La Belgique martyre/04

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La Belgique martyre
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 25 (p. 127-138).
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IV


Les Allemands entrent dans un village. Le doigt sur la gâchette, le canon au creux du bras, ils regardent les maisons et saluent d’une fusillade les habitans qui se montrent à leur seuil ou à leur fenêtre. Leur chef descend à la maison communale, fait venir le bourgmestre, impose d’immédiates réquisitions. En même temps, les soldats se répandent dans les rues et les fermes, enfoncent les portes qui ne s’ouvrent pas assez vite, maltraitent les habitans, visitent les caves sans retard, se font servir à manger. D’autres conduisent à leur commandant les notables du lieu. Ceux-ci serviront d’otages. Si un coup de feu est tiré, si les vivres réquisitionnés ne sont pas livrés à temps, si l’impôt de guerre n’est pas versé, si l’armée belge reprend l’offensive de ce côté, ils périront. Parfois le curé, le notaire, le médecin, ne suffisent pas. On réunit alors, dans quelque enclos bien gardé, toute la population mâle. Soudain, au fond d’une ruelle écartée, on entend une détonation, ou tout simplement un Allemand qui crie que l’on a tiré. C’est le signal du pillage. Les officiers ont déjà, revolver au poing, dévalisé les caisses publiques, la succursale de la Banque Nationale s’il y en a : c’est maintenant aux soldats de travailler. Ils s’y emploient. Les magasins sont dévalisés, les plus pauvres chaumières visitées et démeublées. Le soir, feu de joie : on incendie, sinon tout le village, du moins quelques maisons !

Les pauvres gens se taisent, terrorisés. Auraient-ils envie de défendre leur bien ou leur femme au prix de leur vie, ils ne le peuvent pas, sachant que d’autres, gardés à vue à la maison communale, paieraient pour eux. Le calcul souvent porte à faux, car le sort des otages ne dépend pas d’un acte réel, mais de l’arbitraire. Une fois entre les mains des Allemands, ils peuvent tout bas se remettre entre les mains de Dieu.

Parfois on les emmène. On les joint à des milliers de prisonniers civils qui sont déportés sans raison. Ils n’ont pas le temps de dire adieu. Ils vont connaître le train à bestiaux, les longues heures et les longs jours de marche, la faim, la soif, le froid. Ils vont atteindre les camps lointains où, lâchement, on a parqué la foule des innocens sous la garde de nouveaux bourreaux. Ou bien, poussés au mur, on les fusillera. On leur fera peut-être, au préalable, comme aux condamnés de Wygmael, creuser leur tombe. S’ils sont trop nombreux pour qu’une salve suffise à les exterminer, on se servira de la mitrailleuse. On les trouvera le soir tombés en travers les uns des autres, dans leur sang coagulé, ou, comme à Elewyt, à genoux et les mains encore jointes, glacés par la mort dans l’attitude de la supplication. Peut-être aussi se contentera-t-on de les faire souffrir. On les conduira dans les champs, on leur annoncera qu’ils vont mourir, on leur demandera comment ils préfèrent mourir : assis, debout, couchés ? On leur fera tenir, des heures durant, les mains levées ; on jouera devant eux cinq ou six fois le simulacre de la fusillade. On les frappera s’ils ne marchent pas assez vite, comme l’évêque de Tournai, vénérable octogénaire, poussé sur la route d’Ath avec les notables de sa ville, et qu’un soldat, le voyant prêt à tomber, accable de coups de poing ! On les fera retourner d’où ils viennent, après des tours et des détours, pour voir leurs maisons détruites, et on les lâchera enfin, dans un éclat de rire ou un blasphème !

