La Belgique et le Congo (Vandervelde)/1/06

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F. Alcan (p. 114-145).


CHAPITRE VI

LA REPRISE ET LES RAPPORTS ENTRE LA BELGIQUE ET LE CONGO


Malheur à celui qui bâtit sa maison par l’injustice et ses étages par l’iniquité ; qui fait travailler son prochain sans le payer, sans lui donner le fruit de son travail ; qui dit : je me bâtirai une maison vaste et des chambres spacieuses ; qui la lambrisse de cèdre et la peint en couleur rouge…
Jérémie XXII ; 13.


De 1885 à 1890, c’est-à-dire pendant les premières années du régime de l’union personnelle, la masse du peuple belge se préoccupa fort peu du Congo. Les entreprises africaines du Roi, même après la constitution de l’État Indépendant, passaient pour affaires privées. En demandant aux Chambres l’autorisation de devenir le chef d’un autre État, d’un « État étranger », Léopold II avait déclaré formellement que « cette union serait avantageuse pour le pays, sans pouvoir lui imposer des charges, en aucun cas »[1].

Moins de cinq années après, cependant, d’accord avec le chef du cabinet belge, M. Beernaert, il demandait aux Chambres d’avancer vingt-cinq millions au Congo et de s’intéresser dans la construction du chemin de fer, en échange du droit d’annexer l’État Indépendant, soit à sa mort, soit même de son vivant[2].

Dès ce moment, par la force des choses, les relations entre le Congo et la Belgique deviennent plus nombreuses et plus intimes, d’autant que, peu à peu, la politique de Léopold II, souverain absolu de l’État Indépendant, va exercer une influence que beaucoup jugent fâcheuse, sur la politique intérieure de Léopold II, roi des Belges.

Mais pour bien comprendre les incidents qui résultèrent de cette situation et qui eurent pour effet, après avoir retardé la reprise, de la rendre inévitable, il faut tâcher de se rendre compte, au préalable, de la mentalité réelle du Roi.

Des esprits légers l’ont pris pour un prince modern style, parce qu’il roulait en automobile, se montrait dans les coulisses de l’Opéra, et affectait, pendant ses séjours à Paris, les allures d’un simple particulier. Ce fut au contraire, dans toute la force du terme, un homme d’autrefois, un homme d’ancien régime.

Son intelligence, certes, était de premier ordre, mais avec d’étonnantes lacunes. Diplomate accompli, politique profond, homme d’affaires incomplet, mais plein d’idées, que d’autres se chargeaient de mettre au point, il ne comprenait rien aux choses d’art, il ne s’intéressait aux sciences que pour leurs applications pratiques, il n’avait que haine et mépris pour les tendances démocratiques modernes.

Lorsqu’il fut question d’envoyer l’héritier du trône, le prince Albert, aux États-Unis, pour y faire un voyage d’études, le Roi demanda dédaigneusement : « Qu’ira-t-il faire dans cette République ? »

Quelqu’un lui ayant rapporté, un jour, qu’un homme politique, appartenant au parti socialiste, avait dit : « Si Léopold II n’était pas roi, la bourgeoisie en eût fait un président de république ». — « Vous appelez cela un compliment ? » dit le Roi. — « Certes. » — « Eh bien ! tout à l’heure, quand le Professeur (son médecin) viendra, je lui ferai un compliment analogue : je lui dirai : Si vous n’aviez pas été médecin, vous eussiez fait un excellent vétérinaire ! »

Ce n’étaient là, évidemment, que des boutades, mais caractéristiques d’un état d’âme.

Elles aident à comprendre pourquoi, sur une série de points essentiels, les idées que Léopold II professait, et qu’il professa toute sa vie, étaient à l’antipode non seulement des conceptions démocratiques, mais de la moyenne des opinions bourgeoises.

Ce fut le cas, par exemple, de ses idées sur le droit de succession, sur la politique coloniale et sur le rôle de la royauté.

En matière successorale, tandis que la bourgeoisie belge, très attachée au Code civil, était d’avis que la famille royale devait être soumise au droit commun — égalité des partages et réserve des enfants —, Léopold II était foncièrement imbu de cette conception dynastique, qu’à défaut de descendants mâles, la plus grande partie de sa fortune devait être affectée à des destinations publiques, destinées pour la plupart à rehausser l’éclat du trône, et que, par conséquent, ses filles, les princesses royales, devaient être réduites, sinon à la dot et au trousseau, du moins à des parts héréditaires très inférieures à ce que le Code leur réservait.

En matière coloniale, tandis que l’opinion courante est, aujourd’hui, que les revenus des colonies doivent être dépensés dans l’intérêt des colonies, pour assurer leur développement, Léopold II — nous l’avons vu — avait encore cette idée dominante au xviiie siècle, que les colonies, et spécialement sa colonie, pouvaient être considérées comme des propriétés de rapport, devant servir à l’enrichissement de la métropole.

Quant au rôle de la royauté, tandis que les hommes politiques belges étaient, pour la plupart, très attachés à la maxime « le roi règne, mais ne gouverne pas », Léopold II pensait, au contraire, que le roi devait être le chef naturel des classes dirigeantes, et subissait, avec une impatience qui alla toujours croissant, le contrôle parlementaire, surtout dans le domaine qui lui tenait le plus à cœur : l’exécution d’immenses travaux publics, dont certains contribuèrent réellement à embellir sa capitale — je songe, par exemple, au Musée colonial et à la voie triomphale de Bruxelles à Tervueren —, mais dont beaucoup se caractérisaient, au contraire, par leur mauvais goût et leur inutilité.

Que l’on ait toujours présentes à l’esprit ces trois idées cardinales du Roi : réduire au minimum la part héréditaire de ses filles, tirer d’énormes bénéfices du domaine colonial qu’il avait créé, affecter la majeure partie de ces bénéfices à des travaux somptuaires, que le Parlement belge n’eût certes pas consenti à voter, et l’on comprendra aisément les détails, parfois compliqués, du plan d’exécution que Léopold II poursuivit, envers et contre tous, pendant plus de trente-cinq ans, avec une obstination, une persévérance et, maintes fois aussi, une absence de scrupules, dont il serait difficile de trouver l’équivalent.


§ 1. — La donation royale.


Dès le début de son règne, en 1873, Léopold II commença à agir dans le sens des idées qui lui étaient chères. Il s’adressa aux ministres Malou, Beernaert et Delantsheere et leur tint à peu près ce langage : « Je n’ai que des filles. Il n’est pas d’usage, dans les autres familles souveraines, de donner à des princesses royales autre chose qu’une dot. Je vous propose donc de donner toute ma fortune à la Liste civile, érigée en personne morale, laissant à l’État le soin de doter, comme il l’entendra, les princesses, mes filles, quand le moment sera venu. » Cette proposition fut très mal accueillie. Le chef du cabinet, M. Malou, s’écria, fort en colère, « qu’il se laisserait couper la main plutôt que de signer pareil acte, qui donnerait à croire que le Roi n’avait pas pour ses filles les sentiments d’un père ! » MM. Beernaert et Delantsheere, interrogés à leur tour, déclarèrent que ce projet était illégal, inconstitutionnel ; que « si le Roi était le premier des Belges, il était Belge et ne pouvait se mettre au-dessus de la loi ».

Léopold II n’insista pas. Mais, lorsqu’en 1878, les libéraux revinrent au pouvoir, il fit des ouvertures, dans le même sens, au nouveau chef de cabinet, Frère-Orban. Celui-ci lui opposa un refus non moins catégorique que ses prédécesseurs et, pendant de longues années, le Roi se heurta à la même résistance de la part de tous ses ministres, à quelque opinion qu’ils appartinssent.

Ce ne fut que vingt-cinq ans après, qu’en la personne de M. de Smet de Naeyer, Léopold II trouva plus de complaisance. Il obtint du gouvernement, en effet, que celui-ci proposât aux Chambres d’accepter la « donation » sous réserve d’usufruit, faite par le Roi à la Belgique des châteaux de Ciergnon et d’Ardenne, ainsi que d’emplacements transformés en jardins publics, à charge de les entretenir et de payer à la famille royale une rente perpétuelle pour les principaux de ces biens.

