La Belle France/7

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Stock (p. 203-223).


VII


Qu’est-ce que c’est que l’honneur ? Une enseigne. Et voilà la fin de mon catéchisme.
Shakespeare.

On a cru et déclaré pendant longtemps, et l’on répète encore, que le meilleur moyen d’apporter un remède aux imperfections de l’état présent, est d’éclairer le peuple.

Le journal et l’école parurent, et paraissent encore à beaucoup, des instruments efficaces de régénération sociale. Que le journal et l’école aient une influence sur l’esprit général, n’est pas niable ; que cette influence soit féconde est matière à discussion. Le journal, par exemple, aide surtout les gens à ne point penser par eux-mêmes, leur mâche des opinions qu’ils avalent sans examen, les emplit de préjugés et les sature d’inconsciente hypocrisie. Je ne voudrais pas dire que le journal, en France, est devenu un simple organe de publicité au service de la basse politique, du mercantilisme et du jeu. Ce serait aller trop loin — ou pas assez. — Les journaux qui expriment des idées, qui défendent des idées, sont rares en France. Il y en a un, au moins ; peut-être même deux ou trois ; mais je n’en suis pas sûr. Il en existe quelques autres qui, par probité ou par habitude, persistent à tenter d’exposer des convictions, et parviennent quelquefois à passionner le lieu-commun ; ils exposent, avec une bonne foi poussiéreuse, des truismes à renversement qu’ils prennent pour des idées générales, et qui ne font de mal à personne. Ils vont ainsi leur petit bonhomme de chemin, lâchant de temps en temps, au milieu de l’indifférence désordonnée du public, des escouades de pensées honnêtes, très honnêtes, trop honnêtes, qui n’apprennent rien (mais ne font rien oublier), et qui vont à pied — au pas du style.

Mais ces journaux ne représentent guère la Presse française ; ils en représentent plutôt une exception honorable, bien que souvent attristante. Ce n’est pas chez eux que le gros public va chercher sa pâture, qu’il faut bien, hélas ! appeler sa pâture intellectuelle. Le gros public s’adresse ailleurs pour ça. Il a à son service un nombre considérable de journaux, qui se vantent d’être bien parisiens, et qui, peut-être, sont bien français.

On admet généralement que la Presse anglaise est la première du monde, et cette appréciation ne trouve pas de contradicteurs en France. La Presse française, la presse du gros public, est vraiment trop modeste ; elle devrait revendiquer la première place ; ses lecteurs devraient la lui attribuer sans hésitation. Il est extrêmement remarquable que le gros public français, qui a généralement une si haute idée des libres institutions qui l’enchaînent, ne soit pas plus fier de sa Presse, qui en est comme le résumé.

Le public français, malgré tout, aime ses journaux ; il les aime tellement qu’il paye deux fois pour les avoir ; indirectement et directement. Il paye directement lorsqu’il achète le numéro du journal ; et indirectement lorsqu’il paye ses impôts. Le gouvernement, en effet, prélève sur le produit des impositions les sommes nécessaires à l’entretien d’une bonne partie de la presse. Preuve de la haute valeur de cette presse ; car, s’il en était autrement, le gouvernement, toujours soucieux de la bonne administration des deniers publics, ne la subventionnerait pas.

Les journaux que lit le gros public sont dirigés par des écrivains de premier ordre, qui quelquefois savent signer leur nom ; hommes remarquables autant par la profondeur de leur savoir que par l’intégrité de leur vie publique et privée. J’ai eu l’occasion d’en apercevoir un, autrefois, trônant comme il convient dans son cabinet directorial. La pièce était vaste ; mais telle était l’importance du personnage que, lorsqu’il avait installé sa barbe dans un coin et sa décoration dans l’autre, il restait juste assez de place pour le mandat d’amener.

Ce directeur, avant que sa gloire se fût écoulée par le fond percé d’un bidon, avait joué un rôle prééminent dans la politique représentative de la France. Sa barbe avait été à l’honneur avant d’être à la peine (afflictive et infamante) ; à la droite d’un amiral russe venu à Paris pour préparer l’alliance fumeuse, elle avait symbolisé la France nouvelle, ivre d’espoirs démocratiques ; tandis qu’à la gauche du même marin moscovite, le nez sémitique d’un autre directeur de journal représentait la vieille France catholique, éprise de traditions inoubliables. Ce fut entre cette barbe et ce nez que l’émissaire de l’autocrate entra à l’Opéra où il écouta, debout, une Marseillaise à fendre l’âme.