Là où l’occupation semble moins barbare et où les villageois croient pouvoir continuer à vivre de leur vie ordinaire, des épisodes sanglans marqueront le passage de l’envahisseur. Des paysans reviendront du travail des champs : sans motif, on les abattra à distance. Au bruit, comme à Averbode, des habitans s’enfuiront-ils dans les prairies : d’une salve on les fauchera. Les Allemands ont-ils reçu des balles dum dum : ils en essaieront l’effet, comme à Muysen, le 6 septembre, sur d’inoffensifs civils. Se montre-t-on empressé vis-à-vis d’eux : ils récompenseront l’amabilité de leur hôte en le tuant, comme le cabaretier Degend, de Tessenderloo, poussé par eux au mur après qu’il les eut gavés. Ont-ils reçu ordre de ne pas faire de mal : ils s’en remettront de ce soin à leurs successeurs, comme ce détachement qui passa à Lubbeek et fut reçu par l’aubergiste : « L’aubergiste nous raconta, dit le témoin v. d. K., que les Prussiens avaient été si contens de sa réception qu’ils l’avaient quitté en lui serrant la main et en disant : Braves gens ! Avant de partir, ils avaient écrit sur sa porte « une bonne recommandation. » L’un de nous alla voir, ajoute le témoin, et lut cette phrase en allemand : Les habitans de ce village ne méritent aucune pitié, ils ont tiré sur les troupes ! » Ont-ils trop bu : ils entreprendront quelque jeu cruel, comme à Schaffen, où ils brisent à un homme les bras et les jambes. Une de leurs victimes se plaint-elle : ils l’achèveront, comme M. Cognon, de Visé, qu’ils lardent de coups de baïonnette, qu’ils poussent dans l’eau, et qui, le ventre déchiré, pressant ses entrailles d’une main, est obligé de tirer de l’autre une barque, — jusqu’à ce qu’il meure !

Méditons ce résumé de leurs exploits dans le village de F., c’est le curé qui dépose : « Les Allemands sont arrivés à F., le mardi 18 août, vers 9 heures, comme un essaim. Ils ont mis le feu à cent quatre-vingt-dix maisons. Un millier d’habitans est sans maison. Vingt-deux personnes au moins ont été tuées sans motif aucun. Deux hommes, les nommés Macken et Loods, ont été enterrés vivans, la tête en bas, en présence de leurs femmes. Les Allemands m’ont pris dans mon jardin, ils m’ont lié les mains derrière le dos. Ils m’ont maltraité de toute façon. Ils ont préparé pour moi une potence, disant qu’ils allaient me pendre ; un autre m’a pris par la tête, le nez, les oreilles, faisant le geste de me couper les membres ; ils m’ont contraint pendant longtemps à regarder le soleil ; ils ont brisé les bras du forgeron qui était prisonnier avec moi, et puis l’ont tué ; à un moment donné, ils m’ont forcé d’entrer dans la maison du bourgmestre qui brûlait, puis m’en ont retiré. Cela a duré toute la journée. Vers le soir, ils m’ont laissé regarder l’église, disant que c’était la dernière fois que je la verrais. À six heures trois quarts, ils m’ont relâché en me frappant avec des cravaches de cavaliers. J’étais en sang et je gisais sans connaissance. À ce moment, un officier me fit relever et m’ordonna de partir. À quelques mètres, ils tirèrent après moi. Je tombai et restai pour mort : ce fut mon salut. Avant de me lâcher, ils avaient pris le drapeau belge et l’avaient déchiqueté en petits morceaux. »

