La Belgique et le Congo (Vandervelde)/1/01

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CHAPITRE I

LA CRÉATION DE L’ÉTAT INDÉPENDANT


« La création de l’État du Congo a été pacifique, légitime, réalisée de l’assentiment des indigènes. »
LÉOPOLD II, en 1906.


§ 1. — Le Congo avant Léopold II


Certains critiques de l’État Indépendant du Congo, se faisant de la vie sauvage une idée à la Jean-Jacques Rousseau, ont une tendance à croire qu’avant de devenir les sujets et les serfs de LÉOPOLD II, les indigènes du Congo menaient une existence heureuse et paisible, dans les solitudes de la forêt et de la brousse.

Il y a, d’ailleurs, une âme de vérité dans cette opinion, et, sans doute, les vieillards du district de l’Équateur, au spectacle des infortunes de leur race, doivent regretter le temps où Coquilhat, nouvellement arrivé dans la région (1883), décrivait en ces termes les villages forestiers du Haut Congo :

xxxx« Dans leur cadre de végétation, les humbles cités ont un aspect riant et agréable. Autour des feux de bois, portant les grandes marmites en terre dans lesquelles cuisent les repas, les femmes cuisent les légumes, préparent le manioc, allaitent les enfants, tissent les nattes ou coiffent leurs maîtres. Les bambins gambadent tout nus. Les hommes discourent entre eux, ou boivent, ou font leur toilette, ou se livrent à quelque menu travail insignifiant…

Leur paresse est typique.

Le climat les dispense de vêtements chers et jusqu’à notre arrivée, ils avaient peu d’objets de luxe dont la tentation aurait pu les pousser au travail. La nature les pourvoit d’une nourriture suffisante, en ne leur demandant presque pas de peines.

— En travaillant un mois sur dix, nous assurons notre alimentation, — nous disait l’un d’eux.

L’homme cueille les fruits du palmier ou du bananier, pagaye, pêche, pérore et fait la guerre. La femme s’occupe du ménage, cultive les champs, cherche le bois et l’eau, confectionne les nattes, la poterie et les paniers. Quelques hommes, peu nombreux, exercent des métiers : les uns ont la spécialité du fer ; d’autres fabriquent des boucliers ; enfin, surtout dans le Rouki, certains creusent des pirogues[1]. »

Aujourd’hui la plupart de ces villages ont disparu. Les rives du fleuve, de Léopoldville à Nouvelle-Anvers, sont presque désertes. Les habitants, pour échapper à l’impôt en travail, se sont enfuis vers l’intérieur, se sont réfugiés dans les îles, ou bien encore ont été décimés par la maladie du sommeil, que leur ont apportée les Européens[2].

Mais, s’il n’est malheureusement pas douteux que, dans cette région, comme dans beaucoup d’autres, l’influence de l’État Indépendant ait été désastreuse, ce serait une grave erreur de se représenter le Congo, avant Léopold II. comme une sorte de paradis sur terre.

Dans son beau livre sur Grenfell, sir Harry Johnston fait observer, d’abord, qu’indépendamment des guerres continuelles, de tribu à tribu, pour se procurer des femmes ou des esclaves, la vie humaine était constamment menacée, même en temps de paix, par des pratiques que l’occupation européenne a, sinon fait disparaître, du moins refoulées et contraintes à se dissimuler[3].

Lorsqu’un personnage important venait à mourir, on sacrifiait des femmes et des esclaves, pour ne pas le laisser aller seul dans l’autre monde.

Quand un individu était accusé de sorcellerie, on le soumettait à l’épreuve du poison, de la casca, qui entraînait la mort, si la victime ne payait pas très cher le vomitif qui pouvait la sauver.

Enfin, la pratique du cannibalisme était répandue dans tout le bassin du Congo, sauf la région du bas fleuve.

Grenfell, par exemple, rapporte que, fréquemment de 1884 à 1890, les natifs du Haut le priaient de leur vendre quelques-uns des Loangos ou des Kruboys qui se trouvaient à bord de son steamer, disant que, venant des rives de la grande eau salée, ils devaient être very sweet ; et comme Grenfell protestait, ces cannibales d’ajouter : « Vous mangez des poules et des chèvres, et nous des hommes. Où est la différence[4] ? »

Le fils de Mata Bwiké, le célèbre chef Ba Ngala de Liboko, à qui l’on demandait s’il avait jamais mangé de la chair humaine, répondait : « Ah ! je voudrais manger le monde entier[5] ! »

Mais il semble que ce soit dans l’Oubangi que l’anthropophagie ait pris le plus grand développement. D’après un rapport de missionnaires baptistes, inséré dans le livre de Bentley, Pioneering on the Congo, il y avait dans cette région une demande de chair humaine plus grande que les marchés locaux ne pouvaient en fournir. Les indigènes, en général, ne mangeaient pas les gens de leurs villages, ou des villages avec lesquels ils étaient apparentés, mais ils se procuraient et engraissaient des esclaves pour la boucherie, exactement comme nous faisons pour les poulets et le bétail. Il y avait un trafic constant d’esclaves dans ce but, entre la Lulonga et l’Oubangi. Les gens de la Lulonga faisaient des raids à cet effet dans la haute rivière ou dans les villages de l’intérieur. Ils surprenaient les indigènes qui n’étaient point sur leurs gardes, en tuaient un grand nombre et emmenaient le reste. Puis ils se partageaient leur butin humain, le gardant dans leurs villages, jusqu’au moment où ils en faisaient une cargaison pour l’Oubangi[6].

Ajoutons que si ce commerce de chair humaine était localisé dans quelques régions, la traite des esclaves, que les riverains du fleuve allaient ramasser chez les Mongos de l’intérieur, pour les envoyer à la côte, était un phénomène général dans tout le bassin du Congo[7].

On ne doit pas perdre de vue de telles horreurs, quand on se demande s’il n’eut pas mieux valu que les habitants de L’Afrique équatoriale restent livrés à eux-mêmes et n’apprennent pas à connaitre les « bienfaits de la civilisation ».

Au surplus, même si Léopold II n’avait pas jeté son dévolu sur le Congo, même si l’État Indépendant n’avait pas été constitué, les Congolais n’en eussent pas moins été « civilisés », de gré ou de force, soit par les Arabes, qui envahissaient peu à peu les régions du haut fleuve, soit par les Européens, de nationalités diverses, qui avaient des établissements commerciaux dans le Bas Congo.

Or, s’il faut en croire ceux qui ont vu à l’œuvre les uns et les autres, cette colonisation par des trafiquants, quelle que fut leur race, s’accompagnait de tels excès, ou présentait de tels inconvénients, que tout le monde, à cette époque, souhaitait l’établissement au Congo d’un gouvernement régulier.

Pour ce qui concerne, d’abord, le Bas Congo, on sait que, pendant plus de trois siècles, cette région de la côte avait été ravagée, décimée, saignée à blanc par la traite. À la fin du XVIIIe siècle, on évaluait à cent mille et plus, par an, le nombre des nègres qui étaient transportés, chaque année, en Amérique ou dans les Indes occidentales[8], et ce n’est guère que dans la seconde moitié du siècle suivant que des relations commerciales régulières s’établirent avec l’Europe.

À partir de 1858, en effet, et jusqu’au moment où Stanley descendit du haut fleuve, un assez grand nombre de factoreries, telles que la maison française, la maison hollandaise, la maison anglaise Natton et Cookson, sans parler de plusieurs Portugais, furent créées à Banana, à Boma, et dans d’autres parties du Bas Congo[9].

Ces comptoirs commerciaux n’étaient en relations directes qu’avec les indigènes de la région côtière, mais, par une série d’intermédiaires, le mouvement des échanges s’étendait jusque dans le Haut Congo, à plus de 1.800 kilomètres dans l’intérieur.

Stanley rapporte, par exemple, avoir vu de nombreuses flottilles de canots indigènes qui attendaient patiemment l’arrivée des caravanes venant du Bas Congo, pour troquer leur ivoire ou leur cuivre contre du tabac, de la poudre, des mousquets et d’autres objets de pacotille européenne[10].

De même, en 1897, le commandant Liebrechts, parlant du monopole commercial des intermédiaires Batéké du Stanley Pool, que la politique de l’État Indépendant avait aboli, constatait que « de longues années avant l’arrivée des Européens, les tribus riveraines du Congo, jusque dans l’Aruwimi, possédaient des marchandises européennes ayant passé de mains en mains depuis la côte, et ayant acquis, par le fait même, une valeur extraordinaire ».