De pareils événements sont rares, même en France ; ils sont célébrés avec l’enthousiasme qu’ils méritent, par la presse du gros public. Les articles qui les narrent ou qui les commentent sont rédigés par des individus dont le fonds d’épithètes laudatives et de périodes sonores est inépuisable, ou peu s’en faut. Ces individus savent, d’ailleurs, changer de ton suivant l’occasion. Il n’y a guère que leur orthographe qu’ils ne changent point. Ils passent, sur commande, du dénigrement à l’admiration, de l’approbation sans réserve au blâme le plus absolu ; sont aujourd’hui sceptiques et demain pleins de foi ; vibrants, presque toujours ; et surtout savent non seulement parler, mais crier, pour ne rien dire. Ils connaissent l’art difficile de joindre, bruyamment, l’inutile au désagréable. Généralement, ils sont fort satisfaits de leurs œuvres et de leurs personnes ; et la vertu ayant été inventée par des gens mécontents d’eux-mêmes, ils n’en usent point. Ce qui ne les empêche pas de la prêcher ; et aussi le calme, l’apaisement et l’union. On ne se figure pas ce qu’on peut remplir de colonnes avec des tirades sur la réconciliation nécessaire de tous les Français dans le culte de la patrie. On peut aussi noircir beaucoup de papier en insultant les gens au pouvoir lorsqu’ils ne vous payent pas et en chantant leur gloire, lorsqu’ils vous payent ; voilà ce que n’oublient pas les journalistes ; et ils n’ont pas tort, s’il est vrai que la reconnaissance est un beau sentiment. D’ailleurs, il faut bien vivre ; c’est pourquoi le journaliste aime à se poser en justicier ; beaucoup plus par nécessité que par méchanceté naturelle, il espionne et il épie ; s’embusque, ment, tend des pièges. Et lorsqu’il a découvert un bon scandale, lorsqu’il a mis à jour, comme la hyène déterrant un cadavre, quelqu’une de ces grosses infamies que nécessite le présent ordre social, il faut que les coupables s’exécutent ; ou bien ils sont exécutés. Ils payent ; et lorsqu’ils ont payé, ils doivent payer encore ; ou bien leur nom, et la liste de leurs méfaits sont livrés à la publicité ; on traîne sur la claie leurs personnes, leurs familles, leurs ascendants et leurs descendants ; le tout, pour l’édification des masses et pour la plus grande gloire de la moralité. De sorte, que c’est un grand point de savoir si l’exploitation systématique des scandales ne devient pas plus scandaleuse encore que les scandales eux-mêmes. Je n’oserais, pour mon compte, me prononcer.

Entre temps, les journalistes instruisent leur public, l’éclairent. Ils lui donnent des informations qui sont plutôt des déformations ; mais sans malice, car pour eux ce qui est important, c’est ce qui est sensationnel. Ils lui apprennent, avec des commentaires stupéfiants, ce qui se passe dans le monde entier ; et même dans un monde meilleur, car le rédacteur catholique a fait son apparition, plein d’un zèle peu commun, et écrit ses articles « en trempant dans l’encrier des torches enflammées. » La presse avait déjà, d’ailleurs, quelque chose d’ecclésiastique : son parti-pris de mettre à l’encan ses faveurs et ses services ; l’habitude qu’elle a de pontifier ; sa bonne foi toute spéciale ; sa division en coteries d’aspects différents mais liées entre elles, au fond, par un intérêt commun : l’exploitation de la simplicité publique. Voilà en quoi, principalement, la Presse est un sacerdoce.

Certains journaux sont plutôt mondains, s’occupent de la haute société, savent tout ce qui se passe dans les cours étrangères. Des hommes du monde, disent-ils, leur apportent des renseignements sûrs. Ces hommes du monde existent. J’en ai vu. Mazas aussi.

D’autres gazettes se consacrent plus particulièrement aux lettres ; et offrent à leurs lecteurs des repas intellectuels composés des arlequins les plus disparates et les plus indigestes ; dans ces feuilles, généralement, l’esprit de corps se marie agréablement au patchouli, et le copahu à l’encens ; la combinaison de ces différents parfums forme l’arôme essentiel de la suave existence parisienne qui devient, de plus en plus, celle de la France entière. Certains autres journaux s’adonnent à la haute politique. Ce sont, d’ordinaire, des journaux honnêtes ; dans leurs rédactions le nombre des repris de justice est relativement restreint ; ce sont les mouchards qui dominent. Il faut bien que les mouchards se casent quelque part, eux et leurs casiers (judiciaires) ; ces fonctionnaires — qu’on méprise, je ne sais pourquoi, beaucoup plus que les autres, — ont une façon à eux de présenter les choses ; la lecture d’une gazette barométrique où ils font la pluie et le beau temps, suffit à le démontrer. Cette gazette prouve chaque jour, à cinq heures de relevée, que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, et même que la troisième république est une république ; elle est fort prisée de la bourgeoisie, dont elle affecte le ton prudhommesque et les manières bénisseuses. On la considère comme un organe de libéralisme. C’est un réceptacle à libéralités.

Quant aux classes supérieures et aux masses, elles n’admettent guère la politique et surtout la politique étrangère que comme accessoire ; les anecdotes, les potins, les scandales, toutes les rengaines pourries qu’on appelle l’actualité, doivent avoir la première place ; et les renseignements sur le jeu, les pronostics, les tuyaux, doivent occuper la seconde. Les rédacteurs des journaux français, cependant, parviennent à donner à leurs fidèles quelque idée de ce qui se passe dans l’univers. Leurs conceptions sont généralement bizarres ; elles se résument, pour abréger, en ceci : que la France est une grande et fière nation, que tous les autres pays l’envient férocement, sont jaloux de l’alliance qu’elle a conclue avec le petit père des Cosaques, et ne se consolent pas de voir son influence s’étendre tous les jours. Ces affirmations sont en contradiction avec les faits, je l’avoue ; mais elles sont présentées de bonne foi, en toute ignorance de cause ; leurs auteurs, il est juste de le reconnaître, ne font même pas preuve de partialité complète envers leur pays. Ils traitent sa langue en ennemie. Ils ont l’air de lui en vouloir ; et la dédaignent certainement.