C’est sec comme un procès-verbal, c’est tragique comme le crime lui-même. Et qu’il est beau, ce cri de l’homme qui vient de raconter son supplice et le supplice de son troupeau, et qui ajoute en un sursaut, plus ému que par tout le reste, son salut déchirant au drapeau insulté ! Le cas du curé de F. n’est pas unique. Comment les brûleurs d’églises respecteraient-ils les pasteurs ? Les prêtres des campagnes sont tout désignés pour servir d’exemples. En arrivant au Pin, un des premiers villages qu’ils rencontrent après avoir franchi la frontière du Luxembourg belge, le commandant prussien hurlait : « Nous fusillerons tous les curés ! nous en avons déjà fusillé cinq ! » Beaucoup de paroisses du val de Meuse ont vu tomber leurs prêtres. Rien que dans le diocèse de Namur vingt-six ont été exécutés. On ne compte pas ceux qu’on a emprisonnés et conduits en exil. Le récit du sac de Louvain nous y montrera bientôt les religieux tués par dizaines. Ceux qui, chassés, avaient pu fuir de la ville ne furent guère plus heureux. Le Frère R., des Écoles chrétiennes, est arrêté brutalement dans les champs avec un groupe de prêtres, parmi lesquels on nomme le chanoine Noël, professeur à l’Université, le curé de Saint-Joseph, le Père Recteur du couvent de Scheut. On les enferme dans une grange. De leur prison ils peuvent entendre les officiers déclarer dans la maison voisine qu’ils ont l’intention de tuer tous les curés de Louvain. À peine ont-ils perçu ce sinistre présage qu’on vient les chercher ; on les pousse dans une porcherie dont on fait, devant leurs yeux, sortir le porc. On les déshabille complètement. On vole tout ce que contiennent leurs poches, on jette leurs bréviaires sur le fumier. Le curé de Buecken, âgé de 83 ans, voyant emmener les habitans de son village, supplie de pouvoir les suivre. On le prend, on l’attache à un canon qui le secoue à le briser. Quand on le détache, c’est pour le traîner à terre, la tête rebondissant sur les durs pavés. À bout de forces, le vieillard ne peut retenir cette prière : « Tuez-moi ! plutôt ! Tuez-moi !… » Le Père commun des fidèles est bien loin de notre terre et de nos souffrances. Entendra-t-il enfin le cri de détresse que notre peuple chrétien et le sang des prêtres martyrs ont poussé vers lui, désespérément ? Condamnera-t-il celui au nom de qui ces crimes sont commis ?

Plus cruelles peut-être que les tortures physiques, il y a les tortures morales. Les Allemands en savent l’horreur. Et violant une fois de plus ces lois de la guerre dans lesquelles les derniers de nos paysans avaient lu leur sauvegarde, ils s’acharnent systématiquement à faire saigner leur patriotisme et à abuser d’eux contre leur pays. Partout dans les campagnes, ils les emploient aux tranchées. Sous la menace du revolver, la colère au cœur, il faut plier ! Ils arrachent aux habitans, par la violence, des renseignemens militaires. De Haecht, ils envoient les hommes du village à Malines pour voir si les Belges s’y trouvent. S’ils ne reviennent pas, et, revenus, s’ils ne disent pas la vérité, leurs femmes et leurs enfans, gardés comme otages, seront fusillés… Ils font le mal sans utilité, par pure haine : dans un hameau du pays de Liége, un instituteur nommé Warnier est sommé non seulement de livrer les cartes qu’il possède, mais encore de fouler aux pieds le drapeau national. La mort le punit de son patriotisme. Ses enfans sont massacrés avec lui !