Mais ce commerce, malgré son importance réelle, était limité dans son expansion ultérieure par l’insuffisance des moyens de communication et, plus encore, par l’insécurité des routes ou les innombrables tributs que les chefs indigènes réclamaient aux caravanes qui demandaient à passer sur leurs territoires.

D’autre part, dans le Bas Congo, le commerce licite n’avait pas fait immédiatement disparaître la traite des esclaves. Pendant le troisième quart du xixe siècle, et spécialement de 1870 à 1875, les « négriers » qui s’aventuraient dans l’estuaire du fleuve donnèrent beaucoup d’ouvrage aux men of war anglais de la côte occidentale. Plus tard on en vit encore quelques-uns, mais de plus en plus rarement[11].

Par contre, les profits croissants du commerce et l’établissement de factoreries prospères, sur un territoire qui n’était soumis à aucune puissance européenne, avaient donné naissance à tout un système de piraterie, pratiqué par les Musorongo, tribu presque disparue aujourd’hui, mais qui, vers 1875, occupait les rives du Congo, depuis Banana jusqu’à Fetish Rock. Les petites embarcations de commerce devaient se grouper pour échapper à leurs attaques. Il arriva même que des voiliers, du côté de Punta da Lenha, furent assaillis et pillés par ces Musorongo, qui formaient parfois des escadres de sept à huit cents petits canots, montés par deux hommes seulement, et qui filaient avec une extraordinaire rapidité.

À Boma même, les indigènes étaient gouvernés par neuf chefs — les rois de Boma — qui s’entendaient avec les factoriens pour organiser, deux fois la semaine, des marchés auxquels participaient de quatre à cinq mille noirs. Ceux-ci échangeaient contre des marchandises européennes, leurs amandes (coconottes) et leur huile de palmes, non sans que les chefs fassent prélever, en leur faveur, une partie de ces produits, que la factorerie leur payait au même taux que le reste[11].

S’il faut en croire Bentley, le travail servile — à l’époque où il vint exercer son apostolat au Congo (1879) — était la règle dans tous les établissements commerciaux du bas fleuve.

Parmi les esclaves ainsi employés, les uns avaient été achetés sur la côte de Kru (Libéria) ; d’autres provenaient du pays même, mais on les appelait aussi des Krumen afin de jeter de la poudre aux yeux.

Lorsque l’un d’eux, ou plusieurs d’entre eux venaient à s’enfuir, ils ne tardaient pas à être capturés et ramenés par les natifs, parce que ceux-ci savaient que, sans cela, les premiers qui viendraient à la factorerie seraient mis à la chaîne et contraints au travail à la place des fugitifs. Mais, un jour que les esclaves d’une des factoreries de Boma s’étaient enfuis en canot, de telle sorte qu’ils ne pouvaient être repris par les indigènes, le traitant s’en prit à leurs femmes, qui étaient du pays, et, les accusant d’avoir laissé échapper leur maris, les obligea, pendant des années, à travailler à leur place.

« Le dimanche — ajoute Bentley[12] — était le jour consacré à la fois au repos et à la discipline : tous les coups de fouet encourus pendant la semaine étaient appliqués le dimanche matin avant onze heures. Je me souviens avoir entendu des femmes de cette factorerie hurler deux heures durant, pendant qu’elles recevaient, une à une, la correction qui leur était infligée. Rien à faire pour l’empêcher : pas de gouvernement responsable : jamais une canonnière de la nationalité du traitant n’était venue sur le fleuve. »

Je dois dire que d’après M. Delcommune, qui était l’agent de la maison française de Boma, à cette époque, Bentley aurait vu les choses trop en noir.

Certes, le personnel des factoreries se composait d’esclaves, mais d’esclaves libérés. On ne leur donnait aucun salaire, mais on les nourrissait bien et on tâchait de les marier, en leur achetant une femme pour quelques pièces d’étoffe. On les punissait, en employant la palmatoire pour les petites fautes, le fouet, ou plus exactement la verge de joncs — on ne connaissait pas encore la chicotte — pour les fautes plus graves. En cas de crimes, on les livrait aux chefs qui les soumettaient à l’épreuve de la casca, conformément à la coutume du pays.

Au fond, ce que raconte M. Delcommune ne diffère pas essentiellement de ce qu’écrivait le rév. Bentley. Par contre, il semble bien que ce dernier ait été induit en erreur au sujet de certaine histoire, particulièrement dramatique, qu’il raconte dans son livre, que Stanley a reprise dans Cinq années au Congo et qui a été reproduite, depuis lors, dans nombre d’écrits de vulgarisation, et, notamment, Au Congo pour Christ, du pasteur Jules Rambaud.

Un certain John Scott, originaire de Sainte-Hélène, qui vivait à Boma en 1877, aurait commis l’abominable crime suivant :

« On lui envoya, un jour, quarante esclaves, attachés à une longue chaîne, accusés sans preuve d’avoir brûlé des bâtiments appartenant à un Portugais établi un peu plus haut. Celui-ci avait déjà fait justice expéditive en massacrant hommes, femmes et enfants — mais, fatigué de tuer, il envoyait les autres à son collègue. Celui-ci, en recevant la lettre, ordonna de se débarrasser des dernières victimes. La lourde chaîne fut jetée par-dessus bord, et les quarante esclaves noyés d’un coup.

Un jour ou deux après, arriva a Boma une canonnière anglaise, et, naturellement, les officiers se réjouirent fort de l’hospitalité princière de John Scott. Après s’être bien amusés et avoir bu de multiples coupes de champagne, les invités s’embarquèrent ; on donna l’ordre de lever l’ancre. Mais l’ancre ramena au jour… la chaîne à laquelle étaient enroulés les quarante cadavres. John Scott comprit sans difficulté de quoi il était question et se hâta de disparaître. Un mandat d’arrêt fut lancé contre lui, mais on ne le trouva pas. L’affaire fut classée ; les officiers anglais rentrèrent une année après en Europe ; ceux qui les remplacèrent n’étaient pas informés, et lorsque John Scott revint a Boma, nul ne l’inquiéta plus. Il reçut de nouveau, et fort bien, officiers et missionnaires. Toute l’affaire ne fut tirée au clair que plus tard, lorsque le criminel eut quitté le pays pour vivre en Espagne, ou il mourut en 1881[13].

Voilà l’histoire passée à l’état de légende.

Voyons maintenant l’histoire vraie. Elle contient beaucoup moins de détails à la Ponson du Terrail, mais elle nous apprend infiniment plus sur l’état de choses qui existait dans le Bas Congo en 1877.

Les établissements du Portugais en question, un nommé Joachim d’Oliveira, ne se trouvaient pas en amont, mais en aval, à Punta da Lenha. Ses esclaves y mirent le feu. Des enfants qui n’avaient pu s’échapper périrent dans les flammes. Les coupables mis à la chaîne, au nombre de quarante, furent amenés à Boma, où les factoriens constitués en cour martiale, les condamnèrent à mort. Le lendemain, en présence de tous les indigènes, à qui l’on expliqua ce qui s’était passé, on jeta cette grappe humaine dans le fleuve. Le courant emporta les cadavres, qui furent retrouvés, quelques jours après, du côté de l’embouchure, par une canonnière anglaise. John Scott ne joua dans cette affaire aucun rôle spécial[14].

On voit que la loi de Lynch était, à cette époque, en pleine vigueur au Bas Congo. Ne pouvant compter que sur eux-mêmes, — à peine, de temps à autre, voyait-on un navire de guerre remonter le fleuve, — les Européens établis à Boma avaient constitué une sorte de gouvernement rudimentaire, dont Liebrechts, quelques années après, faisait la description suivante :

« Les commerçants étrangers régnaient en véritables maîtres, tranchaient les différends entre les chefs, ainsi que toutes les questions politiques, réglaient à leur guise le régime commercial de la région, organisaient, à l’occasion, de véritables expéditions militaires pour châtier les indigènes quand ceux-ci manquaient à la parole donnée ou avaient inquiété leurs « linguisters » de commerce, ces intermédiaires qu’ils envoyaient au loin nouer en leur nom des relations commerciales[15]. »

Que la substitution d’un gouvernement régulier à ce gouvernement de fait ait eu de réels avantages, c’est ce que ne contestent point ceux qui, comme M. Delcommune, ont été en situation de comparer les deux régimes.

À vrai dire, la population parait avoir décru, depuis trente ans, surtout dans le Mayombe. Les factoreries de Boma et de Banane sont moins importantes que jadis. Mais le travail servile a disparu dans les établissements européens. L’ordre et la sécurité règnent. Tout acte d’arbitraire, toute violence dont un noir aurait à se plaindre, sont sévèrement punis. Bref, à tout prendre, on doit admettre que la barbarie a reculé.

