La Belle France/6

La bibliothèque libre.
Stock (p. 158-202).


VI


La tolérance est le meurtre de l’âme.
Baxter.

La caste sacerdotale est en train de tuer la France.

Personne ne se fait d’illusions là-dessus. La caste sacerdotale sait qu’elle est en train de tuer la France. La France sait qu’elle est en train de crever sous les pieds plats de la caste sacerdotale. La France ne fait pas le moindre effort pour se dégager, pour échapper à la pression du cauchemar vivant qui la piétine et la suffoque. C’est à peine si de loin en loin un Français, plus souvent un étranger, s’étonne du pouvoir énorme et toujours croissant de l’Église catholique-romaine en France ; et cherche à en démêler les causes. Les raisons que donnent ces personnes bien intentionnées sont généralement baroques. En réalité, le maintien et l’incessante augmentation de la puissance cléricale en France pendant le siècle qui va finir ont eu des causes politiques multiples, d’une importance plus ou moins grande, mais transitoires ; ont eu, surtout, des causes sociales, générales, qui sont profondes et permanentes. L’une, la principale, est l’extension de la propriété individuelle du sol, le plus grand obstacle à l’individualité humaine, le plus solide appui des superstitions homicides ; l’autre, c’est l’esclavage légal et conventionnel, l’esclavage épouvantable qui pèse sur la femme. « La France est catholique, » disait cet imbécile de Spuller. Cet imbécile de Spuller n’avait pas tort. La France est catholique parce que la femme est catholique. Et la femme est catholique parce qu’elle n’est pas libre.

J’ai tort de dire que la femme est catholique. En dehors de celles qui ne sont point liées, même nominalement, aux dégoûtantes superstitions romaines, il y a en France un certain nombre de femmes intelligentes et courageuses qui rejettent les enseignements de l’Église et ont pour le prêtre tout le mépris qu’il mérite. Ces femmes s’efforcent de se soustraire à l’affreuse domination que l’homme, à la voix du scélérat en soutane, leur a imposée ; elles cherchent à conquérir les libertés qui leur sont nécessaires, ou plutôt à les reconquérir ; car la Française des dernières années du XIXe siècle est fort loin de jouir des franchises que possédait son aïeule du XVIIIe siècle, par exemple. La déclaration des Droits de l’Homme a été une pierre tombale posée sur l’existence de la femme.

Mais je peux dire que la majorité des Françaises est catholique ; qu’une bonne part de cette majorité est catholique simplement parce qu’elle n’est pas libre ; que si la troisième République avait été autre chose qu’une République nominale, et que si elle avait donné aux femmes les libertés que ce sera son éternel opprobre de leur avoir déniées, ces femmes se seraient affranchies de l’influence cléricale qui pénètre la France par tous ses pores et l’empoisonne.

Être catholique, ce n’est pas seulement faire partie de l’Église catholique-romaine et en admettre les dogmes ; cela, c’est pour la surface, et particulièrement pour le vulgum pecus. C’est, en réalité, être attaché aux croyances vermoulues et aux superstitions honteuses qui disposent, autour de l’actuelle infamie sociale, l’auréole en papier peint de la volonté divine. C’est prendre prétexte de ces croyances pour mettre à exécution les préceptes d’une religion qui, sous de faux dehors humanitaires, préconise la tyrannie du Riche et fait au Pauvre un devoir de la servilité et de l’abnégation. Le catholicisme, c’est la figure surnaturalisée de l’esclavage moderne. On est catholique pour deux raisons : par imbécillité ou par intérêt ; dans les deux cas, parce qu’on n’est pas libre. Les Françaises catholiques, dont la situation sociale, intellectuelle et morale, est tellement inférieure à celle des femmes des pays protestants, doivent leurs sentiments religieux à l’une des deux causes ci-dessus. Elles ont peur du diable, ou bien elles ont peur de la révolution. Ou bien — j’ai honte de l’écrire en français, mais c’est absolument nécessaire — elles ont faim. Elles se prostituent à Dieu.

