La Belle Alsacienne/2

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Texte établi par B. V. (Bagneux de Villeneuve, alias Raoul Vèze), Bibliothèque des curieux (p. 1-91).

LA
BELLE ALSACIENNE

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PREMIÈRE PARTIE




Plus je réfléchis sur mon entreprise, plus j’en suis étonnée. Moi donner mon histoire au public ! le rare présent ! et de quelle utilité lui peuvent être, soit pour son instruction, soit pour son amusement, les divers incidents de ma vie ? De quelque côté que je me considère, je ne découvre rien qui puisse me donner assez de vanité pour me flatter de pouvoir mériter son attention. Il faut que je sois folle pour ne pas m’apercevoir du ridicule que peuvent me donner mes aventures exposées dans leur jour naturel : il est vrai qu’on en sait déjà la majeure partie, et qu’en me présentant au public, ce n’est pas une inconnue que je lui annonce : mais les causes qui ont fait agir les ressorts de ma fortune ; mes progrès depuis mon origine jusqu’à présent ; c’est ce que l’on ignore, et ce que peut-être je devrais taire ; car, si la première qualité d’un écrivain doit être l’amour de la vérité, je dois avouer de bonne foi que je ne crois pas avoir trop lieu de me féliciter sur cet article : mon éclat dans le monde n’est pas tout à fait l’ouvrage de ce qu’on appelle mérite essentiel et reconnu.

Née dans le sein de la volupté, élevée et familiarisée dès mon enfance avec les jeux de l’amour, le moins formaliste, je dois tout au goût des plaisirs ; l’inconstance, le caprice, la légèreté, la faiblesse, la sensualité, voilà les ressources où j’ai puisé mon élévation.

Objet de la jalousie de mes pareilles et de la critique des autres, que de raisons pour m’engager au silence ! Cependant toutes les réflexions que je fais, unies même à toutes celles que les lecteurs pourront y ajouter, ne sont pas assez puissantes pour m’arrêter. Il faut absolument que j’écrive : l’entêtement et la démangeaison de parler ne sont pas les moindres vertus de mon sexe. C’est à des motifs aussi louables que je suis redevable de la hardiesse que j’ai d’envisager sans frémir les dangers et les inconvénients attachés à la profession d’auteur.

Je vais donc faire un livre ; la jolie chose que de faire un livre, et qu’il est flatteur pour moi de me voir imprimée, et peut-être lue avec quelque curiosité ! Je ne puis contenir ma joie. Rivale de Frétillon[1] dans la carrière de l’honneur, je me figure d’avance partager avec elle la gloire inséparable de la qualité d’héroïne de roman.

Comme j’ai obligation de toutes mes vertus et de toute ma gloire aux soins de ma mère pour mon éducation, je serais coupable d’une affreuse ingratitude si, par négligence à la faire connaître, je la privais des éloges dus à ses talents et à son expérience.

Il ne tiendrait qu’à moi de me donner une origine illustre. Le clergé, la robe et l’épée ne m’offrent-ils pas, ainsi qu’à bien d’autres, de quoi vernir l’obscurité de ma race ? Mais je ne prétends pas en imposer. Ambitieuse et vaine, ma vanité n’a pas pour objet les tristes brillants et les avantages d’une naissance chimérique. Une jolie femme n’a besoin ni d’aïeux, ni de descendants ; elle compose elle seule toute sa famille ; ses charmes font sa noblesse ; des intrigues bien ménagées, des infidélités conduites avec art, vingt amants ruinés par elle, voilà ses titres.

Ma mère, est fille d’un perruquier de Colmar. La nature l’avait embellie de tous les agréments propres à acquérir les faveurs de la fortune : elle joignait aux grâces d’une figure touchante les dispositions nécessaires pour y jouer un rôle intéressant dans le monde, si, comme moi, son étoile l’eût conduite à Paris, dans la saison d’en tirer avantage ; il ne manquait à ses attraits et à ses heureuses inclinations qu’un théâtre et des spectateurs plus dignes d’elle ; mais que faire de tout le mérite imaginable, reléguée dans une petite ville d’Alsace ? Ma mère ressentit toute la malignité de l’influence des astres, qui avait resserré ses perfections dans des limites si étroites. Victime de l’obscurité dans laquelle elle vivait, elle fut obligée de déshonorer ses attraits par l’alliance monstrueuse d’un boulanger septuagénaire.

Ce fut à cet heureux mortel qu’elle porta le voluptueux débris de plusieurs mariages qu’elle avait ébauchés avec tout ce que la solitude de Colmar lui avait permis de trouver d’amants propres à lui faire goûter les douceurs d’une tendresse précoce.

Les Allemands, animaux flegmatiques, sont apparemment plus indulgents que d’autres sur plusieurs articles, et ma vertueuse mère craignait si peu les réflexions que pouvait faire son mari sur l’état de ses charmes qu’elle ne fit pas de difficulté de se soumettre à son examen, sans se donner la peine de les falsifier par la moindre préparation ; croyant même encore trop entier ce qu’elle n’avait déjà plus, elle se fit un scrupule de livrer à son stupide mari des appas aussi sains et aussi peu équivoques que les siens.

Tous ses amants avaient pris congé d’elle pour quelques jours, afin de laisser du moins au vieux Titan le loisir d’évaporer son premier feu auprès de sa nouvelle Aurore ; ce qui ne devait pas probablement interrompre pour longtemps le cours des plaisirs auxquels ils étaient accoutumés.

Parmi ces soupirants, il y avait un procureur qui, plus entêté que tous les autres, par raffinement de délicatesse, voulut jouir absolument le jour des noces des honneurs de la préséance : en vain ma mère lui représenta les dangers et le scandale de l’entreprise, il n’en voulut jamais démordre : ces gens de justice sont tenaces, il fallut céder. Ma mère, qui était la complaisance même, se prêta à sa vanité et lui promit que le jour de son hymen éclairerait le triomphe de la robe, et dans la maison même de son mari. Le procureur, satisfait, ne soupira plus qu’après le bienheureux moment qui devait le mettre au comble de ses désirs, en couronnant ses amoureux exploits.

Ma chaste mère, tendre victime de l’amour et du devoir, fut conduite au pied des autels, où elle jura à son mari une fidélité éternelle, serments qu’elle n’était résolue de garder qu’autant qu’ils pourraient se concilier avec son intérêt et ses plaisirs. La cérémonie étant achevée, elle fut amenée au logis de son mari, accompagnée d’un assez nombreux cortège. L’amoureux procureur, en qualité d’ami de la famille, était de la fête : il ne la perdait pas de vue, bien résolu de ne point laisser échapper l’occasion de la sommer de sa parole. La mariée, qui devinait son dessein, cherchait en elle-même quelque expédient qui pût le faire réussir. On vint heureusement détourner le boulanger pour quelques affaires ; elle choisit cet intervalle pour s’éclipser à la faveur du tumulte ; le procureur la suivit jusque dans une chambre mal éclairée dépendante de la boulangerie.

Ces heureux amants, délivrés des regards importuns, s’abandonnèrent en liberté à tous les transports que l’amour est capable d’inspirer ; le lieu qui devait servir de théâtre à leurs plaisirs était assez mal orné : point de lit, pas même une chaise ; il n’y avait pour tout meuble qu’une grande huche où le boulanger délayait ordinairement sa farine. Ce mauvais gîte aurait pu dégoûter des cœurs moins vivement épris ; mais de quoi l’amour n’est-il pas capable ? il voile la difformité, il embellit la laideur même : cette huche, lit méprisable en toute autre occasion, fut préférable à la couche la plus somptueusement ajustée et faite pour les délices des dieux.

Comme il est difficile aux amants de s’entretenir longtemps debout et que ma mère craignit de souiller ses habits de noces, il fut résolu que le procureur s’assiérait sur un des côtés du coffre, en prenant la précaution de relever sa robe et de n’exposer que les revers aux traces que la farine pourrait y laisser.

Après avoir combiné si sagement leurs mesures, ils commencèrent un entretien très vif ; leurs cœurs, d’intelligence, s’empressèrent à se donner des marques réciproques de leur flamme ; leurs sens étaient enivrés par les plus tendres caresses, ils goûtaient à longs traits cette ivresse délicieuse qui fait le charme de l’amour ; mille baisers redoublés, des soupirs entrecoupés avant-coureurs des plus grands plaisirs égaraient leurs âmes et les plongeaient dans cet aimable désordre qui rend d’une façon expressive les transports de la volupté. Le trop lascif praticien, dont la charnière n’était appuyée que sur le bord de la huche, trop étroit pour former une base solide, à force d’agitation ; perdait par degrés l’équilibre sans s’en apercevoir. La future boulangère, posée sur ses genoux et aussi distraite que lui, fut enlevée par le contre-poids ; les mouvements, devenus plus rapides, accélérèrent le déplacement ; déjà l’amoureux duo était sur son déclin, une tendre inflexion acheva la déroute et précipita l’infortuné procureur au fond du coffre, où, pour surcroît d’infortune, il se trouve enveloppé comme un grillon dans un déluge de pâte.

Son amante, qui, par bonheur pour elle, avant de se livrer à ses emportements, s’était étayée d’une main sur la muraille, ne sentit pas plutôt manquer son appui qu’elle abandonna le trône de ses plaisirs, et se dégageant habilement du chicaneur encroûté, qui aurait pu l’entraîner dans sa chute, sauta à terre et regagna l’assemblée.

Les cris du désastreux procureur, qui, malgré ses efforts, ne pouvait se dépêtrer du précipice maudit où il se trouvait embourbé, attirèrent à la fin les garçons boulangers : on vint à son secours et, à force de le chercher, on le trouva dans la huche, d’où on le tira enduit de pâte jusqu’à la tête. Rien ne put retenir les éclats de rire que sa figure excita. Ma mère fut la première à le plaisanter, avec toute l’assurance d’une femme accoutumée aux incidents.

J’ai choisi parmi beaucoup d’autres ce léger trait des galanteries de ma mère, pour donner seulement une idée de ses inclinations, et faire entrevoir quel degré d’éminence elle a pu porter l’espèce de vertu dont elle faisait profession, par l’usage et l’expérience secondés d’un si beau naturel.

Je ne m’étendrai pas sur une infinité d’autres aventures, à moins qu’elles n’aient quelque rapport avec les événements de ma vie. C’est mon histoire que j’écris, et non la sienne. Cependant je lui dois la justice, avant de finir sur son compte, de tracer en peu de mots une ébauche des traits les plus marqués qui peuvent la caractériser.

Je n’ai rien à dire de sa figure, elle n’a plus rien d’intéressant ; venons aux qualités essentielles. Ma mère possède l’esprit de son métier autant que femme du monde. Elle doit connaître les mœurs de ce siècle, ayant commercé toute sa vie avec la robe, l’épée et la finance ; elle n’a rien négligé pour s’instruire, elle n’a pas même dédaigné de descendre jusqu’aux états les plus vils, afin de pouvoir ajouter de nouvelles découvertes à ses lumières : artisans, valets, tout a passé à son attentif examen. Ces vils mortels, pour occuper les derniers rangs de la société, n’en sont pas pour cela des objets moins dignes d’attention et d’autant plus propres à nous instruire que, chez eux, les vices grossiers et nus se montrent à découvert et sans que les yeux puissent être fascinés par ces dehors imposteurs qui couvrent souvent le même fonds dans un monde plus poli. Lorsqu’on s’y prend de cette manière, on ne peut manquer, d’étudier avec fruit. Aussi n’a-t-elle point sujet de regretter le temps qu’elle a passé à puiser des leçons si utiles.

