un beau point de vue ; et, parmi le gravier brûlant, toute sorte de touffes épineuses, jusqu’à la mousse verte, et à son épaisseur humide sous les grands sapins de là-haut. Là-haut sont les Grands Bois, comme on les nomme, bien que pas très grands, mais très épais et du côté de la Bourdonnette singulièrement précipitueux et accidentés, tandis que du côté du lac ils se penchent sur le vide : — pleins de couples amoureux et de promeneurs le dimanche.

De là-haut, on voyait très bien la maison de Rouge.

On était juste au-dessus d’elle, quand on se tournait vers le couchant. Son toit de deux couleurs, mi-tuiles, mi-carton bitumé, avait l’air posé à même le sable. Il semblait qu’en sautant on fût tombé dans l’un des deux bateaux, comme s’ils avaient été mis là tout exprès pour vous recevoir. On voyait aussi très bien Rouge, quand il allait et venait sur la grève. Ce matin, en particulier, on le voyait parfaitement ou on aurait pu parfaitement le voir : c’était après que Décosterd et lui étaient revenus de la pêche.

Rouge était devant sa maison avec Décosterd ; il était petit et gros, Décosterd plus grand, plus maigre.

On voyait parfaitement que Rouge avait les bras croisés sur son maillot de laine bleu-marine ; on pouvait même voir la fumée de sa pipe montant autour de sa figure et allant au-dessus de ses épaules bleues avec son bleu beaucoup plus pâle.

C’était du haut de la falaise, dans ce commencement de juin, quand les Grands Bois derrière vous étaient encore pleins de cris d’oiseaux dans leurs cavernes, au-dessus de la mousse éclairant en vert et qui sentait fort. Elle sentait humide et frais jusque parmi la sécheresse des cailloux, pendant qu’ailleurs l’eau brille sec et avec les feux du métal sous son étamage neuf. Les deux hommes faisaient deux taches noires, ils continuaient de faire deux taches noires, étant vus d’en haut et aplatis ; ils faisaient deux taches ovales sur le galet gris (de près rose, bleu clair, violet, blanc). Et de nouveau Rouge, les bras croisés, hochait la tête sous sa casquette, pendant que le cri des oiseaux venait avec des explosions, comme quand on tire le mortier, faisant trembler les vitres dans leur ciment. Le grand bruit venait de la terre, au lieu qu’il n’y avait sur l’eau que du silence, quand seulement une petite vague à ourlet brillant, puis avec une partie arrondie, vient de temps en temps sur la rive et s’y étire en montrant ses griffes.

Rouge, les bras croisés, considérait sa bâtisse.

Il considérait la remise de bois à laquelle la partie en maçonnerie faisait suite, avec une chambre et une cuisine, puis voilà qu’il a commencé :

— Dis donc, Décosterd, qu’est-ce que tu penses de ça ?

Il a répondu lui-même à la question.

— Moi, je n’en pense rien de bon…

Il montre les planches de la remise autrefois rejointées soigneusement et peintes à l’huile, mais qui avaient fini sous l’action du soleil, des pluies, sous la succession des saisons, du froid et du chaud, du bon et du mauvais temps, par jouer et se désassembler ; il montre l’espèce de maladie de peau qu’elles ont et qui fait que leur couleur est tombée d’elles par écailles, la porte qui s’ouvre tout de travers sur ses gonds tordus ; il montre le mur de briques qui se lézarde ; — et l’étrangeté de la chose était qu’en même temps il semblait tout content ; il disait : « Ça me dégoûte… » et en même temps le contentement lui brille dans les yeux.

— Oui, Décosterd, c’est comme ça, on devient vieux…

Le contentement lui ruisselle des yeux sur la figure, pendant qu’il tire sur sa pipe.

— C’était en train de venir en bas… On n’y faisait même pas attention, c’est qu’on venait en bas soi-même…

Et il disait ces choses au passé (pourquoi au passé ?) ; il reprend :

— Et toi, Décosterd, qu’en penses-tu ?

Décosterd répond par un signe de tête. Il ne parlait guère.