Toute cette presse s’occupe d’affaires, comme on dit, et se montre hospitalière aux gens avisés qui savent reconnaître que sa publicité a son prix. Elle indique au petit capitaliste perplexe et aux personnes économes de bonnes façons de placer leur argent. Il arrive que ces indications sont funestes. Tout arrive. Du reste, tous les journaux français sont d’accord sur ce point : la France doit être fière de souscrire beaucoup d’emprunts. Ils sont aussi d’accord sur cet autre point : qu’il n’y a rien de plus dangereux que d’écrire pour dire quelque chose. Et c’est un péril dont ils se gardent avec le plus grand soin. Néanmoins, ils prétendent avoir une influence toute-puissante sur l’opinion publique ; ils se vantent même de la faire naître, spontanément.

En réalité, il est bien rare qu’une opinion publique soit perceptible en France. Quand elle existe, ce n’est point la Presse française qui la crée. C’est M. de Blowitz.

Une affaire récente a démontré la complète inanité de la Presse française. Il n’y a plus d’illusions à se faire à ce sujet-là. L’action de la Presse française a cessé d’exister, même en France. Dans l’affaire en question, elle ne fit preuve des deux côtés, que d’une platitude sans égale et d’une inintelligence désarmante. Il est probable que les deux partis, livrés à eux-mêmes, ne seraient jamais sortis de la fausse position où les maintenait leur insuffisance. Un résultat ne fut atteint que grâce à l’intervention de la Presse étrangère, surtout de la Presse anglaise. Il est certain que pas un seul argument neuf et sérieux, pour ou contre, ne fut apporté par la Presse française.

Le journal français se transforme ; il baisse son prix, et augmente son format. Jusqu’ici, on l’utilisait surtout pour les paquets ; le voilà qui va remplacer le linge de table. Mais je crois que la transformation, pour être sérieuse et durable, doit s’effectuer dans un autre sens, tendre à la simplification. Il faut prendre en considération, en effet, les habitudes de plus en plus casanières du peuple français : le peu d’intérêt qu’il porte à ce qui se passe au-delà de ses frontières ; et l’ennui, la fatigue terrible que lui cause l’étude même superficielle des questions qui l’intéressent directement. Le journal doit nécessairement tenir compte de cette déperdition, chaque jour plus grande en France, de la faculté d’attention. Et voici, à mon avis, le journal français de demain : Une gazette de deux pages, d’un papier souple et solide ; dont la première, imprimée, porterait au recto les indispensables calomnies quotidiennes et, au verso, quelques démarquages de télégrammes anglais ou américains ; et dont la deuxième, toute blanche, avec initiale au gré de l’acheteur, servirait de mouchoir pour l’adulte ou de lange pour le nouveau-né.



Heureusement, ils n’ont pas à leur disposition d’autres instruments de torture que leurs écrits.
H. Heine.


On peut facilement comprendre quelle influence une pareille presse doit avoir sur la nation française ; surtout lorsqu’on considère que cette nation ne prend en réalité d’intérêt à rien ; ne lit pas — car parcourir un journal parisien, ce n’est pas lire ; — ne connaît même pas de nom les écrits nouveaux qui ont quelque valeur, qui contiennent des idées ; et dont on lui cache l’existence, de parti-pris ; ne sait pas d’autre langue que la sienne, qu’elle connaît fort imparfaitement ; n’a point de publication périodique sérieuse ; et consacre le peu d’attention dont elle dispose encore, aux ignominies du théâtre. Il ne faut pas oublier non plus que l’infâme presse cléricale, les Croix, les Pèlerins et les Semaines Religieuses, est répandue partout, hebdomadairement, à des millions d’exemplaires ; et que le parti nationaliste possède à son service, en dehors des feuilles qui professent un chauvinisme honteux, un bon nombre de journaux qui prêchent ouvertement, avec approbation de Sa Sainteté, la bonne parole tricolore.

Les rares journaux qui défendent les idées de liberté, ont peine à vivre, et la presse nationaliste prospère. Sa popularité et son succès sont dus, certainement, pour une part, à l’infamie des gouvernants qu’elle attaque ; mais il est dû aussi à l’apathie du peuple qui, au lieu de chercher dans l’action un remède à une situation mauvaise, essaye de le ramasser dans la prose plate des marchands d’invectives ; et qui ne tente d’échapper au tyran d’aujourd’hui que pour se livrer au despote de demain. Le rôle de la Presse nationaliste a été d’ajouter à la sottise et à l’ignorance, qui étaient les caractéristiques du citoyen français fier de ses droits, la férocité et l’hypocrisie. Mon intention n’est point de discuter ici les gentilshommes que la majorité du peuple français a pris pour guides. Quelques-uns affirment que ce sont des coquins ; et il y a du pour ; D’autres assurent que ce sont d’honnêtes gens ; et il y a du contre. Vous voyez que je cherche à être impartial ; et je n’en dirai pas davantage. Ma plume se refuse même à écrire le nom bien français du signor Marinoni. Vous n’y perdez rien.