Autre manière de faire servir les Belges contre leur pays. Les régimens ennemis poussent devant eux les villageois à la bataille. À Tirlemont, un aumônier militaire, l’abbé de Spot, est saisi dans ce dessein avec quantité de civils. Le juge G. constate, à Eppegem, que toute la population mâle du bourg en a été emmenée pour précéder les troupes. Il n’est pas un petit combat dans les Flandres où le procédé ne soit appliqué. Pour ce genre de lâcheté, ils emploient surtout les femmes. Le 25 août, au pont de Lives, ayant arrêté dans les environs toutes les femmes et les petits enfans, ils les font marcher devant leurs lignes. Le 29 août, à Hèrent, M. P. compte environ cinq cents femmes et enfans qui, précédés des curés de Wygmael et de Wesemael, s’avancent, les coudes liés, devant l’armée. À Sempst, le 24 août, ils pénètrent dans les caves, en chassent les femmes à coups de crosse et les poussent au front de leurs régimens en marche. « De tous côtés nous recevrons des coups, dit la femme Nys. Nous fûmes enfin placées contre les trois maisons qui se trouvent au pont de la Senne, au nombre d’une trentaine. Nous dûmes rester les mains en l’air (depuis cinq heures) jusque onze heures et demie du matin. Nous fûmes ensuite jetées dans un fossé profond, mais à sec, auprès du pont. Je restai là quelque temps sans connaissance. Quand je revins à moi, il fut dit que toutes nous devions être fusillées ; ils nous menaçaient de leurs revolvers. Vers midi, ils nous chassèrent toutes. » La citation dépasse la démonstration que je veux faire, mais n’éclaire-t-elle pas bien la manière cruelle des barbares ? Le sergent Bulcke, du 24e de ligne, qui commandait un poste devant Termonde, a compté trois dames et deux jeunes filles parmi les quinze civils que le détachement ennemi qu’il devait combattre menait devant lui. Les femmes de Micheroux ont marché, poussées par les baïonnettes, à l’assaut du fort de Fléron. Dans un village des environs de Gand où je me trouvais peu avant la prise d’Anvers, accourut un jour, éperdu, fou, un paysan d’Hofstade chassé de son village par trop d’horreur : il avait vu sa femme saisie par les soldats allemands et, dépouillée par eux de ses vêtemens, aller sous la pointe des baïonnettes vers les fusils belges qui n’osaient tirer, et tomber morte enfin aux pieds de ses bourreaux. L’échevin V. L., du village de L., a déclaré aux enquêteurs que, le 16 août, il fut forcé, par une avant-garde allemande, de marcher devant elle, les mains levées, accompagné de sa fille que les soldats avaient déshabillée. Et la jeune fille confirme le fait, en tremblant, au procureur du Roi de X. qui l’interroge, et ajoute : « Il s’est passé avec moi des choses que je n’ose pas raconter. »