On a expliqué fréquemment l’empire que le prêtre exerce sur la femme. On a généralement donné pour causes à cette influence la vanité, l’ambition et l’ignorance féminines. L’Église, a-t-on dit, a trouvé dans la femme, telle que la lui avait depuis longtemps préparée sa doctrine, l’agent grâce auquel elle pouvait parvenir à se mêler d’une façon intime à la vie des nations ; à enrouler peu à peu le parasitisme de ses lianes autour des rameaux verts et pleins de sève qui s’élançaient du vieux tronc humain. La solitude mentale de la femme fut mise à profit ; ses besoins d’amour, de dévouement et d’enthousiasme furent captés, détournés dans la direction de la religion, et mis au service de l’Église. Le prêtre devint le seul ami intellectuel d’un être qui avait été enfermé, avec ses sentiments et ses aptitudes voués au néant, dans la monotonie d’occupations animales. La brume des rêves et le vague des espoirs féminins se solidifièrent dans la religion et dans le prêtre. Toutes les réserves d’affection de la femme, tout l’amour qu’on n’avait point su recevoir d’elle, se transformèrent en une dévotion ardente ; ses pensées, vagabondant à la recherche du savoir qu’il leur fallait, se reposèrent dans le dogme ; l’incertitude de ses tendances artistiques se satisfit de l’appareil pompeux, de la mise en scène de l’église. Sa vie mentale s’immobilisa au pied du crucifix. Le prêtre devint son conseiller. Seul, il lui témoignait la sympathie dont elle avait soif, devinait ses pensées intimes, s’intéressait à toute son existence. L’église devint nécessaire à la femme. Et comme de cette nécessité dépendait, en somme, le pouvoir de l’Église, tout fut mis en œuvre pour empêcher la femme de se délivrer des chaînes dont elle s’était liée. Il fallait avant tout s’opposer à ce qu’elle pût prendre conscience de sa force et de ses facultés. Ainsi, afin de rester maître de sa pensée, le prêtre remplit l’esprit de la femme de conceptions qui en paralysaient le pouvoir. Ses espoirs, il les relégua à un futur au delà de ce monde ; ses contemplations, il les dirigea vers le passé sous prétexte d’exemple salutaire, d’élévation d’âme, — en réalité afin de lui faire trouver dans ce passé une perpétuelle source de repentir et de grands désirs d’expiation. — Il l’a amenée à le prendre pour guide de sa vie présente et, indirectement, de la vie de ceux qui vivent autour d’elle ; et surtout à lui faire la confession pleine et entière de ses moindres actions. Et c’est ainsi, assure-t-on, que le prêtre parvint à tenir en son pouvoir ce merveilleux instrument de domination : la femme.

Peut-être. Moi, je ne sais pas. C’est la femme qui s’est livrée au prêtre ? Ça m’est égal. C’est le prêtre qui s’est emparé de la femme ? Je m’en moque. Nous n’avons pas, pour le moment, à savoir comment ces choses se sont produites. Nous avons à supprimer ces choses. Nous n’avons point à savoir si la femme d’église est une scélérate ou une dupe ; d’ailleurs, les dupes sont les pires des scélérats. Nous n’avons même pas à savoir si l’homme d’église est un coquin ; nous savons que c’est une coquine, et cela doit nous suffire. Nous savons que le prêtre est une gueuse, la procureuse du bon Dieu, une créature qui n’a aucun titre, physique ou moral, à la qualification d’homme. Un homme ne fait pas vœu de chasteté, ne se condamne point au célibat à perpétuité, ne se promène pas dans les rues avec une robe de chienlit, ne se fait pas le receleur moral des détrousseurs de malheureux, ne leur fournit pas toutes les fausses clefs et les couteaux empoisonnés dont ils ont besoin, et n’a pas pour métier d’absoudre le Crime qui vient de lui graisser la patte. Un homme ne représente pas Dieu sur la terre, ne l’avale point tous les matins, comme une huître, entre deux grands coups de vin blanc, et ne passe point son temps à déposer des pains à cacheter dans les gosiers de ses contemporains. L’imbécillité et l’infamie du sacerdoce sont de plus en plus apparents. Nietzsche n’exagérait pas quand il disait que le temps approche vite où le prêtre sera regardé partout comme le type le plus bas, le plus faux, le plus répugnant de toutes les variétés de l’espèce humaine. Et c’est justement parce qu’il est, à la connaissance de tous, le specimen le plus infect de la collection de types dégradés qu’a produits la civilisation présente, qu’il se trouve, de fait, à la tête de cette civilisation ; qu’il en est l’expression la plus complète, la plus exacte.

La civilisation d’aujourd’hui, c’est la civilisation chrétienne. Elle est anti-humaine, anti-naturelle, ne mérite même pas d’être discutée. C’est un long mensonge ; c’est une saleté. La mission de l’Église est de la maintenir par tous les moyens, per fas et nefas. La mission de ses victimes devrait être de la renverser ; ce qu’elles ont essayé de faire plusieurs fois, à dire vrai ; mais ce qu’elles paraissent avoir renoncé à tenter de nouveau. Car, après tout, la raison pour laquelle l’Église, qui est le meilleur, voire le seul soutien de l’horrible état de choses actuel, voit son pouvoir s’accroître tous les jours ; la raison pour laquelle elle est devenue si puissante en France, est excessivement simple : on lui permet d’exister. L’Église est forte parce qu’on la tolère.