Le projet de loi portait — et c’est ici qu’apparaît la préoccupation qui donnera bientôt lieu à la Fondation de la Couronne du Congo — que la donation serait valable, par dérogation au droit commun, même si elle excédait la quotité disponible.

Cette mesure d’exception fut combattue avec énergie par les hommes les plus considérables, les juristes les plus éminents des deux Chambres.

M. Renkin, le futur ministre des Colonies, annonça que si la disposition finale était maintenue, il ne pourrait voter le projet de loi. M. Beernaert déclara : « Je ne connais rien de plus redoutable que le principe nouveau qu’il s’agit d’établir et qui serait susceptible de toutes les applications. » M. Edmond Picard, à son tour, dit au Sénat : « Une loi comme celle-ci n’engage pas seulement le présent, elle prépare l’avenir ; elle établit un précédent redoutable ; elle crée des dangers ; elle peut faire naître des espérances fâcheuses ; elle nous met sous l’empire d’une législation inconnue en Belgique. » M. Delantsheere, enfin, rappela que, vingt-cinq ans auparavant, il s’était opposé déjà à la présentation d’un projet analogue : il montra que le but poursuivi était de donner au Roi le pouvoir de disposer, aux dépens de ses filles, d’une grande partie des biens que le Code civil leur réservait ; il dénonça, en termes très durs, les mobiles qu’il attribuait au Souverain, en prononçant les paroles suivantes qui, dans la bouche d’un ministre d’État, prenaient une gravité particulière :

« Ne croyez-vous pas, messieurs, que la royauté puisse être exposée au soupçon de vouloir, sous le couvert décevant d’une grande libéralité au pays, se ménager le moyen, sinon d’exhéréder ses descendants, du moins de les dépouiller au delà de ce que permettent non seulement les lois, mais, aussi, la raison et l’équité[3] ? »

Mais, en dépit de ces protestations et de ces avertissements, les Chambres passèrent outre. Ceux pour qui les désirs du Roi étaient des ordres, votèrent pour le projet. Les socialistes, de leur côté, s’abstinrent, parce que, tout en reconnaissant le bien-fondé des objections d’ordre juridique que l’on faisait à la donation royale, ils ne se faisaient guère scrupule d’augmenter, aux dépens des princesses, le patrimoine de la nation. Si bien que, par la complaisance des uns, par le tacite acquiescement des autres, le Roi parvint, après vingt-cinq ans de tentatives infructueuses, à faire sortir de son patrimoine héréditaire une partie notable des biens qu’il possédait, tout en les conservant pour son usage personnel, ou pour l’usage de ses héritiers.


§ 2. — La loi de 1901 sur les avances de la Belgique à l’État du Congo.


Le projet de « donation royale », qui devait libérer Léopold II des entraves du Code civil, n’était pas voté, que le gouvernement déposait un autre projet, infiniment plus grave, car il avait pour but de débarrasser le souverain du Congo de tout contrôle et de toute ingérence du Parlement belge.

On se souvient qu’en 1890, sous le ministère de M. Beernaert, la Belgique avait fait à l’État du Congo une avance de 25 millions.

Mais, en échange de cette avance, la Belgique s’était vue reconnaître le droit d’annexer le Congo, à l’expiration du terme de dix ans fixé par la convention, de se faire donner, chaque année, des renseignements sur la situation économique et financière de l’État, et enfin, — point essentiel, d’intervenir dans la conclusion des emprunts, qui ne pouvaient être contractés sans son autorisation formelle.

Le Roi, cependant, ne tarda pas à se passer de cette autorisation, et le 25 novembre 1892, à l’insu des ministres, il emprunta, sous la forme d’une vente à réméré, 5 millions de francs à un homme d’affaires anversois, M. de Browne de Tiège. Mais, à la fin de 1894, la situation financière de l’État devint tellement difficile qu’il fallut avouer au gouvernement belge l’emprunt contracté sans son autorisation et lui demander en outre, la faculté de contracter des obligations nouvelles.

Le cabinet, à la tête duquel M. de Burlet avait remplacé M. Beernaert, estima que la Belgique devait plutôt reprendre immédiatement le Congo. Les ministres, réunis en conseil, le proposèrent au Roi. Le Roi accepta et donna sa signature au projet d’annexion.

Seulement, à peine cette signature était-elle donnée, que Léopold II, qui voyait augmenter rapidement les envois à Anvers de caoutchouc ou d’ivoire, et qui, d’autre part, voulait être libre de poursuivre ses projets de conquête vers le Nil[4], se mit à combattre, sous mains, la proposition qu’il venait de signer : des hommes à sa dévotion se rencontrèrent avec les radicaux et les socialistes pour s’opposer à l’annexion ; le Times du 18 mars 1895 publia une correspondance de Bruxelles, directement inspirée, sinon rédigée par le Roi, qui mettait la Belgique en garde contre la décision qu’elle allait prendre ; des renseignements réclamés par la commission parlementaire ne vinrent pas ; le projet ne fut soutenu officiellement que pour la forme ; on se contenta de rembourser M. de Browne de Tiège ; et finalement, le ministre des Affaires étrangères, M. de Mérode, justement offensé du rôle qu’on lui avait fait jouer, donna sa démission.

Cependant, la convention de 1890 subsistait : la question du contrôle de la Belgique sur les emprunts congolais restait entière, et, de plus, on pouvait croire qu’à l’expiration de la dixième année, le gouvernement proposerait aux Chambres d’effectuer la reprise.

Mais, quand ce moment arriva, le Roi ne voulut pas plus de l’annexion qu’en 1895, et le nouveau chef du cabinet, M. de Smet de Naeyer, qui n’avait rien à lui refuser, ne consentit pas seulement à ajourner la reprise : il accepta de proposer au Parlement un projet de loi par lequel la Belgique, sans même réserver formellement son droit d’annexer, renonçait, pour un temps indéfini, au remboursement de ses avances ou des intérêts de ses avances, et, d’autre part, abandonnait, purement et simplement, le droit de se faire donner des renseignements sur la situation financière et économique, ainsi que le droit, beaucoup plus important, d’autoriser les emprunts congolais.

Si disposée que fût la majorité conservatrice des deux Chambres à accepter, les yeux clos, tout ce que le gouvernement lui proposait, il apparut, cette fois, que M. de Smet de Naeyer — le plus complaisant des ministres qu’ait jamais eu Léopold II — avait dépassé la mesure. Un projet de reprise immédiate, déposé par M. Beernaert, échoua devant l’opposition déclarée du Souverain[5] ; mais un amendement fut introduit par la Section centrale, qui affirmait expressément la « faculté » pour la Belgique d’annexer l’État Indépendant, et ce n’est que sous le bénéfice de cet amendement que le projet de M. de Smet devint la loi du 10 août 1901, dont l’article unique était ainsi conçu :

Voulant conserver la faculté, qu’elle tient du Roi-Souverain, d’annexer l’État Indépendant du Congo, la Belgique renonce, quant à présent, au remboursement des sommes prêtées au dit État en exécution de la convention du 3 juillet 1890, approuvée par la loi du 4 août suivant, et en vertu de la loi du 29 juin 1895, ainsi qu’à la débition des intérêts sur les mêmes sommes.

Les obligations financières contractées par l’État Indépendant, à raison des actes précités, ne reprendraient leur cours que dans le cas et à partir du moment où la Belgique renoncerait à la faculté d’annexion survisée.

La Belgique conservait donc la « faculté » de reprendre le Congo, et une déclaration formelle du Roi assimilait cette « faculté » au « droit » qui lui avait été reconnu par la convention de 1890.

Mais, désormais, elle n’avait plus aucun pouvoir de contrôle sur les finances de sa future colonie. Toute licence était donnée, quant aux emprunts, à l’État Indépendant du Congo, et lorsqu’au Sénat certains avaient protesté contre cette abdication inouïe du gouvernement belge, M. de Smet de Naeyer leur avait répondu :

Il dépend du Parlement de repousser le projet de loi… mais ce qui ne dépend pas de nous, c’est d’imposer à l’État Indépendant une nouvelle convention. L’État Indépendant n’accepte pas de lisières, il l’a nettement déclaré[6].