Car on pense bien que cette lâcheté vis-à-vis des femmes s’accompagne d’autres lâches excès. Avant le pillage d’Andenne, on fait sortir des maisons les pères et les mères, puis la soldatesque envahit les chambres, et viole les jeunes filles laissées seules. Le plus souvent on procède plus cruellement : on n’éloigne pas les parens ou les maris, on les met hors d’état d’intervenir et on les fait spectateurs forcés de l’outrage. À Aerschot, une jeune fille de la chaussée de Louvain est violée, sous les yeux de son père, ligoté par dix-huit Allemands. Le revolver braqué sur elle paralyse ses résistances. Son beau-frère, pareillement ligoté, après avoir assisté à l’assassinat de ses deux enfans, doit assister au viol de sa femme ; puis on l’embarque pour l’Allemagne. À Wacherzeel, dans les mêmes conditions, sept Allemands abusent d’une femme, puis la tuent. À Heyst-op-den-Berg, Marie Vermaelen est renversée par les soldats, tandis que ses petits frères et sœurs s’attachent à elle pour la sauver. À Blauwput, le 19 août, la femme A., enceinte de façon visible, est livrée pendant deux heures aux hommes : il faut la porter pour la reconduire chez elle. Le 20 août, à Corbeek-Loo, dix soldats arrêtent les époux L. et leur fille âgée de seize ans, ils les conduisent au château de M. Frantzen ; ils forcent l’enfant à boire, braquent leurs fusils sur les parens, et conduisent devant eux leur victime sur la pelouse. Elle résiste : on ne la dompte qu’en lui portant cinq coups de baïonnette. « Elle était dans un état des plus graves, ajoute son oncle, notable commerçant de Louvain, qui raconte les faits à la Commission, et le curé de la paroisse qui l’a administrée m’a dit qu’il ne croyait pas qu’elle avait survécu. » À Héverlé, la femme d’un gardien de prison a été odieusement maltraitée par un ambulancier de la Croix-Rouge, raconte le médecin principal X., qui a relevé la malheureuse. Le 26 août, le 48e régiment d’infanterie de réserve, commandé par M. von Bieberstein, occupe Elewyt : les filles de plusieurs notables, âgées de seize et dix-sept ans, sont violées pendant que les parens sont tenus en respect. La servante du vicaire d’A. se défend de ses insulteurs : on la jette à l’eau et on la noie. Aux environs de Montaigu, où des centaines de femmes (témoignage de M. J., séance du 26 septembre) subissent le même sort, un fermier du Keyberg, frappé à coups de crosse parce qu’il voulait protéger sa femme, est serré dans des cordes ainsi que ses enfans, pendant que les Allemands, de neuf heures du soir à six heures du matin, abusent de celle qui continue à l’appeler au secours. À Buecken, près de Herent, après une odyssée sanglante, les hommes de ce dernier village sont attachés à des canons, puis leurs femmes outragées au milieu de leurs enfans, la baïonnette leur piquant le sein. Un général, le lendemain, sans réprimander en rien ses hommes, envoie ces malheureuses vers les lignes belges : « Nous ne vous tuerons pas, ricane-t-il, vous serez tuées par vos propres amis. » Et sous les shrapnels qui éclatent, elles s’enfuient vers l’artillerie belge postée à Malines. À Beyghem, des hommes de trente à trente-cinq ans, qui viennent de brûler trois églises, et parmi lesquels se trouve, donnant ses ordres, l’ober-lieutenant Kümer, conduisent leur proie, une jeune fille, à la cure, abusent d’elle devant la sœur du curé et le curé lui-même qu’ils ont déshabillé, qu’ils empêchent de fermer les yeux ou de tourner la tête ; je néglige les détails immondes. Il faut passer rapidement d’ailleurs sur ce chapitre où les faits se multiplient à l’infini, dans un crescendo d’ignominies. Les magistrats et les membres de la Commission constatent pourtant l’effort que font les victimes de ces attentats pour les tenir secrets. Les plus criminels peut-être, ceux qui ont été commis par des officiers sur des jeunes filles du monde, dans les maisons dont ils étaient les hôtes, sont destinés, par la discrétion désespérée qu’on met à les cacher, à ne jamais être révélés.