Pourquoi tolère-t-on l’Église ? Les riches la tolèrent parce qu’ils en ont besoin ; les pauvres, parce qu’ils sont trop sots et trop veules pour se débarrasser de son joug. Du reste, ils ne se font pas la moindre illusion sur son rôle ; ils savent que sur toutes les croix qui souillent les places publiques, qui se dressent dans les palais de justice, dans les oratoires des honnêtes gens et même dans les boudoirs des putains, c’est le Déshérité d’aujourd’hui qui saigne et qui pantèle, et non un défroqué d’existence problématique qu’on donne comme le fils d’une vierge. S’ils veulent cesser de souffrir, il faut qu’ils descendent de la croix et qu’ils brisent l’instrument de supplice auquel fut clouée leur chair. L’Église prétend compatir aux souffrances des misérables ; si sa compassion était autre chose qu’une vile hypocrisie, il y a longtemps qu’elle les aurait fait cesser. Elle en a eu le pouvoir pendant des siècles. Elle l’a encore aujourd’hui. Elle ne supprime pas la misère, parce qu’elle en vit. Toutes les églises sont à base de servitude morale et physique. L’église catholique romaine est la plus immonde de toutes ces églises. Tant qu’elle existera, elle sera le lien entre les différentes entreprises d’exploitation du Pauvre, qui manquent de cohésion et se désagrégeraient sans elle ; elle saura donner le mot d’ordre et la consigne aux gendarmes bien-pensants qui assurent la sécurité des voleurs. Tant qu’elle existera, elle s’opposera à ce qu’on délivre la femme de l’épouvantable esclavage qui la meurtrit ; elle sanctifiera la répugnante tyrannie de l’homme sur celle qui devrait être sa compagne et son amie… Il n’y a qu’un moyen, qu’un seul, de faire cesser toutes ces horreurs : c’est de ne point tolérer l’Église.

L’autre jour, je lisais ceci dans un journal religieux, une Croix quelconque : « Une petite ouvrière envoie 5 francs à S. Antoine de Padoue pour que le Sacré-Cœur de Jésus sauve la France. » Si la République avait eu quelque souci de la petite ouvrière, si elle lui avait assuré — ce qui était son devoir strict — une existence libre et décente, la petite ouvrière aurait gardé ses cent sous, n’aurait pas pensé que la France avait besoin d’être sauvée, ne se serait point adressée, pour son salut, au Sacré-Cœur de Jésus que doit fléchir le bon saint Antoine de Padoue. La République aurait dû apprendre à la petite ouvrière, lui prouver par des faits, que la France n’a pas à être sauvée, même par un cœur sacré ; et qu’en cas de besoin elle saurait se sauver elle-même en sauvant les malheureux des griffes des exploiteurs. La petite ouvrière aurait cru à la République, à la France par conséquent ; et n’aurait pas envoyé d’argent au cosmopolite saint Antoine de Padoue, qui fait retrouver les objets égarés, mais ne fait pas retrouver les pièces de 5 francs qu’on lui expédie, et qui sont perdues pour tout le monde, excepté pour la réaction. Mais la République n’a rien appris, rien démontré, à la petite ouvrière, excepté ceci : qu’elle se fiche comme d’une guigne des femmes, des ouvriers, et des opprimés en général. Et la petite ouvrière, à qui un moine d’une congrégation non autorisée a prouvé en trois points qu’il faut tout attendre de Dieu et rien des hommes, a été grossir le troupeau de ces malheureuses qui aimeraient la liberté si elles pouvaient l’avoir ; mais qui ne peuvent pas l’avoir ; qui doutent tellement d’avoir jamais la liberté et le bonheur qu’elles finissent pas avoir peur du diable ; et qui, par lassitude, découragement et dégoût de la vie qu’on leur inflige, vont faire tapisserie dans les églises où les dames de la bourgeoisie prennent des poses sur leurs prie-Dieu.