Je voudrais seulement faire remarquer que la liberté de la presse en France sert simplement d’exutoire aux basses rancunes particulières, aux viles convoitises, aux injures les plus ridicules, aux délations les plus infâmes. Je voudrais particulièrement faire voir que la Presse, comme instrument d’éducation du peuple, est de nulle valeur, et demeurera sans la moindre efficacité tant que la base sur laquelle repose la Société n’aura pas été changée. La raison pour laquelle la Presse ne remplit pas la tâche qu’on lui avait bénévolement assignée, est fort simple.

D’abord, le propriétaire, le directeur de journal se laissera toujours guider par des motifs d’ordre personnel, pécuniaires généralement ; par conséquent s’efforcera de suivre et jamais de diriger. Puis, à part de rares exceptions, l’homme ne peut prendre un intérêt sérieux dans la vie morale et intellectuelle de sa patrie que lorsqu’il a d’abord un intérêt réel dans l’existence matérielle de cette patrie. Le petit nombre de ceux qui possèdent cet intérêt réel est fort occupé à digérer et, entre temps, à empêcher ceux qui jeûnent de troubler sa digestion. À cet effet, il leur fait jeter de temps en temps, par ses valets de plume, les vieux os desséchés des superstitions mortes, retirés des catacombes religieuses ou des charniers internationaux.

Empêcher les Français de porter leur esprit et leurs efforts vers des réalités, les abêtir de dissertations ridicules et de protestations stupides, les énerver par un système d’injures continuelles et de diffamations perpétuelles, les hypnotiser dans leur veulerie par l’exposé menteur de réformes imbéciles, les crisper dans la haine des peuples voisins et de tous ceux qui rejettent le credo des Inquisiteurs, voilà l’œuvre de la Presse nationaliste. Son rêve, c’est d’arriver à proscrire de la France tout ce qui en constitue la force, l’intelligence et la noblesse ; c’est de la réduire à une telle condition mentale, qu’elle puisse devenir la proie facile des voleurs en uniforme et en soutane qui la guettent ; c’est d’en faire, une fois de plus, le fief du Catholicisme romain. Il faut le dire : la Presse nationaliste est une des formes agissantes du Catholicisme. C’est pour Rome qu’elle travaille, et à l’instigation de Rome. C’est sur l’ordre de Rome qu’elle s’efforce de faire de la France une seconde Espagne. C’est le mensonge catholique, la stupidité catholique, la férocité catholique, qui suintent de ses pages ; la hideuse hypocrisie catholique aussi.

Hier, la Presse nationaliste attaquait les Juifs ; aujourd’hui, elle attaque les Protestants et les Libres-penseurs, elle demande qu’on les exile, qu’on les pende, qu’on les brûle, qu’on les décervèle. Elle les attaque traîtreusement, lâchement, en se défendant, la main sur l’hostie mal digérée qui lui sert de conscience, de toute pensée d’agression. Elle faisait aux Juifs une « guerre de race. » Elle combat le protestantisme comme « hostile à l’esprit national ». Elle dissimule honteusement, bêtement, la férocité de son fanatisme. Elle n’a même pas le courage d’avouer ses haines. C’est aussi sous des prétextes misérables qu’elle mène une campagne acharnée et incessante contre les peuples dont elle redoute l’esprit libre, opposé à l’extension des infamies latines. Elle provoque, harcèle, dénonce, injurie, et calomnie ; derrière le rideau tricolore de son patriotisme imbécile, c’est l’intolérance la plus hideuse qu’elle cache, l’intolérance la plus stérile, l’intolérance catholique ; mais l’état des esprits n’est pas encore tel, en France, qu’elle puisse impunément en faire l’aveu. Elle se défend donc d’attaquer personne ; elle s’en prend à des collectivités mal définies : les Intellectuels, les Cosmopolites, etc. Elle a recours, pour prouver sa bonne foi, aux arguties, aux circonlocutions, aux désaveux, aux faux-fuyants et aux échappatoires. C’est misérable.

Malgré tout, l’intolérance est manifeste. Eh ! bien, il ne faut pas la déplorer, mais s’en féliciter, au contraire. Il faut lui arracher son masque et la forcer à se mettre franchement en face d’une autre intolérance, l’Intolérance de la Liberté. Le temps des compromis est passé, et voici l’heure des luttes définitives. Si le nom français ne doit pas être à jamais rayé de l’histoire, il faut que la France des Nationalistes, c’est-à-dire la France de Rome, trouve demain devant elle la France des Juifs, des Protestants, des Intellectuels et des Cosmopolites, c’est-à-dire la France de la Révolution — et qu’elle triomphe, si elle peut ; ou qu’on lui foute les tripes au soleil, une fois pour toutes.



Ce ne sont pas les tyrans qui font les esclaves ; ce sont les esclaves qui font les tyrans.
Duclos.