Rien n’eût été plus facile, au contraire, que d’imposer au Roi-Souverain une nouvelle convention : il suffisait que la Belgique usât ou simplement menaçât d’user des droits que lui conférait la convention de 1890.

Mais la majorité des Chambres suivit M. de Smet de Naeyer. Le projet de loi fut voté. L’État Indépendant, c’est-à-dire le Roi-Souverain, fut affranchi de toutes lisières, et l’on ne tarda pas à connaître l’usage qu’il allait faire de sa liberté.

À peine, en effet, la loi du 10 août 1901 était-elle promulguée, qu’il contractait un emprunt de 50 millions, que d’autres devaient bientôt suivre et que, par un décret du 23 décembre 1901, il déclarait constituer en Fondation les biens faisant partie du Domaine de la Couronne du Congo.

C’est ici que la pensée du règne s’affirme, dans son plein épanouissement, et le décret du 23 décembre 1901 mérite qu’on s’y arrête, car nous y trouvons, à la fois, les idées qui donnèrent naissance à la « donation royale » et celles qui, plus tard, quand la Fondation sera dissoute, inspireront au Souverain les subterfuges juridiques auxquels il eut recours pour assurer, malgré tout, la réalisation de ses plans.

Nous avons décrété et décrétons — disait Léopold II que les biens que, par une résolution souveraine et dans des buts d’ordre élevé, patriotique et désintéressé, nous avons déclarés et dénommés Biens de la Couronne, par décret du 9 mars 1896, demeurent constitués en une Fondation[7]

Ces biens nous le rappelons — s’étendaient sur un territoire grand comme dix fois la Belgique.

Par le décret de 1896, le Roi-Souverain avait incorporé dans le Domaine de la Couronne toutes les terres vacantes situées dans les bassins du Lac Léopold II et de la Lukenie, ainsi que les terres situées dans les districts circonvoisins, au cœur de la forêt caoutchoutière, plus six mines à délimiter ultérieurement, et tous les biens et valeurs qui écherraient au Domaine à titre gratuit ou onéreux.

Mais, fidèle à la conception dynastique qui devait dominer toute sa vie, obéissant d’ailleurs à des préoccupations autres que son enrichissement personnel, il n’avait pas fait entrer ces biens dans son patrimoine privé héréditaire et, afin qu’il n’y ait pas d’erreur possible à ce sujet, afin qu’il puisse trouver dans sa Fondation, une forteresse juridique contre les revendications ultérieures de ses héritiers naturels, le décret du 23 décembre 1901 contenait une clause identique à la disposition finale de la loi relative à la « donation royale ».

Cette clause était ainsi conçue :

Aucune disposition légale contraire ne peut avoir d’effet contre l’attribution à la Fondation des biens qui lui sont affectés par nos décrets, ni contre aucune des clauses de la Fondation.

Après avoir longtemps cherché, et avoir rencontré chez d’autres que M. de Smet de Naeyer d’inflexibles résistances, le Roi était donc arrivé à ses fins.

Il tenait au Congo, grâce à la Fondation de la Couronne, un moyen sir — inattaquable en droit congolais, disait plus tard M. Van Maldeghem, premier président de la Cour de Cassation[8] — de posséder d’immenses richesses, dont il pourrait librement consacrer les revenus à des destinations de son choix, sans devoir rendre de comptes à personne, et qu’il pourrait, ensuite, transmettre à ses successeurs au trône, sans avoir à craindre qu’invoquant la loi bourgeoise, les dispositions du Code civil sur la réserve et la quotité disponible, ses filles pussent prétendre, un jour, s’approprier et se partager ces biens.

D’autre part, grâce à la complaisance, pour ne pas dire la servilité de ses ministres, et l’inexcusable faiblesse du Parlement, il était débarrassé, désormais, de toutes lisières, de tout contrôle gênant ; il pouvait se procurer, par l’emprunt, toutes les sommes dont il avait besoin, soit pour le développement de sa colonie, soit pour l’exécution des travaux somptuaires que sa Fondation allait entreprendre en Belgique ; et il pouvait le faire d’autant plus aisément qu’en dernière analyse, l’annexion par la Belgique étant à peu près certaine, c’est à la Belgique que, finalement, incomberait la charge de ces emprunts.

Aussi, pendant les années qui suivent la loi de 1901, les émissions de fonds congolais se succèdent avec une rapidité effrayante, et le tableau suivant, que nous empruntons aux documents parlementaires de la reprise[9], donne une idée nette du gonflement de la dette congolaise, à partir du moment où Léopold II eut la bride sur le cou :

récapitulation des emprunts de 1887 à 1908.
2.5 p. 100,
1887 
  
000.422.000 francs.
4.0 p.0,
1896 
  
001.500.000 fracs.
4.0 p.0,
1898 
  
012.500.000 fracs.
4.0 p.0,
1901 
  
050.000.000 fracs.
3.0 p.0,
1904 
  
030.000.000 fracs.
4.0 p.0,
1906 
  
010.000.000 fracs.
Bons du Trésor 
  
002.040.000 fracs.
Emprunt provisoire 1907 
  
003.914.450 fracs.
 
110.376.630 francs.

On voit que, de 1887 à 1901, la dette publique du Congo ne s’était élevée qu’au chiffre modeste de 14.222.000 francs, plus, il est vrai, les 31.000.000 de francs d’avances faites par la Belgique.

De 1901 à 1908, au contraire, le Roi-Souverain emprunte, coup sur coup, près de cent millions, dont près de trente sont prêtés par lui, en 1906, — exactement 29.447.817 francs — à la Fondation de la Couronne.

Cette augmentation anormale de la dette congolaise devait nécessairement inquiéter ceux qui songeaient aux charges financières qui retomberaient, en cas de reprise, sur la Belgique.

MM. Bertrand et Vandervelde interpellèrent, à ce sujet, le 28 février 1905.

M. de Smet de Naeyer se borna à répondre que tous les emprunts contractés n’avaient pas été réalisés et dépensés. Mais l’inquiétude persista, dans les milieux parlementaires. Les abus qui se produisaient au Congo, et que l’on dénonçait, à la fois, en Belgique et en Angleterre, créaient, peu à peu, cette opinion que le maintien du statu quo était impossible, que le régime de l’union personnelle était plein d’inconvénients et de dangers, que mieux valait, pour en finir, décider que le Congo, belge de fait, devait, par la reprise, devenir belge de droit.

C’est alors que le Roi, comprenant que l’annexion devenait inévitable, prétendit en fixer les conditions et écrivit aux Secrétaires généraux de l’État Indépendant, le 3 juin 1906, une lettre qui fit grand bruit, précipita la crise et en hâta le dénouement.


§ 3. — La lettre du 3 juin 1906.


La convention de 1890 donnait à la Belgique, en échange de ses avances, le droit d’annexer le Congo purement et simplement. La loi de 1901 lui reconnaissait la même « faculté », et dans sa réponse à une question qui lui avait été faite par la Section centrale de la Chambre, l’État Indépendant avait formellement déclaré que la faculté de reprendre équivalait au droit de reprendre.

Or, dans sa lettre du 3 juin, Léopold II tenait un tout autre langage. Il faisait à la Belgique ses conditions. Il prétendait subordonner la reprise à l’engagement de maintenir, entre autres, la Fondation de la Couronne, qui lui apparaissait comme indispensable à la réalisation de ses projets ultérieurs.

Si mon pays — disait-il notamment — avait le dessein d’entrer, de mon vivant, en possession du Congo, l’État Indépendant, pour effectuer la substitution de la souveraineté belge à la sienne, aura, au préalable, à échanger avec la Belgique un acte réalisant l’incorporation et assurant spécialement le respect des engagements de l’État vis-à-vis des tiers, de même par le respect des actes par lesquels l’État aurait pourvu à l’attribution de terres aux indigènes, à la dotation du Domaine de la Couronne, ainsi qu’à l’obligation de ne diminuer, par aucune mesure, l’intégrité du revenu de ces diverses institutions, sans leur assurer en même temps une compensation équivalente.