Celles-là rendent grâces au Seigneur, qui est si bon, et permet à leurs maris de saigner les pauvres à gogo et de vider leurs poches. Le bon Dieu, comme disait Pottier, tient les mains des pauvres pendant ce temps-là. Il aime la bourgeoisie, le bon Dieu. La bourgeoisie le lui rend ; (il faut bien qu’elle aime quelque chose, après tout.) Voyez les dames de la bourgeoisie, à l’église ; comme elles sont belles et alléchantes, comme elles sont édifiantes et se tiennent bien. Elles ont des belles robes, et des beaux chapeaux, et des beaux jupons qui font frou-frou en traînant sur les dalles ; tout ça a été payé argent comptant et les factures sont dans les poches des messieurs qui plastronnent auprès des dames, et qui quelquefois sont leurs maris. Les maris sont propriétaires, ou fonctionnaires, ou autre chose ; des choses bien payées. Les fils des dames sont à côté d’elles, si gentils, avec des gueules qui promettent, des crânes de dolichocéphales et des uniformes de jésuitières ; les demoiselles sont plus près encore, très sages, avec des yeux modestes aux regards en coulisse dirigés vers des officiers dont les épaulettes reluisent derrière les colonnes, avec des virginités éprouvées par la vie du couvent, avec des cerveaux de canaris et des attitudes de poupées vicieuses. Tout ce monde caquette à voix basse, se sourit, fait des grâces, se complimente, s’envie, s’espionne, se méprise, se hait et s’admire ; surveillant à peine le geste du prêtre qui marque le degré d’attention nécessaire, rythme ironiquement la sottise des bavardages. Tout ce monde paraît assemblé pour remplir un devoir nécessaire à la permanence de sa suprématie ; pour exercer une fonction traditionnelle, mécanique, sans signification précise en elle-même, mais qui rapproche les uns des autres, à époques fixes, les membres d’une famille que séparent la diversité de leurs occupations. Tout sentiment religieux, diriez-vous, est exclu d’une pareille congrégation ; on n’y pourrait même trouver la moindre folle fanatique, à peine une comédienne sensuelle. Ces gens-là sont simplement heureux de se sentir les uns près des autres ; de comprendre que leurs différends, si profonds soient-ils, ne pourront arriver à les séparer tant que l’Église conservera son pouvoir. Ils sont contents, aussi, de retrouver dans l’ordre de l’Église le modèle de l’ordre auquel ils ont conformé leur vie, et ce quelque chose de stationnaire, d’indiscutable, d’immuable, dont les idiots ont l’admiration innée, et qu’ils rêvent pour leurs conceptions et pour leurs privilèges.

Mais le sentiment religieux, cependant, existe là ; il existe autant qu’il peut exister dans l’Église catholique romaine. Le sentiment religieux qu’exprime et que crée cette Église, c’est la défiguration d’un sentiment humain ; c’est sa caricature cruelle. La contemplation de ce qui n’existe point, la contemplation d’un Dieu crucifié, martyrisé — contemplation à laquelle l’Église sait toujours contraindre ses fidèles — efface dans leur esprit l’image de ce qui existe, interdit la contemplation de la douleur des pauvres. L’existence du sentiment religieux chez le catholique est en raison exacte de l’absence du sentiment de solidarité humaine. L’hypocrisie du bourgeois est grande ; mais son imbécillité, plus grande encore, lui laisse une certaine bonne foi que l’Église l’amène à placer, sans difficulté, dans le sentiment religieux. Le bourgeois croit parce qu’il a peur de ne point croire ; il a peur de ne point croire parce qu’il sent dans la dureté de son âme comme un vide où pourrait se loger un peu d’humanité ; il se perçoit incomplet dans son infamie, et comprend que l’Église le parachève. « L’Église, disait saint Augustin, a perfectionné l’esclave. » C’est toujours vrai. De plus, elle perfectionne le bourgeois.

En face des misères causées par les riches, pour en cacher l’horreur et rendre malaisée toute tentative de révolte, le Christianisme eut l’atroce habileté d’étaler les douteuses souffrances de son Dieu, et de développer, pour toute philosophie, la légende de ses tortures. Les religions de dénomination chrétienne qui firent preuve de compréhension humanitaire et libertaire ne durent leur grandeur et leur propreté morale qu’à leur évasion du bagne évangélique, du charnier chrétien, et à ce fait qu’elles puisèrent leur inspiration dans une interprétation paradoxale des Écritures et surtout dans l’enseignement des grands prophètes hébreux. Le catholicisme a développé jusqu’à l’extrême l’esprit du christianisme ; le sacrifice de la messe, la présence réelle de Dieu, font oublier le sacrifice des vies douloureuses, la présence réelle du Pauvre. Les cris de l’orgue, clamant les angoisses de la victime du Golgotha, étouffent les plaintes des malheureux qui râlent sous le genou du prêtre, sous le talon du soudard à son service. Plus les souffrances du pauvre deviennent intolérables, plus le prêtre exagère les souffrances de son Dieu ; il l’a doué d’un sacré cœur dans lequel une croix est plantée, où sont enfoncées des épines, qu’entoure une chaîne et qui suinte du sang. Tant que les Pauvres n’auront pas un cœur comme ça, ils n’auront pas le droit de se plaindre. Plus l’esclavage de la femme, qu’il entretient de tout son pouvoir, devient odieux et anachronique, plus le prêtre exalte ce ridicule modèle de la maternité dont il est parvenu à faire la Déesse de l’abjection, cette Vierge que le dogme de l’Immaculée Conception achève de recommander aux méditations pieuses des esprits féminins qui demandent à croupir. Tant que la Femme ne conformera point sa conduite et ses aspirations à l’exemple que lui offre cette grotesque idole, symbole parfait des tendances de la crapule cléricale, elle n’aura pas droit à l’estime des honnêtes gens.