De ce fonds prodigieux de talents, acquis par l’expérience, elle s’est formé un esprit délié et fait au manège : bien des gens disent qu’elle est fourbe ; ils se trompent, elle n’est qu’adroite. Pour son cœur, c’est bien le meilleur que je connaisse ; enclin à peu de passions, à force d’en avoir épuisé le sentiment ; facile à persuader, poussant la bonté jusqu’à la dernière indulgence ; cette tendresse compatissante n’est pas chez elle une vertu de tempérament, c’est la force de la réflexion qui l’a fait passer en habitude ; en sorte que l’on peut dire qu’on n’a jamais obligation de son extrême complaisance à sa sensibilité, mais à sa raison : douce, insinuante, se prêtant à tout, toujours prête à excuser toutes sortes de faiblesses, en un mot digne d’être proposée pour modèle à ces femmes qui ont l’âme assez belle pour consacrer leurs travaux à la satisfaction du public. Cependant, comme il n’y a rien d’absolument parfait, il y a quelques petites ombres au tableau : on l’accuse d’être avare, vindicative lorsque l’on choque ses intérêts, trop attachée aux amusements de la table, buvant avec indécence : mais par combien de vertus de si légers défauts ne sont-ils pas rachetés ?

On a poussé la noirceur jusqu’à lui faire un crime des fautes d’amour, en lui reprochant d’avoir quelquefois permis à ce dieu sensuel certains égarements, comme si cela ne pourrait pas être arrivé sans qu’elle eût été sa complice ; l’absence de sentiment n’est-elle pas une excuse suffisante, et peut-on deviner ce qu’on ne voit pas ? Je finis sur son chapitre, car, en vérité, je sens que j’ai peine à réprimer les mouvements d’orgueil qui me saisissent en détaillant trop les perfections d’une si estimable mère.

Ma mère, telle que je viens de la représenter, passa quelques années assez tranquillement avec son mari. Le bonhomme, charmé de sa fécondité, adopta tous les fruits provenus de sa compagne de couche : elle le fit père de cinq enfants, du nombre desquels je suis.

Ma mère, quoique avec une sorte d’arrangement, ne se piquait pas cependant d’une exactitude sévère sur la fidélité conjugale. Elle savait trop que chaque chose a ses bornes et que la vertu, poussée à l’excès, peut devenir une imperfection ; c’est ce qui l’engageait à humaniser la sienne. Il serait donc d’une extrême difficulté d’asseoir un jugement certain sur la naissance de ses enfants. Je l’ai pressée plusieurs fois de m’apprendre à qui j’avais obligation de mon entrée à la vie ; mais il ne lui a jamais été possible de m’assurer rien de positif sur cet article, puisque, de son aveu, il existe un doute qui roule sur sept personnes entre lesquelles elle n’ose prononcer ; cependant, pour se faire honneur ainsi qu’à moi, elle me fait descendre du baron de C…, l’un des sept. C’était un Allemand, qu’elle n’avait regardé que comme un oiseau de passage ; je ne le connais que de nom : ma mère, qui faisait assez souvent de ces conquêtes impromptues, était sujette à les perdre avec la même rapidité.

Je passerai légèrement sur les premières années de ma vie, elles n’ont rien d’assez piquant pour la curiosité des lecteurs : presque toutes les enfances se ressemblent. Ma petite figure promettait beaucoup ; on entrevoyait dans mes traits, quoique peu formés, des symptômes de beauté. Ma mère, qui sentait de quelle ressource de pareils avantages pouvaient être par la suite, mettait tous ses soins à cultiver mes attraits naissants ; elle faisait un grand fonds sur eux et les regardait comme un acheminement aux aventures les plus flatteuses.

Il y avait déjà quelque temps qu’elle s’ennuyait de la compagnie d’un mari imbécile et du séjour d’une ville qu’elle savait par cœur, lorsqu’elle prit la résolution de changer d’air et de demeure ; elle vint s’établir à Metz : je ne fus pas oubliée, elle m’emmena avec elle ; je faisais une partie, et même la meilleure, des biens qu’elle emportait du lieu de sa naissance.

En arrivant à Metz, ma mère s’était donnée pour veuve ; cette qualité l’obligeait à une certaine décence d’état qui la gênait extrêmement : elle se dégoûta bientôt d’un rôle si peu conforme à ses inclinations. Ces motifs la déterminèrent à un second mariage, le premier, à son avis, ne subsistant plus par la distance des lieux. Il est vrai que le second hymen fut une de ces alliances dénuées de cérémonial, où la seule volonté des parties est requise, sans autre formalité ; l’époux en second auquel elle s’unit était un maître de langues, parlant fort mal français, écorchant l’allemand, enseignant cependant l’un et l’autre ; au reste, un homme tel qu’il le fallait à ma mère : c’est faire son éloge en deux mots.

Au bout de sept années de divorce, ma mère apprit enfin la mort du boulanger, son premier mari ; ce qui lui donna la liberté de s’unir sérieusement avec le second.

Je croissais cependant à vue d’œil, et de jour en jour ma mère se confirmait dans la haute idée qu’elle s’était formée de mes charmes. On eut soin de me donner un maître à danser et autres choses propres à perfectionner les agréments du corps ; pour mon cœur et mon esprit, on en avait trop bonne opinion pour ne pas s’en rapporter à la nature.

Depuis quelque temps, ma mère, fatiguée des plaisirs du monde, commençait à souhaiter un peu de repos ; mais elle ne voulait pas s’y livrer sans m’avoir fait recevoir en survivance.

Me voilà parvenue à ma treizième année, il est temps de paraître : je vais entrer en lice à sa place, dans la carrière galante.

Quoique dans un âge où les passions ne font qu’effleurer le cœur, je commençais déjà à sentir. La vue d’un homme bien fait excitait en moi une certaine curiosité dont je ne pouvais deviner le motif. L’impression que cette vue faisait sur moi était plus intéressante que les mouvements d’une curiosité ordinaire. Ce trouble avait quelque chose de doux et d’attrayant, dont la singularité frappait ma petite âme. Je cherchais à démêler la confusion de mes idées ; leur obscurité me dépitait, je voulais les écarter, mais c’étaient de courtes distractions, j’y revenais malgré moi ; séduite par un charme innocent, je m’y fixais. À force de chercher, cependant, mes yeux se dessillaient par degrés ; déjà j’entrevoyais… L’excellente maîtresse que la nature !

Ma mère, qui, par sa propre expérience, avait appris de quelle conséquence il est de laisser à un jeune cœur la liberté de s’expliquer de lui-même, était bien résolue de prévenir l’usage que je pourrais faire de mes réflexions. Craignant les écarts de l’heureux tempérament que je paraissais tenir d’elle, elle ne me perdait plus de vue et me servait de surveillante avec une attention qu’on n’aurait pu assez louer, sans le motif qui la faisait agir.

J’avais grand nombre de soupirants ; lorsque je sortais, j’apercevais des regards fixés sur moi ; leur avidité me flattait secrètement ; je me sentais vivement émue ; je ne pouvais trop deviner ce que ces regards signifiaient, mais je comprenais instinctivement qu’il était doux d’accorder ce qu’ils me demandaient.

Il y avait parmi ces adorateurs un officier qui avait essayé plusieurs fois de me parler en particulier sans avoir pu y parvenir, tant la vigilance de ma mère était difficile à surprendre. Las enfin de voir toujours rompre ses mesures, il prit le parti de s’adresser à elle-même, afin de m’obtenir de son aveu. Il parla français ; ma mère, quoique charmée de lui voir expliquer ses désirs d’une manière conforme et décente, fit la difficile d’abord et tint la dragée haute ; l’officier la pressa, elle se défendit ; il insista ; enfin, après s’être bien disputé le terrain pied à pied, le mariage fut conclu et mes appas ayant été appréciés, mon douaire fut porté à huit cents livres, somme exorbitante pour un officier. L’argent, qui faisait l’objet principal de nos conventions matrimoniales, fut consigné, et l’on prit jour pour la célébration des noces.

Ma mère, pressée par le temps, se contenta de me donner quelques instructions préliminaires, afin de représenter avec dignité le rôle d’épouse d’un capitaine de dragons ; ce qu’il y avait encore d’avantageux pour moi, c’est que le mari auquel je m’unissais ne devait rester à Metz qu’autant de temps qu’il en fallait pour la consommation de son mariage. Obligé de rejoindre son régiment, il n’avait pu dérober que ce court espace de temps. L’état de veuve n’avait rien d’alarmant pour moi ; l’officier, quoique d’une figure à se faire aimer, n’avait fait sur mon cœur qu’une impression fort ordinaire.

J’entendais parler de son départ sans effroi ; je ne consentais à ce que l’on exigeait de moi que par l’obéissance à laquelle ma mère m’avait accoutumée.

Nous montâmes dans une chaise qui nous avait été envoyée pour nous conduire au rendez-vous. Nous étions déjà aux portes de la ville, lorsqu’il vint un contre-ordre qui nous fit rebrousser chemin. Un officier supérieur, parent de mon futur époux, et qui s’intéressait à sa fortune, avait obtenu des ordres de la cour pour lui faire quitter le séjour de Metz. Cet incommode parent arriva le jour même qu’il avait choisi pour son hymen. Adieu projets de plaisirs ! La partie concertée fut rompue, il fallut obéir et quitter un lieu où le plaisir lui avait fait longtemps oublier ses devoirs.

Les huit cents livres dont ma mère était dépositaire la consolèrent de la perte de son gendre. Nombre d’amants briguaient à l’envi l’honneur de mon alliance ; ma viduité n’avait rien pris sur mes charmes, et je possédais encore réellement tout ce qu’il fallait pour faire éprouver à celui que je choisirais combien il est flatteur pour la vanité de donner à une femme les premières leçons de la tendresse ; mais il était temps, ce bien si précieux ne tenait plus qu’à un fil.

Depuis quelques jours, G… avait lié connaissance avec mon beau-père, sous prétexte d’apprendre l’allemand ; de petits soupers l’insinuèrent dans ses bonnes grâces. Étant assuré de sa protection, il s’attacha à faire sa cour à ma mère ; quelques présents faits à propos la disposèrent, sinon à l’écouter, du moins à lui donner des espérances qui l’engagèrent à redoubler d’attentions et de soins.

Je n’étais pas insensible aux efforts qu’il faisait pour me plaire : il était aimable, une physionomie prévenante, une taille aisée, un caractère doux, liant et fait pour la société ; tendre, complaisant, officieux, soumis auprès du sexe, ne respirant que le plaisir : que d’attraits pour séduire un cœur comme le mien, qui, quoique novice, se sentait une vocation surnaturelle pour la volupté ! Il s’était aperçu aisément de l’impression qu’il avait faite sur moi ; il ne s’agissait plus que de faire naître une occasion favorable à l’inclination qui me parlait pour lui.

Nous étions dans la saison des vendanges. G…, qui mettait toute son étude à s’établir de plus en plus dans les bonnes grâces de ma mère, proposa une partie de campagne, qui fut acceptée : il nous conduisit à sa maison, où tout était préparé pour nous recevoir.