Si la Presse, au lieu d’éclairer le peuple, l’abrutit, on peut dire que la diffusion de l’instruction n’a pas donné de résultats plus heureux. La Presse s’adresse, à part quelques rares exceptions, à un peuple d’esclaves, d’esclaves volontaires, fiers d’une liberté imaginaire, et inconscients de leur réelle servitude ; l’instruction, telle qu’elle est comprise et pratiquée en France, produit, manufacture ce peuple d’esclaves. Les ignoramus de la Presse sont la conséquence logique des ignoramus de l’école ; il y a des ignoramus laïques ; il n’y a même, pour ainsi dire, que des ignoramus dans l’enseignement laïque.

La situation actuelle de la France est grotesque et terrible en même temps. Mais cette situation, il faut bien le dire, les gouvernements qui se sont succédé depuis trente ans l’ont créée, perpétuée, aggravée sans cesse. Il était de leur devoir, et encore plus de leur intérêt, puisque c’était la Démocratie seule qui leur donnait une raison d’être, de provoquer, de protéger, et de développer l’existence physique et intellectuelle de la nation. On sait, à tous les points de vue, ce qu’ils ont fait. La dépopulation de la France n’est un mystère pour personne. C’est en vain qu’on essaierait de cacher son abâtardissement. Les tables de statistique prouvent l’un. L’autre est démontré par les progrès incessants du clérico-nationalisme. Il eût été facile de prévenir ces maux. Il eût suffi de chercher à réduire pour tous, au lieu de les exagérer, les difficultés de l’existence ; et d’essayer de faire de l’éducation du peuple autre chose que la farce piteuse et répulsive qu’elle devient de plus en plus. Il y eut un moment, au moins, où l’entreprise fut possible ; ce fut après l’écroulement du gouvernement de l’Ordre moral, alors que la majorité des Français était lasse et dégoûtée du gouvernement des curés. Si, à cette époque, le parti républicain s’était engagé dans une voie vraiment démocratique, s’il avait brisé les cadres étroits de son système d’enseignement et s’il avait arraché le droit d’instruire la jeunesse à la purulente canaille qui fait vœu de chasteté, il est fort probable qu’il aurait trouvé dans la nation tout l’appui nécessaire ; surtout, s’il avait pris la détermination d’exercer sur l’administration des revenus de l’État un vigilant contrôle, et d’empêcher la crapule capitaliste de spéculer sur le pain des pauvres. Il est vrai que les représentants républicains étaient, pour la plupart, des possédants ; mais je crois que, même au point de vue strictement égoïste, ils n’auraient rien eu à perdre s’ils eussent agi démocratiquement.

Et pourtant, je ne sais pas. Je ne sais pas si j’ai raison de condamner ces hommes. Peut-être savaient-ils qu’ils ne trouveraient pas dans la nation l’aide qu’il leur fallait ; peut-être sentaient-ils, comme le dit l’un d’eux dans un accès de méprisante ironie, que la France est catholique ; qu’elle est catholique parce qu’elle n’a pas le courage d’être autre chose ; et que cette misérable affirmation est faite de négations. L’épouvantable crime commis par les Nationalistes de 1871, le massacre des ouvriers parisiens, a saigné la France du meilleur de ses énergies. On ne sait pas ce qu’a coûté au pays, ce que lui coûte encore, cette tuerie immonde et imbécile. Elle lui a enlevé toute virilité, toute confiance en soi, l’a condamné à l’impuissance honteuse, a fait de ses prétentions démocratiques quelque chose de sinistrement burlesque. Non, une république qui s’était établie sur des piles de cadavres ne pouvait pas être une vraie république ; et tous les efforts tentés afin d’en faire quelque chose de propre, devaient échouer piteusement. Elle ne pouvait être qu’un simulacre, une ridicule image, un attrape-gogos ; et elle ne deviendra une réalité que lorsqu’elle se sera écroulée, avec la calotte crasseuse qui lui sert de bonnet phrygien, dans le sang dont elle est sortie.

C’est ma conviction profonde, à présent, que les 35 000 cadavres de la Commune seront vengés, et que c’est à ce prix seulement que la France pourra vivre. C’est ma conviction que les poteaux auxquels furent liés, pour mourir, les Rossel, les Bourgeois, et les Ferré d’il y a trente ans, n’ont jamais été abattus ; qu’ils attendent les Rossel, les Bourgeois et les Ferré de demain ; que tout le monde le sait en France ; et que personne ne fait semblant de le savoir. C’est ma conviction, encore une fois, que la France n’a eu que les gouvernements qu’elle mérite, qu’elle désire, en dépit de toutes les dénégations hypocrites ; qu’elle est imprégnée, saturée et pourrie par l’abject esprit réactionnaire qui est l’esprit catholique ; et qu’elle se plaît dans sa décomposition.

Les tarifs d’affameurs qui font la joie et l’orgueil de la France, lui coûtent cher. Je ne parlerai pas des milliers et des milliers d’adultes qu’ils font gentiment, chaque année, passer de vie à trépas ; je laisserai même gambader dans les rêves de leurs parents tous les petits Français dont ils empêchent la naissance. Mais je dois dire que, sans compter les enfants assistés, cent mille nourrissons meurent annuellement en France de faim et de misère. Je ne m’arrêterai pas à faire remarquer, en passant, jusqu’à quel point le protectionnisme a faussé l’esprit français ; en a fait, en collaboration avec l’alliance russe, une sorte de mélancolie solennelle, peureuse, bavarde, que convulsent de temps en temps les hoquets d’une gaieté obscène. Je voudrais seulement pouvoir compter les jeunes esprits qui sont abêtis par une éducation stupide, estropiés mentalement, avec le plus grand soin, pour toute leur vie. Le système d’instruction et d’éducation en vigueur en France est le plus mauvais du monde entier. Il est le plus mauvais parce qu’il est le plus tyrannique. Il n’a d’autre but que d’inculquer le respect de l’autorité ; que d’entretenir les différences de classes, l’esprit de hiérarchie, de discipline, d’obéissance abjecte ; de créer, dans la platitude, l’uniformité des caractères ; de traquer l’originalité et d’écraser l’individualité. Il tend, non pas à former les hommes, mais à remonter des automates.