Nous parlons, bien entendu, du Bas Congo, car, dans le Haut, l’influence de l’État a été très différente : il n’a fait, en somme, qu’organiser la rafle des richesses naturelles et, malgré le cannibalisme, les sacrifices humains, les guerres continuelles, nous croyons, en toute sincérité, que les indigènes ont les meilleures raisons du monde pour regretter le « bon vieux temps ».

Seulement, il faut ajouter qu’en tout état de cause, ce bon vieux temps n’eut pas duré.

Si l’État Indépendant ne s’était pas constitué, si ses forces n’avaient pas arrêté, puis refoulé les Arabes, ces derniers seraient aujourd’hui à Léopoldville et il est au moins douteux que, pour les indigènes, cette solution eût été préférable.

Certes, nous ne prenons pas pour paroles d’évangile tout ce que l’on a pu dire des Arabes, ou, plus exactement, des Arabisés, car les gens de Tippu Tib étaient, en réalité, des noirs, de religion musulmane, avec, chez certains, quelques gouttes de sang arabe dans les veines.

Le fait est que lorsqu’un officier belge, qui fut de la campagne arabe, et qui vient de vous dire pis que pendre de ceux qu’il a vaincus, veut désigner des populations qui dépassent le niveau moyen des populations congolaises, il dit que ce sont des Arabisės.

Sir Harry Johnston, d’ailleurs, — dont le témoignage est désintéressé, — constate que si les Arabes étaient terribles dans la conquête, ils étaient singulièrement habiles dans la politique d’assimilation qu’ils pratiquaient par la suite :

Après les razzias d’esclaves et les ravages du début, — dit-il — les Arabes étaient moins exigeants dans leurs demandes vis-à-vis des indigènes. Ils introduisaient un stade de civilisation qui répondait très bien aux instincts du nègre et s’adonnaient eux-mêmes, avec une singulière assiduité, et d’une manière très pratique, à l’agriculture. Les arts, même, étaient représentés. Grenfell et d’autres parlent des belles décorations intérieures des mosquées arabes dans les localités du Haut Congo, et nous-même avons noté les sculptures artistiques ornant la porte de leurs maisons[16]. »

D’autres Africains, notre compatriote Jérôme Becker, par exemple, ont fait des constatations analogues[17].

Mais il n’en reste pas moins que chaque progrès de la pénétration arabe était marqué par des massacres, des dévastations, des chasses à l’homme, qui permettent difficilement de donner la préférence à la colonisation de Tippu Tib sur la colonisation par Léopold II.

Aussi n’est-il pas étonnant que Georges Grenfell, qui avait été en contact avec les Arabes, et qui, d’autre part, avait vécu, depuis de longues années, parmi les indigènes du Haut Congo, ait pu, même en 1904, même après les « atrocités » du régime Léopoldien, écrire que, somme toute, il lui était impossible de regretter le temps où les Congolais se gouvernaient eux-mêmes, au lieu d’être gouvernés par les fonctionnaires de l’État Indépendant.

« Il m’a été donné — dit-il dans ses notes[18] — de parvenir à la trentième année de ma vie en Afrique. Pendant la première décade (1874-1884), j’ai vécu sous le gouvernement indigène et les amères expériences de cette époque se sont gravées, indélébiles, dans mon esprit et dans ma mémoire… J’ai vu, de mes yeux, des esclaves amenés au magasin de l’homme blanc, vendus pour de l’eau-de-vie, du rhum et des étoffes, payés comptant, et me suis trouvé au milieu d’une expédition arabe, au centre du continent, où j’ai pu compter, en vingt-quatre heures, vingt-sept villages brûlant ou fumant encore de l’incendie, — j’ai dû moi-même braver les fusils chargés des mécréants. J’ai vu l’affreuse servitude où des frayeurs superstitieuses ont tenu des populations entières, au point de leur faire, par peur d’un sorcier, condamner leurs propres enfants et infliger à ces malheureux les plus horribles tourments… J’ai vu, en somme, de l’humaine nature, plus de côtés sombres que je ne désire en penser, et moins encore en écrire. Je peux donc dire que je sais, mieux que beaucoup de gens ce que signifie le gouvernement indigène. Dix ans de ce régime m’ont assez instruit pour me faire saluer, avec une indicible reconnaissance, la nouvelle que le roi Léopold de Belgique prenait sur ses épaules la charge d’administrer le territoire du Congo, charge que notre propre pays avait maintes fois refusé d’entreprendre. »


§ 2. — L’Association internationale du Congo


Peu de temps avant de monter sur le trône, Léopold II, au retour d’un voyage en Orient, avait donné au chef du cabinet d’alors (1864), Frère-Orban, une pierre provenant d’un monument d’Athènes, avec cette inscription : « Il faut à la Belgique des colonies[19]. » Rapproché des discours, sur le même sujet, prononcés au Sénat par le prince, ce fait caractéristique suffit à prouver que, dès avant le début de son règne, le futur souverain de l’État du Congo avait déjà des projets coloniaux.

Au moment même, d’ailleurs, où se réunissait à Bruxelles, en 1876, la Conférence célèbre d’où sortit l’Association internationale africaine, il faisait étudier par un de ses collaborateurs, M. Thys, la question du rachat de Manille au gouvernement espagnol, pour en faire une colonie belge.

Mais, chose curieuse, au témoignage de ceux qui furent, à l’origine, les confidents de sa pensée, il ne semble pas que ses premiers projets en Afrique aient été des projets de colonisation proprement dite. Son but était bien celui qu’il affirmait : faire œuvre humanitaire ; réprimer la traite des esclaves ; ouvrir le continent africain au commerce international.

Seulement, si ses propositions reçurent, d’abord, un accueil flatteur chez les dirigeants des grandes nations, dont beaucoup tinrent à présider les comités de l’Association internationale, elles se heurtèrent à l’indifférence des masses, et, en définitive, le Comité belge, c’est-à-dire le roi Léopold, se trouva seul, ou presque seul, à faire preuve d’activité.

C’est à peu près exclusivement à ses frais, notamment, que l’on organisa, pendant neuf années, des expéditions, partant de la côte orientale d’Afrique, qui coûtèrent beaucoup d’argent et donnèrent peu de résultats.

Dès l’origine, cependant, l’action sur la côte occidentale eut des partisans décidés, et, en mai 1878, Émile Banning remit au Roi un mémoire proposant de créer des établissements dans le Cameroun.

Mais, à ce moment, Stanley venait de rentrer en Europe, après avoir traversé l’Afrique, de Zanzibar à Boma, et découvert le cours du Congo, depuis Nyangwé jusqu’à la mer. Comme il arrivait à Marseille, au mois de janvier 1878, il trouva à la gare deux délégués du roi des Belges, le baron Greindl et le général américain Sanford, qui lui demandèrent son concours pour l’exécution d’un projet grandiose que ses découvertes avaient fait naître.

Ce fut le coup de génie de Léopold II.

Alors que l’Angleterre hésitait, que le Portugal laissait prescrire ses droits historiques, que la France ne donnait à de Brazza qu’un concours insuffisant, que la Hollande se contentait d’une forte situation commerciale dans le Bas Congo, il pressentit l’avenir des territoires immenses que Stanley venait de parcourir, et, saisissant l’occasion, proposa au grand voyageur de repartir, pour compléter l’exploration du Congo, dans un but à la fois « scientifique, philanthropique et commercial »

Après quelques délais, Stanley accepta. Le Comité d’études du Haut Congo fut constitué à Bruxelles, le 25 novembre 1878, et, quelques mois après, une expédition, organisée par lui, partait de Zanzibar pour gagner l’embouchure du Congo.

On sait au prix de quels efforts furent créées les premières stations du Comité, depuis Vivi jusqu’à Stanley Pool.

Après deux ans de difficultés, de soucis et de déceptions, Stanley dut se convaincre que, pour faire quelque chose au Congo, il était indispensable, non seulement d’y construire un chemin de fer, mais de créer un gouvernement dans la région que ce chemin de fer traverserait.