Mais on comprend mieux, à connaître ces gestes odieux, le sadisme lâche apporté par les Allemands, dans leurs cruautés mêmes, leur goût barbare de s’attaquer à ce qui est faible et beau, et de raffiner les tortures. Les victimes qui furent fusillées purement et simplement, et qui se comptent par milliers, trois mille dans la seule province de Namur, une des moins peuplées du pays sont, pour la plupart, des hommes valides. Ceux que l’on fait souffrir par plaisir, mourir lentement, sont des vieillards, des femmes, des adolescens, des petits… Arrivant à Averbode, le 20 août, ils voient une femme qui, prise de peur, se cache dans un fossé : ils la tuent à coups de lance. À une heure de là, à Schaffen, ils éventrent une jeune fille de vingt ans. Des paysans des environs de Louvain accourent à Anvers, le 12 septembre, et racontent qu’à Wilsele les Allemands ont voulu brûler vifs la femme Van Kriegelingen et ses onze enfans. « La femme et huit enfans ont été carbonisés, deux ont pu fuir, le dernier a été fusillé dans la rue. Nous avons vu les cadavres de la mère et des enfans et nous avons assisté à l’exécution. » Le général Deruette, aide de camp du roi Albert, a vu, à Hofstade, le cadavre d’une vieille femme percée par jeu de dix coups de baïonnette ; elle tenait encore en main l’aiguille et le bout de fil avec lequel elle cousait. Dans le même village, une paysanne cherche une jeune fille disparue : elle la trouve pendue à un arbre. Le canonnier volontaire De R. décroche du sol les cadavres d’une femme et de son enfant, cloués à la terre par des baïonnettes. Interrogé sur ce qui s’est passé à Boortmeerbeek, le docteur V., de Malines, dépose : « L’épouse van Rollegem est arrivée à l’hôpital de Malines, le 22 août. Le jeudi 20, fuyant de Boortmeerbeek avec son mari, elle fut atteinte par deux coups de feu à la jambe. Elle se jeta dans un fossé pour se mettre à l’abri. Quelques instans plus tard, les Allemands qui avaient tiré sur elle la rejoignirent et lui firent des plaies horribles à la cuisse gauche et à l’avant-bras gauche. Elle demeura ainsi sans secours jusqu’au samedi soir. Les plaies étaient infectées, les vers y grouillaient. » Dans la nuit du 23 au 24 août, des soldats frappent violemment à la porte du château de Canne, chez M. Poswick. Mme  Poswick ouvre la porte : elle est aussitôt assommée à coups de crosse. M. Derrickx, député permanent du Limbourg, qui s’était réfugié au château, arrive à son tour, portant un enfant sur les bras : on le transperce de vingt lances. Le dimanche 30 août, une patrouille de hussards, en guise de distraction dominicale, s’amuse à tirer, chaussée de Bruxelles à Malines, sur une femme de soixante-quatorze ans, Catherine van Kerchove, partout où ils peuvent l’atteindre sans la tuer : un coup de fusil lui emporte la main droite, un autre lui déchire la joue. À Battice, avant de brûler les maisons, les Allemands y font entrer les femmes et les y enferment. À Francorchamp, premier village entre la frontière et Verviers, ils demandent du café ; pendant que Mme  Bovy, âgée de soixante ans, s’empresse de leur en verser, ils la précipitent sur le fumier, face en avant, et la tuent. Ils s’acharnent dans ce même village contre une jeune fille, Fernande Legrand, qui fuyait portant sur son bras un petit enfant qu’ils transpercent. Aux abords de Molenstede, un vieillard de quatre-vingt-dix-huit ans veut protéger sa fille outragée : on le lie à un tronc d’arbre, on amasse de la paille à ses pieds et on le brûle vif. À Hérent, un octogénaire est attaché sur sa chaise, puis on lui ouvre le crâne. À Mouland, un avocat de Liège a aidé à déterrer le cadavre d’un vieillard enterré vivant la veille.

Il faut continuer, en prenant çà et là les exemples frappans, l’énumération sanglante. Les nerfs le supportent à peine, mais, pour avoir une idée du martyre d’un peuple entier, il faut connaître ces détails dont parfois j’atténue la violence. Voyons maintenant les bourreaux s’acharner sur les enfans.