L’enseignement supérieur est réservé à la bourgeoisie ; c’est un des instruments qui lui servent à maintenir sa suprématie. Les écoles spéciales, aujourd’hui que chacun peut s’instruire librement soi-même et suivant ses propres aptitudes, devraient être supprimées. Elles ne servent qu’à entretenir l’inégalité, à perpétuer la vaniteuse prépondérance de l’argent. Ce sont des pépinières pour les privilégiés ; ils en sortent avec des numéros d’ordre qui leur donnent des droits plus ou moins étendus sur l’existence de leurs semblables ou qui leur confèrent des monopoles insultants ou meurtriers. L’enseignement secondaire est, pour plus de moitié, entre les mains des congrégations ; il le serait entièrement que la démocratie, je crois, n’aurait pas grand’chose à y perdre. Son système, bien que remanié maladroitement plusieurs fois, a conservé son caractère dogmatique, exclusif. C’est un système à formules strictes, pauvre d’idées générales, hostile à l’esprit critique, qui exige qu’on suive un programme immuable, qui ne fait aucune concession à la diversité des intelligences ; qui permet d’apprendre, mais pas de comprendre. Il tue l’indépendance de l’esprit, émousse sa curiosité, l’étreint dans la camisole de force réglementaire. Les diplômes qu’il octroie fournissent des recrues à l’armée des fonctionnaires. C’est là son rôle fondamental. L’enseignement secondaire se complique des beautés de l’internat. Autant ne pas insister. Autant ne parler que pour mémoire de l’instruction dont l’État se charge de tatouer les jeunes filles ; étant donnés les débouchés qu’il leur offre, c’est une farce qui n’est point sans cruauté ; d’ailleurs, je serais obligé de dire quelques mots des couvents, et il y a des sujets devant lesquels recule mon instinctive pudeur. L’enseignement supérieur et secondaire produisent donc, sauf exceptions, des malheureux, des tyrans, et des garde-chiourmes.

Quant à l’enseignement primaire, il ne produit que des esclaves. J’admets à la rigueur qu’il peut y avoir une différence entre l’influence exercée sur l’esprit de l’enfant par l’école congréganiste et l’influence exercée par l’école laïque. Mais cette différence n’est que de surface. (On voit que je ne fais aucune allusion aux mœurs des Flamidiens). L’école, quelle qu’elle soit, fait contracter l’habitude de la soumission servile, de l’humilité. On peut résumer son rôle d’un mot : elle prépare à l’armée. Il n’est sans doute pas mauvais qu’il en soit ainsi. Comme, en entrant au régiment, le Français doit sacrifier complètement sa personnalité, il est préférable qu’il n’ait point de personnalité et que la douleur du sacrifice, par conséquent, lui soit épargnée. Le grand point, c’est qu’il n’y ait plus d’illettrés en France ; que tous les citoyens puissent lire le texte des lois qui les garrottent ; compter les chaînons de leur chaîne ; écrire, sur les bulletins de vote, qu’ils désirent que la séance continue — avec Jean-qui-Bavarde pour la présider, en attendant Jean-qui-Tue. — On prépare l’avénement de Jean-qui-Tue, sans le vouloir il est vrai, en prodiguant au jeune Français des idées bizarres sur l’immense supériorité de sa patrie. (C’est plus facile et moins dangereux, croit-on, que de lui apprendre ce que c’est que sa patrie.) Voici, par exemple comment il se pourrait qu’on lui apprît l’histoire de la campagne de 1812 :