C’est ce qu’il vint exposer, en 1881, au Comité d’études du Haut Congo, qui s’était transformé, pendant son absence, en Comité international du Congo :

« Je déclarai au Comité — dit-il[20] — que le bassin du Congo ne valait pas une pièce de quarante sous dans son état actuel. Impossible d’en tirer parti sans un chemin de fer reliant le Bas et le Haut Congo. « Bien mieux, ajoutai-je, vous ne pouvez arriver à ce résultat, même dans un lointain avenir, si vous n’obtenez pas de l’Europe une charte vous autorisant à construire un chemin de fer, à gouverner le territoire qu’il traversera, en un mot, à en rester les seuls gardiens, à l’exclusion de toute autre puissance…»

« La première phase de la mission a pris fin. Elle s’est heureusement accomplie. Nous savons maintenant les voies de communication qu’il est possible de maintenir entre le Haut Congo et l’Atlantique. Reste à obtenir des chefs indigènes habitant les rives du fleuve qu’ils nous cèdent leur autorité, pour empêcher des tiers de venir nous enlever les fruits de nos conquêtes. L’existence même de l’Association y est subordonnée ; si les conditions que je signale ne sont pas remplies, nous aurons semé au profil de quelque autre puissance, oisive pendant les semailles, active au moment de la récolte. »

Le Comité, unanimement, partagea l’avis de Stanley, et, le 23 novembre 1882, ce dernier repartait pour l’Afrique, avec le mandat nouveau qu’il avait sollicité.

En quelques mois, aidé du général anglais Goldsmith, il conclut avec des chefs indigènes plus de quatre cents traités, par lesquels ces chefs s’engageaient solennellement, eux et leurs successeurs, à s’unir et s’associer, sous la dénomination de « La Nouvelle Confédération », et adoptaient pour bannière le drapeau bleu à l’étoile d’or du Comité, qui venait encore de changer de nom et s’appelait maintenant : Association internationale du Congo.

Par la suite, d’autres explorateurs tels que L. Van de Velde dans le bassin du Kwilu, Wissman dans le Kasaï, Hanssens, Coquilhat, Van Gèle, le long des rives du haut fleuve, multiplièrent, en échange de quelques cadeaux, des traités analogues[21].

Nous ne discuterons pas ce que valaient de tels actes, consentis par des indigènes qui ne pouvaient, évidemment, en apprécier les termes.

Mais les récits de ceux mêmes qui les ont obtenus suffisent à établir qu’en autorisant les Européens à se fixer dans leur pays, les chefs congolais acceptaient, peut-être, leur protectorat, mais ne renonçaient nullement à rester maîtres chez eux.

Voici, par exemple, comment Coquilhat rapporte les négociations qui s’engagèrent entre le capitaine Hanssens et un chef du nom de Makuentcho, pour amener ce dernier à accepter le protectorat de l’Association africaine :

— Je suis N’Sassi, frère de Boula Matadi (Stanley). Boula Matadi n’a jamais pu s’arrêter chez toi. Il le regrette. Une maladie cruelle le tient loin d’ici, au M’Poutou (Europe). Il m’a chargé de le remplacer pour quelques heures et d’aller t’assurer de ses sentiments d’amitié.

— Boula Matadi est un grand chef. Il est riche et fort. J’étais peiné de le voir passer devant mon village sans jamais venir s’y reposer. Ses compliments me rendent heureux. Si tu es sincère, faisons l’échange du sang, qui nous créera frères pour toujours.

— La proposition me réjouit, et je l’accepte. Cependant, avant de procéder à cette agréable cérémonie, je veux t’ouvrir mon esprit. Boula Matadi et moi nous sommes les envoyés d’un grand roi de M Poutou, qui veut amener les blancs, ses sujets, à installer des maisons de commerce dans tous vos pays, pour y introduire des marchandises de sa contrée et pour y acheter votre ivoire. Mais les blancs ne viendront que s’ils sont certains de l’amitié des noirs et de la paix. La guerre empêche le commerce. La jalousie des chefs et des tribus amène la guerre. Pour empêcher ces maux, notre grand chef ne veut conseiller aux marchands blancs leur établissement que dans les pays qui lui reconnaitraient le droit de leur faire juger leurs différends extérieurs par ses envoyés et qui n’admettent que des étrangers recommandés par lui.

— Votre grand roi est très prudent et très sage, et je comprends qu’il n’enverra chez nous que des marchands à lui pour recueillir lui-même le bénéfice du commerce[22].

— Tu te trompes. Notre roi est très riche, et il n’a besoin d’aucun bénéfice ; mais quand, grâce à lui, son peuple s’enrichit, il est plus aimé et son nom devient plus grand[23]. »

C’est à peu près dans les mèmes conditions que, de 1882 à 1884, Stanley, avec le concours de Hanssens, de Van Gèle, de Coquilhat, de Vankerkhoven, échelonne sur le Haut Congo, où existaient déjà les postes de Msouata et de Bolobo, les stations de l’Équateur, d’Ikoko (Nouvelle-Anvers), de Stanley Falls, etc.

Il faut lire le livre de Coquilhat pour se rendre compte des dangers et des difficultés de toutes sortes qui asssaillaient les fondateurs de ces premiers postes de l’Association internationale, dans les régions encore sauvages du Haut Congo.

Débarqué à Ikoko, par Hanssens, après un premier insuccès, en janvier 1884, Coquilhat obtient, non sans de longues négociations, de Mata-Bwiké, le grand chef des Ba-Ngala, un terrain marécageux, situé au bord du fleuve. Sa petite troupe, composée de 26 Zanzibarites et Haoussas, s’y installe, au milieu d’une confédération de 30.000 indigènes, voleurs, pillards et anthropophages, disposant de 800 fusils à pierre et de 5.000 ou 6.000 lances. À plusieurs reprises, les indigènes, tentés, à la fois, par ses marchandises et par la viande de ses hommes, essaient de le surprendre et de massacrer la petite garnison. Finalement un conflit décisif paraît inévitable lorsque des renforts, venus de Léopoldville, mettent à sa disposition des forces suffisantes — 50 fusils — pour tenir les Ba-Ngala en respect.

C’est, peut-être, le plus beau moment de l’histoire du Congo Léopoldien que ces premières années où l’on fit de si grandes choses avec de si faibles ressources.

De Vivi aux Stanley Falls, plus de quarante établissements se créent, sans que, pour ainsi dire, un coup de fusil soit tiré, sans que les représentants de Léopold II recourent à d’autres moyens que des cadeaux, ou des rentes mensuelles, en articles de traite, pour obtenir des concessions de territoires.

Mais si cette « pénétration pacifique » enthousiasmait les philanthropes, elle apparaissait aux politiques comme absolument insuffisante pour créer au Congo un régime stable :

« L’expérience de sept années de lutte — écrivait Banning — en 1885[24] — avait démontré que, sans territoires contigus, sans la possession de la souveraineté de ces territoires, les stations ne pouvaient se maintenir vis-à-vis des indigènes, ni subsister à aucune époque par elles-mêmes. D’autre part, sans la reconnaissance de cette souveraineté par les puissances maritimes, elles ne pourraient s’étendre, se relier, atteindre le but essentiel de leur établissement. La pensée de fonder un État naquit ainsi des circonstances et s’imposa. »

À l’origine, il est vrai, ce projet de transformer l’Association interrnationale en État se présente sous des formes assez vagues.

Dans la Revue de droit international du 1er juin 1883, par exemple, Émile de Laveleye propose de reconnaître la neutralité du Congo, de confier le règlement de tout ce qui concerne le régime du grand fleuve à une Commission internationale, comme on l’a fait pour le Danube ; ou, tout au moins, de reconnaitre la neutralité des stations hospitalières et humanitaires déjà fondées ou qui se fonderont ultérieurement au Congo. Quelques mois après, le 4 septembre, M. Moynier développe des idées analogues dans un mémoire lu à l’Institut de droit international à Munich. Il déclare que le but essentiel à poursuivre est « la liberté pour tout le monde de naviguer, soit sur le Congo lui-même, soit sur ses affluents directs et ses autres tributaires, et d’y trafiquer pacifiquement en tout temps. On vise à ce que le droit de circuler sur ce vaste réseau fluvial ne puisse pas devenir l’objet d’un monopole, à ce que l’accès en soit toujours permis, et à ce qu’aucune entrave ne soit mise à l’activité civilisatrice d’un peuple quelconque dans ses parties navigables. »

Mais, pendant que les théoriciens dissertent sur le meilleur régime à établir au Congo, les gouvernements français, anglais, portugais, chez qui l’indifférence des premiers temps a fait place à une activité fiévreuse, menacent dans ses œuvres vives l’œuvre créée par l’Association internationale. Au début de 1884, la France revendique la rive méridionale du Pool, sur laquelle Brazza a planté son drapeau Le Portugal relève ses prétentions historiques à la souveraineté du Bas Congo. L’Angleterre, par le traité du 26 février 1884, lui reconnaît la possession du littoral et des deux rives du fleuve jusqu’à Noki

Or, le triomphe des revendications françaises sur le Pool, c’est la ruine des entreprises de l’Association dans le Haut : celui des prétentions portugaises sur le littoral, c’était l’insuccès dans le Bas et la fermeture de tout débouché vers la mer.