Accepter pareilles conditions, c’eût été, eu cas d’annexion du Congo, rendre toute réforme intégrale impossible, perpétuer sur le sixième du territoire de la colonie, l’absolutisme royal, fournir à Léopold II, avec la consécration du droit belge, le moyen de se soustraire aux prescriptions du Code civil, et, ce qui était beaucoup plus grave, de pratiquer, au moyen des revenus de la Fondation de la Couronne, une politique personnelle, indépendante de tout contrôle parlementaire.

Mais, cette fois, les dangers de ces prétentions apparurent à tous. La résistance du Parlement s’organisa. MM. Hymans et Vandervelde interpellèrent. Le gouvernement fut obligé de battre en retraite, de déclarer que le Roi n’avait jamais eu l’intention de dicter ses conditions au pays, et, le 14 décembre 1905, après que la question eût été admirablement posée par M. Hymans, la Chambre, unanime, vota l’ordre du jour suivant :

… Prenant acte des réponses du gouvernement, d’après lesquelles les déclarations contenues dans la lettre du 3 juin 1906 ne constituent pas des conditions, mais des « recommandations solennelles », la Chambre désire être saisie, dans le plus bref délai possible, de la reprise du Congo.

Après ce débat, au cours duquel les orateurs les plus éminents de tous les partis avaient déclaré que la Fondation de la Couronne devait disparaître, on pouvait croire que cette institution, si évidemment contraire aux principes fondamentaux du droit public belge, était condamnée et que la reprise qui allait se faire, comporterait le transfert pur et simple du Congo à la Belgique.

Mais c’était compter sans l’opiniâtreté de Léopold II.

Pendant plus d’un an, les choses traînèrent en longueur. D’autres questions occupèrent le Parlement. M. de Smet de Naeyer, le ministre des Financiers et des gens d’affaires, tomba sur la question de la réglementation des heures du travail dans les mines. M. de Trooz, ministre de l’Intérieur, lui succéda comme chef du cabinet et, s’il faut en croire certaines indiscrétions de presse, prit, en arrivant au pouvoir, l’engagement de maintenir la Fondation de la Couronne. Toujours est-il qu’à la stupéfaction de tous, le projet de loi relatif au transfert du Congo à la Belgique, qui fut déposé le 3 décembre 1907, subordonnait la reprise, contrairement au vote solennel de la Chambre, à l’« engagement de respecter les Fondations existantes au Congo »[10].


§ 4. — Le parlement belge et la Fondation de la Couronne.


Si le Roi s’était figuré que l’autorité de M. de Trooz, l’influence qu’il avait sur ses amis, amèneraient la Chambre à revenir, en 1907, sur le vote qu’elle avait émis, unanimement, en 1906, l’événement lui montra bientôt son erreur.

À peine le projet de reprise était-il déposé et renvoyé, pour examen, à une commission de dix-sept membres, représentant les divers partis, que la Fondation de la Couronne fut impitoyablement dénoncée comme un instrument de règne, un moyen de pouvoir personnel, qui permettrait au Roi selon ses propres déclarations d’amorcer la création d’une marine, de créer des œuvres coloniales, de poursuivre en Belgique une politique de travaux somptuaires sans l’aveu du Parlement, et avec cette perspective inquiétante de voir la colonie en déficit, tandis que la Fondation continuerait à disposer, sans contrôle, de ressources considérables.

Pareille institution était inadmissible. On essaya de le faire comprendre au Souverain. Il ne voulut rien entendre. Il déclara que le Congo était à prendre ou à laisser, mais qu’on ne le reprendrait qu’avec l’engagement de maintenir la Fondation de la Couronne.

Les choses en étaient là, lorsque le chef du cabinet, M. de Trooz, mourut brusquement à la fin de 1907.

Un seul homme, en ce moment, paraissait en mesure de prendre le pouvoir avec chances d’aboutir : c’était M. Schollaert, président de la Chambre. Ses opinions au sujet du Congo étaient connues : il était favorable à l’annexion, hostile au maintien de la Fondation, et, sans doute, il déclara au Roi ne vouloir prendre la direction des affaires qu’à la condition expresse quelle fût dissoute.

Que se passa-t-il alors ?

On le saura, sans doute, quelque jour.

Mais la suite des événements donne à croire que Léopold II fut irréductible, qu’il s’affirma prêt à tout, plutôt qu’à renoncer à ses projets, et que, finalement, il ne consentit à une dissolution de pure forme, qu’avec la promesse que l’on mettrait à sa disposition toutes les sommes dont il avait besoin.

Dès le mois de septembre 1907, en tout cas, il avait commencé à prendre ses précautions : en s’aidant des conseils du Dr Hermann Forkel, avocat et notaire, curateur des fidei commis à la maison ducale de Saxe-Cobourg-Gotha, il avait constitué au berceau de sa famille une fondation nouvelle, un succédané de sa fondation Congolaise, la Fondation de Niederfullbach, où l’on devait retrouver, plus tard, une trentaine de millions, au moins, provenant du Congo.

D’autre part, il avait obtenu de ses ministres qu’on lui payât très cher le renoncement à la Fondation de la Couronne que les Chambres étaient en droit de lui imposer : on s’en aperçut lorsque, le 5 mars 1908, M. Schollaert déposa « l’Acte additionnel au traité de cession de l’État Indépendant du Congo à la Belgique ».

En vertu de cet acte, la Fondation était abolie ; la Belgique reprenait son actif ; mais, en échange, elle assumait des charges très lourdes, que le traité énumérait comme suit :

1° Rente annuelle de 120.000 francs à S. A. R. le prince Albert, jusqu’à ce qu’il monte sur le trône, et à S. A. R. la princesse Clémentine, jusqu’à son mariage.

2° Rente de 60.000 francs affectée à payer les indemnités annuelles et viagères dues aux administrateurs et au personnel de la Fondation.

3° Subvention annuelle de 65.000 francs à la Congrégation des missionnaires de Scheut.

4° Obligations relatives aux collections coloniales et aux serres tropicales de Laeken : 400.000 francs par an.

5° Fonds de 45.500.000 francs pour l’achèvement des travaux somptuaires entrepris à Laeken, à Ostende, etc., par la Fondation de la Couronne.

6° Fonds de 50.000.000 francs attribué au Roi, « en témoignage de gratitude pour ses grands sacrifices en faveur du Congo créé par lui ». Ce fonds devait, au surplus, être consacré à des œuvres au Congo ou en faveur du Congo.

Bref, c’était plus de cent millions, sans compter les cent dix millions de la dette congolaise, que l’on demandait à la Belgique de payer, pour reprendre une colonie qu’elle avait le droit d’annexer purement et simplement.

Mais à ceux qui trouvaient que de telles conditions étaient exorbitantes et inacceptables, le gouvernement donnait cette réponse que si la Belgique reprenait les charges de la Fondation de la Couronne, elle en reprenait aussi l’actif, tout l’actif.

Le principe de l’Acte additionnel — disait, par exemple, M. Schollaert, en réponse a une question de M. Vandervelde — c’est que l’actif et le passif de la Fondation passent à l’État[11].

Cette obligation, d’ailleurs, de transmettre à la Belgique l’avoir de la Fondation, était formellement inscrite dans l’article III, ainsi conçu, de l’Acte additionnel :

Les biens qui avaient été constitués en Fondation de la Couronne se trouvent, en cas d’adoption du traité, cédés au domaine privé de l’État, conformément au décret du 5 mars 1908…

Il paraissait donc évident que, dès le vote de la reprise, tous les biens de la Fondation, sans qu’aucun puisse être excepté, allaient être remis à la Belgique, en compensation des charges onéreuses que celle-ci assumait.

Le gouvernement, par l’organe de M. Schollaert, l’affirmait sans réserves.

L’Acte additionnel, en son article III, le disait, ou du moins semblait le dire, car il renvoyait au décret du 5 mars, supprimant la Fondation.