— Quel est le chemin de Gand ? demande le chef d’une patrouille à un gamin de Ternath. Le petit ignore l’allemand : — Je ne comprends pas, répond-il. Pour le punir, on lui coupe les deux mains ; le sang coule si fort qu’il succombe. À Werchter, le 27 août, M. Vincent Ernst de Bunswyck, consul de Belgique dans l’Uganda, voit sous un pont, flottant sur l’eau, le cadavre d’une jeune victime de douze années. Dans la nuit du 25 au 26, le comte H. de Hemptinne, engagé volontaire, ramasse près de Malines le corps d’un garçon de moins de quatorze ans, lardé de traces de lames. À Hofstade, il n’a pas quinze ans cet adolescent que l’on trouve les mains croisées derrière le dos, le corps percé de trous. « Je vis dans cette même commune, déclare le général Deruette, le cadavre d’un enfant qui avait été tué au moment où il demandait grâce. Telle était encore la position de son corps. » « Je vis à Hallembaye, écrit dans son rapport M. C., ingénieur de l’État, cinq malheureux civils horriblement tailladés, les poings liés, que des brutes de soldats tiraient méchamment pour les amener devant un corps d’officiers ; je vois toujours un pauvre petit vacher de treize à quatorze ans qui avait la joue percée d’un coup de baïonnette et les deux bras ruisselans de sang. » À Saint-Hadelin, comme on procède, devant sa femme, à l’exécution du maître d’école, on entraine près de lui et on tue avec lui ses trois enfans, deux filles et un fils. Au Pin, près d’Izel, deux jeunes garçons regardent arriver les uhlans ; ceux-ci les prennent au passage et les font courir, les bras liés, entre leurs chevaux galopans. Leurs cadavres furent trouvés une heure après dans un fossé ; ils avaient les genoux « littéralement usés, » selon l’expression d’un témoin, l’un avait la gorge coupée et la poitrine ouverte, chacun du plomb dans la tête. Sur la route de Louvain à Malines, un jeune homme emmené ne marche pas assez vite : on le frappe ; désespéré, il se jette dans le canal : quand sa tête reparaît à la surface, les Prussiens amusés s’en servent comme d’une cible flottante. À Schaffen, un adolescent est attaché sur un volet, arrosé de pétrole, brûlé vif. Les soldats qui marchent sur Anvers s’emparent à Sempst du couteau du boucher : ils saisissent un petit domestique, lui découpent les jambes, puis la tête, et le rôtissent dans une maison qui flambe. À Lebbeke-lez-Termonde, Franz Mertens et ses camarades van Dooren, Dekinder, Stobbelaer et Wryer sont attachés l’un à l’autre, bras à bras. On leur crève les yeux à la pointe du fer, puis on les abat. À Rethy, la petite Marie van Herck, à Testelt, une fillette de douze ans sont assassinées. À Wacherzeel, un jeune garçon est déshabillé jusqu’à la taille et on s’amuse à le piquer du bout des lames et à faire de son torse mince une cible : pauvre petit Saint Sébastien, innocent et martyr ! À Bertrix, un frère et une sœur adolescens sont tués. Le crime commis, on dépouille leurs cadavres, on les lie à terre l’un sur l’autre, dans une étreinte outrageante et éternelle. On les abandonne en riant. Ce sacrilège infâme ne fait pas rougir les bourreaux !

Les tout petits n’échappent point au carnage. Au contraire, on les recherche comme des victimes de choix : elles ne peuvent pas se défendre. On ramasse le 18 août, à Testelt, les restes d’un bébé de deux ans, l’enfant De Neef, tué d’une balle dans la tête. Le petit Deckers, son voisin, qui n’est guère plus âgé, subit le même sort. Non loin de là, à Betecom, le lieutenant d’artillerie Lemaire trouve, dans un puits mis à sec, les cadavres d’une femme, d’un homme et d’un petit que son père serre encore passionnément dans ses bras. Au début d’octobre, le sergent Delille est envoyé en patrouille à Zillebeke ; il visite avec ses hommes les maisons l’une après l’autre pour en chasser les Allemands qui cantonnent. Il réveille un soldat qui dort au milieu de ses vètemens jetés, de son sac, de ses armes. « En visitant le sac, dépose le sergent, nous y avons trouvé la main d’un petit enfant de deux à trois ans : elle avait été coupée un peu au-dessus du poignet. Dans notre fureur nous avons dit à l’Allemand : c’est vous qui avez fait cela ? Et, sur son aveu, nous l’avons fusillé. » C’était un soldat de la landwehr. Le 20 octobre, sur l’Yser, après un assaut contre Pervyse, on fouille six prisonniers que l’on vient de faire : sur l’un d’eux on découvre deux mains d’enfans coupées… Les pères de famille d’outre-Rhin rapportent chez eux sans honte ces glorieux trophées. N’en a-t-on pas vu un marcher dans les rangs, au vu de ses officiers, portant fièrement un petit enfant embroché à sa baïonnette ?