Le penchant secret qu’il m’avait inspiré me faisait goûter une joie inexprimable de me livrer aux divertissements qu’il nous procurait. Qu’il est doux d’avoir obligation de ses plaisirs à ce qu’on aime ! Ma mère, dont les intérêts se trouvaient inséparables des miens, m’avait fort recommandé d’être sur mes gardes et de ne lui pas accorder de libertés préjudiciables. Je trouvai pour la première fois ses défenses injustes.

À quel propos, disais-je en moi-même, vouloir me gêner au point de maltraiter un homme dont je suis adorée ? Peut-il me vouloir faire du mal ? Ce que je sens pour lui ne me rassure-t-il pas contre tous les dangers dont on me menace ? Que craindre ? Ma mère ne serait-elle pas jalouse ? Oh non, elle m’a dit mille fois que son cœur ne sentait plus rien. C’est donc un pur caprice qui la porte à m’interdire des choses qui doivent être charmantes, quoique je ne les connaisse pas ; l’idée imparfaite que je m’en forme me transporte ; je le saurai ce quelque chose que l’on veut que j’ignore.

C’est ainsi que de réflexions en réflexions je préparais à l’amour un triomphe aisé sur un cœur dont il s’était déjà frayé le chemin par l’instinct de la volupté.

Mon imagination, remplie de toutes les idées qui m’occupaient, ne me laissait guère de repos. La satisfaction que G… ressentait de se trouver auprès de moi avait augmenté sa vivacité et son enjouement naturel ; cela ne servait qu’à le rendre plus propre à faire naître des désirs. Ces désirs m’agitaient sans cesse : il me fut impossible de fermer l’œil de la nuit. Je me levai dès la pointe du jour et je descendis dans le jardin, à dessein d’y promener ma rêverie. G…, qui ne dormait pas plus que moi, était à la fenêtre de son appartement ; il ne m’eut pas plutôt vue prendre la route du berceau, qui était au bout du jardin, qu’il vint sur mes pas. J’étais trop appliquée à ce qui faisait l’objet de ma méditation pour m’apercevoir qu’on me suivait.

— Vous êtes bien matineuse, me dit-il en s’approchant de moi.

Je revins de ma distraction à sa voix. Mon premier mouvement fut de chercher à l’éviter, mais la surprise où j’étais m’en empêcha. Je demeurai interdite ; j’étais combattue par une infinité de pensées qui se contrariaient. Lorsque je songeais à la fuite, un charme inconnu m’arrêtait. J’étais émue ; le trouble que la présence de G… portait dans mon cœur m’avait interdit l’usage de la parole. Je craignais, et je désirais, sans pouvoir démêler le principe de mes désirs ni de ma crainte. Nous nous regardâmes quelque temps, sans prononcer un mot. Il était trop bon connaisseur pour ne pas deviner ce qui se passait dans mon âme.

Il rompit enfin le silence, et prenant une de mes mains, sur laquelle il imprima un baiser que je n’eus pas la force de lui refuser :

— Voulez-vous, mademoiselle, me dit-il, m’accorder la permission de me promener avec vous ?

— Très volontiers, monsieur, repris-je en tremblant.

— Que vous êtes aimable ! poursuivit-il en réitérant le baiser, je ne puis trop vous témoigner à quel point je vous suis obligé de cette faveur.

— Modérez, monsieur, lui dis-je en rougissant, l’excès de votre reconnaissance.

Je fis en même temps un faible effort pour retirer ma main. Nos yeux se rencontrèrent dans ce moment. Je puisais dans les siens une ardeur qui me dévorait. Je me sentais le visage en feu ; les battements précipités de mon cœur m’ôtaient presque la respiration ; mes genoux tremblants me soutenaient à peine ; je fus obligée de m’asseoir sur un banc de gazon, pour essayer de reprendre l’usage de mes sens. G… se mit aussitôt à mes genoux ; cette attitude redoubla mon émotion ; ses regards touchants me pénétrèrent, mon cœur se plongeait de plus en plus dans une ivresse délicieuse, mes yeux se troublèrent, je ne pouvais plus distinguer les objets qui m’environnaient. Le désordre de mes sens passa jusqu’à mon âme, il se fit tout à coup une révolution qui me fit perdre la connaissance ; un sentiment de plaisir et de douleur vint me rappeler à la vie ; j’ouvris les yeux, je me trouvai dans les bras de l’amour vainqueur. L’état où j’étais, les transports de G… m’apprirent son triomphe : ce que je venais d’éprouver ne me permettait pas de me mettre en colère.

Les premiers traits de volupté que j’avais éprouvés me causaient des ravissements auxquels je m’abandonnais tout entière. Je trouvais une douceur inexprimable à m’égarer dans l’abîme du plaisir. G…, qui partageait mes transports, ajoutait encore par ses caresses à l’illusion qui m’enchantait ; mes attraits étalés à sa vue et dévorés par ses baisers rapides, semblaient le mettre hors de lui-même. Quelquefois sans mouvement, toutes les facultés de son âme demeuraient comme suspendues ; entraîné ensuite par un torrent de désirs, son amour irrité ne mettait plus de bornes à l’ardeur de ses feux. J’étais embrasée, et mon cœur succombait à chaque instant. Nos vœux remplis, loin d’épuiser notre sensibilité, renaissaient avec violence. Il y avait près de deux heures que nous étions ensemble, que je croyais à peine avoir passé quelques instants.

Nous étions dans un des endroits le plus intéressant de notre entretien lorsque ma mère, qui survint à l’improviste, interrompit nos jeux, mit en fuite nos amours et me glaça par sa présence. Elle exhala sa fureur contre G… par les plus sanglants reproches ; les termes les moins ménagés lui furent prodigués. Il laissa d’abord passer ce premier feu, et lorsqu’il s’aperçut que le plus fort de sa colère s’était évaporé en injures, il entreprit de l’apaiser tout à fait en justifiant sa témérité.

Obligé d’avouer sa faute, puisque la situation dans laquelle il était encore parlait contre lui, il essaya d’y donner des couleurs plausibles : il fit à ma mère les promesses les plus éblouissantes, lui donna des arrhes de l’exécution de sa parole et, par le moyen de sa bourse et de ses politesses, il trouva le secret de l’adoucir et de rétablir le calme. Le mal étant sans remède, c’était le seul parti à prendre.

Après avoir passé quelques jours à cette maison, nous revînmes à Metz. G… continua de me voir ; il ne paraissait occupé que du soin de me complaire et de cultiver le goût qu’il m’avait connu pour les mystères de l’amour : mais par un bizarre effet du caprice de mon caractère, ce goût, qu’il m’avait inspiré, le rendit la victime de mon inconstance. Je le trouvais quelquefois moins tendre que je n’aurais voulu. J’acquérais tous les jours des lumières nouvelles ; G… me paraissait trop attaché à des minuties ; dans des instants où ma vivacité me faisait désirer des occupations plus sérieuses, il me paraissait singulier qu’il négligeât l’essentiel pour s’amuser à des choses frivoles qui ne pouvaient les remplacer. J’essayais souvent de le ramener à la réalité sans pouvoir y parvenir. Cela me donnait de l’humeur.

Je cherchai la cause d’une altération si surprenante ; à force de réflexions, je compris qu’il fallait apparemment que les hommes fussent bornés et que, la sensibilité dont ils étaient capables ne répondant pas à leurs désirs, ils fussent obligés d’y substituer des songes, en attendant le retour du sentiment.

Ces jeux d’enfants ne me convenaient plus depuis que j’en avais essayé d’autres. J’aurais désiré que G… eût été partagé d’une mesure de tendresse moins limitée et plus conforme à mon tempérament. Mais qu’y faire ? C’était un mal sans remède, je ne pouvais pas réformer l’ordre des choses.

Je communiquai mes chagrins à ma mère ; elle entra dans mes peines avec bonté et son amitié pour moi lui suggéra un moyen de me soulager. Elle me conseilla d’associer à G… quelques personnes en état de remplir les intervalles et me fit envisager que cette conduite, avantageuse pour plus d’une raison, ne manquerait pas de produire des améliorations considérables dans nos affaires et mes plaisirs. Je goûtais les leçons d’une politique qui s’accordait si bien avec la situation de mon cœur. Nous ne tardâmes pas à en faire l’essai.

Un jeune sénateur du Parlement, qui soupirait pour moi, nous fit proposer un accommodement, par une espèce de secrétaire qui lui servait d’homme à deux mains. J’acceptai les conditions, il fut introduit avec quelques précautions pour ne pas effaroucher G… dans les commencements. Je me trouvai si bien de cet accroissement de domaine que je pris de plus en plus goût aux acquisitions nouvelles. Quoique le conseiller voulût se piquer de régularité, je ne jugeai pas à propos de m’en rapporter à lui : il était partie intéressée ; cela m’aurait suffi pour récuser son jugement.

Plusieurs membres du corps du Parlement de cette ville m’honorèrent de leurs visites : G…, qui s’imagina voir de l’indécence dans ma conduite, voulut m’en faire des reproches ; je le reçus avec hauteur : la majesté de ma réponse l’indisposa contre moi, nous nous brouillâmes, et je fus charmée d’être défaite d’un contrôleur incommode de mes amusements.

Nous vivions avec agrément, et nos plaisirs se succédaient avec une rapidité qui ne laissait aucun vide. Mes désirs remplis aussitôt que formée, prévenus même souvent, ne faisaient que développer de jour en jour la prodigieuse inclination qui me portait à la volupté. Mais il est bien difficile de conserver longtemps une réputation brillante sans être exposé aux traits de l’envie ; la nôtre ne fut pas à l’abri de la critique.

On nous fit un crime des choses les plus innocentes. La fortune, qui nous avait ri dans les commencements, nous abandonnait insensiblement. Le nombre de mes courtisans diminuait à vue d’œil, il fallut se rabattre sur des conquêtes moins brillantes : cela acheva de mettre mes charmes en discrédit ; nous fîmes la triste expérience de la vérité de ce proverbe trivial qui dit que « le bon marché n’emplit pas la bourse ». En faisant la récapitulation de nos petits intérêts, nous eûmes la douleur de voir nos affaires dans une extrême décadence.

Nous avions peu ménagé les faveurs de la fortune dont nous nous étions imprudemment flattées de fixer l’inconstance ; enorgueillies par la prospérité, notre aveuglement nous conduisit jusqu’au naufrage, et nous ne nous trouvâmes pas plus avancées que nous l’étions en partant du port. Le délabrement de nos affaires ne nous permettant plus de rester avec honneur dans les lieux où nous avions fait quelque figure, il fallait songer à la retraite.

Ma mère, indignée contre une ville où le mérite était si mal récompensé, se résolut sans peine à la quitter ; dans sa détresse, elle tourna les yeux vers Paris ; ce qu’elle en avait entendu dire réveilla ses espérances : il fut conclu que c’était dans ce séjour que nous devions essayer de capter la bienveillance du sort ; nos places furent donc arrêtées au carrosse, nous partîmes. Ma mère, en montant dans la voiture, vomit contre Metz et ses injustes habitants toutes les imprécations qu’un ressentiment légitime lui suggéra.

Nous voilà sur le chemin de Paris, avec les débris d’une fortune assez mal en ordre. Lorsque je quittai Metz, je n’y étais pas isolée au point de n’y pas laisser des cœurs qui s’intéressassent à moi.