Or, si l’on se reporte au texte même de ce décret, il apparaît clairement que le Roi n’y prenait d’autre engagement que de transférer à la colonie, non pas tous les biens de la Fondation, mais seulement les biens énumérés aux divers articles du décret.

L’article premier dit, en effet :

« À dater du jour où, conformément à l’article 4 du traité du 28 novembre 1907, la Belgique assumera l’exercice du droit de souveraineté sur les territoires du Congo, la personnalité civile se trouvera retirée à la Fondation de la Couronne. Les biens que nous avions affectés à sa dotation nous feront retour. »

Donc, au jour même de la reprise, les biens de la Fondation font retour à Léopold II.

Mais, par les autres articles du décret, les transfère-t-il à la colonie, comme l’affirmait le gouvernement ?

Point.

L’article 2 porte : « À la même date, les immeubles ci-après énumérés se trouveront cédés par nous à l’État. »

L’article 3 : « Les biens immeubles énumérés ci-devant sont cédés par nous à l’État. »

L’article 4 : « Le portefeuille de la Fondation comprenant les valeurs ci-après est également cédé… »

Ce que le Roi transférait donc, c’étaient les biens énumérés, sans que nulle part il déclarât lui-même que c’étaient tous les biens de la Fondation.

Mais les ministres responsables faisaient des déclarations pour lui. Ils affirmaient solennellement que tout l’actif de la Fondation passait à la Belgique, que la cession intégrale de cet actif était la justification des sacrifices imposés à la nation, et, dans ces conditions, la majorité de la Chambre ne s’arrêta pas aux étrangetés de rédaction du décret : elle eut confiance dans le gouvernement et vota le traité de reprise, tel qu’il lui était proposé.

Hâtons-nous d’ajouter, cependant, que cette confiance ne fut point partagée par tous et que certains députés — notamment MM. Bertrand, Janson et Vandervelde soupçonnèrent, dès ce moment, que le Roi avait eu recours à des subterfuges condamnables, pour garder à sa disposition une partie des ressources de la Fondation ou de l’État du Congo.


§ 5. — La reprise et l’affaire des 30 millions.


Par convention, en date du 24 décembre 1906, la Fondation de la Couronne avait remis et cédé à l’État Indépendant du Congo, des titres de propriétés qu’elle possédait en Belgique, pour une somme de 18 millions, et s’était engagée à lui en remettre d’autres, pour une valeur d’environ 12 millions de francs.

Ces propriétés, situées à Laeken, à Ostende ou à Bruxelles, avaient été acquises en vue d’extensions et d’embellissements du domaine national de Laeken, servant de résidence royale, et de travaux somptuaires, tels que la construction d’un portique-promenade et d’un hippodrome à Ostende, l’aménagement des abords du Palais de justice, ou la transformation de la Porte de Namur, à Bruxelles.

L’État Indépendant, dont les obligations devaient être reprises, peu après, par la Belgique, prenait l’engagement de maintenir ces propriétés à leur destination d’achat, les acceptait avec leurs servitudes d’intérêt public et laissait l’usufruit d’une partie d’entre elles au Souverain.

En échange de cet avoir, qui constituait, en somme, une charge plutôt qu’un bénéfice, l’État tenait la Fondation quitte et libre, vis-à-vis de lui, de toute dette.

Quant aux origines et au montant de cette dette, la convention ne disait rien, mais le rapport des mandataires du gouvernement belge, annexé au traité de reprise, fournissait, à cet égard, des indications, d’ailleurs fort sommaires.

En effet, le compte général du budget pour 1906, publié en 1906, portait, d’une part, que cette même année, l’État Indépendant avait négocié des titres d’emprunt pour 32.876.465 francs, produit net, encaissé la même année, et que, d’autre part, les deniers de cet emprunt avaient été remis à la Fondation de la Couronne, à concurrence de 29 millions 447.817 francs, soit en chiffres ronds 30 millions[12].

Les membres de la Commission des XVII ne manquèrent pas de se demander ce qu’étaient devenus ces 30 millions, prêtés par un État en déficit, à une Fondation, dont les revenus annuels dépassaient, à cette époque, 6 millions, et qui avait pu faire en Belgique des acquisitions et des travaux considérables.

M. Louis Bertrand posa la question suivante :

« L’État du Congo a avancé à la Fondation de la Couronne une somme de 30 millions. Quel usage a été fait de cette somme ? »

Une fois de plus, on répondit évasivement.

Le gouvernement se borna à dire que « cette somme avait été employée aux travaux divers indiqués en réponse la question 9 de M. Schollaert ».

Or, dans cette réponse à M. Schollaert, il était dit seulement, en termes vagues, que la Fondation avait consacré ses ressources « aux travaux exécutés à Laeken, dans le domaine et les environs, aux serres de Stuyvenberg, à divers travaux à Ostende, à l’achat d’immeubles qu’elle a remis à l’État Indépendant ».

Ces explications ne parurent point satisfaisantes au leader de la gauche radicale, M. Paul Janson.

Dans une lettre adressée à la Commission des XVII, le 17 mars 1908, il fit observer que les 30 millions avaient été remis à la Fondation en 1906 ; que, depuis, elle n’avait point fait d’acquisitions importantes d’immeubles ; que, d’autre part, il n’était point justifié que les avances de l’État eussent servi à l’exécution de travaux ; que, par conséquent, la Commission devait exiger des explications complémentaires et poser au gouvernement la question suivante :

« Si le gouvernement persiste à soutenir que les 30 millions prêtés par l’État Indépendant du Congo ont servi à des travaux payés par la Fondation, depuis la date du prêt : Quels sont ces travaux ? Quand ont-ils été payés ? Quelles sont les pièces justificatives de paiement ? À quoi a servi ce prêt considérable ? »

Mais le gouvernement continua à rester dans le vague. Il se borna à répéter que la Fondation avait remis à l’État des immeubles pour une valeur de 27.290.913 francs, et exécuté sur le domaine de l’État belge des travaux qui devenaient la propriété de celui ci ; qu’au surplus, « les points relatifs aux conditions dans lesquelles le prêt avait été consenti étaient du domaine de la gestion de l’État Indépendant, dans lequel la Belgique n’avait pas à s’immiscer »[13].

Lors de la discussion publique du traité de reprise, M. Paul Janson revint à la charge. Il réclama des preuves. Il insista sur ce fait essentiel que les 30 millions n’ayant été encaissés par l’État qu’en 1906, n’avaient pu être remis à la Fondation avant cette date, et n’avaient pu être dépensés par elle qu’après cette date. Or, depuis 1906, elle n’avait guère acheté d’immeubles et on ne justifiait point qu’elle eût exécuté des travaux[14].

Peut-être, ces demandes pressantes d’explications, laissées sans réponses satisfaisantes, eussent-elles compromis, sinon la reprise, devenue inévitable, du moins le vote du traité, dans les conditions proposées, si M. Renkin, ministre de la Justice, n’avait pas coupé court au débat, par ces déclarations péremptoires, qui semblaient ne pouvoir venir que d’un homme ayant tout vu et tout contrôlé :

L’argument si bruyamment développé par M. Janson — disait-il à la séance de la Chambre du 5 mai 1908 — ne signifierait rien, s’il ne signifiait que le Souverain avait détourné, à son profit et au préjudice de la colonie, une somme de 30 millions.

Quelles que soient ses intentions, une pareille attaque devait nuire à la royauté. Or, sur quoi se base-t-elle ? Sur de pures suppositions et des confusions évidentes.

Il existait des relations financières entre la Fondation de la Couronne et l’État du Congo, et il y a eu des avances faites, en plusieurs fois, par l’État à la Fondation. Le compte de ces avances a été arrêté en 1906.

J’ai dit qu’il s’agissait d’opérations de trésorerie qui, dans un pays parlementaire, n’auraient pu se faire sans une loi, mais qui n’avaient pas besoin de loi pour se faire dans un pays de régime absolu. Il est inexact que l’avance ait été faite en une fois. Les faits avancés par M. Janson sont inexacts et j’atteste ici, solennellement, que tout ce que j’ai dit est l’expression de la vérité.