Il fait signe qu’il était bien de cet avis, avec son œil bon et son œil pas bon, sous sa casquette d’étoffe grise ; mais il s’étonne tout de même de voir l’air qu’avait le patron devant cette vieille maçonnerie et ce hangar tout démantibulé ; il s’étonne plus encore quand Rouge, s’étant tourné vers lui :

— Dis donc, Décosterd, va chercher un mètre…

Rouge prend une allumette pour débourrer sa pipe qu’il tape ensuite dans le creux de sa main, pendant que Décosterd allait chercher le mètre, ensuite Décosterd revient ; voilà Rouge, alors, qui fourre sa pipe dans sa poche.

Il prend le mètre, il le déplie.

— On va voir ça. Oh ! c’est vite fait.

Il s’avance jusqu’au mur, il disait :

— Tu comprends, c’est vieux de trente ans, mais on va rajeunir tout ça… 4 m. 60, 4 m. 60 sur… sur 3… Et puis, dit-il…

Il s’arrête :

— Trois et trois et demi, ça fait six, six et demi… Voilà pour les réparations. Va prendre un crayon et du papier.

Il crie :

— Sur la table… Un de ces prospectus… Bon, c’est ça.

Il va se mettre sur le rebord de la fenêtre et avec le crayon il dessinait sur le papier :

— Tu vois… La remise, ma chambre, la cuisine… Ça, c’est pour les réparations… Mais, à présent, qui est-ce qui nous empêcherait de bâtir une seconde chambre de l’autre côté de la cuisine ! Ce n’est en tout cas pas la place qui manque. Une chambre pourrait toujours servir à l’occasion…

Et il traçait le plan avec son crayon sur le papier.

— Trois mètres et demi sur trois, ça ferait tout juste l’affaire, on n’aurait qu’à percer une porte dans le mur de la cuisine. Pendant qu’on y est, qu’en dis-tu ?

— Bien sûr.

— Et tu te remettrais vite au métier, ou quoi ?

Parce que Décosterd avait fait un peu tous les métiers, tour à tour et selon l’occasion ouvrier de campagne, terrassier, vigneron, maçon :

— Tu t’y remettrais, moi, je t’aiderais.

— Oh ! bien sûr, disait Décosterd.

— Et l’avantage justement, c’est qu’on trouverait les matériaux sur place, je n’aurais qu’à passer chez Perrin pour la charpente… Tu te remettrais bien au pinceau et à la truelle ?…

Les oiseaux faisaient toujours un grand bruit là-haut dans le bord de l’air.

— On laisserait le poisson se reposer pendant huit jours. Il ne l’aurait pas volé. Et ça ferait du bien de changer de métier… Écoute, je vais toujours aller voir à la gravière… Toi, tu portes le poisson à la gare. Je serai là pour midi.