Le fils d’un avocat de la ville avait soupiré longtemps pour mes appas ; mais la difficulté de faire agréer sa tendresse, à cause de l’importance de la taxe, l’avait jusque-là tenu dans les termes d’une passion respectueuse. Lorsqu’il apprit mon départ, l’amour lui fit faire une tentative sur le coffre-fort de son père, qu’il déménagea. Ma mère, qui le connaissait, lui fit un accueil froid et conforme à ses facultés ordinaires.

En vain lui fit-il, ainsi qu’à mon beau-père, toutes les avances de politesse dont il put s’aviser. Rien n’opéra : on descendit pour le dîner pendant lequel il n’eut pas lieu de se féliciter de la démarche qu’il venait de faire.

On se retira de table ; comme tout le monde songeait à acquitter les frais de la dépense, mon amant de voyage, riche des dépouilles de la maison paternelle, fit voir une bourse d’or si bien garnie qu’elle attira l’attention de ma mère ; elle se radoucit à cet aspect et répondit à ce qu’il nous disait d’un ton plus humain ; il devina le motif qui déterminait les choses en sa faveur ; ce changement lui fit espérer une issue très favorable.

Lorsqu’on fut arrêté pour la couchée, il parla à ma mère en particulier et lui fit des offres tellement brillantes, vu l’état présent de nos affaires, qu’elle en fut éblouie. Le traité fut bientôt conclu à la satisfaction des parties ; on dressa une espèce de contrat verbal sans employer de notaire, et je fus accordée en mariage aux clauses prescrites. Mais par une inadvertance qu’on ne peut trop blâmer dans une femme qui était aussi expérimentée que ma mère, elle négligea de faire déposer la dot.

Accoutumée aux conclusions précipitées, je consentis sans répugnance à ce que l’on exigeait de moi ; j’y étais déterminée par l’intérêt, mobile puissant, et que ma mère m’avait toujours dit devoir faire le capital d’une fille qui n’a que ses charmes pour ressource contre les outrages de la fortune. J’étais d’ailleurs pressée par les attraits du plaisir, pour lequel je me sentais un goût infini, goût qui ne m’a jamais abandonnée depuis le premier essai que j’en ai fait.

Mon beau-père et ma mère prirent eux-mêmes le soin de nous mettre dans la couche nuptiale, et comme mon mariage était une alliance clandestine, dont ils voulaient dérober la connaissance à nos compagnons de voyage, ils couchèrent dans la même chambre que nous, pour être en garde contre les surprises.

Cette odieuse nuit, de toutes celles que j’ai passées, celle qui aurait dû être la mieux récompensée, nuit où je fus la dupe de ma confiance et de mon bon cœur, l’unique peut-être que j’aie à me reprocher, cette nuit, dis-je, monument de ma honte et du peu de reconnaissance d’un traître, fut témoin des plus doux mystères.

Amour, as-tu pu permettre qu’un cœur tout à toi fût trompé d’une manière si cruelle ? La bonne foi avec laquelle je me livrais au scélérat qui me jouait méritait-elle d’être traitée avec autant d’indignité ? De combien de caresses j’accablais l’ingrat à qui je prodiguais mes charmes ! tendres langueurs, empressements redoublés transports rapides, mon âme s’abandonna tout entière aux épanchements de la joie la plus délicieuse.

Les témoignages que je lui donnais de ma flamme, variés en mille manières différentes, semblaient se multiplier au gré des désirs que l’amour lui inspirait. J’étalai au perfide tous les trésors de la volupté, et par des efforts surnaturels j’épuisai jusqu’aux dernières ressources de la tendresse. Enfin, succombant l’un et l’autre sous la multitude et l’excès de nos plaisirs, nous nous endormîmes au sein de l’amour.

Quel rêve ! l’aurore paraissait à peine qu’on vint nous arracher des bras du sommeil. Mon amant, sur le cœur duquel je comptais, et que je croyais, d’après tout ce que j’avais fait pour lui, m’être attaché, se leva promptement. Lorsqu’il fut habillé, oubliant mes bontés et ce qu’il me devait, il nous pétrifia par le ton qu’il prit pour nous remercier.

— Je retourne à Metz, nous dit-il, et je vous souhaite, mesdames, un heureux voyage. Vous allez dans une ville où les charmes de mademoiselle vous répondent d’un avenir prospère ; à l’égard de nos conditions, daignez m’en dispenser pour le présent ; si je les remplissais, je me priverais d’un nécessaire pour vous donner un superflu dont votre figure et votre jeunesse peuvent aisément réparer la perte. Je vous donne le bonjour.

À ces mots, il fit une profonde révérence et sortit, nous laissant atterrées par son sang-froid et son impudence.

Que faire ? Nous étions réduites à exhaler notre douleur en regrets inutiles. Il fallut remonter en carrosse et dévorer un affront dont la découverte nous aurait rendues la risée de tout le monde.

On peut juger que je fus de très mauvaise humeur tout le reste du voyage. Un chanoine, qui était avec nous et que la cure d’une goutte équivoque conduisait à Paris, me glissa quelques propositions. Je fis la sourde oreille, la leçon était encore trop fraîche, et ce que j’avais éprouvé m’avait dégoûté de toutes les aventures de coche.

J’ai toujours eu soin depuis de me remettre devant les yeux ce trait de la perfidie des hommes, afin de me tenir en garde contre leurs supercheries.

Nous arrivâmes enfin à Paris ; nous fûmes nous installer rue de ***, dans une chambre garnie, gîte dont nous voulûmes bien nous contenter, en attendant que l’amour nous logeât avec plus de décence.

Ma mère connaissait à peu près la carte de Paris ; différentes relations l’avaient mise au fait des mœurs de ses habitants ; telle savait le cas que l’on y faisait de tout ce qui vient de loin. Cette raison la porta à me faire conserver mon habillement d’étrangère, c’était en quelque sorte m’afficher par le côté le plus séduisant ; je passai plusieurs jours sans qu’il m’arrivât rien de remarquable.

Je m’apercevais que le peuple me regardait avec cette avidité qu’il a pour les objets dont la nouveauté le frappe. On me flatta plusieurs fois sur les agréments de ma figure ; et si je veux croire les choses obligeantes qu’on m’en a dites, je puis sans vanité me croire assez bien faite ; ajoutez à cela un visage au moins passable, une tête ornée d’une chevelure cendrée et d’une longueur prodigieuse, dont les grosses tresses tombaient sur un beau justaucorps à l’allemande, que relevaient la finesse et l’élégance d’une taille bien prise. Tout cela devait avoir quelque chose d’assez piquant pour exciter la curiosité de me connaître de plus près.

Nous étions voisins d’un sous-traitant qui, toutes les fois que je passais sous ses fenêtres, me lorgnait avec une dévotion extrême. Comme j’étais sans occupation et que mon cœur cherchait à se désennuyer, j’y avais pris garde : quelques regards que je lui rendis m’attirèrent de sa part une nouvelle attention. Ces enfants de la fortune n’aiment pas soupirer gratuitement ; accoutumés aux exploits rapides, leurs désirs vifs et pétulants ne connaissent point de frein : m’aimer et me l’apprendre ne fut pour lui que l’ouvrage de deux jours.

Une officieuse dame, chargée de l’honorable emploi de me rendre sensible à son martyre, lui servit de truchement ; elle vint nous rendre visite, sous prétexte de voisinage ; après les préliminaires de politesse usités en pareils cas, elle vint au fait. Elle apprit à ma mère que M. S. R…, occupé de soins plus importants et ne pouvant par cette raison avilir la gravité de son état, en s’assujettissant aux minuties de la tendresse, l’avait chargée de nous parler pour lui et de nous dire que j’avais eu le bonheur de trouver grâce devant ses yeux ; qu’il était prêt à nous donner des marques de son estime par les distinctions les plus avantageuses ; elle finit son compliment en nous conseillant de ne pas laisser une si bonne occasion, ajoutant que nous avions affaire à un homme libéral, qui aimait le plaisir aisé, et que notre intérêt et notre conscience ne nous permettaient pas de faire languir davantage un homme si utile à l’État et qui n’avait pas un moment à perdre.

Il n’y avait pas à répliquer ; nous nous rendîmes à de si bonnes raisons. S. R…, conduit par sa digne interprète, vint me confirmer lui-même ce qu’elle nous avait dit par ses ordres ; il fut reçu avec tout l’honneur imaginable et en favori de Plutus.

Avant d’entamer la conversation avec moi, il passa, accompagné de ma mère, dans un petit cabinet attenant à la chambre. J’entendis une partie de ce qu’il disait.

— La dame G……, dit-il, m’a assuré, madame, que Mlle votre fille était sage. J’en suis charmé, car je ne les aime que de cette espèce. Voilà le prix que je mets au plaisir de l’entretenir dans de si bonnes dispositions ; n’allez pas me tromper au moins, car je m’y connais.

Je riais en moi-même de cette plaisante réflexion. Il vint ensuite auprès de moi ; tout le monde se retira respectueusement.

Dans notre entretien, je lui prouvai, par les difficultés qu’il essuya, que l’on ne lui en avait pas imposé, que j’étais en effet une vraie trouvaille, et qu’il ne pouvait trop remercier la bonne dame G…, qui lui ménageait des faveurs si précieuses.

Je reçus le lendemain une robe que m’apporta une couturière, avec une lettre de S. R… Il me priait d’accepter son présent comme une marque de son amour et de faire attention à la couleur (l’habillement était bleu), qui était le symbole de la fidélité qu’il attendait de moi. Quoique la constance ne fût pas de mon goût, j’allais cependant lui répondre en héroïne, lorsqu’il entra lui-même. Il venait s’applaudir de l’effet qu’avait produit sa galanterie. J’eus encore le bonheur de mériter ses éloges.

Cette bonne intelligence dura quelques jours, au bout desquels le jeune S. R… oublia ses serments ; il discontinua tout d’un coup ses visites. Surprise d’un tel procédé, je ne savais à quoi l’attribuer.

Quoiqu’il n’eût pas fait une impression fort vive sur mon cœur, je ne laissai pas d’en être fort inquiète, ainsi que ma mère. Nous étions accoutumées à ses bonnes façons.

Après avoir passé une semaine sans recevoir de ses nouvelles, nous jugeâmes à propos d’aller chez la dame G…, avec laquelle nous eûmes une longue conférence.

Le résultat fut que je ne devais plus compter sur S. R… Mais Mme G…, qui n’avait jamais trouvé un mal sans emplâtre, entreprit de me consoler et y réussit. Elle me fit envisager ma jeunesse et mes charmes comme des moyens sûrs de réparer la perte d’un cœur, par l’acquisition de mille autres.

Elle me peignit avec des couleurs si séduisantes les délices de la multiplicité et m’offrit une perspective si brillante que, malgré une répugnance secrète, elle me persuada ; et pour comble de générosité, elle m’offrit ses services d’une manière si cordiale qu’il ne me fut pas possible de me défendre de ses instances.

Nous allions prendre congé de l’éloquente Mme G…, lorsqu’un grand homme sec, d’une figure plus que majeure, entra chez elle. Après l’accueil le plus obligeant, elle me le présenta comme un de ses meilleurs amis et pour lequel elle me pria d’avoir tous les égards dont elle m’assura qu’il était digne. Cet homme, fier de cette belle recommandation, s’approcha de moi avec un air aussi familier que si nous nous fussions connus de longue main. Il m’engagea à me laisser conduire dans une chambre adjacente. J’étais si étourdie que je n’eus pas la force de faire la moindre résistance.