« Pour conjurer ce péril, — écrit le général Brialmont[25], — Banning conseilla à M. Frère-Orban, chef du cabinet, de prendre l’affaire en mains, et d’arborer le drapeau belge en Afrique. Cet acte eût coupé court à la polémique… »

Mais le gouvernement belge d’alors se souciait fort peu d’entrer dans les voies de la politique coloniale, et Léopold II, livré à lui-même, presque sans appui dans l’opinion publique de son peuple, ne put compter que sur son habileté de diplomate, sur les sympathies dont jouissait l’Association internationale, et, surtout, sur les rivalités qui existaient entre les puissances.

Il n’en fallut pas plus, d’ailleurs, pour lui assurer une victoire presque complète.

Le 10 avril 1885, les États-Unis, habilement sollicités par le général Sanford, affirment leur sympathie pour « le but humain et généreux de l’Association internationale ». Le 24 avril, la France renonce à ses prétentions sur la rive méridionale du Pool, en échange d’un droit de préférence pour le cas où l’Association serait amenée un jour à réaliser ses possessions. À peu près en même temps, le prince de Bismarck, que le roi des Belges a su mettre dans son jeu, proteste, dans une note à lord Granville, contre le traité anglo-portugais, et propose au gouvernement français la réunion d’une Conférence internationale, « afin de régler les conditions les plus favorables au développement du commerce et de la civilisation dans certaines régions de l’Afrique ». Enfin, le 26 juin, lord Granville, contre qui Léopold II est parvenu à soulever les chambres de commerce anglaises, au nom de la liberté commerciale, dénonce le traité anglo-portugais.

C’est ainsi que par une série de transformations imprévues, nous arrivons au moment où l’Association internationale africaine va donner naissance à un État Souverain.

Des admirateurs de Léopold II, qui croyaient le grandir en lui attribuant un machiavélisme cynique, ont prétendu que, dans sa pensée, ce résultat était arrêté d’avance et que ses déclarations humanitaires de 1876 n’avaient eu d’autre but que de dissimuler ses projets véritables.

La vérité est plus simple. Ceux qui travaillaient avec le Roi à cette époque, qui furent ses collaborateurs de tous les instants, virent sa conception évoluer, sous la pression des circonstances : il compta, d’abord, sur l’appui des puissances pour faire œuvre internationale ; puis il dut reprendre à son compte des engagements auxquels d’autres se dérobaient ; il songea — les instructions remises à Stanley en font foi — à créer au Congo une Confédération d’États nègres ; il dut reconnaître, ensuite, que ces États nègres n’existaient point, qu’il n’avait affaire qu’à une poussière de tribus, et que, pour construire le chemin de fer, pour garder la région que traverserait la voie ferrée, il fallait un gouvernement responsable.

Mais que serait ce gouvernement ?

On ne le savait pas encore, bien nettement, en 1884, et, dans les déclarations échangées avec les États-Unis, en vue de la reconnaissance de son drapeau, l’Association africaine continue à affirmer qu’il s’agit de créer au Congo quelque chose d’analogue à l’Association protectrice de Libéria. C’est l’année suivante, seulement, que les intentions du Fondateur prennent leur forme définitive : dans les déclarations qu’il échange avec la Belgique, il n’est plus question d’États nègres ou de colonie internationale : l’État Indépendant du Congo est né ; le roi des Belges y est le seul maître, en attendant le jour où la Belgique prendra sa place.


§ 3. — Les premières années de l’État du Congo


Au moment où l’État fondé par Léopold II était reconnu par tous les gouvernements représentés à la Conférence de Berlin, ses limites étaient encore vagues et incertaines.

Les traités faits avec les indigènes se bornaient à la rive nord du Congo, de Banana à Vivi, aux deux rives du fleuve, de Vivi au Stanley Pool, aux stations du Haut, telles que Bolobo, l’Equateur, Ikoko ou les Falls, et aux établissements de l’expédition Wissmann, dans le Kasaï.

Pour que l’État Indépendant acquière ses limites définitives et occupe réellement un territoire de plus de 1.800.000 kilomètres carrés, il fallut près de dix années encore qui ajoutèrent, notamment, aux possessions effectives de Léopold II, l’Uele et l’Ubangi, les provinces occupées par les Arabes, et, en 1891-1893, ce qui devait être le plus riche morceau de la colonie : le Katanga.

Des publicistes qui, depuis lors, ont sévèrement jugé l’État du Congo, n’ont pas marchandé leurs témoignages d’admiration à ceux qui, pendant cette période, furent au service du nouveau Souverain.

Voici, par exemple, ce qu’écrivait, il y a quelques années, sir Harry Johnston :

« Pour la réalisation de cette œuvre étonnante de découverte, de relèvement géographique, de conquête, de pacification et de développement des moyens de communication, sur ce territoire d’environ un million de milles carrés qui forme l’État Indépendant, jamais souverain et conducteur d’hommes ne fut mieux servi que le roi Léopold, par le grand nombre de Belges, d’Italiens, de Scandinaves qui furent employés à l’établissement et au développement de l’État Indépendant[26]. »

Pendant ces premières années, d’ailleurs, le Souverain continue, en somme, la politique du Fondateur de l’Association internationale. Il apparaît moins comme un autocrate, que comme un délégué de l’Europe, un mandataire des puissances, ayant généreusement assumé, au profit de tous, la tâche onéreuse de faire régner la liberté commerciale et de mettre fin au commerce des esclaves dans toute l’étendue des territoires soumis à son gouvernement.

Certes, tout le monde n’avait pas confiance, et, dès 1885, Onésime Reclus écrivait ces lignes prophétiques :

« C’est le premier essai d’un État international, et ce sera, peut-être, le dernier, car jamais, autant qu’aujourd’hui, le mot de fraternité n’a caché de plus basses convoitises. Quant à cette infinité de peuplades noires, l’État libre, international et fraternel, les pénétrera-t-il sans les voler et les violer[27] ? »

Mais ce n’était qu’une voix perdue dans l’universel concert des acclamations. M. Moynier, le philanthrope genevois, qui fut longtemps le consul général de l’État en Suisse, félicitait les Congolais d’avoir reçu de la Providence, sans même le lui avoir demandé, « un maître aussi actif qu’éclairé, auquel ils n’auraient à reprocher ni l’inertie du soliveau, ni la voracité de la grue ». Stanley signalait à l’admiration du monde le désintéressement du Fondateur, qui avait dépensé 500.000 livres sterling, sans espoir de retour, pour une satisfaction de pur sentiment. Banning rendait hommage « à la générosité rare, à la persévérance invincible » du Souverain. Les Chambres de commerce britanniques, enfin, exprimaient hautement leur satisfaction, car, dans toute l’étendue de l’État, la liberté commerciale était complète, sans aucune des charges que leur eut imposé le traité anglo-portugais.

On sait que ce régime de liberté dura, à peu près, six ans.

De 1885 à 1891, les noirs trafiquent librement des produits naturels de leur sol. Des sociétés belges se constituent. Les maisons du Bas Congo développent vers l’intérieur la chaîne de leurs comptoirs. Les travaux du chemin de fer commencent. Des expéditions parcourent, dans toutes les directions, le territoire de l’État. On explore, ou on achève de reconnaître le Kasai, le Lomami, le Kwango, l’Uele. Les expéditions Delcommune et Bia-Francqui partent pour le Katanga, qu’elles soustraient, en le gagnant de vitesse, aux convoitises de Cecil Rhodes[28]

En même temps que la reconnaissance du pays, se poursuit son occupation : les missionnaires de Scheut s’établissent à Kwamuth ; Grenfell, Bentley et Comber fondent les premières missions protestantes ; Dhanis, le Clément de Saint-Marc, les frères Lemarinel créent les stations de Popokabaka, Basoko, Kasongo, Banzyville, Yakoma, Lusambo.