« Sans exagération aucune, on peut affirmer que la campagne de 1812 ne fut qu’une suite naturelle de l’entrevue de Tilsitt. Fut-ce même, à proprement parler, une campagne ? Nous répondrons hardiment : non. Ce fut une visite amicale faite par Napoléon au tzar, visite faite en grande pompe, avec cet appareil militaire dont le fameux conquérant aimait à s’entourer. L’Empereur pensait trouver le tzar à Moscou ; et, malgré un avis contraire que le général Kutusow vint lui porter à Borodino, il persista à se diriger sur cette ville dans laquelle il fit son entrée le 15 septembre. La population, ne s’attendant point à son arrivée, n’avait fait que des préparatifs sommaires et l’accueil, bien que cordial, manqua d’enthousiasme. Cependant, les habitants prirent leur revanche quelques jours plus tard et offrirent à l’armée française des illuminations dont le souvenir n’est pas près de s’éteindre ; la pièce principale du grand feu d’artifice, organisé par le célèbre pyrotechnicien Rostopchin, et qui représentait la défense de Numance, eut un succès prodigieux ; de bons juges la considèrent comme le modèle du genre. Napoléon, pourtant, un peu froissé de voir que le tzar, malgré les avances qu’il lui faisait, tardait à le rejoindre — et se doutant bien qu’un jour ou l’autre il le rencontrerait à Paris — prit le parti de revenir en France. Pendant cette marche en retour (qu’on a improprement nommée une retraite), un grand nombre de Français, charmés de l’accueil qui leur était fait par les Cosaques, et sensibles à l’attrait qui se dégage des neiges éclatantes de ce merveilleux pays, prirent le parti de rester en Russie. L’Empereur, quoique comprenant à merveille le sentiment qui les guidait, ne pouvait les autoriser ouvertement à agir ainsi ; mais, ne voulant nullement s’opposer à ce qu’il considérait au fond comme un acte de haute politique, il prit le parti de quitter l’armée. Auparavant, afin de reconnaître les bons offices des Cosaques, il donna l’ordre de leur abandonner, au pied de la colline de Ponari, les bagages et l’artillerie de l’armée ainsi que les caisses du trésor. Ces dons en espèce et en nature ne constituaient qu’une simple avance sur les emprunts que la France devait souscrire plus tard, mais la délicatesse avec laquelle ils étaient présentés en augmentait le prix. Les Russes le sentirent bien ; et s’arrangèrent de façon à ce que leurs sentiments de reconnaissance ne pussent point être mis en doute. Ils redoublèrent d’attentions, jusqu’à la frontière, dans leur escorte des Français auxquels ils faisaient une conduite courtoise depuis Moscou, et à qui ils indiquaient la route à suivre par des simulacres d’attaques dont le maréchal Ney fut presque le seul à ne pas deviner la véritable signification. Ils leur avaient même, vers le 26 novembre, offert une grande fête d’un caractère tout spécial. Elle eut lieu sur les bords d’une rivière nommée la Bérézina, gelée tout exprès pour la circonstance. C’est là que l’accord fraternel entre les races slave et française fut définitivement conclu. Un rapport du temps, rédigé un peu à la hâte et dans lequel se trouve cette phrase : « La glace est rompue », donna lieu plus tard à des commentaires fantaisistes et contribua même à la création d’une légende absurde qui représentait le passage de la Bérézina comme un désastre terrible essuyé par l’armée française. Cette légende, dont le caractère mensonger dénote l’origine allemande, doit s’évanouir devant le flambeau de la vérité historique. »


Voilà comment on prépare l’avènement de Jean-qui-Tue. Et on le prépare aussi en inculquant au jeune Français la vénération de Jean-qui-Bavarde et des institutions à son service. Les maîtres congréganistes enseignent à leurs élèves, qui ne doivent jamais s’occuper de ce qui se passe derrière eux, un catéchisme approuvé par N. N. S. S. qui affirme l’éternité d’un Dieu qu’il est interdit de mettre en question. Les instituteurs laïques ont été pourvus par le gouvernement d’un catéchisme civique, qui affirme l’éternité de l’État dont la permanence nécessaire ne doit pas être discutée ; ils sont tenus de faire part à leurs élèves des beautés sans mélange qui s’étalent en ce manuel par demande et réponse, et de les forcer à se pénétrer des préceptes qu’il contient. Les malheureux enfants doivent donc, en dépit de leurs résistances désespérées, apprendre des passages comme celui :


D. Qu’est-ce que c’est que la France ? — R. C’est un pays libre.

D. Pourquoi est-elle libre ? — R. Parce qu’elle est en république ?

D. Comment savez-vous qu’elle est en république ? — R. Parce que c’est écrit sur les feuilles des contributions.

D. Qu’est-ce que c’est que le Parlement ? — R. C’est l’assemblée des élus de la nation. Par conséquent, de l’élite de la nation.

D. Quel est le rôle du Parlement ? — R. Travailler sans relâche au bonheur du peuple.

D. Le Parlement s’acquitte-t-il toujours de sa mission ? — R. Toujours.

D. En quoi consiste le bonheur du peuple ? — R. Il consiste à payer les impôts.

D. Pouvez-vous dire pourquoi ? — R. Certainement. Le produit des impôts entre dans les caisses de l’État ; et comme l’État c’est tout le monde, plus il devient riche, plus tout le monde devient riche.

D. Quels doivent être les sentiments d’un citoyen à l’égard d’un membre du Parlement ? — R. L’admiration et le respect.

D. Cette règle souffre-t-elle des exceptions ? — R. Pas une.

D. Qu’est-ce que c’est que l’État ? — R. C’est la forme agissante de la Patrie.

D. Qu’est-ce que c’est qu’un fonctionnaire ? — R. C’est la forme de cette forme.

D. Quels sont les devoirs d’un citoyen à l’égard d’un fonctionnaire ? — R. L’obéissance et le respect.

D. Cette règle est-elle absolue ? — R. Oui. Si l’on cessait de respecter les fonctionnaires et de leur obéir, ils disparaîtraient.

D. Quelle serait la conséquence de cette disparition ? — R. L’anarchie. La barbarie.

D. Comment pouvons-nous tenir en échec cette barbarie. — R. Par le libre jeu de nos institutions, qui nous mettent au premier rang des peuples civilisés.