Ce début ne me plaisait guère. J’aurais déjà voulu être débarrassée de ce galant tête-à-tête, mais il fallait auparavant mériter le prix qu’on avait mis à ma complaisance, ce qui n’était pas chose facile.

Le squelette qu’on m’avait donné à ranimer avait le sommeil extrêmement dur. Je fis des efforts incroyables pour dissiper son engourdissement : peines inutiles. Un froid mortel semblait avoir entrepris son âme, et je désespérais de réussir à fondre la glace. Je rougissais des bienfaits auxquels j’étais obligée de descendre ; moi, accoutumée aux empressements, être obligée de prévenir des désirs à naître ! En vain je m’encourageais par la gloire d’opérer des miracles ; j’étais indignée du personnage que je soutenais.

Quelle humiliation pour une femme qui se croit quelques attraits de trouver une insensibilité si incorrigible ! Vingt fois rebutée du peu de fruit de mes bontés, j’étais sur le point de renoncer à mon entreprise. Enfin, excédée d’une spéculation de deux heures sur des objets impalpables, j’arrachai du triste moribond un demi-soupir, faible hommage qu’en expirant sa reconnaissance rendait à ma générosité.

Il sortit après avoir récompensé généreusement Mme G…, à laquelle il fit un récit avantageux de la douceur de mon caractère et de ma complaisance.

Un mousquetaire bruyant et plein de feu succéda à ce paralytique. Sa pétulante tendresse ne me laissa aucune tranquillité ; il me plut dès le premier abord ; ses transports continus et redoublés étaient trop de mon goût pour que je m’y refusasse. Ma bonne humeur le charma. Nous nous entretînmes longtemps avec une volupté qui me dédommagea de l’ennui que j’avais essuyé. Lorsqu’il se fut retiré, d’autres vinrent remplir le poste vacant. L’oisiveté était bannie de cet asile voué au plaisir.

Le nombre des connaissances de Mme G… était prodigieux : gens de toutes couleurs et de tous états ; partisans, commis, guerriers, magistrats, commerçants, abbés, citoyens, étrangers, tous étaient admis. Sa maison était le rendez-vous des quatre parties du monde, où chaque voyageur apportait son offrande. L’intérêt ouvrait la porte, et la volupté faisait les honneurs du logis.

Ce fut dans une de ces entrevues que je fis la connaissance de L. B… qui ne dédaigna pas mes charmes, quoique déplacés. Il me fit des propositions avantageuses et me répondit de se charger du soin de ma fortune si je voulais m’astreindre à lui plaire. J’acceptai la partie ; le premier quartier consigné d’avance me prévint en faveur d’un homme qui avait des manières si nobles.

Comme j’étais logée trop près de Mme G… pour qu’il pût répondre de la cessation de mes liaisons avec elle, il jugea à propos de me transporter ; j’allai sous ses auspices demeurer à l’hôtel de… À peine y fus-je installée que je m’aperçus que j’avais fait une nouvelle conquête.

B…, connu de toutes les femmes de Paris par l’heureux talent qu’il a de séduire leur vertu en leur débitant des contes, me vit et m’aima ; je me laissai endormir au récit des flatteuses espérances dont il me berça ; mais tous ces magnifiques projets aboutirent à quelques fêtes galantes dont le récit faisait tous les frais. Heureusement pour moi je reconnus la frivolité du clinquant dont il prétendait m’éblouir, avant de prendre avec lui un engagement sérieux.

Cette découverte me fit supprimer les effets d’une bonne volonté qui m’aurait nui dans l’esprit de L. B… Sa conduite essentielle à mon égard méritait des ménagements. La solidité du fond me parut préférable à la superficie. J’avais pris mes arrangements si prudemment que le propriétaire de mes appas ne s’était pas aperçu des petits écarts que j’avais commis. J’eus encore le bonheur de lui dérober la connaissance d’une nouvelle protectrice que j’avais déterrée et chez laquelle j’allais employer mes moments perdus. Outre que cela me tenait en haleine, j’y trouvais un double profit par l’augmentation de mes honoraires.

« Tant va la cruche à l’eau qu’enfin elle se brise », vérité proverbiale dont je fis l’expérience. L. B…, quoique attaché à moi, ne laissait pas quelquefois d’user du privilège que ses largesses lui donnaient ; il allait de temps en temps ranimer ailleurs ses passions languissantes. Ma mauvaise destinée le conduisit chez la dame C… qui avait l’intendance de ses menus plaisirs. Il s’annonça sur le bon ton. Je lui fus proposée ; on lui vanta mes charmes, il désira d’en juger par lui-même.

Aussitôt un mercure m’est dépêché, je vole sur ses pas. J’entre ; mais quelle fut ma surprise ! Je crus d’abord que c’était un songe ; mais les reproches sanglants dont L. B… m’accabla me tirèrent d’erreur.

Comme je vis que l’accident était irréparable, je voulus du moins succomber avec dignité. Je pris mon parti sur-le-champ ; et feignant de n’être venue dans cet endroit que pour le prendre en contravention, je lui dis tout ce qu’une véritable jalousie aurait pu me dicter ; après lui avoir interdit pour jamais ma présence, je sortis en lui lançant un regard fier et dédaigneux.

— Vous vous êtes tirée à merveille, me dit la C…, de l’embarras où mon zèle imprudent vous avait conduite. J’ai fait le mal, je tâcherai de le réparer ; allez, consolez-vous, c’est une perte légère. Aux dispositions que je vous vois, vous êtes en état de mépriser de tels accidents.

Quoique aguerrie aux mystères de l’amour, je ne laissais pas quelquefois de trouver ses plaisirs gênants et insipides. Le dégoût de mon état me prit ; je ne savais pas comment en sortir, lorsque le hasard y pourvut.

G…, violon de l’Opéra, briguait depuis longtemps l’honneur de tenir un enfant avec moi ; c’est une façon de s’insinuer dans les bonnes grâces, usitée par les cadets de Cythère. Malgré ma répugnance naturelle pour ces sortes de cérémonies, je ne pus m’empêcher de donner cette marque de considération au corps des musiciens.

On prit un jour ; ma coiffeuse passa une partie de la matinée à mettre mes cheveux en ordre. Elle épuisa sa science. Je crois avoir dit que j’ai la tête assez belle. Je fus surprise agréablement, en me regardant au miroir, des merveilleux effets de l’art ; je me considérais avec un plaisir infini. Pendant que la coiffeuse s’occupait à arranger ma toilette, des papillotes jetées au hasard tombèrent sur le P. D… qui passait dans ce moment ; et par un des miracles de la sympathie, le charme l’arrêta : un instinct secret lui fit pressentir quelque douce aventure ; il leva la tête pour augurer d’où provenait l’enchantement. Il s’attendait à voir à la fenêtre quelqu’une de ces beautés magiciennes qui tendent leurs filets d’un premier étage et font une espèce de petite guerre aux cœurs assez imprudents pour donner dans l’embuscade. Surpris de ne rien découvrir, cela redoubla sa curiosité ; ma fenêtre ouverte lui fit soupçonner le lieu qui recelait les appas auxquels son cœur sacrifiait déjà. Il monta guidé par l’attraction.

Il entra dans ma chambre avec cet air aisé et cette noble assurance que ne manque jamais d’inspirer un mérite richement étayé ; son abord fut simple et sans détour :

— Vous me plaisez, ma reine ; si je fais le même effet sur vous, vous ne vous plaindrez pas de l’inutilité de mes soupirs ; êtes-vous seule ?

Ma mère, qui se présenta dans ce moment, se mit de la conversation et m’épargna la peine de lui répondre avec la franchise qu’il paraissait vouloir exiger de moi. Marché conclu, nouveaux arrangements, me voilà transplantée rue Bertin-Poirée, dans une maison dont les meubles me furent donnés en propre.

Je voulus essayer cette fois si, par une conduite plus réservée, je pourrais m’assurer de l’attachement du P. D… Mais est-il quelque secret contre la légèreté des hommes ? J’eus beau me gêner pour mettre de la décence dans mes actions, le volage abjura ses serments et m’abandonna au bout de trois mois, sans avoir aucune autre raison que la faiblesse d’un cœur épuisé ; j’en avais usé si noblement avec lui, et j’avais conduit avec tant de discrétion quelques petits pèlerinages, qu’il n’en avait pas eu la moindre connaissance ; je n’avais donc rien à me reprocher : il était dans son tort.

L’innocence est bientôt consolée des malheurs qu’elle n’a pas mérités. Je me résignai sans peine et je laissai à la fortune le soin de disposer de moi.

Me voilà donc encore réduite à pratiquer la chevalerie errante de la galanterie. J’allais renouer mes anciennes habitudes lorsque je m’aperçus que le P. D…, en me quittant, m’avait laissé un trésor auquel jusque-là je n’avais pas fait attention ; il avait mis auprès de moi une vieille duègne pour épier ma conduite. Cette femme, gagnée par mes bonnes façons, s’était attachée à moi.

Elle me dégoûta du parti que j’allais prendre : après la désertion de mon amant, elle me fit envisager le désagrément qu’il y a de ne devoir ses conquêtes qu’à l’entremise d’un tiers, et elle me conseilla de ne m’en rapporter qu’à moi-même.

J’entrai dans ses vues. Je résolus de me faire voir au spectacle, où je n’avais pas encore paru. Je débutai par l’Opéra, où j’étalai dans une première loge mes charmes, relevés par tout le piquant que leur pouvait donner mon habillement d’étrangère.

Dès que je fus placée, je devins le but de tous les lorgneurs de profession. Ils sont communs dans ce lieu, où les plaisirs des sens sont les seules divinités qu’on révère.

Si l’on appelle coquetterie l’envie de plaire et cette satisfaction que l’on goûte à faire naître des désirs, je ne m’en défends pas. J’étais sensible à la douceur de me voir l’objet d’une tendre curiosité.

J’apercevais quelques concurrentes dont les yeux jaloux feignaient de m’examiner avec dédain, mais l’attention du public me dédommageait de l’importunité de leurs regards ; d’ailleurs l’air insultant dont elles tâchaient de rassurer leur contenance était un nouvel éloge pour moi et m’apprenait ce que je valais.

J’étais trop attentive aux mouvements que j’excitais pour m’occuper du spectacle. Plusieurs seigneurs vinrent me complimenter dans ma loge et me firent des propositions. On pourrait sans injustice être vaine à moins. J’avais enlevé tous les suffrages. Je me figurais être dans un sérail d’hommes destinés à mon plaisir, où je pouvais commander en sultane et jeter le mouchoir à celui qui aurait le bonheur de me rendre sensible.

Je me trouvai si bien de cet essai que je continuai ; tout le monde brillant de l’Opéra soupira pour moi. Je fis des heureux. J’eus la gloire de voir à mes pieds des têtes illustres, qui ne rougirent pas d’oublier leur grandeur en ma présence. Je compris mieux que je n’avais fait jusqu’alors qu’il n’y a rien dans le monde au-dessus d’une jolie femme et que l’empire de la beauté ne connaît point de bornes.

Cependant, malgré toute la pompe de mes connaissances, ma course vers le temple de la Fortune n’était pas rapide. Quoique les grands fassent tout pour la volupté, leur libéralité n’a rien de solide, surtout lorsque, ainsi que moi, on ne fait avec eux qu’effleurer les préliminaires de la tendresse. Quelquefois, en entrant chez moi, je faisais des raisonnements sur les vanités du siècle, qui me donnaient la migraine.