Que pouvaient, en présence de ces déclarations, répondre encore M. Janson et ceux qui, comme lui, conservaient des doutes sur cette obscure affaire des 30 millions ?

M. Renkin engageait sa responsabilité de ministre.

Il se portait fort pour le Roi.

Il attestait solennellement que tout s’était passé régulièrement. Il affirmait, et le gouvernement avec lui, que tout l’actif du Congo, comme de la Fondation, était remis à l’État, à la Belgique, et que, par conséquent, ceux qui accusaient Léopold II d’avoir commis un détournement au préjudice de la colonie, ne basaient cette injustifiable attaque que sur des confusions évidentes et des suppositions contraires à la vérité.

La Chambre le crut. Une minorité seulement, dont nous fûmes, continua à réclamer des comptes. Le traité de reprise fut voté, tel quel, le 20 août 1908, par 83 voix contre 54 et 9 abstentions, et, jusqu’à l’ouverture de la succession du Roi, on ne parla plus guère des 30 millions.

Tout au plus quelques feuilles radicales ou socialistes rappelaient-elles, de temps à autre, cette affirmation d’un journal conservateur d’Anvers, le Handelsblad, que ces millions avaient été donnés par Léopold II à sa maîtresse, la baronne Vaughan[15].


§ 6. — La succession royale.


Le Roi mourut un an après la reprise du Congo, le 17 décembre 1909.

Son testament, publié le soir même, était ainsi conçu :

J’ai hérité de mes parents 15 millions. Ces 15 millions, à travers bien des vicissitudes, je les ai toujours religieusement conservés. Je ne possède rien d’autre.

Après ma mort, ces 15 millions deviennent la propriété de mes héritiers et ils leur seront remis par mes exécuteurs testamentaires, afin que mes héritiers se les partagent.

Je veux mourir dans la religion catholique, qui est la mienne. Je veux être enterré de grand matin, sans aucune pompe. À part mon neveu Albert et ma maison, je défends que l’on suive ma dépouille.

Il ne fut tenu aucun compte de ces suprêmes volontés.

Le Roi avait demandé à être enterré de grand matin : on célébra ses funérailles, en grande pompe, au milieu d’une foule immense dont l’attitude, peu recueillie, fit scandale.

Le Roi déclarait ne posséder rien d’autre que les quinze millions dont il avait hérité : à peine était-il enterré, que les avocats des princesses se mettaient en quête, procédaient à des opérations d’inventaire, interrogeaient des personnes de l’entourage royal, et ne tardaient pas à découvrir qu’à côté des 15 millions légués à ses filles, Léopold II possédait tout une fortune ; placée ou déposée dans des sociétés ou des fondations d’une légalité au moins douteuse.

Dès le premier jour, on apprit, par le Moniteur belge, qu’à la date du 27 novembre 1909, le Roi avait fondé, au capital de 12.400.000 francs, une prétendue société commerciale, la Compagnie pour la conservation et l’embellissement des Sites, dont presque tous les apports consistaient en immeubles ayant appartenu à la Fondation de la Couronne[16].

Quelques semaines après, les journaux annonçaient que le Roi et son médecin le Dr Thiriar, avaient fondé, au capital de 2.480.000 francs une société civile, la Société de la Côte d’Azur, pour les résidences d’hiver de la famille royale ou pour l’hospitalisation des convalescents du Congo. La majorité des actions y appartenait au Dr Thiriar, mais personne ne douta que cet honorable praticien ne fût un prête-nom.

Enfin, vers la mi-janvier, on révéla l’existence d’une troisième personne morale, due également aux œuvres de Léopold II, la fameuse Fondation de Niederfullbach, qui possédait ou détenait des immeubles et des capitaux d’une valeur totale dépassant quarante millions.

Ajoutons, pour être complet, que l’on trouva dans la succession, au lieu des quinze millions dont parlait le testament, vingt millions en valeurs diverses.

Bref, à supposer que les biens de Niederfullbach, de la Société de la Côte d’Azur, ou de la Compagnie des Sites, appartinssent au Roi et dussent être compris dans sa succession, ce n’est pas à quinze millions, mais à quatre-vingts millions et plus que cette dernière devait être évaluée.

Aussi discutait-on, à grands renforts d’arguments juridiques, la question de savoir si les fondations et sociétés royales étaient valables, lorsqu’une note, parue dans un journal bruxellois, la Gazette, vint révéler un fait nouveau, d’une gravité indéniable, qui devait nécessairement transporter le débat sur un autre terrain.

La Gazette, en effet, affirmait l’existence, dans le patrimoine personnel du Roi et dans la Fondation de Niederfullbach, d’un nombre considérable de fonds de l’État congolais, dont on ne tarda pas à connaître le relevé exact : il y en avait pour 11.436.500 francs dans le patrimoine personnel et pour 13.640.000 francs dans la Fondation, soit, en tout pour 25.076.500 francs.

Cela étant, il était impossible de ne pas se demander d’où venaient ces fonds d’État congolais, et comme il était peu probable que le Souverain les eût achetés, comme il avait d’autre part déclaré qu’il ne réclamait rien pour le remboursement de ses avances au Congo, la présence de fonds congolais dans sa succession devait nécessairement donner lieu à des suppositions fâcheuses.

De ce moment, d’ailleurs, les révélations se multiplièrent, et, finalement, les journaux officieux déclarèrent qu’il y avait eu de la part du roi Léopold II des réticences, au sujet de valeurs considérables ayant fait partie du patrimoine de la Fondation de la Couronne ; que ces réticences avaient été découvertes au cours des discussions ouvertes sur la succession royale ; qu’au surplus, rien n’était perdu, puisque les valeurs se trouvaient dans les nouvelles fondations.

On reconnaissait, par conséquent, cette chose énorme qu’en 1908, contrairement aux déclarations formelles du Gouvernement, le Roi n’avait pas remis à la Belgique tout l’avoir du Congo ou de la Fondation de la Couronne, qu’il avait gardé par devers lui une partie considérable de cet avoir, que les millions ainsi retenus se trouvaient, soit dans la Fondation de Niederfullbach, soit dans la Société de la Côte d’Azur, ou la Compagnie des Sites.

Quant à la destination et à l’importance des biens ainsi retenus, le Roi s’en était expliqué dans une lettre adressée, le 21 août 1909, à M. Pochez, fonctionnaire belge et trésorier de la Fondation de Niederfullbach.

D’après cette lettre, la fortune de Niederfullbach se composait, outre les immeubles, de titres valant 5 millions de marks et de titres valant 26.430.000 francs, qui y étaient simplement déposés et devaient servir, soit à subventionner la Société de la Côte d’Azur, soit à exécuter, par l’intermédiaire de la Compagnie de Sites, des vastes travaux publics, soit à aider au développement de la marine marchande.

Nous retrouvons donc, dans la lettre à M. Pochez, toutes les idées qui ont dominé le Roi, dès le début de son règne.

C’est pour favoriser l’expansion commerciale de la Belgique, pour la parer de monuments somptueux, pour être à même d’exécuter, sans devoir passer par les Chambres, d’immenses travaux publics, qu’il pressura pendant vingt ans les indigènes du Congo et que, devant le refus du Parlement de maintenir la Fondation de la Couronne, il ne craignit pas de recourir à des réticences mensongères, de manquer à des engagements solennels.

Qu’en agissant ainsi, au surplus, il ait cru de bonne foi, agir au mieux de l’intérêt national, nous ne songeons pas à le contester.

Certes, à côté des millions de Niederfullbach, il y eut les millions de la baronne Vaughan — les fameux trente millions, dont avait parlé le Handelsblad en 1908 —, et, pendant les dernières années du règne, la confusion parait avoir été complète entre la fortune personnelle de Léopold II, les biens de la Liste civile, les biens de la Couronne et ceux de l’État du Congo. C’étaient, en quelque sorte, des vases communicants où le Souverain puisait, à sa fantaisie, soit pour subvenir à ses dépenses personnelles, soit pour faire des donations manuelles à sa maîtresse, qu’il épousa religieusement in extremis, soit pour commencer les travaux dont l’achèvement incomberait à la Belgique.