D. Qui nous a dotés de ces institutions ? — R. La Loi ; c’est-à-dire, la volonté populaire.

D. Comment s’exprime cette volonté ? — R. Par la voix des mandataires du peuple.

D. Que représentent donc ces mandataires ? — R. La Patrie.

D. Qu’est-ce que c’est que la Patrie ? — R. La portion du globe où un homme s’est donné la peine de naître, et où il peut continuer à vivre tant que l’argent ne lui manque pas, qu’il paye ses impositions et qu’il ne gêne point le gouvernement.

D. Jusqu’à quel point un citoyen doit-il aimer sa patrie ? — R. Jusqu’à la mort.

D. Comment appelle-t-on un citoyen qui remplit tous ses devoirs ? — R. Un contribuable.


Donc, c’est partout la même chose. L’infamie de l’enseignement congréganiste se retrouve, dépouillée de son appareil surnaturel, dans l’enseignement laïque ; et même, cet appareil surnaturel dont on a détroussé l’idole divine, on le jette sur les épaules du mannequin qui s’appelle l’État. L’âme de l’enfant est encagée dans le système ; le dogme, sous son véritable aspect ou travesti par la défroque des principes, vient l’emmailloter dans les bandelettes de traditions idiotes. Non seulement on prive l’enfant de liberté, mais on l’empêche de concevoir et même de sentir ce que c’est que la liberté. Il doit croire. Il doit avoir foi en l’homme au cœur cerclé d’épines ou en la femme au bonnet phrygien. Il doit vénération et dévouement à l’un ou à l’autre, et n’en peut espérer que silence et mépris. Du renoncement chrétien à la résignation civique il n’y a qu’un pas, — peut-être en arrière. — Du reste, les deux systèmes, le système congréganiste et le système laïque tel qu’il existe aujourd’hui, sont si complètement anti-naturels qu’ils ne peuvent vivre qu’en se prêtant l’un à l’autre le secours de leur abjection particulière. Si l’État n’a pas aboli l’enseignement de l’Église, c’est que l’abolition de l’enseignement ecclésiastique aurait entraîné immédiatement la mort de l’enseignement de l’État. Ces frères ennemis sont des frères siamois. Le lambeau de chair arraché à leurs victimes qui s’est greffé à leurs corps, qui les lie l’un à l’autre et qui les exaspère, est indispensable à leur existence. Cette existence est néfaste, ruineuse pour la nation. Elle la condamne à la pire des lèpres, la lèpre du respect. On force les enfants à apprendre qu’il faut respecter certaines institutions et certains groupes d’hommes, parce qu’on craint qu’ils ne viennent à s’apercevoir que ces hommes et ces institutions ne sont pas respectables. On s’évertue à leur fermer les yeux, et l’on espère que l’aveuglement durera. C’est là un crime abominable et imbécile ; étant donné surtout que les enfants dont on obscurcit la vision sont les enfants du peuple, la force vive de la nation, et qu’on les met délibérément hors d’état de défendre les libertés du pays, dont ils devraient être les meilleurs soutiens. Plus tard, s’apercevant que leur jeunesse fut empoisonnée de faussetés, flairant le mensonge partout, ils se laissent aller à une indifférence complète. De fatigue, ils souhaitent le bon tyran. Ils deviennent nationalistes.

Les Nationalistes, c’est la République qui les a créés lorsqu’elle s’est refusée à détruire de fond en comble le système d’enseignement servile que lui avaient légué les régimes déchus ; lorsqu’elle ne s’est pas résolue, à tout prix, à créer des hommes. D’ailleurs il était absurde d’espérer qu’un développement moral et intellectuel pût avoir lieu avant qu’on ne lui eût fourni, tout d’abord, un point de départ dans l’ordre matériel. L’homme ne vit pas seulement de pain ; mais il vit de pain, pour commencer. Voilà ce qu’il n’aurait pas fallu oublier. La vie est trop chère en France pour que l’instruction puisse y donner de bons résultats. Et puis l’école obligatoire, c’est très joli… Pourtant, ce n’est pas l’école qui forme l’esprit, l’intelligence et le cœur. C’est la nature ; c’est le contact avec la vie ; le commerce libre des deux sexes. L’école est un bâtiment. Tous les bâtiments sont des prisons. Ce n’est pas le maître d’école qui doit être le vrai éducateur et le guide du peuple. Le maître d’école est un maître. Tous les maîtres guident l’homme vers une seule direction : la servitude. Les éducateurs et les guides de l’enfance, ce sont tous les hommes qui vivent bien, c’est-à-dire librement ; et tous les morts qui ont bien vécu, c’est-à-dire qui ont librement vécu.

L’instruction donnée par l’école à l’enfant le rend simplement apte à jouer un rôle machinal dans l’atelier de travaux forcés que lui ouvrira la Société ; au point de vue hautement éducationnel, progressif, elle est nulle et non avenue. Elle ne commencera à prendre une valeur que le jour où la faim aura disparu, où l’on aura écrasé la gueule de la misère sous le dernier moellon de la dernière église, où la France sera aux Français. L’homme a besoin d’une patrie pour vivre. L’enfant a besoin d’une patrie pour devenir un homme.