Il est incroyable que le Pauvre n’ait pas encore supprimé, définitivement, le saltimbanque en soutane. Il est incroyable qu’il ne se soit pas encore élevé contre la continuation de cette répugnante farce ecclésiastique que son absurde patience, seule, rend possible. Il est incroyable qu’il tolère le prêtre. Il est incroyable qu’il n’ait point appris, au moins par les terribles leçons qui ne lui furent point épargnées, que l’intolérance seule peut le sauver ; qu’à l’hypocrite intolérance de l’Église il faut opposer l’intolérance franche et complète de la Révolution. Il est incroyable qu’il ne puisse avoir le courage de se débarrasser du passé et, en même temps, de sa misère…

La caverne d’Ali-Baba a été désaffectée et consacrée au panthéon catholique, mais les quarante voleurs y sont toujours, et ils ont fait des petits. Quant aux marchands que jadis on chassait du temple à coups de fouet, il est devenu impossible de les mettre dehors sans vider le temple ; ce sont eux qui font le service, et l’autel est devenu leur comptoir. Cela démontre combien il était inutile de chasser ces marchands ; il ne fallait point les forcer à quitter le temple, mais faire écrouler le temple sur leurs têtes. Le temple, le monument de pierre qui est la maison du mensonge, est la seule chose réelle dans cette comédie sinistre qui est la comédie religieuse. Autrefois, les criminels traqués par le peuple, ou par la justice qui alors n’était pas toujours un vain mot, trouvaient dans le sanctuaire un asile inviolable. Aujourd’hui, les criminels, qui ne sont plus poursuivis par personne, n’ont plus besoin d’asile ; ce sont eux qui poussent leurs victimes à se réfugier dans l’église où elles espèrent trouver un abri, la protection qu’elles ont renoncé à chercher dans la vigueur de leur cerveau ou de leurs bras. Et le prêtre, sur qui elles comptaient pour les défendre ou les consoler, les sacrifie à son autel, dont il faut qu’il vive, dit-on ; ou les livre de nouveau, après leur avoir lié pieds et poings avec des chapelets bénits, à la férocité de leurs oppresseurs. Il ne faut pas chercher asile au temple ; il faut l’abolir. Il ne faut point tolérer le temple. Il ne faut point tolérer la pierre du temple. C’est l’église avec son dôme, ses piliers, son clocher, sa flèche, ses tours, sa nef et sa crypte, c’est cette impertinente pétrification du mensonge dont l’ombre jette sur la beauté de la terre la tristesse d’un voile de deuil, qu’il ne faut pas tolérer. Pour détruire le pouvoir du prêtre, ce n’est ni un philosophe avec ses arguments ni un révolutionnaire avec ses formules que je demande ; c’est un maçon avec sa pioche.

L’antre du mensonge et le repaire du meurtre étant détruits, la Femme sera enfin rendue à elle-même, à l’action libre et à la jouissance du Présent. Il n’y a pas à douter de l’heureuse influence qu’elle exercera. Quelle peut être l’action de la femme est démontré par ce qu’ont réussi à faire celles qui ont échappé à la griffe du prêtre et n’ont eu à lutter que contre la tyrannie masculine encouragée par le coquin en soutane. Ce que fut leur œuvre, œuvre formidable et stupéfiante, la place me manque pour le dire en détail ; mais je puis l’expliquer d’un mot : elles ont empêché l’homme de descendre sensiblement au-dessous de l’animal. S’il était resté livré à lui-même et si sa compagne n’avait su se soustraire à une partie de la domination qu’il voulait lui imposer, on ne peut savoir à quelle profondeur d’abjection se trouverait aujourd’hui le niveau moral de l’homme.

C’est grâce à la femme, à la femme seule, ou aux fils de la femme — aux rares enfants prédestinés auxquels il lui fut permis de donner, avec son lait, la force de ses instincts, — que le monde pourra se délivrer de la civilisation chrétienne. C’est la femme, les fils de la femme, qui vont affranchir l’homme et les fils de l’homme, prosternés en une adoration apeurée et grimaçante devant leur idole — le Fils de l’Homme. — La cause de la liberté de la femme, qui est celle de l’espèce humaine, est beaucoup plus près de triompher qu’on ne le pense généralement ; il ne faudrait pas en juger par ce qui se passe en France ; dans le grand mouvement de rénovation morale qui se prépare, la France pourra peut-être se placer tout d’un coup, par un grand effort, à la tête des nations ; mais actuellement son catholicisme la relègue fort loin d’une pareille situation ; et s’il existe quelques symptômes d’un avenir moins dégradant, la fumée de l’encens empêche de les distinguer. Cet avenir, pourtant, s’indique ; sinon en France, ailleurs ; et derrière les simagrées pompeuses du prêtre sans doute s’ébauche le geste large qui va balayer les simulacres. Les vieilles institutions de l’Église, de la Famille et de l’État existent encore ; leurs piliers vermoulus sont anxieusement étayés par les malheureux dont l’esprit infirme et lâche craint l’écroulement de prisons qu’ils sont descendus à aimer, et par les aigrefins qui ne peuvent exercer les hideux métiers qui les font vivre que dans la pénombre des abattoirs d’âmes. Mais la fureur populaire va battre bientôt, comme un bélier, les murs des temples où l’on vénère l’imposture ; et le grand jour — la lumière du soleil et la clarté des esprits qui restèrent libres — se précipitant par la brèche, illuminant la nef, déchirera les ténèbres qui sont comme un voile tendu devant l’obscénité des idoles.