Mais, étant donné que, systématiquement, il fit détruire avant sa mort tous les éléments de comptabilité qui eussent permis de voir clair — aussi bien les comptes de sa fortune personnelle ou de la Liste civile que ceux de l’État du Congo ou de la Fondation[17] —, on ne saura peut-être jamais comment son patrimoine, qui devait être, à un moment donné, beau coup plus considérable, se trouva officiellement réduit aux vingt millions de l’héritage des princesses et à l’avoir de Niederfullbach, de la Société de la Côte d’Azur et de la Compagnie des Sites.

Une chose est certaine, en tout cas, c’est que, dans l’hypothèse, d’ailleurs improbable, où ces créations juridiques pourraient être maintenus, le Roi serait arrivé à ses fins, malgré le Parlement belge, malgré l’abandon de sa Fondation congolaise.

Que voulait-il, en effet, et pourquoi défendit-il unguibus et rostro la Fondation de la Couronne ?

Il voulait disposer de capitaux considérables dans un triple but : œuvres hospitalières et encouragements aux missions du Congo ; embellissement des résidences royales et travaux somptuaires en Belgique ; développement de la marine marchande.

Or, sur la promesse que la Fondation serait supprimée et son avoir intégralement remis à l’État, le Parlement belge consentit à mettre à la disposition de la Couronne deux fonds, l’un de 45.500.000 francs, l’autre de 50.000.000 de francs, sans compter les subventions annuelles aux missions et les dotations princières.

D’autre part, en ne remettant pas à la Belgique tout l’actif du Congo et de la Fondation, ainsi que ses ministres l’avaient solennellement promis en son nom, le Roi garda par devers lui des sommes considérables, — une quarantaine de millions au bas mot, — grâce auxquels les projets qu’il avait en vue devaient être exécutés par ses hommes de confiance.

Il obtenait ainsi, globalement, un capital-argent dont le revenu devait être sensiblement égal à celui qu’eût donné la Fondation de la Couronne, et l’on comprend que, dans ces conditions, il ait fini par consentir à supprimer cette dernière.

Mais lorsqu’à sa mort, que l’on n’attendait pas si tôt, ces faits durent être avoués, ou furent révélés au cours des opérations d’inventaire ; lorsqu’on apprit, en outre, que des fonds d’État congolais, de provenance suspecte, venaient d’être découverts dans la succession royale, l’opinion publique s’émut. MM. Vandervelde, Mechelynck et Janson interpellèrent. Ils mirent le Gouvernement en demeure de s’expliquer et de dire ce qu’il comptait faire. Ils demandèrent compte, spécialement, à M. Renkin, des paroles qu’il avait prononcées en 1908, lorsque M. Janson l’interrogeait au sujet de l’affaire des trente millions.

Au nom du gouvernement, le ministre de la Justice, M. Delantsheere, répondit, avec la tranquillité d’un homme qui ne faisait point partie du ministère, à l’époque de la reprise :

Il est exact qu’après le décès du Roi, on a constaté qu’il existait en divers endroits, notamment dans la Fondation de Niederfullbach, dans la Société des Sites, dans la Société de la Côte d’Azur — je ne les cite qu’à titre exemplatif — des biens ou valeurs, meubles ou immeubles que ces organismes détiennent, sur lesquels le gouvernement belge possède des droits et sur lesquels il entend exercer les droits qui lui appartiennent.

À quel titre ces droits appartiennent-ils au gouvernement ? Ses titres principaux sont la reprise de tout l’avoir de l’État Indépendant du Congo comme tel, la disparition de la Fondation de la Couronne et le transfert de tout son avoir à la Belgique ensuite : je tiens à distinguer clairement ces titres divers, comme à souligner aussi que l’État belge entend faire valoir tout autre titre quelconque qui lui donne des droits sur ces biens.

Le Gouvernement a pris les mesures nécessaires pour faire connaître et pour affirmer ses droits.

Quant à M. Renkin, son rôle était infiniment plus difficile. Il s’était engagé à fond. Il s’était porté fort pour le Roi. Il avait imprudemment apporté à la tribune des attestations que l’événement venait démentir. Il n’avait que le choix entre s’avouer dupe ou complice.

Dans ces conditions, on le vit se lever, après M. Delantsheere, et, sans un mot pour justifier, excuser, ou seulement expliquer la conduite du Roi, prononcer les paroles d’aveu, que les Annales parlementaires[18] du 3 mars 1910 rapportent en ces termes :

M. Renkin, ministre des Colonies. — Qu’ai-je dit dans les deux discours que j’ai prononcés le 25 avril et le 5 mai 1908 ? J’ai dit :
xxxx « 1 Que les sommes portées au débit du compte de l’État Indépendant de 1906, comme avancées à la Fondation, n’avaient pas fait l’objet d’une avance unique, mais de plusieurs avances successives ;
xxxx « 2 Que l’opération mentionnée au compte de 1906 était la régularisation de l’état de choses créé par les avances successives ;
xxxx « 3 Que si les sommes nécessaires au service de ces titres de rente n’avaient pas figuré plus tôt au budget, c’est que la Fondation en assurait elle-même le service et remettait à l’État les sommes nécessaires à cet effet ;

« 4° Que la Fondation avait dépensé en Belgique bien au delà de ces sommes ;

« 5° Qu’elle avait remis en immeubles et travaux un capital de 28.127.000 francs à l’État belge. »

J’ai attesté dans la séance du 25 avril 1908 que ces déclarations étaient sincères, et je l’atteste encore. J’ai toujours cru qu’elles correspondaient à l’exacte vérité.

Je n’ai pas besoin de dire que si je n’avais pas eu cette conviction absolue, je n’aurais pas parlé comme je l’ai fait…

M. Bertrand. — Et aujourd’hui ?

M. Rennkin, ministre des Colonies. — … mais je dois reconnaître aujourd’hui, à la lumière de faits nouveaux, qu’en plusieurs points elles étaient, à mon insu, inexactes. (Exclamations à gauche et à l’extrême gauche.)

M. Vandervelde. — Alors, vous avez été trompé par le Roi ?

M. Renkin, ministre des Colonies. — Je dis ce que je dis, et rien de plus.

M. Fléchet. — C’est la conclusion de ce que vous dites.

M. Nenjean. — Qu’avez-vous fait pour ne pas être trompé ?[19]

Il était naturellement impossible que de telles explications satisfassent la Chambre. Les orateurs qui prirent la parole après le ministre des Colonies, eurent pour lui des mots très durs. M. Paul Janson s’écria : « Quand un ministre a induit la Chambre en erreur, il n’y a qu’une chose à faire, c’est de s’en aller. » M. Hymans, leader de la gauche modérée, taxa M. Renkin d’impéritie. M. Vandervelde constata que si le gouvernement n’avait rien su, n’avait rien vu, avait tout ignoré, il avait fait preuve d’une légèreté sans nom[20].

Mais si telle était, sans doute, l’opinion de presque tous les parlementaires, la discipline des partis eut raison des convictions individuelles et, au vote, l’ordre du jour de blâme fut repoussé, droite contre gauche, à quatre voix de majorité.

Quant aux millions de Niederfullbach, ils restent déposés à la Banque Nationale de Belgique, en attendant qu’une solution, amiable ou judiciaire, intervienne.

En somme, l’histoire des relations entre la Belgique et l’État du Congo, c’est l’histoire dune lutte de vingt-cinq ans entre le Roi, qui veut devenir maître, et le Parlement, qui entend le rester.

Pendant longtemps, le Roi semble devoir l’emporter. Son influence grandit, à mesure que ses entreprises se développent. La bourgeoisie belge salue en lui le prince des lanceurs . d’affaires. Il ajoute au prestige royal, le prestige d’un chef de trust. Pour ceux que ne séduisent pas des décorations ou des titres de noblesse, il a des parts de fondateurs, des actions de jouissance, des places d’administrateurs dans ses sociétés. La presse le soutient. Les ministres se courbent devant lui. La majorité des Chambres n’oppose qu’une faible résistance à ses volontés.