Les fatigues que me causaient mes courses journalières m’avaient excédée. J’avais besoin de repos, je voulus faire une espèce de retraite. C…, financier de nouvelle édition, se présenta pour remplir une partie du vide de ma solitude ; j’acceptai ses offres ; il entreprit de me fixer. Je fis tous mes efforts pour seconder ses bonnes intentions.

Tout allait passablement dans les commencements. C… aurait rougi de trouver à redire aux dépenses que je faisais ; il prodiguait ses générosités en nourrisson de la fortune qui, dans le premier feu de la faveur, veut se montrer digne de sa destinée. Je ne pouvais manquer d’être heureuse avec lui, s’il n’était pas survenu des tracasseries dans l’intérieur de ma famille, qui dérangèrent la situation paisible dont nous jouissions.

Mon beau-père s’attira des querelles, se fit battre, mit le quartier en rumeur. Le commissaire, instruit de ces querelles domestiques, nous fit conseiller de changer de quartier, afin de dépayser la médisance. Ces avis étaient pressants, nous vîmes de la nécessité à les suivre, nous y déférâmes et fûmes nous établir rue Sainte-Anne.

Ce fut là que je connus le marquis de R… Cet Adonis plus qu’octogénaire, dont l’âme se ressouvenait encore d’avoir été voluptueuse, aurait mérité les invalides de Cythère. Réduit à se contenter des prestiges d’un amour contemplatif, son cœur cherchait sans cesse à ranimer des désirs éteints. Vainement il se croyait encore visité de quelques étincelles de sensualité ; ces faibles bluettes étaient tout à coup amorties par le froid d’une imagination épuisée. Cependant, malgré l’impénétrabilité des barrières qui le séparaient pour jamais des plaisirs, il ne pouvait renoncer à ses douces habitudes. Vieux soldat de l’amour, il voulait mourir au lit d’honneur.

Plusieurs fois, je l’ai vu, dans le délire d’une rage mue, vouloir lutter contre ses malheurs et se flatter de pouvoir retrouver dans les bras de l’amour ces tendres instants dont sa mémoire lui retraçait une si délicieuse et si désespérante image.

Le personnage de consolatrice est une difficulté extrême à soutenir ; il est triste de n’avoir jamais devant les yeux que des objets pitoyables. Le vieux marquis, à force d’exciter ma compassion, m’ennuya. Je ne voyais plus de remède à son infortune, et c’était exercer en pure perte la générosité de mon âme.

La dernière ressource des médecins est d’envoyer eux eaux les malades dont ils désespèrent. On aurait bien dû imaginer quelque semblable expédient pour les cœurs atteints d’une langueur incurable.

Je conseillai à mon amant suranné d’attendre du retour du siècle la guérison de son infirmité et de cesser de perdre plus longtemps auprès de moi des moments inutiles et dont il pouvait faire un usage plus conforme à sa situation présente.

Quoique je m’y prisse avec douceur pour lui faire entendre raison, il fut assez injuste pour s’en fâcher. Il me reprocha ses bienfaits et voulut absolument que je lui rendisse une partie des présents dont sa magnificence m’avait honorée.

Les présents qui lui tenaient si fort au cœur consistaient en une montre et une robe de femme. Ce style me parut nouveau ; je n’étais pas accoutumée aux restitutions. Je dis au marquis que je ne pouvais en conscience me dessaisir de ses largesses, que c’était un dépôt trop cher à mon cœur pour m’en voir privée. Il insista malgré mes remontrances.

Enfin, nous composâmes. Nous convînmes que je garderais la robe et que je lui remettrais la montre, qui serait évaluée, afin qu’il m’en rendît la valeur. Nos discussions étant terminées, nous nous séparâmes.

Le chevalier de B… prit la place du marquis, dont il avait été quelque temps le coadjuteur. Vainement j’essayai de fixer sa légèreté, il ne me fut pas possible d’en faire un amant essentiel.

Inquiet, volage, ne voulant jamais qu’effleurer les plaisirs, la seule idée d’un engagement sérieux l’effrayait. J’avais beau le prêcher, il était insensible aux traits de ma morale. Content de me faire éprouver les premières impressions d’un sentiment passager, il s’était fait un système de volupté, commode, disait-il, pour le tempérament de son cœur, qui ne permettrait pas une tendresse assidue.

Rebutée de ses irrésolutions perpétuelles, je perdis l’espérance d’amener à bien une passion si frivole et je lui cherchai quelque successeur plus solide.

Le logement que nous occupions était en face d’une maison opulente habitée par un cordon bleu de la finance. J’avais remarqué qu’un de ses fils s’attachait à m’examiner ; il semblait épier l’occasion de me saluer ; son intention était trop louable, et il y aurait eu de l’inhumanité à le laisser languir. J’eus la bonté de me prêter à ses avances de politesse ; un sourire lui annonça qu’on le devinait et qu’il n’offensait pas. Il vint sur-le-champ m’en remercier ; il eut lieu d’être satisfait de la réception que je lui fis. Il me fit les compliments les plus flatteurs sur mes charmes. Les éloges qu’il me donna intéressaient de trop près ma vanité pour ne pas y être sensible. Ce qu’il me disait d’obligeant me disposait en sa faveur. D’ailleurs, L. G… était aimable ; sa physionomie spirituelle parlait pour lui ; ses traits, sans être réguliers, étaient embellis par ce je ne sais quoi si propre à toucher le cœur ; enjoué, vif, caressant, ses yeux exprimaient tous les mouvements d’une âme formée pour la volupté. Je me sentais portée d’inclination à lui vouloir du bien, et ses empressements auraient sans peine obtenu l’aveu de mon cœur ; mais soit crainte de voir désavouer un amour onéreux par l’économie de son père, soit méfiance de lui-même, il se contenta de me demander la permission de m’offrir à souper avec trois de ses amis. Je le lui accordai.

Il ne manqua pas, le soir, d’amener les convives. La table fut bien servie, la joie et la liberté présidaient à la fête : ce n’étaient que bons mots, saillies, traits plaisants ; j’étais de la meilleure humeur du monde. Qu’on se figure quatre petits-maîtres de robe, mais de ces petits-maîtres qui n’en ont que le badinage, sans en avoir l’orgueil ni l’impertinence, s’empresser à l’envi de mériter mes suffrages par leurs soins, se disputer l’avantage de me rendre sensible, s’efforcer de m’attendrir par l’attrait du plaisir qu’ils me présentaient sous les différentes formes que pouvait leur suggérer une imagination voluptueuse, secondée de l’envie de me plaire.

J’étais enchantée, mêmes empressements de toutes parts, ces quatre rivaux aimables me fixèrent tour à tour. Mes sens étaient enivrés ; mon cœur, voltigeant sans cesse de plaisirs en plaisirs, ne savait sur quel objet arrêter ses désirs errants. D. M… sembla d’abord déterminer mes incertitudes ; L. G… s’en plaignit d’un air si touchant qu’il me replongea dans le doute ; S…, qui n’a hérité que de la délicatesse de l’esprit de son père, vint augmenter mon embarras ; et le jeune D…, pour surcroît de tumulte, réclama ses droits, me reprocha tendrement mon injustice et prit l’amour à témoin de la vérité de ses transports.

Que faire dans cette conjoncture ? Les prendre tous les quatre ? La pensée m’en vint d’abord, mais la chose n’était pas praticable ; il fallait décemment choisir : à qui donner la pomme ? Je balançai. Après les avoir parcourus, je revins à D. M… ; il m’arrêta dans ses bras ; mon cœur indécis n’hésita plus ; l’amour prononça en sa faveur, il fut heureux, et mon âme transportée partagea ses plaisirs et son triomphe.

Le souper fini, D. M…, vainqueur, resta maître du champ de bataille ; il ne savait comment m’exprimer la joie qu’il ressentait d’une préférence aussi chère à son cœur ; sa reconnaissance excessive m’apprit à quel point il était pénétré ; je sentais à chaque instant redoubler la rapidité de mon inclination pour lui. Jamais l’amour ne m’avait fait éprouver des plaisirs si doux. Mon cœur pour la première fois se livra sans réserve. D. M… devint tout pour moi. Je n’envisageai plus de bonheur que dans sa possession ; l’aimer et en être aimée me parut être le seul bonheur auquel mon âme put aspirer.

Je voyais avec plaisir que j’avais fait la même impression sur lui. Attachés l’un à l’autre par les liens de l’amour le plus tendre, que nous manquait-il pour être heureux que la continuation de notre félicité ?

Je tombai dangereusement malade ; mon amant ne quittait presque plus le chevet de mon lit. Je n’ai point d’expressions qui puissent rendre les mouvements d’amour et de reconnaissance dont j’étais pénétrée : même aux portes de la mort, je n’étais occupée que de lui ; sa douleur me touchait plus que le danger qui me menaçait. L’amour eut pitié de nous et me rendit la vie. D. M… essuya mes larmes, les transports de joie prirent la place du désespoir, je lus ma guérison dans ses yeux. Assurée du tendre intérêt qu’il y prenait, je me crus hors de péril dès que je vis ses craintes diminuer. Aurais-je pu, sans être la dernière des femmes, ne pas adorer un amant si digne de toute ma tendresse ?

On peut juger qu’avec les sentiments que D. M… m’avait inspirés, la vie ambulante que j’avais menée jusqu’alors me fit horreur. J’y renonçai absolument.

Ma mère, qui n’était plus sensible qu’à l’intérêt et qui voyait une partie de ses projets déconcertés par ce nouveau plan de conduite, ne goûta pas ma façon de penser. Elle voulut me faire des remontrances ; je ne les écoutai aucunement. Il n’appartenait plus qu’à l’amour de disposer de moi.

Malgré ma répugnance, ma mère crut avoir encore assez d’empire sur moi pour se flatter que je ne lui résisterais pas en face. Comptant sur son autorité, elle donna un rendez-vous à milord ***. Ma mère l’introduisit dans mon appartement. Je le reçus avec froideur ; il s’imagina que ce n’était que grimace, et fit des tentatives qui lui réussirent mal. Ses désirs en devinrent plus ardents et ma résistance en devint plus opiniâtre ; en vain ma mère, qui survint, tâcha de me séduire par ses caresses ou de m’intimider par ses menaces, je fus inébranlable.

Milord *** sortit et me laissa en proie aux reproches et aux criailleries de ma mère. Je ne fis que m’affliger le reste de la journée. D. M…, en revenant le soir, me trouva tout en larmes. Il me pressa de lui en apprendre la cause : je l’aimais trop pour lui rien déguiser. Son amour fut indigné d’un pareil outrage ; il me proposa un enlèvement ; j’acceptai sans balancer ce parti, le seul qui pouvait me mettre en sûreté contre des tentatives nouvelles.

Jour pris pour le lendemain, je sortis sur les dix heures ; mon amant m’attendait au bout de la rue ; je montai dans son carrosse, il me fit conduire au couvent de ***. Il ne cessa pendant le chemin de m’accabler des plus tendres caresses. Cette preuve d’amour que je lui donnais ne lui laissait aucun doute sur la sincérité de mes sentiments.

Nous arrivâmes au couvent, où D. M… prit congé de moi. Les religieuses me firent toutes les caresses imaginables. J’admirais la tranquillité de ces bonnes filles ; il ne me plut pas cependant de les imiter. Mon amant me voyait au parloir presque tous les jours, et ma tendresse pour lui, gênée par le cérémonial de la grille, n’en prenait que plus d’empire sur mon cœur.