Ce qui est obscène, et vicieux, et horrible, ce sont les entités et les abstractions malsaines ; les dogmes de la vénération obligatoire, de l’obéissance passive, de la résignation nécessaire, de l’affection forcée ; les préceptes anti-naturels d’humilité, de chasteté, qui ont pour corollaires l’esclavage de l’enfant et la prostitution de la femme ; les mythes abrutissants ; les légendes sanguinaires, légendes de dieux crucifiés pour le salut du monde, légendes d’hommes égorgés pour la gloire de leur drapeau. Ce qui est indécent, immoral, c’est le mensonge qui exalte l’esprit aux dépens de la chair, qui établit une contradiction entre eux afin de conduire l’esprit à l’imbécillité et la chair à l’hystérie ; ce qui est abominable, c’est l’imposture qui sépare l’homme du citoyen, afin de faire de l’homme une bête de somme et du citoyen une bête sauvage. Ce qui est infâme et sale, c’est la permanence, devant la face de la nature, de toutes ces abominations ; des malpropres images taillées et des squalides formules de papier qui les symbolisent ; des monuments qui les abritent. Ce sont des choses dont on s’apercevra lorsqu’apparaîtra, au grand jour, la face livide des idoles.

Parmi les voix qui réclameront l’immédiate suppression de ces horreurs, la voix des femmes se fera surtout entendre ; et il faudra qu’on l’entende. Leur voix, ce sera la voix de l’intolérance. Voilà quelle sera la voix des femmes qui sont des femmes. Leur courage est jeune ; et elles comprennent qu’elles en émoussent la trempe, qu’elles compromettent leur cause en cherchant à pénétrer isolément, pour y prendre leur place, dans la vie d’aujourd’hui. C’est cette vie elle-même qu’elles doivent détruire, dont elles doivent arracher les racines qui ont pénétré leurs esprits et leurs cœurs, les superstitions, les préjugés, les habitudes néfastes et les imbécillités religieuses. Conscientes de leur force, de leur grande soif de vie et de libre développement, elles doivent refuser de soumettre leur individualité, leur sort, celui de leurs enfants, à la direction de dogmes, de règles et de mensonges. Elles doivent rejeter toute formule, mépriser toute institution, n’avoir confiance qu’en elles-mêmes, n’estimer, n’aimer qu’elles-mêmes ; leurs instincts doivent être la seule base de leur vie.

C’est l’intolérance de la femme — intolérance qui existe encore, heureusement, dans ses sentiments intimes, et à laquelle elle donnera un essor complet — qui apprendra à l’homme que la femme veut être libre, et doit être libre ; qui lui apprendra ce que c’est, en réalité, que la liberté ; qui lui démontrera que sa propre indépendance dépend de l’indépendance de sa compagne, et que la sujétion qu’il doit accepter aujourd’hui provient de la servitude qu’il permit à l’Église de faire peser sur elle. L’homme même le meilleur, l’homme des pays catholiques surtout, est devenu ignoblement tolérant ; il pousse l’abjection jusqu’à s’enorgueillir de cet horrible vice. Il a cessé d’être empoigné, entièrement possédé par cette intolérance qui trempe le caractère de l’être et lui permet d’accomplir de grandes choses. Il ressent, tout au plus, des crises d’indignation ; mais l’indignation est passagère ; elle agit par à-coups, ne laisse rien derrière elle, que de la fatigue et du dégoût ; ses accès se dissolvent en prières, en espoirs de réformes, en sottises ; elle donne la maladie de la justice, et non pas la soif de l’action. L’intolérance est permanente ; elle n’a cure de la justice ; c’est la défiance qui vibre en elle ; elle ne veut pas de réformes, mais des suppressions totales. Il faut être intolérant pour être libre.