Mais, par le fait même que l’État se développe, sa situation financière devient difficile. Si les dehors sont brillants, les réalités sont parfois pénibles. Dans cette colonie sans métropole, sans impôts, et qui ne peut percevoir de droits d’entrée, qui n’a d’autres ressources propres que de faibles droits de sortie ou la vente de quelques pointes d’ivoire, c’est le Souverain, et le Souverain seul, qui comble les déficits. Léopold II y consacre une notable partie de ses revenus ; d’aucuns disent une partie de sa fortune ; mais les millions succèdent aux millions ; les budgets gonflent chaque année, et, à partir de 1891, la guerre arabe, et, surtout, bientôt après, les coûteuses expéditions vers le Nil nécessiteront des dépenses hors de proportion avec les ressources normales de l’État.


I. — La guerre arabe.


On sait qu’en 1887, Stanley avait jugé utile de composer avec les Arabes et de nommer le traitant Tippu Tib vali des Falls. Si discutable que fût cet expédient, il eut pour l’État, encore faible, l’avantage d’ajourner le conflit qui s’annonçait inévitable ; et, lorsqu’en 1891, les hostilités reprirent, le gouvernement Léopoldien se trouva dans de meilleures conditions pour entrer en campagne et, tout en se donnant le mérite de réprimer la traite, anéantit les concurrents redoutables qui lui faisaient échec.

Le livre du Dr Hinde, médecin de l’expédition Dhanis, montre bien ce que fut cette lutte désespérée entre les deux influences qui se disputaient l’Afrique centrale :

« Au lecteur non familiarisé avec l’histoire africaine, la campagne arabe paraîtra peut-être comme une curieuse petite guerre entre une douzaine d’officiers blancs et quatre cents noirs réguliers, d’une part, contre environ deux cents chefs arabes, renforcés par quelques certaines de leurs métis dirigeant des bandes nombreuses d’irréguliers. Mais il faut bien se convaincre que, contrairement à ce qui s’est passé dans le Soudan, les péripéties de cette guerre se sont déroulées dans une contrée fort peuplée dont les habitants, accoutumés à la guerre sauvage, prirent une large part à l’action ; de nombreux contingents changeaient constamment de parti, suivant que l’un ou l’autre belligérant gagnait ou perdait en prestige[29]. »

Dans ces conditions, plusieurs milliers d’hommes se trouvèrent en présence, et, comme la plupart étaient des sauvages, réfractaires à toute discipline, il y eut, après chaque bataille, des scènes abominables de carnage et de cannibalisme.

Le Dr Hinde raconte, par exemple, qu’après un combat sur le Lomami, les seules traces laissées étaient, çà et là, des endroits ensanglantés, marquant la place où les victimes du combat avaient été découpées pour servir au banquet du soir des survivants victorieux. Il ajoute même que ses compagnons de camp ne faisaient pas de différence entre leurs tués ou leurs blessés et ceux de l’ennemi. Une des femmes de Gongo Lutété, le principal chef des auxiliaires indigènes, fut tuée pendant la bataille ; elle fut découpée et mangée par ses propres gens. Toutefois. Gongo Lutété en tira vengeance sommaire le lendemain en donnant les coupables à leurs camarades pour servir de repas.

C’est au prix de telles horreurs, qu’après une campagne de dix-huit mois, où Dhanis et ses compagnons firent preuve d’un courage et d’une endurance incroyables, les traitants Arabes furent refoulés vers le Tanganika : Nyangwé fut pris en mars 1893 ; Kasongo tomba le 23 avril suivant, et, le 24 avril la chute de Kabambaré termina la guerre, dans laquelle avaient péri, paraît-il, du seul côté des Arabes et de leurs alliés indigènes, plus de 70.000 hommes !


II. — Les expéditions vers le Nil.


Malgré l’étendue immense des territoires soumis à son influence, le roi Léopold avait des projets plus vastes encore, et, après avoir occupé le Katanga, pris possession, malgré les Portugais, d’une partie du Kwango, chassé les Arabes du Manyema, il porta ses vues sur le Haut Nil, et organisa, de ce côté, une série d’expéditions qui avaient pour but de s’emparer du Bahr-el-Gazal et du Baghirmi[30].

Mais ces tentatives d’expansion vers le nord furent bientôt contrecarrées, à la fois, par la France et l’Angleterre. L’État du Congo dut renoncer à ses velléités de conquête du côté du Tchad, et momentanément aussi du côté du Bahr-el-Gazal. Bref, Léopold II dut se contenter de l’enclave de Lado, que le gouvernement anglais lui donna à bail, pour la durée de son règne, sauf à en chasser les Mahdistes qui se trouvaient alors sur le Haut Nil (1894).

À cet effet, deux grandes expéditions militaires furent organisées : l’une, sous le commandement de Chaltin, finit par occuper Redjaf le 14 février 1897 ; l’autre, forte de 5.000 hommes de troupes indigènes sous Dhanis, le vainqueur des Arabes, s’engagea dans la forêt de l’Aruwimi, pour aller combattre les derviches, contre qui marchait en même temps, vers Khartoum, le sirdar Kitchener, à la tête d’une armée anglo-égyptienne.

Mais, au moment de franchir la ligne de faîte Congo-Nil, l’avant-garde de Dhanis se révolta : ses hommes reprirent le chemin du sud, avec leurs armes et munitions, entraînant avec eux les autres bataillons de marche qu’ils rencontraient. Dhanis essaya de disputer aux rebelles le passage de l’Aruwimi. Il fut battu ; ses troupes fidèles furent dispersées ; lui-même dut rétrograder jusqu’aux Falls. En dépit des expéditions militaires envoyées pour les réduire, les soldats révoltés achevèrent, pendant près de dix ans, de ruiner la Province Orientale, si éprouvée déjà par la campagne arabe.

Après un tel désastre, on pouvait croire que le Souverain du Congo ne songeait plus à de nouvelles expansions territoriales vers le Haut Nil. L’événement prouva le contraire. Avec la même obstination que dans ses autres entreprises, il continua, pendant dix ans, à enterrer des millions dans les sables soudanais. L’incident de Fashoda n’était pas encore terminé (juillet 1898), que des officiers congolais réapparaissaient dans le Bar el Gazal. Un décret avait, en décembre 1897, constitué à Bruxelles la Société générale africaine, compagnie congolaise à responsabilité limitée, « autorisée à acquérir toute concession et à exercer tous droits d’administration politique en dérivant ». Son but, non spécifié, mais connu, était relatif à l’exploitation des territoires du Nil pris à bail. Deux autres sociétés, qui avaient déjà reçu des concessions de l’État dans ces territoires : l’Anglo-Belgian Africa Cie et la British Africa Cie, avaient été fondées à Londres, par des capitaux anglais et congolais. Elles sollicitèrent, en 1899, du gouvernement anglais, un sauf-conduit pour pénétrer, par le nord, dans le Bahr-el Gazal. Il leur fut refusé. Des officiers de l’État se présentèrent par le sud. La route leur fut barrée[31] et les Anglo-Égyptiens réintégrèrent les anciens postes d’Émin Pacha et de Lupton Bey.

En 1902, cependant, Léopold II crut trouver une occasion nouvelle de reprendre la question.

L’Angleterre lui proposa, en effet, d’échanger, tout de suite, la possession précaire de l’enclave de Lado, contre un territoire s’étendant jusqu’au 5e parallèle nord, qu’il recevrait à titre de possession souveraine définitive.

Au lieu d’accepter immédiatement cette offre, qui ne laissait pas d’être avantageuse, le roi fit la petite bouche. Il réserva tous ses droits, réclama le temps de la réflexion et, sous couleur de mission scientifique, chargea le commandant Lemaire de pousser une pointe rapide vers le nord, afin de reconnaître si le pays qu’on offrait en échange de l’enclave était suffisamment riche.

En même temps, l’État organisait une autre mission, commandée par le capitaine Royoux, qui devait, elle aussi, pénétrer dans le Bahr-el-Gazal, gaguer Hofra-en-Nahas et occuper militairement les mines, que le Souverain convoitait depuis longtemps. Mais les forces anglo-soudanaises arrêtèrent la marche de Royoux, dont la mission dut être dissoute.

L’expédition Lemaire réussit à pénétrer plus au nord, dans le territoire contesté, jusqu’au 6°, où elle prit contact avec les Anglais. Sept mois de dangereuses palabres s’ensuivirent, qui auraient pu tourner fort mal et engager la Belgique même dans un redoutable conflit.

Finalement, la mission Lemaire reçut l’ordre de rétrograder jusqu’au delà du 5°. Son chef, après avoir conclu avec les Anglais un arrangement provisoire, quitta le Nil (1905), laissant les postes occupés à son successeur, le lieutenant Paulis.