Il parlait encore quand il s’est tourné vers ces hauteurs de l’air d’où venait le chant des oiseaux. Là, il semblait que le bord du ciel était continuellement soulevé, puis il retombait ; il se soulevait au-dessus du bois comme un couvercle de marmite. Rouge entend encore grincer derrière lui la porte de la remise, puis le bruit que fait la roue de la brouette de Décosterd ; elle sautait d’un galet à l’autre avec un bruit de petit tambour. Lui, il était plein de contentement ; c’est pourquoi, ayant plié le papier où était le plan et l’ayant glissé dans sa poche, il ne va pas vite. Il est entré dans les roseaux. On avait vu d’abord ses épaules et sa tête, puis on n’a plus vu que sa tête. La casquette, pour finir, disparaît aussi derrière les hauts panaches argentés, pendant que Rouge arrivait près des bateaux. Sur sa droite, l’autre rive élevait son escarpement, tandis que celle qu’il longeait n’avait d’abord qu’une faible hauteur et n’était guère qu’un talus couvert de vernes où il y avait un sentier qui servait au garde-pêche (et dont les pêcheurs de truite, avec ou sans permis, se servent également). Rouge ne s’est pas pressé, est-ce parce qu’il faisait beau ? ni n’a pris le plus court chemin (ni n’avait tellement besoin peut-être d’aller lui-même ce matin-là à la gravière) ; mais sans doute que c’est le beau temps, parce qu’il a semblé tout content, en effet ; il continuait à sembler tout content parmi les abeilles, les papillons blancs ou jaunes, les hautes tiges des angéliques, sous les vernes aux feuilles noires et recouvertes d’une espèce de glû, qui faisaient au-dessus de lui un toit avec des lucarnes en verre bleu. Le sentier se perdait par moment dans les fourrés, tout en commençant à monter, tandis qu’on entendait maintenant la Bourdonnette faire un bruit comme celui d’un train qui passe sur un pont. Et la rive où était Rouge commençait, elle aussi, à s’élever ; puis il y a eu une sorte de petite gorge où l’eau, se resserrant, tombait par des gradins de grès tendre, qu’on nomme mollasse chez nous, dans des mares ; — après quoi une ouverture brusque se faisait sur un large vallon. Endroit grand, sablonneux, sauvage, qu’illustre plus en amont un beau pont de pierre à nombreuses arches, c’est le viaduc du chemin de fer ; mais ailleurs il n’y a que des prés d’herbe pauvre, outre les gravières sur la gauche. Endroit pauvre, peu cultivé et endroit presque pas habité, car on ne voyait guère qu’une petite maison à demi enfoncée dans le sol à mi-côte, sur la rive gauche : c’était la maison d’un nommé Bolomey, chasseur et pêcheur, qui y vivait seul.

Un train passa sur le viaduc. C’était un train sans fumée.

Maintenant ils ont des locomotives électriques qui ne ressemblent plus du tout à des locomotives, mais ont l’air de simples wagons, avec la seule différence qu’elles ont un trolley, et on attelle ces wagons devant les autres.

Un train passe sur le viaduc avec un grand bruit de vent qui se lève et Rouge se disait, le regardant passer : « Ça va quand même rudement vite, ces trains électriques, ça fonctionne bougrement bien !… »

Ça passe, ça glisse sans effort dans un beau mouvement égal ; ça brille un instant de toutes ses vitres, ça n’est déjà plus, le bruit meurt ; et lui : « C’est un progrès quand même ! Et puis cette économie de charbon… ».

Il tira sur sa pipe, et il regarda plus à gauche : là-haut, deux ou trois hommes maniaient la pelle derrière des cribles, puis ils ont levé leurs pics dont le fer brillait dans le soleil au-dessus de leurs têtes.

Plus en arrière, on voyait une construction à toit rouge qui était une fabrique de briques et de tuyaux en béton.

Des wagonnets roulant sur une voie Decauville allaient de la gravière à la fabrique, mais d’abord on avait devant soi la gravière avec ses étages taillés carrément, comme quand on met des plots d’enfants les uns sur les autres, et ayant des plans éclairés, d’autres pas, de sorte que c’était aussi comme un carrelage ; un carrelage à carreaux bleus et carreaux jaunes dans le soleil pas encore très haut à l’horizon, où on voyait briller les pics et les chemises avec des ceintures rouges placées l’une au-dessus de l’autre, et c’est beau.

On fait tomber le gravier à la pelle d’un étage à l’étage plus bas. On le crible pour l’avoir dans ses différentes grosseurs, c’est-à-dire du sable le plus fin aux cailloux proprement dits ; Rouge a jugé que c’était bien trouvé, c’est beau ici, c’est bien organisé et ils ont l’air d’avoir de l’ouvrage ; pendant qu’il aperçoit, poussant un wagonnet sur le bord du chemin, le nommé Ravinet, un Savoyard qu’on voyait assez souvent chez Milliquet où il venait boire ; ayant une ceinture rouge, ayant un maillot collant de coton noir sans manches.

Rouge :

— Salut ! comment ça va-t-il ? Et, le patron, on peut le voir ?…

Et le voilà qui disait, tout en marchant à côté du Savoyard qui poussait son wagonnet :

— Parce que, vous savez, on va bâtir. Oui, on se jette dans la construction. Il me faudrait des briques, il me faudrait du sable. Il faudrait que le patron me fournisse aussi le ciment… Il pourrait m’amener tout ça un de ces jours…

Plus tard il a été chez Perrin, le constructeur de bateaux-charpentier, c’est-à-dire presque un collègue ; et puis surtout son atelier était en face de l’établissement de Milliquet, bonne occasion de boire un verre.