Mesdames ! voyez donc ce ressort…

L’homme et la femme ne seront libres que lorsqu’ils seront égaux ; lorsqu’ils auront fait disparaître les barrières qui les séparent, conventionnelles, morales, traditionnelles, légales, et qui trouvent leur point d’appui, ainsi que toutes les infamies qui déshonorent l’humanité présente, dans la propriété individuelle du sol. L’homme s’est placé partout, légalement, fort au-dessus de la femme. La somme de liberté qu’il fut obligé de lui laisser, au moins dans les mœurs, mesure exactement la quantité et la qualité de la liberté dont il jouit lui-même. Dans tous les pays où la part d’indépendance laissée à la femme est réduite à un minimum, le niveau des mœurs s’abaisse de jour en jour, et les institutions, graduellement, descendent au niveau des mœurs. La situation des pays latins, des pays dans lesquels domine l’esprit latin, démontre l’exactitude de cette affirmation. En France, sur la liste des gens frappés d’incapacité civile et politique, la femme vient après les mineurs, les immoraux et les fous. La Française, reléguée par la loi au rang d’animal, ou même (car la forte expression populaire exprime mieux l’intention de cette loi), au rang d’outil de besoin, la Française prend sa revanche comme elle peut. Cette revanche peut coûter cher à une nation ; la situation générale de la France le prouve.

À part de rares exceptions, les femmes riches, les femmes de la bourgeoisie, se soumettent par calcul à l’influence de l’Église et en assurent la puissance. Elles travaillent ardemment à maintenir la France sous le joug de Rome et à préparer des générations de fonctionnaires civils et militaires qui retiendront à perpétuité les Pauvres dans l’ordure qu’on appelle le devoir. On sait, par exemple, que les établissements d’enseignement secondaire dirigés par des ecclésiastiques reçoivent un nombre d’élèves supérieur à celui des élèves des établissements similaires dirigés par l’État. Ces femmes de la bourgeoisie, qui ne sont pas libres, prennent donc la liberté de livrer la France à l’Église ; et les Français, qui sont libres, déplorent le fait, mais n’y peuvent rien.

Le rôle joué par les femmes qui appartiennent aux classes dirigées n’est que rarement moins misérable et moins néfaste que celui que jouent les femmes des classes dirigeantes. Le poison religieux les infecte moins, certainement ; l’on trouve parmi elles plus d’une femme à laquelle la pauvreté n’a point enlevé tout sentiment d’indépendance, qui méprise le prêtre, et qui rougirait de faire de ses fils les visqueuses éponges à bénitiers que deviennent les fils de la bourgeoisie. Mais il arrive plus souvent que la pesanteur de l’atmosphère dans laquelle elles vivent déprime leur naturelle fierté, et que leurs aspirations vont se briser les ailes contre les barreaux de cette cage qu’on appelle un intérieur. Leurs idées s’emprisonnent, avec les objets qu’il faut soustraire aux larcins possibles, dans les buffets et dans les placards dont les clefs sont jalousement gardées ; leurs rêves glissent sur le carreau des cuisines, se dessèchent au souffle des fourneaux. Le problème de l’existence quotidienne les torture ; il faut trouver des solutions à ses questions insolubles ; il faut vivre, faire vivre ; et l’énorme labeur du ménage, l’effroyable labeur du ménage, consume l’existence de la femme, réclame d’elle, sans trêve, la mise en œuvre de toutes ses forces. Forces intellectuelles. Grâce à quels miracles de calcul, d’adresse, de patience et d’énergie une mère de famille, dans les classes moyennes et dans les classes pauvres, arrive-t-elle à assurer la subsistance de ceux qui comptent sur son industrie pour réparer les forces qu’ils auront encore à consacrer demain au lamentable combat de leurs existences !

Forces physiques. Il n’y a pas de travail plus exténuant que le travail que la femme a à accomplir dans son ménage. Ce travail est non seulement incessant, il est gratuit. Il n’est jamais rémunéré ; personne n’en tient compte, ni ceux au profit desquels il est accompli, ni les gens qui payent les salaires de ceux-là, ni les économistes qui expliquent pourquoi il y a des salaires. Si la femme venait à exiger demain qu’on lui payât son travail, tout le système capitaliste s’écroulerait immédiatement. Pour la gloire de ce système, pour son maintien, elle doit s’évertuer sans trêve, pour le roi de Prusse. (Sans métaphore, si l’on veut.) Je ne crains point d’exagérer quand j’affirme que le labeur des femmes paye la moitié de l’énorme taxation qui écrase la France. Il serait insensé d’espérer qu’une femme condamnée à de pareils travaux forcés pût avoir d’autre influence qu’une influence stupéfiante sur l’esprit de l’homme. C’est une bête de somme. Son existence n’a pour effet que d’entretenir l’état social actuel. Ce que la bourgeoise fait exprès afin de livrer la France à Rome, la femme du peuple le fait involontairement pour livrer la France au capitalisme. Elle aide l’exploiteur à payer le salaire de son mari et de ses enfants. L’homme du peuple le voit, le sait, le comprend. Et comme il est libre, l’une des magnanimes unités composant le Peuple souverain, il laisse sa compagne s’exténuer, corps et âme, dans un travail abrutissant, stérile, anachronique, et va boire un coup chez le mastroquet.