Mais quelque temps après, l’Angleterre, retirant ses offres antérieures, exigea l’évacuation complète, et les officiers belges reçurent l’ordre de battre en retraite, abandonnant tous les postes qu’ils avaient créés.

Ainsi finit, lamentablement, le rêve pharaonique de Léopold II. Il avait coûté des sommes folles, sacrifié des milliers de vies humaines, contraint l’État du Congo à trouver de l’argent par n’importe quels moyens, et tout cela pour aboutir à la possession viagère et dérisoire de l’enclave de Lado qui, cette année même, retournera à l’Angleterre.

Parturiunt montes, nascitur ridiculus mus.

C’est incontestablement de la guerre arabe, suivie des expéditions vers le Nil, que date la transformation de l’État Indépendant, libéral et humanitaire, en une colonie d’ancien régime, tirant du travail forcé des indigènes la majeure partie de ses ressources.

Certains ont pensé que, dès l’époque où sa diplomatie triomphait à la Conférence de Berlin, Léopold II avait des arrière-pensées de lucre et d’absolutisme.

Nous ne le croyons pas.

Tous ceux qui l’ont vu à l’œuvre, et qui ont été, au début, ses collaborateurs, — sauf à devenir plus tard les adversaires inflexibles de sa politique, — s’accordent à dire qu’en 1885, Léopold II n’avait réellement pas autre chose en vue que de réaliser le programme de l’Association internationale africaine.

Il est un fait, d’ailleurs, qui suffirait, à lui seul, pour l’établir : en 1884, lorsque la place de gouverneur du Congo devint vacante, par suite du départ de Stanley, le roi fit de pressantes démarches pour obtenir le concours du général Gordon, qui accepta tout d’abord et ne revint sur son acceptation que pour se rendre, sur l’ordre du gouvernement anglais, à Khartoum, où l’attendait son destin.

Or les sentiments philanthropiques de Gordon étaient assez connus pour que sa désignation fût tout un programme de désintéressement et d’humanité dans le traitement des indigènes[32].

Au surplus, pendant plusieurs années encore, les actes de Léopold II se comformèrent à ses promesses, et, peut-être, avait il sincèrement la préoccupation d’en finir avec la traite, lorsqu’il entama la lutte contre les Arabes, puis contre les Mahdistes

Mais, pour faire face aux nécessités de ces guerres difficiles et onéreuses, ainsi que pour rendre effective l’occupation du territoire de l’État, il lui fallait des hommes et de l’argent.

Pour se procurer des hommes, on eut recours à des noirs de la côte occidentale ou orientale — Zanzibarites, Haoussas, Sierra-Leonais —, mais ces recrutements coûtaient excessivement cher, et bientôt on trouva plus avantageux d’enrôler sur place des indigènes, anciens esclaves pour la plupart, dont un drill énergique parvenait à faire, assez rapidement, de forts présentables soldats, au moins en apparence. C’est ainsi que se constitua, peu à peu, la célèbre Force publique, dont l’effectif finit par s’élever à des milliers d’hommes, pour atteindre, à l’époque de la reprise par la Belgique, le chiffre énorme de 17.000.

Quant à l’argent, plusieurs moyens furent mis en œuvre pour remplir les caisses de l’État Indépendant.

D’abord, les Signataires de l’Acte de Berlin se trouvant réunis à Bruxelles, en une Conférence nouvelle, ayant pour objet la répression de la traite, le Souverain du Congo obtint, en juillet 1890, l’autorisation pour un délai de quinze années de percevoir des droits d’entrée, dont le taux ne pouvait dépasser 10 p. 100 de la valeur au port d’importation, sauf pour les spiritueux, qui acquitteraient un droit plus élevé.

En second lieu, un emprunt de 150 millions fut décrété, le 7 février 1888, mais sur 1.500.000 obligations de cent francs au porteur, 700.000 seulement furent lancées sur le marché.

En troisième lieu, l’État du Congo conclut avec la Belgique la convention du 3 juillet 1890, par laquelle la Belgique s’engageait à avancer au Congo, à titre de prêt, une somme de 25.000.000 de francs. Mais, en échange, le Roi Souverain léguait le Congo à la Belgique et lui reconnaissait même le droit de l’annexer de son vivant, si elle le jugeait bon, à l’expiration d’un terme de dix années.

À partir de ce moment, donc, ce n’est plus pour l’Europe, c’est pour la Belgique que Léopold II travaille ; c’est un intérêt national qu’il déclare avoir eu en vue, depuis le début de ses entreprises, et, c’est en invoquant cet intérêt national, en ne cessant d’affirmer qu’il agit dans un but hautement patriotique et désintéressé, que, rompant avec le système de la liberté commerciale, tournant avec audace les stipulations de l’Acte de Berlin, il va inaugurer au Congo, pour se procurer de plus abondantes ressources, le monopole le plus fermé, le plus rigoureux, le plus exclusif qui ait été créé dans une colonie moderne.

Dès 1890, cette orientation nouvelle se manifeste par des actes de violence à l’égard des indigènes. Grenfell écrit, à cette époque, dans son journal de voyage : « Bula Matadi commence à être impopulaire parmi les populations du Haut Congo. On l’appelle I panga Ngunda, c’est-à-dire celui qui détruit la contrée. » En mai de la même année, Grenfell se plaint aussi, pour la première fois, des procédés qu’emploient les agents de l’État pour assurer à celui-ci, sinon en théorie du moins en pratique, le monopole de l’ivoire. Il accuse le représentant de l’État à Bumba de faire feu sur les canots qui descendent le fleuve avec de l’ivoire et d’empêcher les canots qui remontent, pour aller en acheter, de dépasser Upoto.

« Les agents de l’État — ajoute-t-il — ayant une prime sur l’ivoire qu’ils recueillent, en ramassent autant qu’ils peuvent. »

Malgré ces réclamations, au surplus, Grenfell reste un admirateur sincère de Léopold II, et, même en 1904, lorsqu’il a dû se rendre à l’évidence, et qu’il dénonce au monde les abus et les cruautés qu’engendre le rubber system, il continue à rendre un éclatant hommage à l’œuvre des débuts :

« Un merveilleux changement — dit-il[33], — se produisit pendant la seconde décade de ma vie africaine, dans cette contrée bouleversée que j’avais connue auparavant sous le pouvoir chaotique de centaines de chefs indépendants. J’ai souvent maintenu, et je crois avoir eu raison en le faisant, que dans aucune entreprise coloniale, même dans le double de temps, pareille étendue de territoire n’a été occupée et placée, plus ou moins, sous un gouvernement régulier. Le trafic de l’alcool a été restreint dans les limites les plus étroites, dans la zone côtière ; le cannibalisme et la traite ne règnent plus et ne s’étendent plus dans toutes les directions, mais grandement diminués par l’action répressive puissante de la loi, ils sont refoulés dans les coins obscurs et les endroits reculés ; et, travail plus ardu que tout autre, la vague de la conquête arabe, que j’avais rencontrée en 1884, et qui, partie de Zanzibar et d’Ujiji, avait été jusqu’au delà des Stanley Falls, et aurait indubitablement envahi toute la vallée du Congo jusqu’à la mer, avait été arrêtée par les forces organisées du roi Léopold et le coup de mort avait été donné à la domination arabe dans l’Afrique centrale. »

Comment cette appréciation si favorable a-t-elle fait place au jugement le plus sévère qui ait été jamais porté contre un gouvernement colonial ? C’est ce que nous comprendrons en étudiant le système nouveau qui allait être introduit au Congo.


§ 4. — Le régime Léopoldien.


À l’origine de ses entreprises africaines et pendant quelques années encore après la constitution de l’État Indépendant, Léopold II est admirablement entouré et secondé : Stanley l’aide, jusqu’en 1884, à briser les plus redoutables obstacles à la pénétration dans l’Afrique centrale ; Coquilhat, Van Gèle, Vankerkhoven, Hanssens et bien d’autres plantent son drapeau dans le Haut Congo ; Dhanis et Ponthier chassent les Arabes du Manyema ; le capitaine Thys organise l’expédition du Ka-Tanga et commence le grand œuvre de la construction du chemin de fer du Stanley Pool ; le chef du cabinet belge, M. Beernaert, obtient de Chambres indifférentes ou hostiles les millions nécessaires pour aller de l’avant ; le baron Lambermont dirige la diplomatie congolaise ; le géographe A.-J. Wauters fait connaître à la Belgique sa future colonie ; Émile Banning, cette grande âme dans un corps contrefait, donne le meilleur de sa vie à l’œuvre royale.