Ce jour-là Rouge est allé à trois reprises chez Milliquet…

— Oui, disait-il, c’était trop petit, c’était véritablement trop petit et puis ça ne tenait plus debout. Alors on s’est fait maçons, Décosterd et moi.

L’eau ne manquait pas, heureusement ; on avait apporté du sable, on avait apporté du ciment, des briques ; et, le huitième jour, les murs rapidement poussés, comme quand on soigne bien une plante, venaient déjà à hauteur d’homme, les murs de la partie nouvelle, tandis que Rouge s’occupait de l’ancienne et là avait travaillé d’abord avec le râcloir, mais maintenant il maniait le pinceau.

Un gros bidon de fer posé à côté de lui était plein aux trois quarts d’une belle couleur brun-rouge, épaisse comme de la crème, qui sentait bon l’huile de lin ; lui, trempait dedans son pinceau large de trois ou quatre doigts, il allait avec son pinceau sur les planches, commençant par le haut des planches pour éviter les coulures ; et rapidement tout changeait d’aspect, le côté de devant de la remise n’étant déjà plus reconnaissable.

Maintenant il s’était attaqué au côté nord, expliquant de nouveau la chose aux gens qui venaient voir et pendant qu’il y avait tout autour du seau sur les galets de larges taches rondes comme quand il commence à pleuvoir avant un orage.

Il faisait beau dans le monde, seulement il faut quelquefois longtemps pour s’apercevoir qu’il y fait beau.

— Et n’est-ce pas ? on finissait par vivre dans la cochonnerie et dans la saleté… Heureusement encore qu’on s’y est pris à temps…

Il faisait entrer son ongle dans le bois dont il soulevait une écaille : « Ça commençait à pourrir, » disait-il aux gens qui étaient venus, mais ce fut elle qui vint ensuite ; et, elle, il ne s’attendait pas à la voir venir, ni si vite et, à vrai dire, un peu trop vite ; là a été la grande surprise pour lui, pendant qu’il était tout occupé à ses travaux particuliers.

Ses travaux n’étaient pas finis, mais c’est qu’il n’aurait jamais cru que Milliquet la laisserait venir ; et, en effet, il y avait fallu une circonstance particulière, celle d’un coup de téléphone par lequel des messieurs avaient commandé dans l’après-midi une friture pour le soir même. Milliquet, pris de court, n’avait eu qu’elle sous la main.

— Tu saurais aller jusque là ?… Un kilog de belles perchettes ; tu te rappelleras le nom ?…