Cependant ma mère, furieuse de mon évasion, mettait ses soins à découvrir ma retraite. Elle ne douta pas que M. D… ne fût complice de ma fuite, quoiqu’il feignît d’en être fort affligé. Il continua de payer à ma mère la pension qu’il me faisait, en sorte que, quoique je fusse séparée d’elle, mon droit de présence était toujours acquitté ; mais comme ces honoraires ne répondaient pas à la grandeur de ses desseins, elle n’en était pas moins ardente à ma découverte.

Ma mère avait fondé sur la puissance de mes charmes des projets de fortune aussi vastes que son ambition. Une aventure récente avait encore redoublé le tendre appétit qu’elle se ressentait pour les bienfaits de la fortune. De R… venait d’être répudié par la D…, malgré les efforts de prodigalité qu’il avait faits pour la retenir. Son cœur, désespéré d’une perte aussi cruelle, paraissait inconsolable. Le bel et judicieux usage qu’il avait fait de ses trésors avait intéressé pour lui tout le monde galant de Paris. Les spectacles briguaient à l’envi l’honneur de remettre le calme dans son âme. L’Opéra, les comédiens, touchés de son malheur, lui rendirent visite par députés ; on avait bien soin de choisir ce qu’il y avait de plus joli, pour ces fréquentes ambassades… Prêtresses, filles de Vénus de tous étages désertaient les temples de Cythère pour aller lui faire des compliments de condoléance. Ses palais ne désemplissaient plus. On ne voyait sur les routes qui y conduisaient que beautés de toute espèce : appas venant d’éclore et n’ayant pas encore l’âge de raison ; appas novices, appas formés, modestes, doux, fiers, tendres, hardis, appas élevés à l’ombre, appas audacieux et connus par des aventures d’éclat. Les mères y menaient leurs filles ; les nièces s’y faisaient conduire par leurs tantes ; quels enchantements ne furent pas employés pour charmer la tristesse de l’infortuné Midas ? Peines inutiles, le coup était trop rude ; son âme, inaccessible aux consolations, était dévorée des plus cuisants chagrins. Il ne cessait de gémir, et sa triste imagination lui retraçait à tous moments les charmes de son infidèle vestale. Déchiré par ses regrets, il cherchait vainement un repos qui fuyait loin de lui.

Ses richesses immenses, ce fleuve d’or, formé et grossi par les travaux d’un père industrieux qui conserva jusqu’à la mort du goût pour les raffinements du calcul, était débordé. Là, tout le monde puisait librement, tous buvaient et se désaltéraient ; lui seul, consumé par une fièvre ardente, ne pouvait apaiser la soif qui faisait son supplice.

Ma mère apprit ce grand événement par la voix publique. Elle soupira plus que jamais de douleur de se voir séparée de moi, dans une conjoncture si favorable à l’avancement de notre fortune. Elle m’avait fait inscrire sur la liste des prétendantes. Comme il est assez naturel de croire ce qu’on désire ardemment, elle ne doutait pas que ma figure ne m’attirât des distinctions très avantageuses et ne me fit peut-être rembourser le prix.

Mais où me trouver ? Toutes ses perquisitions n’avaient pu lui découvrir jusqu’alors le lieu de ma retraite. Enfin, un honnête alguazil, son ami et son patron, dans le sein duquel elle avait déposé ses chagrins et ses espérances, lui promit de n’épargner aucun soin pour me trouver. Il mit des gens en campagne qui suivirent D. M… Ce moyen leur indiqua mon asile.

Cette heureuse découverte encouragea ma mère ; elle tint conseil avec son honnête agent, qui lui promit son entremise pour faire réussir ses projets. Il l’adressa au valet de chambre de R… et lui conseilla de tâcher d’en faire le protecteur de mes charmes.

C’est un personnage plus important qu’on ne pense, que le confident d’un homme à bonnes fortunes, surtout d’un homme à bonnes fortunes tel que R… : c’est une espèce de petit ministre. Il reçut ma mère avec l’air sérieux d’un homme occupé des plus graves affaires, il ne dérida son front que lorsqu’elle se fut annoncée comme la mère d’une jolie fille. Ce titre le rendit attentif ; on lui vanta mes attraits ; ma mère parlait avec feu. La description de ma figure demandait des détails, ces détails attendrirent notre auditeur.

Il était sensible aux belles choses : il soupira, il fallait absolument gagner l’homme, c’était un coup de partie. Ma mère avait renoncé depuis longtemps aux plaisirs du siècle ; elle se vit cependant dans la nécessité de faire un effort sur l’inaction de son tempérament. Cet excès de volupté transporta le valet de chambre ; il jugea, en connaisseur, que des charmes provenant d’un pareil cru devaient être quelque chose d’exquis et dignes d’être consacrés aux plaisirs de son maître. Il promit de s’intéresser pour moi et tint parole.

Le récit qu’il fit à de R… fut reçu agréablement et suspendit sa douleur pour quelques instants.

— Ce serait bien, dit-il, ce qu’il me faut, si le tableau que vous m’en faites là n’est pas trop flatté ; peut-être pourra-t-elle me faire oublier l’ingrate L. D…

À ces mots, le fidèle messager vole à mon couvent, me demande : je parais. Il m’instruit en deux mots des intentions de son maître et me fait envisager la fortune la plus brillante. Je répondis froidement à ses magnifiques propositions et le priai de ne pas m’importuner davantage en lui disant que j’avais résolu de refuser ce que M. de R… me faisait l’honneur de marchander. Je le quittai brusquement.

Mon premier soin fut de faire avertir D. M… de ce nouvel incident. Sur-le-champ il vint pour me conduire en un autre lieu. J’y consentis avec joie. Je goûtais un plaisir infini à lui assurer la possession de mon cœur et je jouissais en secret de la douce satisfaction de lui prouver, par le sacrifice que je lui faisais, que je ne chérissais que lui.

Lorsque ma mère vint pour me retirer du couvent, elle fut bien surprise d’apprendre que j’en étais sortie la veille. Rien ne peut exprimer la rage qu’elle eut de voir déconcerter ses mesures. Elle alla trouver M. D…, lui dit en pleine audience les injures les plus atroces.

Après avoir vomi feu et flamme, on la contraignit de se retirer ; elle ne se rendit pas, elle présenta des placets à tous les magistrats, accusa D. M… de rapt et fit tant de vacarme que, quoiqu’il eût facilement pu lui imposer silence, en prouvant avec évidence qu’elle avait vendu plus d’une fois ce qu’il était accusé d’avoir ravi, il fut contraint, par ménagement pour son état et pour faire cesser un éclat indécent, de me remettre entre ses mains.

J’eus beau gémir, il me fallut suivre ma destinée et consentir malgré moi à me rendre la victime de l’ambition et de l’avarice de ma mère. On peut croire que je ne me faisais pas une image charmante de de R…, mais j’avoue que mon imagination avait été bien au-dessous de la réalité ; je le haïssais sans le connaître, j’en eus horreur après l’avoir vu. Quelle abominable figure ! des yeux sombres et farouches, le regard égaré, le teint pâle et livide, une vraie physionomie de réprouvé : on passe la laideur, mais il n’est pas permis de porter de ces visages-là. Ah ! le vilain homme.

Ma mère, qui avait passé la nuit dans la maison et avait servi la veille d’eunuque noir pour nous mettre au lit, survint comme je me levais. Je passai vite dans une autre chambre pour me délivrer d’une vue insupportable.

Lorsque ma mère eut réglé ses comptes avec de R…, elle prit congé de lui. Il lui ordonna en la quittant de me déposer chez l’alguazil qui avait été le premier entremetteur, et d’attendre ses ordres. Vingt jours se passèrent sans qu’on reçût aucune de ses nouvelles. Ma mère, qui espérait de jour en jour voir arriver de sa part quelque bouillon d’or potable, fut bien surprise, au bout de ce terme, d’apprendre que la P… était déclarée l’odalisque chérie et qu’on lui laissait la liberté de me pourvoir. Cette fâcheuse nouvelle la consterna.

Les idées dont elle s’était flattée lui avaient tourné la tête. Elle avait anticipé sur une fortune qu’elle regardait comme certaine.


Les créanciers n’entendent pas raison. Les siens furent impitoyables : bijoux, meubles, tout fut absorbé ; il fallut encore une fois avoir recours aux hôtels garnis. La perte de mon cher D. M… était le plus sensible de mes chagrins, mais il n’y avait plus de remède, il ne voulait pas se compromettre. La déroute des affaires engagea ma mère à me quitter pour quelque temps.

Elle partit pour Colmar ; je ne fus pas fort affligée de son départ. Je me trouvais libre et pouvais suivre mes inclinations sans contrainte. Je commençais à me lasser de la dépendance dans laquelle j’avais vécu jusqu’alors, et je trouvais enfin qu’il était temps de sortir de tutelle et de me gouverner par moi-même.

J’étais logée rue Coquillière. D…, dont le sérail était répandu dans les différents quartiers de Paris, me vit et m’aima. Il vint lui-même m’assurer de la possession de son cœur. Son antique et petite figure ne me revenait nullement ; mais le rang de sultane favorite qu’il m’offrit me fit ouvrir les yeux ; ma vanité s’en trouva flattée, et j’acceptai, sans balancer un parti si brillant et qui me mettait au-dessus de toutes mes rivales.

Me voyant dans de si favorables dispositions, il me fit quitter mon habit étranger pour en prendre un de son goût, et me fit conduire rue des Deux-Portes, chez deux de ses sultanes validé, auxquelles il avait remis l’intendance de ses menus plaisirs. Je n’y restai que deux jours ; il avait eu soin pendant ce temps de me faire meubler, rue du Luxembourg, un appartement digne du rang où j’allais monter. J’allai prendre possession de mon nouveau palais. D… m’y attendait ; il m’étala toute la rhétorique de sa galanterie usée.

Il me parla de son amour comme d’une passion qui n’avait pour but que le plaisir de faire mon bonheur. Il m’assura que je le connaîtrais aux soins qu’il prendrait de moi, et que la profonde estime dont il se sentait pénétré lui avait suggéré les plus sages précautions pour conserver ma chaste pudeur et défendre mes charmes d’un profane pillage :

— Le véritable amour ne va guère sans un peu de jalousie ; c’est la preuve d’une âme délicate. La mienne n’a rien à se reprocher sur cet article ; je vous adore avec toute la délicatesse imaginable. Que ne sommes-nous en Asie ! j’aurais la satisfaction de vous y voir entourée des gardiens sacrés de la vertu des femmes : vous seriez heureuse, et ma sécurité serait parfaite. Sages Orientaux, que vos usages sont prudents et pourquoi faut-il que, par notre négligence, nous nous soyons privés d’un moyen si sûr et si commode de se procurer la paix !

Je voulus le rassurer sur ses terreurs et lui faire entendre que j’étais fille à sentiments et capable de lui garder une fidélité scrupuleuse.

— Je n’en doute pas, interrompit-il, ce que je dis n’est que pour la conversation ; mais encore un coup, ma chère, convenez avec moi que c’est quelque chose de bien utile qu’un eunuque auprès de femmes moins vertueuses que vous. Je parie même que vous seriez charmée d’en avoir ; vous avez des mœurs, de la sagesse ; mais il y a quelquefois des moments où l’observation de la règle nous gêne ; on craint de manquer, cela oblige de faire des efforts sur soi-même.

