La Belgique et le Congo (Vandervelde)/1

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PREMIÈRE PARTIE

LÉOPOLD II ET L’ÉTAT INDÉPENDANT DU CONGO



Je ne me propose pas de faire, après tant d’autres, l’histoire de l’État Indépendant du Congo.

Pendant près de vingt-cinq ans, un homme, qui s’était imposé à l’Europe par l’audace de ses initiatives, l’éclat de ses promesses, la maîtrise de sa diplomatie, a été le souverain absolu de quinze à vingt millions d’indigènes. Sous couleur de les protéger contre la traite et de les initier à la civilisation, il s’est approprié leur territoire, il a disposé de leur travail, il a établi, partout où s’étendait sa domination, un régime de terreur, il a assumé la responsabilité morale de crimes sans nombre, en accordant, à ceux qui les commettaient, des honneurs, des récompenses, ou, du moins, l’impunité.

Tous ces faits sont connus.

Ils ont été dénoncés au monde par Ed. Morel. Fox Bourne, Félicien Cattier, Georges Lorand, le P. Vermeersch, le commandant Lemaire et les publicistes de la Ligue internationale pour la défense des indigènes du Congo.

Je n’y reviendrai que dans la mesure où ce sera nécessaire pour exposer l’évolution, décrire les méthodes et apprécier les résultats d’une politique coloniale qui fut, plus systématiquement que toute autre, une politique de domination et de spoliation.

Ailleurs, les excès du colonialisme capitaliste ont été, dans une certaine mesure, empêchés ou atténués par le contrôle de l’opinion.

Dans l’administration du Congo Léopoldien, au contraire, rien n’a fait contrepoids à la volonté personnelle du souverain. Dédaigneux des protestations, affranchi des lisières du parlementarisme, persuadé que l’État Indépendant se confondait avec sa personne, et que la colonie qu’il avait faite était sa propriété, le roi Léopold a poussé jusqu’au bout la logique du système dont il fut l’inventeur. Ressuscitant, sous des formes modernes, les procédés de Cortès ou de Pizarre, il ne s’est pas contenté de vivre sur le pays, en ne demandant que de faibles subventions à la Belgique : il a prétendu tirer du Congo les ressources nécessaires pour réaliser, en Europe, de vastes travaux somptuaires et enrichir, par des concessions ou des parts de bénéfices, les soutiens de son pouvoir personnel.

Au point de vue de l’humanité, cette politique fut sans excuse. Elle coûta la vie à des milliers d’êtres humains. Elle aggrava, pour autant que ce fut possible, les souffrances de populations qui, depuis quatre siècles, semblaient avoir souffert tout ce que des hommes peuvent souffrir. Elle fut la cause première de telles atrocités que l’on a pu se demander si, pour les Congolais, il n’eût pas mieux valu que les Arabes, au lieu d’être arrêtés par Dhanis et Ponthier, eussent poursuivi leur marche victorieuse jusqu’au Stanley Pool

Mais, en la condamnant, il faut être juste, et, pour être juste, il faut dire ce qu’était le Congo avant l’État Indépendant, reconnaître qu’à l’origine les intentions étaient bonnes, rendre hommage aux premières années, qui furent admirables, montrer les difficultés avec lesquelles Léopold II fut aux prises, et rechercher sous l’influence de quelles causes sa conception primitive se faussa et se déforma.

J’essayerai de le faire avec toute l’objectivité dont est capable un homme qui, pendant quinze années de sa vie, fit une opposition inflexible à la politique Léopoldienne.