Elle s’était mise en chemin ; elle avait commencé par tordre ses petits pieds. Son ombre était en avant d’elle sur les galets, son ombre était en avant d’elle et plus longue qu’elle. Elle regardait ces pierres rondes et plates à cause de leurs jolies couleurs : des roses, des rouges, des chocolat ; les plus vives couleurs de celles qui sont dans l’eau et celles qui sont hors de l’eau sont plus pâles ; des bleues, des toutes blanches et brillantes et des transparentes : morceaux de verre, tessons d’assiettes, que le mouvement de l’eau a fini par user sur les bords. On continue l’histoire de telle sorte qu’ici déjà brillaient à ses yeux pour lui plaire toutes sortes de belles pierres peintes, puis il n’y avait plus entre le talus et l’eau que la place pour le sentier, défendu en contre-bas par un empierrement ; ensuite venait le bois de pins. Deux ou trois enfants de moins de sept ans (les autres étant à l’école) couraient là sur le sable, ayant troussé leur pantalon jusqu’à mi-cuisses, puis ils entraient dans l’eau, mais elle était froide encore et le froid de l’eau les faisait crier. Elle regardait, elle levait la tête sous ses beaux cheveux. Elle allait maintenant au doux et il faisait doux sous ses pieds. Son ombre était toute bleue ; rien ne venait plus l’abîmer sur ce sable, au lieu que le terrain ailleurs présente des inégalités où elle se blesse et se casse. Les troncs des pins étaient d’un beau rouge, parce que le soleil les frappait de côté. Elle, elle avait un côté du corps éclairé. Elle était dans l’air, elle avait une joue éclairée, une épaule, elle avait un bras éclairé. Les enfants ont crié encore ; quand une vague venait, ils couraient en arrière, ensuite ils couraient en avant. Elle allait avec son petit corsage de satinette noire et sa petite jupe de même étoffe, pas assez longue, son panier ; de la montagne lui a glissé par-dessus l’épaule, lui glisse encore contre l’épaule droite ; puis un mouvement de côté qu’elle fait laisse venir dehors toute la chaîne. C’était cet élargissement de la grève et c’était que la rive ici forme une espèce de petit golfe ; là était la maison de Rouge avec le beau cube luisant, le beau bloc fraîchement repeint de la remise. Le pan de devant, vu en oblique sous son huile pas encore sèche, était comme un miroir dans le soleil, tandis que derrière, dans l’ombre, on voyait un gros homme qui s’arrête dans le mouvement qu’il fait de haut en bas avec la main, puis il semble hésiter, puis il remet son pinceau dans le seau (pendant qu’elle approche toujours), et, maladroitement, il s’essuyait les doigts à son pantalon :

— Mademoiselle, pas possible ! c’est vous… Je ne m’attendais pas à vous voir venir, Mademoiselle… Non, je n’aurais pas cru ; est-ce que Milliquet ?…

Mais elle ne lui a pas répondu. Elle avait une commission à lui faire, elle la lui fait, voilà tout ; et Rouge :

— Du poisson ? ma foi non… Ni perchettes, ni truites, ni ombres. Même pas du brochet. Tout est parti par le train ce matin… Comme si Milliquet ne le savait pas…

Et puis, parce qu’il voyait qu’elle n’avait plus qu’à s’en aller, ce qu’elle se préparait à faire :

— C’est si pressant que ça ?

Et il allait avec ses doigts sous sa casquette : « Charrette ! Charrette ! »

Puis :

— Si vous pouviez attendre un moment, Mademoiselle…

— Oh ! je ne peux pas…

— Que si ! je vais vite envoyer Décosterd chez Jaunin. Sûrement qu’il vous trouvera là-bas ce qu’il vous faut… Eh ! Décosterd…

Car il n’écoute plus ce qu’elle dit, il appelle ; et déjà Décosterd arrive, ayant les doigts tout gris et raides de mortier : il ôte sa casquette à la visière tellement molle qu’il a bien de la peine à la décoller de dessus sa tête :

— Tu as compris, disait Rouge… Et vous (à Juliette) laissez-moi faire, je me charge de tout… Toi, tu vas partir tout de suite. Un kilog, bon poids, tu entends ?

— Entendu.

Décosterd va se laver les mains, il va passer sur sa chemise son gilet, il part à grands pas sans se retourner.

Et Rouge, alors, car il n’y avait plus eu ici que lui et elle :

— Il vous faudrait vous asseoir, Mademoiselle… Ah ! charrette ! a-t-il dit, c’est qu’on est en réparations ; je n’ose pas vous faire entrer. Il y a trop de désordre. Mais laissez-moi toujours vous débarrasser de votre panier…

Il le lui a pris des mains, il l’a porté dans la cuisine ; mais, elle, non, il n’osera jamais la faire entrer. Et c’est pendant qu’il est dans la maison qu’elle a regardé encore tout autour d’elle, elle regarde en haut et en bas ; elle voit l’eau, le ciel, la montagne, puis c’est le sable et les cailloux, puis là-bas les roseaux et la grande falaise ; la figure lui change :

— Oh ! j’aime…

C’est au moment où Rouge revenait ; elle se tourne vers lui :

— C’est comme chez nous.

— Chez vous ?…

— Comme là-bas.

— Ah ! a dit Rouge, ça y ressemble ? Tant mieux si ça y ressemble.

Elle a dit :

— Vous êtes pêcheur ?… Moi aussi, je sais pêcher.