Mais cette résistance s’accentue lorsque s’ouvre l’ère des difficultés. Les abus dénoncés par la Commission d’enquête, les protestations de l’Angleterre, les accroissements démesurés de la dette congolaise, les tentatives faites par le Roi pour créer un pouvoir occulte, au moyen de la Fondation de la Couronne, éveillent des inquiétudes et soulèvent des protestations.

Le Parlement se ressaisit. Il se prononce pour la reprise immédiate. Il vote une loi sur le gouvernement du Congo, dont chaque article est une mesure de défiance contre le pouvoir royal. Il exige que la Fondation de la Couronne disparaisse. Il défend, avec une âpreté croissante, ses prérogatives souveraines.

Malgré tout, cependant, le Roi lutte encore. Impuissant à se mettre au-dessus des lois, il s’efforce de les tourner. De hauts magistrats, de hauts fonctionnaires consentent à l’aider. Le gouvernement ne voit rien, ou ne veut rien voir. Il crée de nouvelles fondations. Il s’épuise en efforts désespérés pour que ses projets ne disparaissent pas avec lui. Il bâtit, il fait des plans, il rêve encore des entreprises nouvelles, lorsque, brusquement, la mort vient le surprendre, dans un coin de son palais démeublé, au milieu des ruines de son système, au moment même où, dans un acte solennel, le ministre des Colonies venait d’annoncer que, pour les indigènes du Congo, l’ère des réformes allait s’ouvrir.



  1. On trouvera le texte de la lettre du Roi a M. Beernaert (16 avril 1885), d’où nous extrayons ce passage, dans Wauters : L’État Indépendant du Congo, p. 93. Bruxelles, 1899.
  2. Ibid, pp. 97 et suiv.
  3. On trouvera les discours de MM. Renkin, Beernaert, Picard et Delantsheere, dans les Annales parlementaires : Chambre, mars 1901, et Sénat, décembre 1901.
  4. Voir ce sujet le très intéressant article de M. A.-J. Wauters, dans le Mouvement géographique du 15 mai 1910.
  5. Le Roi écrivit à M. Woeste, membre de la Section centrale qui examinait le projet de Smet, une lettre personnelle, très dure pour M. Beernaert, par laquelle il se refusait à assurer l’administration du Congo pendant la période de transition qu’eût nécessité la reprise. Lorsque M. Woeste donna inopinément lecture de cette lettre, au cours d’une des séances de la Section centrale, l’impression qu’en ressentit M. Beernaert fut telle que tous ceux qui assistèrent à cette scène en ont conservé un souvenir pénible. Le projet Beernaert fut, d’ailleurs, immédiatement abandonné.
  6. Discours prononcé au Sénat, le 6 août 1901. Documents parlementaires. Sénat, 1900-1901, p. 581.
  7. Documents parlementaires. Chambre des Représentants, 1907-1908. p. 454.
  8. Documents parlementaires. Chambre des Représentants, 1907-1908. Rapport des mandataires du gouvernement belge, p. 346.
  9. Documents parlementaires, 1907-1908, p. 341.
  10. Documents parlementaires. Chambre des Représentants, 1907-1908, p. 325.
  11. Chambre des Représentants. Documents, 1907-1908, p. 581.
  12. Documents parlementaires. Chambre des Représentants, 1907-1908, p. 365.
  13. Documents parlementaires, 1907-1708, p. 586.
  14. Séance de la Chambre des Représentants du 4 mai 1908.
  15. Il paraît d’ailleurs probable que les libéralités considérables faites par le Roi à Mme Blanche Delacroix, dite baronne Vaughan, n’ont pas été faites avec les deniers provenant de la Fondation de la Couronne.
  16. À la première séance d’inventaire, le baron Aug. Goffinet, administrateur de la Liste civile, déclare que « la fortune royale comprend, outre l’avoir et les litres auxquels se réfère le testament royal, les parts sociales attribuées au roi Léopold II dans la Société des Sites.
    xxxx « Il déclare en outre qu’il lui a été fait, à lui, Auguste Goffinet, attribution de sept mille parts dans la Société des Sites pour des immeubles qu’il a, lui, apportés, mais qui, en réalité, ne lui appartiennent pas.
    xxxx « Ils ont été acquis, d’après les ordres du Roi, au moyen de fonds du Domaine de la Couronne.
    xxxx « Le baron Constant Goffinet déclare également qu’il avait apporté à la même Société des Sites deux immeubles qui avaient été acquis, d’après les ordres du Roi, au moyen de fonds appartenant à la Fondation de Niederfullbach.
    xxxx « Il fut en outre déclaré que le Roi possédait, outre les valeurs précitées :
    xxxx « 1° 10.000 hectares dans le Mayumbe ;
    xxxx « 2° Certains immeubles qui avaient été acquis par des tiers pour le Roi.
    xxxx « Le baron Goffinet déclare, pour le surplus, qu’il était encore inscrit à son nom deux séries d’immeubles, situés à Ixelles et dans les environs des rues Galilée, du Pôle et du Méridien, et qui, en réalité, avaient été acquis avec des fonds ne lui appartenant pas. »
  17. Voir interpellation Vandervelde, à la séance de la Chambre des Représentants du 3 mars 1910.
  18. Annales parlementaires. Chambre, 3 mars 1910, p. 751.
  19. Annales parlementaires, p. 703.
  20. Il est incompréhensible, pour ne pas dire incroyable, que les ministres, ou certains ministres n’aient rien vu, car le rapport qui leur avait été adressé, le 15 novembre 1907, par les mandataires du gouvernement belge, chargés de préparer, avec les mandataires de l’État Indépendant, le transfert du Congo à la Belgique, contient, au sujet des 30 millions de la Fondation de la Couronne, une contradiction tellement flagrante qu’elle devait suffire, à elle seule, pour les mettre en éveil.
    xxx À la page 60 de ce document, on lit :
    xxx « En Belgique, la Fondation ne possède plus guère d’immeubles. On sait qu’elle a remis tous ceux qu’elle y avait acquis, à l’État Indépendant, c’est-à-dire, en cas de reprise, au domaine public belge. Les immeubles, objets de la transaction, sont évalués à 29 millions de francs environ. Par le fait de la reprise, la Belgique rentrera donc dans l’avance des 30 millions qu’elle a faite au Congo et à laquelle l’annexion lui enlevait tout droit. »
    xxxx Donc, les 30, ou plus exactement les 29 millions servent à rembourser la Belgique.
    xxxx Mais à la page 50, par contre, les mandataires disent :
    xxxx 
    En résumé, la situation de la dette de l’État Indépendant, y compris les émissions correspondant aux avances faites à la Fondation de la Couronne et remboursées par celle-ci en immeubles, se présente ainsi qu’il suit… »
    xxxx Il est évident que ce passage du rapport contredit celui de la page 60 : si les immeubles ont servi à rembourser l’État Indépendant de ses avances à la Fondation, ils ne peuvent plus servir à rembourser la Belgique de ses avances à l’État.
    xxxx Mais, de ce que ces affirmations se contredisent, il ne s’ensuit pas qu’à un moment donné, l’une et l’autre n’aient été exactes ; et, en réalité, il semble bien que les deux phrases ont été écrites à deux stades différents des négociations.
    xxxx En fait, la phrase de la page 60 a dû être écrite avant l’autre, car si les immeubles avaient été remis à l’État, pour le rembourser de ses avances, il n’eût plus pu être question de s’en servir pour rembourser la Belgique.
    xxxx Sans doute, entrait-il dans les intentions du Roi, qui voulait se donner l’apparence de ne rien devoir à la Belgique, de la rembourser avec les immeubles de la Fondation, tout en gardant, par devers lui, les avances faites par l’État à la Fondation. Mais, au cours des négociations, les mandataires, et notamment M. Van Cutsem, dont c’était le métier, durent s’apercevoir que les émissions de la dette congolaise étant de 114 millions, il manquait 30 millions remis à la Fondation. C’est alors, vraisemblablement, que, pour dissimuler cette fuite, on inséra la phrase de la page 50.