Et ce n’est point le fanatisme qui les pousse, le désir d’exterminer. C’est le plaisir de faire mal. Voyez ressusciter dans cet épisode affreux tous les instincts du barbare : c’est le général baron de Stein d’Altenstein qui écrit, le 18 septembre, à la Commission : « La nommée Barbara Verbandert, épouse de Jean-Franz Dewit, de Humbeek-lez-Wolverthem, me déclare que les Allemands ont publié ce matin l’avis que tous les habitans devaient avoir quitté le village pour dix heures. Elle partit donc avec ses six enfans, trois dans une première charrette, trois avec elle dans une autre. La première charrette avait pris une avance de plus de cent mètres, quand, avant d’arriver à la chapelle Saint-Roch, des coups de feu retentirent tout près, et deux enfans, Jean et Florentine, âgés de dix et de six ans, furent tués. La cervelle de l’aîné fut projetée sur le sol ainsi que sa casquette. Le conducteur s’enfuit dans la charrette qui contenait les cadavres, et quand le second véhicule arriva à la hauteur des Allemands, ceux-ci, devant la mère, donnaient des coups de talon à la casquette et aux débris de cervelle en criant : Belgische Bluth ! Belgische Bluth ! La mère leur dit que c’étaient les débris de la tête de son enfant. Ils répondirent : « C’est du cheval ! » et en jetèrent une partie dans la haie… Les cadavres m’ayant été amenés à Raemdonck, je les ai fait examiner par le Dr  van Wien, du 3e chasseurs à pied, lequel, croyant, sans pouvoir l’affirmer, que la blessure a été causée par une balle dum-dum, les a fait transporter à l’infirmerie de Willebroek pour être examinés… »

Belgische Bluth ! C’est du cheval ! La lourde plaisanterie germanique apparaît dans la cruauté de ces hommes. Elle s’y mêle, la complète, la parfait. Leur inconscience s’y étale, leur cynisme y éclate, leur âme épaisse en jouit… L’esprit du chef ne le cède en rien, d’ailleurs, à celui du simple soldat. À Louvain une jeune femme s’avance vers un officier : « Monsieur, j’ai des enfans, je voudrais les sauver de cette ville en flammes ! » Et l’officier de répondre avec un sourire, et dans son meilleur français : « Ah ! vous avez des enfans, Madame, eh bien ! moi je n’en ai pas, et cela m’est bien égal ! » Et voici la fleur de leur finesse : dans une ville qu’on saccage, la baronne de X. est retenue dans une maison pendant que, de l’autre côté de la place, flambe et s’écroule son hôtel, où elle a laissé ses enfans. Lâchée enfin elle court dans les rues de la ville, affolée, trouve ses quatre petits avec une servante, tremblans au milieu des flammes, sur le perron d’un monument public ; elle les étreint et, à travers les ruines et les flammes, fuit vers la campagne, portant ses plus petits dans ses bras, la bonne la suivant avec les deux autres. Elle parvient aux champs, dans un village où la veille s’élevait encore son château. À bout de forces, elle interroge un officier prussien qui passe. « — Monsieur, puis-je rentrer chez moi ? ma maison n’a-t-elle pas souffert ? — Nullement, répond galamment le lieutenant, je vais vous conduire jusqu’à votre seuil. » Parmi les frondaisons du parc, il la précède avec une affectation de courtoisie et, au tournant d’un buisson, l’arrête devant un monceau de ruines : — « Voici, Madame, votre beau château ! » Et comme la malheureuse, énervée, sanglote et que ses enfans pleurent avec elle, il a le beau courage d’ajouter, fier de tant d’esprit léger : — « Pourquoi n’y êtes-vous pas restée, Madame ? il ne pouvait rien vous arriver, à part quelque incident… fort agréable. Une femme qui a goûté d’un Allemand ne supporte plus d’autres hommes ! » Et il la chasse avec un salut.

Nous touchons du doigt ici, dans un seul exemple, ce que sont la chevalerie, la pitié, la décence et la grâce germaniques !