Rouge :

— Vous savez pêcher, vous ? Comment avez-vous appris ?

— Avec mon père.

Rouge :

— Écoutez, il faudrait quand même vous asseoir… Et puisque vous savez ce que c’est dans le métier…

Il revenait avec un sac ; en arrière des perches à filet, la grève faisait un talus où il étend sa toile à sac :

— Mettez-vous là, Mademoiselle.

Elle a fait comme il lui a dit : il s’assied à côté d’elle sur des débris de tuiles rouges, dans des morceaux de verre dépolis mêlés de vieux bouchons et d’éclats de bois devenus gris comme de la pierre, il recommence à s’étonner :

— C’est que vous parlez très bien notre langue… Vous avez seulement un peu d’accent…

Parce qu’elle avait un drôle d’accent avec de singulières brièvetés dans la fin des mots, et un peu rauque.

— Il me vient de ma mère.

— Quelle langue est-ce qu’elle parlait ?

— L’espagnol.

— C’est la langue de là-bas ?

— Oui, dit-elle, mais ma mère est morte. Mon père est mort, ma mère aussi.

Elle s’était tue. Elle avait baissé la tête. Elle tenait ses mains l’une dans l’autre sur ses genoux :

— Il était contremaître dans les chemins de fer ; il venait me voir le dimanche. On allait pêcher ensemble…

Comme si elle avait eu besoin de tout lui dire, à lui, mais c’est peut-être aussi qu’on s’est tue trop longtemps.

— Il a été malade huit jours seulement…

Elle se tait de nouveau, et lui n’osait rien répondre, pendant qu’elle secouait doucement la tête ; n’osait même pas la regarder, tournait et retournait entre ses doigts sa pipe de bois à couvercle.

— Huit jours, puis me voilà ici, alors ça fait une grande différence…

Elle dit :

— Ça faisait une grande différence…

Regardant encore une fois autour d’elle, tandis que sa figure change de nouveau, — et Rouge :

— Oh ! en tout cas ici, vous pouvez vous dire que vous êtes chez vous… S’il vous arrivait jamais quelque chose, Mademoiselle… Et vous voyez, justement, on remet tout à neuf, comme ça se trouve ! Ne dirait-on pas que c’est fait exprès…

Et pendant qu’elle se levait, il continue :

— Nous autres, on n’est pas des Milliquet…

Mais elle hausse les épaules, alors il voit qu’elle s’est levée, il voit qu’elle hausse les épaules, il a ri, il disait : « Je vois qu’on se comprend,… » il bourrait sa pipe joyeusement du doigt et du pouce ; les poissons sautaient de tout côté hors de l’eau, faisant de petits éclairs blancs ; c’est le beau, c’est le grand beau.

Elle s’est levée, elle s’est avancée ; elle se tourne vers la maison :

— Alors, a-t-elle dit, vous faites des réparations ?

— Oui, dit Rouge, mais ce n’est pas tout. On ne fait pas que des réparations. Vous voyez bien, on ajoute une chambre.

Il lève ses mains rapprochées devant sa figure, elles ont été faiblement éclairées à l’intérieur dans le grand soleil en même temps que la fumée montait à travers sa moustache grise ; puis il laisse tomber ses mains, il tire sa pipe hors de sa bouche, quoique pas encore bien allumée :

— Oh ! non, non, a-t-il dit, n’entrez pas. Attendez que ce soit fini…

Il a repris :

— Allons plutôt voir les bateaux, puisque vous vous y connaissez.

Ils ont de nouveau marché ensemble.

Ils ont longé la grève jusqu’au chemin dans les roseaux où ils ont été d’abord l’un à côté de l’autre, mais ensuite il n’y a plus eu assez de place pour deux personnes allant de front. On a vu derrière la casquette les deux belles épaules noires aller entre les hauts panaches qui s’agitaient vivement un instant de l’un et de l’autre côté du sentier ; puis ils ont caché la casquette, ils cachent les épaules, ils cachent pour finir les cheveux noirs qui brillent au-dessus de l’oreille (c’était pendant que Décosterd était allé faire sa course) ; puis on a pu entendre la voix de Rouge :

— Ah ! c’est toujours la même chose, voilà que Décosterd a oublié de rentrer les rames.