« N’est-il pas bien plus doux de ne rien avoir à appréhender et de braver un péril qu’on sait n’être pas fait pour soi ? J’y reviens toujours : la méthode d’avoir des imberbes est bonne. La mode en viendra peut-être quelque jour.

« En attendant, adorable mignonne, agréez la peine que j’ai prise d’y suppléer ; vous ne sauriez, après cela, douter de la sincérité de mes sentiments. Parmi quelques curiosités que j’ai fait venir d’Italie, on m’a envoyé une machine d’une invention merveilleuse, et les femmes doivent avoir une grande obligation à celui qui l’a imaginée. C’est un secret infaillible contre les alarmes : seriez-vous curieuse, ma reine, de voir un bijou si singulier ? »

En disant cela, il tira de sa poche cette rareté et me la présenta. Je ne pus m’empêcher de rire à cette vue.

— Vous riez, dit-il, cela est drôle au moins. Ça, ma chère petite, un peu de complaisance, voyons si cela vous ira bien.

Je continuais toujours mes éclats de rire, ne m’imaginant pas que D… parlât sérieusement. Je vis à la fin que c’était pour tout de bon. Comme mon cœur n’était pas occupé, je m’embarrassai peu que la jalousie de mon amant me privât d’une chose qui m’était inutile ; je me prêtai de bonne grâce. Il était enchanté de me voir flatter sa manie avec tant de franchise ; il disait et faisait mille extravagances.

— Ah ! petits amours, s’écriait-il, je vous tiens, vous serez enchaînés, fripons. Quel dommage que tant d’attraits fussent la proie de quelque scélérat qui n’en connaîtrait pas le prix.

— Quoi, vous les enfermez sous clef ? m’écriai-je.

— Oui, reprit-il, c’est pour votre bien.

Il baisait cependant son prisonnier avec des transports incroyables.

— Eh bien, poursuivit-il, je vous trouve mille fois plus belle depuis que vous pouvez l’être impunément. Encore un baiser, je ne puis contenir mon ravissement. Je garde sur moi la clef ; je crois qu’il est inutile de vous recommander l’intégrité de la serrure.

Lorsque je me trouvai seule, je me mis à examiner curieusement le tissu des liens qui captivaient mes charmes. En considérant la justesse de l’instrument, il ne laissa pas de s’élever dans mon âme quelques petits scrupules ; je n’avais aucune envie de manquer ; mais les femmes aiment qu’on les mette à même. Il est assez commode de n’être sage qu’autant qu’on le veut. J’étouffai ces réflexions, comme de mauvaises pensées. Je fis quelques pas dans ma chambre pour m’habituer à porter ce plaisant cilice. Il me gênait un peu d’abord, mais on se fait à tout.

Je fus tranquille pendant un mois ; je vivais heureuse, autant qu’on peut l’être lorsque le cœur est désœuvré. D… mettait toute son attention à me procurer l’accessoire du plaisir. Je commençais cependant à me lasser de cette vie uniforme, lorsque F… vint me tirer de cette léthargie.

F… joignait aux agréments de la figure les grâces de la jeunesse : voluptueux, dissipateur et courant à l’indigence par la route des plaisirs, pour lesquels sa prodigalité était excessive. Je me trouvai prévenue d’inclination pour lui dès la première vue : il me déclara sa flamme ; j’aurais bien voulu soulager son martyre, mais un obstacle cruel m’arrêtait.

Ce fut alors que je reconnus le tort que j’avais eu de souffrir qu’on emprisonnât mes désirs. Je regrettai ma liberté, l’amour m’avait dessillé les yeux et me fit envisager les désagréments de ma situation. En vain je m’efforçai d’en adoucir l’amertume, mon cœur ne pouvait s’ouvrir à la moindre consolation.

Un jour que j’étais restée au lit plus tard qu’à l’ordinaire, F… entra tout à coup dans ma chambre. Je l’aimais trop pour être irritée de la liberté qu’il prenait. Il se mit auprès de mon lit, mais bientôt, se trouvant encore trop éloigné de moi, il quitta sa place pour s’asseoir sur le pied du lit. Il me pressait avec la dernière instance d’avoir pitié de lui.

Émue par sa présence, je n’étais que trop portée à lui donner des témoignages de ma sensibilité. Les yeux attachés sur les siens, je n’avais pas la force de lui répondre.

La manière tendre avec laquelle je le regardais lui apprit son triomphe.

— Adorable objet, me disait-il, puis-je croire que vous vous laissez toucher et que vous me permettrez…

— Arrêtez, m’écriai-je, arrêtez ! Que faites-vous ?

— Oui, je vous aime.

— Finissez donc. Non, je ne puis vous rendre heureux.

— Et qui peut s’opposer à mon bonheur, reprit-il, si vous m’aimez ?

— Hélas ! répliquai-je, un obstacle cruel !…

Mes yeux, à ces mots, se remplirent de larmes.

— Vous pleurez, me dit-il, mon cher amour ; hélas ! aurais-je eu le malheur de vous déplaire ?

— Ah repris-je, je serais moins affligée si je ne vous aimais pas. Pourquoi faut-il…

Mes pleurs redoublés m’interrompirent. Je ne faisais plus que sangloter. F…, surpris de cette affliction imprévue, ne savait à quelle cause attribuer l’état où il me voyait.

Il essaya de me consoler par ses caresses. Je le repoussai, ma résistance irrita ses désirs.

— Ah ciel ! lui dis-je, quel supplice ! Finissez donc ; vous me mettez au désespoir. Ah ! par pitié, mon cher F…, je ne souffrirai pas… non, cruel… ah !

Il poursuivait toujours malgré mes cris.

Déjà l’odieux mystère était prêt à paraître au jour. L’amour complice de sa témérité précipitait ma faiblesse. Mes forces m’abandonnaient et mes mains ne pouvaient plus retenir les restes d’un drap qui jusque-là m’avait servi de rempart.

— Vous me poussez à bout, méchant, criai-je transportée de douleur et d’amour ; eh bien ! livrez-vous à la fureur qui vous guide et connaissez toute l’étendue de mon malheur.

Je me couvrais le visage pour dérober ma honte aux yeux de mon amant. Je ne sais pas l’effet que cette première vue fit sur lui ; il resta quelque temps sans parler.

— Est-ce un songe ? dit-il en rompant le silence. Quoi, une serrure ? Quel barbare a osé charger d’indignes chaînes des objets si dignes d’être adorés ?

Ses transports interrompirent ses exclamations. Il parcourait avec avidité les charmes étalés à ses regards. J’étais enflammée par ses brûlantes caresses. Il se livrait aux emportements de l’amour le plus violent. Vingt fois, près d’expirer aux portes du plaisir, il s’efforça de franchir la barrière qui nous séparait. Efforts inutiles, le temple de la volupté fut inaccessible à ses hommages.

Enfin, au désespoir et dans la fureur de ses désirs, l’aveugle sacrificateur vint briser l’encensoir contre une des colonnes de l’édifice. Cela le rendit plus traitable, il entendit raison. Il fallut remettre au lendemain la reddition de la place.

Un serrurier honnête homme s’intéressa pour nous ; il nous fit une clef avec laquelle nous délivrâmes l’Amour de son cachot.

Les plaisirs prirent l’essor et réparèrent avantageusement le temps perdu. Je pris si bien mes mesures que D… ne put découvrir notre bonne intelligence ; les soins que je me donnais pour cela ne laissaient pas que de me gêner extrêmement. Quoiqu’il ne dut pas soupçonner ma fidélité, après l’ingénieuse précaution qu’il avait employée, sa jalousie ne lui donnait pas un moment de repos. J’étais obligée d’être continuellement sur mes gardes ; une méfiance si déplacée m’ennuya. Je me sentais dans une disposition prochaine de rompre avec lui. Un mauvais procédé qu’il eut envers moi mit le sceau à sa disgrâce et fit éclater mon mécontentement.

Il m’avait envoyé de fort beaux diamants pour figurer au bal. Le brillant des pierreries m’avait plu. J’avais cru recevoir un présent. Cette pensée dont je me flattais fut déçue ; il me les envoya redemander le lendemain, à cause, disait-il, que ces bijoux étaient à sa femme. La belle raison ! il fallut cependant s’en contenter et les renvoyer.

Je n’ai pas besoin de dire que j’étais outrée. F…, qui survint, sut la cause de ma mauvaise humeur ; il me conseilla de me défaire d’un homme qui avait de si mauvaises façons ; je le priai de rester jusqu’à son arrivée. Il vint peu de temps après, et, surpris de voir un homme en tête à tête avec moi, il me demanda un mot d’entretien particulier.

— Les explications sont inutiles, monsieur, lui dis-je ; je vous supplie de discontinuer de m’honorer de vos visites.

« À propos, monsieur, je ne vous ai pas renvoyé tous vos bijoux, il m’en reste encore un que je vais vous remettre. »

En disant cela, je pris la clef que F… m’avait donnée et je me défis à ses yeux de la ceinture mystérieuse que je lui remis avec des éclats de rire, dont il fut si confus qu’il se retira sans avoir la force de parler.

F… me fit aussitôt changer de demeure. Je fus loger rue d’Orléans.

La vie que je menai avec lui fut bien différente de celle que je quittais. Tous les jours, plaisirs nouveaux, soupers fréquents, nombreuse compagnie, parties de campagne, jeux, il n’y avait pas un instant de vide.

L’agréable train ! Je me serais estimée trop heureuse si les richesses de mon amant avaient répondu au goût prodigieux que nous nous sentions l’un et l’autre pour les plaisirs. Mais il arrivait souvent des dégradations d’opulence qui nous intriguaient. Ces inégalités de fortune nous obligeaient de recourir aux usuriers. Ces gens-là sont capricieux. On ne pouvait quelquefois les attendrir. Recours à d’autres expédients, le superflu de mes équipages suppléait au défaut.

Un des amis de F…, jeune homme très aimable et pour lequel je conserverai toute ma vie la plus haute estime, voulait bien aussi quelquefois être notre intendant ; et sans lui les amours à jeun auraient souvent été condamnées au triste régime d’une diète forcée.

Je dépérissais à vue d’œil et je me voyais à la veille d’être aussi avancée qu’en arrivant à Paris, lorsque ma mère, qui ne s’était retirée que pour projeter plus à l’aise des desseins d’établissement, m’écrivit du fond de sa province le départ du P. K… qu’elle m’avait adressé. Ce renfort survint à propos.

Il vint me voir ; je le reçus comme un ange tutélaire. F… fut disgracié. Le P. K… m’offrit tout d’un coup de partager ses richesses. Un peu capricieux, j’eus à souffrir de sa bizarrerie. Il était très méfiant, c’est un défaut que je n’ai jamais pu passer aux hommes. Soit inconstance de sa part, soit l’effet de quelques propos injurieux qu’on lui aura débités sur mon compte, nous nous quittâmes au bout de fort peu de temps ; mais, cette fois, ma prudence et mon économie m’avaient mise en état d’attendre que le vide de sa désertion fût réparé.

Il eut pour successeur un jeune seigneur des confins de la Baltique. Nous en sommes encore aux premiers transports de deux jeunes époux.


  1. Allusion à l’Histoire de Mlle Cronel, dite Frétillon, récit des aventures libertines de la jeunesse de Mlle Clairon. Voir la réédition de cet ouvrage : Chroniques libertines, t. II. (Bibliothèque des Curieux, 1911.)