Mais tout change lorsqu’on 1892 Léopold II manifeste l’intention de rompre avec la liberté commerciale, de tourner l’Acte de Berlin, de transformer le Congo en une immense propriété de rapport, dont il emploiera librement les revenus.

Banning, Lambermont, Beernaert protestent, et perdent, pour toujours, la confiance du souverain[34].

Wauters, directeur du Mouvement géographique, devient aussi hostile à l’État qu’il était enthousiaste au début.

Thys, avec les sociétés commerciales qu’il dirige, oppose, au système du travail forcé, que le Roi va établir, un régime de travail libre, qui fera merveille à la Compagnie du chemin de fer.

Quant à Stanley, qui a quitté le Congo, en 1884, pour n’y plus revenir, on trouve, dans la biographie éditée par sa veuve, la note suivante, écrite en 1896 :

Le roi des Belges a souvent exprimé le désir que je retourne au Congo ; mais y retourner, ce serait pour y voir les fautes commises, pour y être quotidiennement torturé en voyant les effets d’une politique ignorante et erronée. Il faudrait reconstruire une grande partie de la machine gouvernementale et ce ne serait pas sans donner une malaria morale aux réorganisateurs. Nous avons pris l’habitude d’appeler de vastes et profondes couches d’ordure : écuries d’Augias : comment appellerons-nous ces années de gouvernement stupide, de funeste usurpation de l’exécutif, d’officiers non qualifiés, d’administration tracassière, de négligence dans chaque station, de confusion et de pillage de tous les offices ? Ces maux sont devenus habituels et, pour mettre fin, il faudrait essuyer des ennuis et des tracas dont la seule pensée m’exaspérerait les nerfs et me rendrait malade[35].

Bref, après 1892. Léopold II reste seul, avec des sous-ordres, des hommes de second plan, des exécuteurs passifs de sa toute puissante volonté.

C’est avec M. Wahis comme gouverneur, MM. Van Eetvelde, Cuvelier et Liebrechts comme secrétaires, et plus tard M. de Smet de Naeyer comme ministre, qu’il crée le régime d’absolutisme politique et économique, qui va plonger les populations du Congo dans un abîme d’indicibles souffrances.

Tout ce régime, au surplus, se fonde sur deux idées très simples, qu’il importe de mettre eu relief pour se retrouver au milieu de l’excessive complication des décrets ou des ordonnances que nous analyserons par la suite.

Dans tous les pays où existe un gouvernement, c’est un principe généralement admis que l’État, en vertu de sa souveraineté, a le droit de se procurer des ressources au moyen de l’impôt et, d’autre part, d’incorporer dans son domaine les biens sans maîtres, et notamment les terres vacantes.

Mais au Congo, où l’argent n’existait guère, il ne pouvait être question que d’impôts en travail ou en nature ; et, d’autre part, la propriété foncière individuelle étant à peu près inconnue, il suffisait, pour exproprier la presque totalité du territoire, de considérer comme vacantes toutes les terres qui n’étaient pas occupées par des villages ou des cultures.

C’est ce que fit le Souverain du Congo.

Sous prétexte de vacance des terres, il se déclara propriétaire de tout le pays ; et, de ce droit de propriété, il tira cette conséquence que, maître du sol, il pouvait en interdire l’accès aux commerçants, en disposer au profit de Compagnies concessionnaires, en recueillir même les produits, sauf à payer aux indigènes le salaire de leur main-d’œuvre.

Mais, dans ces conditions, toute concurrence faisant défaut, la rémunération ne pouvait être que dérisoire : tellement dérisoire que, la plupart du temps, les indigènes se refusaient à travailler pour si peu.

C’est alors que l’on faisait intervenir la notion de l’impôt.

Puisque tout État a le droit d’exiger l’impôt, et qu’il n’y avait au Congo d’autre impôt possible que l’impôt en travail, on obligea les noirs à travailler pour l’État, ou pour les Compagnies auxquelles il déléguait ses pouvoirs.

Les « contribuables » durent faire du pagayage, du portage, des corvées pour les travaux publics, fournir des vivres, récolter du caoutchouc ou du copal ; et, comme la plupart du temps, ils résistaient, on eut recours à la force, on les contraignit à obéir, en leur appliquant la chicote, en arrêtant les chefs, en prenant les femmes en otages, en installant dans les villages des sentinelles armées, en organisant contre les populations réfractaires des « expéditions punitives ».

Telle fut la logique d’airain du système.

Il nous reste à l’étudier dans ses détails et dans son fonctionnement.


  1. Coquilhat. Le Haut Congo, p. 148.
  2. Cf. Vandervelde. Les derniers jours de l’État du Congo, pp. 109 et 110.
  3. Sir Harry Johnston. George Grenfell and the Congo, I, chap. xvi, pp. 384 et suiv. London, 1908.
  4. Johnston, loc. cit., I. p. 399.
  5. W. Holman Bentley. Pioneering on the Congo, II, p. 210. Londres, 1900.
  6. Ibid. p. 211. — On trouvera aussi de nombreux renseignements sur le cannibalisme, dans Hinde : La chute de la domination des Arabes an Congo, pp 42 et suiv. (trad. fr.). Bruxelles, 1897. Il convient toutefois de constater que la plupart de ces faits se sont produits en temps de guerre.
  7. Voir Lemaire. Les Wamboundous, Revue de géographie. Juin, juillet, août 1902.
  8. Voir Fox Bourne. Blacks and Whites in West africa, pp. 15 et suiv.
  9. Voir pour plus de détails Wauters : L’État indépendant du Congo, pp. 386 et suiv. Bruxelles, 1899.
  10. Voir au sujet du développement du commerce avant la fondation de l’État, la brochure d’Ed. Morel : Commerce or Slavery to prevail in the Congo. Some extracts from Stanley’s Writings in 1884-1885. Liverpool, 1907.
  11. a et b Renseignements fournis par M. Alexandre Delcommune.
  12. Bentley, loc. cit., I, pp. 46 et suiv.
  13. Jules Rambaud. Au Congo pour Christ, p. 16. Liége. 1909.
  14. Renseignements fournis par M. Alexandre Delcommune, qui assista à l’exécution.
  15. Liebrechts. Congo (1883-1889). Bruxelles, 1910, p. 19.
  16. Johnston. Grenfell, I, p. 165.
  17. Becker. La vie en Afrique, II, pp. 318 et suiv. 519 et suiv. — Cf. De Hertogh. Le péril islamique au Congo. Bulletin de la Société belge d’études oolotiialcs. 1910, p. 305.
  18. Johnston, loc cit., I, pp. 375 et 370.
  19. Brialmont. Notice sur Émile Banning. Annuaire de l’Académie royale de Belgique, 1900, p. 97.
  20. Cinq années au Congo (trad. fr.), p. 320
  21. Wauters. L’État indépendant du Congo, pp. 24 et suiv. Bruxelles, 1899.
  22. Ce chef ne croyait pas si bien dire !
  23. Coquilhat. Le Haut Congo, pp. 90 et 91. Bruxelles, 1888.
  24. Revue de Belgique, 15 avril 1885, p. 350.
  25. Annuaire de l’Académie de Belgique, 1900, p, 105.
  26. Johnston, G. Grenfell, I, p. 448.
  27. Cité par Claparede et Socin. L’évolution d’un État philanthropique, p. 50. Genève 1909.
  28. Voir Wauters. L’État indépendant du Congo, chap. v. Bruxelles, 1899 ; et pour ce qui concerne l’exploration du Katanga, Le Mouvement Géographique, 1893. pp. 31, 39, 43, 47, 55, 61, 69, 75, 87, 101.
  29. Hinde. La chute de la domination des Arabes au Congo (trad. fr.), p. 22. Bruxelles, 1899.
  30. On trouvera des détails très intéressants sur les projets de Léopold II et les expéditions vers le Nil dans l’article de A.-J. Wauters (Mouvement géographique, 9 janvier 1910), et, surtout, dans les articles qui suivirent, en mai 1910.
  31. Wauters, Le Mouvement géographique, 9 janvier 1910. p. 20.
  32. Cf. Johnston. Georqes Grenfell, II, 413.
  33. Johnston, loc. cit. I. p. 376.
  34. Il existe à Bruxelles, au ministère des Affaires étrangères, un volume relié, contenant deux ou trois mémoires de Banning, deux notes de Lambermont, et une note au crayon, de sept a huit pages, de la main de M. Beernaert, indiquant tous les dangers du système. Nous n’avons malheureusement pas pu obtenir communication de ce document.
  35. The autobiography of sir H. Stanley. London, 1909. p. 537.