Une autre voix :

— Tant mieux.

Ils étaient arrivés au bord de l’eau et, en effet, les rames du plus petit des deux bateaux étaient en travers des bancs ; — là, sous la haute falaise de béton, avec ses buissons, ses couloirs, ses petits pins, ses plantes épineuses ou non épineuses, des touffes d’herbe déjà haute, quelques fleurs ; et là-haut qui la surplombaient les grands sapins de la forêt pleine d’oiseaux :

— Mademoiselle, disait Rouge, vous n’y songez pas… Il aurait eu besoin d’être goudronné cet hiver ; c’est une vraie passoire.

Mais elle :

— Oh ! ça ne me gêne pas, s’étant assise et elle tirait sur ses bas.

Elle riait ; il ne bougeait pas dans sa surprise ; déjà elle avait sauté dans le bateau faisant rejaillir plus haut qu’elle l’eau du fond dans le beau soleil ; elle fait tomber la chaîne de la bouée.

Décidément, elle s’entendait à la manœuvre. Voilà qu’elle empoigne les rames, ramant seulement d’abord d’une main de manière à tourner la pointe de l’embarcation vers le large, puis tout à coup elle se renverse de tout le corps : alors on a vu entre les roseaux l’eau lisse qui était creusée aller par derrière, en deux lignes, mourir doucement sur la rive.

Il demeure là d’abord un instant ; ensuite il se met en marche. C’était comme s’il avait besoin de la suivre de tout le corps et avec tout lui-même, pas avec les yeux seulement. Il allait entre les roseaux et l’eau, dans le sable mêlé de vase qui devenait de plus en plus mou et cédait de plus en plus sous son poids ; à un moment donné, il a été forcé de s’arrêter. À ce même moment, elle avait tourné tout à coup, après lui avoir fait signe de la main comme pour lui dire adieu, et avait disparu derrière l’avancement de la falaise.

Il ne lui était plus resté qu’a revenir en arrière, il était revenu en arrière.

Il ne lui était plus resté qu’à attendre qu’elle revînt, il avait dû attendre assez longtemps.

Maintenant, elle était très pressée :

— Mon Dieu, disait-elle en remettant ses souliers, je vais être grondée de nouveau…

— N’ayez pas peur, je vous accompagne.

Elle allait de nouveau devant Rouge dans les roseaux ; ils ont aperçu alors Décosterd rentré depuis longtemps déjà et qui, ne les ayant pas trouvés, s’était remis à son ouvrage.

— As-tu le poisson ? criait Rouge.

Et Décosterd : « Oui, le paquet est dans la cuisine, » tandis qu’il continuait à poser ses briques l’une sur l’autre, ménageant entre elles, avec la truelle, une couche de mortier.

Rouge avait été prendre le paquet, l’avait mis dans le panier, était revenu avec le panier ; il voit qu’elle était partie en avant.

— Voyons, ne vous dépêchez pas comme ça ; vous n’avez qu’à dire à Milliquet que j’ai dû lui pêcher ses perchettes… Non, ne lui dites rien, je m’en charge.

Puis :

— Justement le voilà.

Parce que Milliquet à ce moment était paru et il venait à leur rencontre, leur faisant des signes de loin avec le bras ; mais Rouge :

— Qu’est-ce qu’il y a ? tu t’impatientes… Tu as tort… Allons, allons, tranquille, mon vieux.

Il ne le laissait pas parler.

— Tu vois bien qu’on arrive à temps et même qu’on y a du mérite, parce qu’on a dû aller te pêcher ta friture. Et on ne l’aurait pas fait pour un autre, alors tu pourrais nous recevoir un peu mieux que ça, qu’en dis-tu ?

Ils arrivaient devant le café que Milliquet n’avait pas pu encore ouvrir la bouche, mais là était Mme Milliquet qui, les voyant venir, est rentrée en battant la porte.

Il y avait aussi sur la terrasse le Savoyard.