Là, il peut rencontrer des femmes qui travaillent aussi, ses filles ou ses sœurs peut-être, qui sont sorties de l’atelier ou du magasin en passant par le lupanar, ou ce qui en tient lieu. Le labeur de la femme, à part des exceptions très rares, ne suffit pas à la faire vivre ; et, pour se créer un supplément de ressources, elle vend du plaisir à prix réduit après avoir vendu du travail au rabais. C’est une nécessité à laquelle bien peu échappent. Prises entre l’insultante obscénité du bourgeois qui les poursuit de ses offres ou de ses menaces, et l’insouciance égoïste de l’homme de leur classe, qui se désintéresse de leur sort, elles sont forcées, pauvres bêtes de peine, de devenir des bêtes de joie. C’est de cette façon seulement qu’elles peuvent récupérer l’argent qui leur fut volé sur le prix de leur travail.

Vous avez vu les ouvrières des grandes villes. Pâles, anémiées, la fatigue cernant leurs yeux et la névrose saccadant leurs gestes, elles n’ont conservé de leur beauté que ce qu’on appelle la beauté du diable — ce genre de beauté enfiévrée, perverse et malsaine que produit la civilisation du bon Dieu. — Elles traversent l’artificielle joie des rues avec des gaietés factices qui sont comme l’ironique écho de souffrances qu’on dédaigne d’avouer. Au secret de leur chair, la chlorose pleure ses larmes pâles. Elles se nourrissent de choses équivoques, s’excitent de littératures malsaines. Le luxe, qu’elles contribuent à créer, les grise comme une boisson forte. L’abeille, peu à peu, abandonne la ruche. Elle se transforme en guêpe. C’est la prostitution, clandestine, avouée, tolérée, interdite, traquée, réglementée, — exaltée. — Inutile de mâcher les mots, surtout pendant cette année d’Exposition. Blanc partout. La Belle France affiche son industrie nationale, son industrie nationaliste ; elle a une presse bien pensante, pornographique et tricolore, tout exprès pour faire la réclame. On a même été plus loin. La Parisienne, sur la porte monumentale, est une enseigne éloquente et naïve. Les étrangers, amateurs de façons nouvelles, pourront se faire arranger à la Française. Modes de Paris. Fleurs et plumes. Combien les fleurs ? Combien les plumes ? Ils sauront ça.

Ils sauront aussi que la prostitution est réglementée en France, et s’étonneront de cette hypocrisie. Mais il y a une autre industrie, bien française et nationaliste, qui doit vivre : la police. La femme, même dans l’exercice des fonctions les plus utiles à la grandeur et au bon renom du pays, est sacrifiée au mouchard. Le mouchard peut arrêter la femme et l’emprisonner à son gré. Tout est permis au mouchard, parce qu’il travaille pour l’armée ; et il envoie à Saint-Lazare des femmes qui devront aussi travailler pour l’armée, et lui confectionner les chemises que lui livreront des entrepreneurs nationalistes. Arrestations et emprisonnements sont arbitraires, illégaux. Le code est bafoué par des ordonnances administratives. La loi est souffletée par le mouchard. La France, qui se vante d’avoir proclamé les Droits de l’Homme, n’a pas encore trouvé une femme comme Madame Joséphine Butler, pour réclamer les Droits de la Femme. Il est douteux qu’elle trouve jamais cette femme-là. Du sang français coule dans les veines de Madame Butler. C’est du sang catholique seulement qui coule dans les veines des femmes françaises.

Les étrangers se font souvent de pauvres idées de l’immoralité française. Ils croient qu’elle a des limites. Elle n’en a pas. De cette immoralité, la misère n’est pas toujours la cause. Elle est produite aussi par la platitude, l’hypocrisie et l’artificialité sur lesquelles se fonde la vie française d’aujourd’hui. Le mépris de la femme pour l’homme trouve cette forme d’expression : se vendre à lui. Quand l’homme a cessé, de par son ignominie de vaincu fanfaron, d’être un objet d’enthousiasme, d’affection ou même d’excitation sensuelle, on peut tout de même en tirer de l’argent. C’est la seule chose qu’on en puisse tirer. L’argent, après tout, donne, sinon la liberté elle-même, au moins son illusion ; et l’illusion de la liberté est déjà quelque chose pour un être qui aspire sans cesse à l’indépendance complète et qu’on a condamné à l’esclavage perpétuel. L’argent permet aussi de satisfaire, en leur rognant les ailes, des rêves de beauté qui hantent les cerveaux féminins et qu’exaspère la hideur de la vie actuelle. Par le souci de sa toilette, de l’intime décor dans lequel elle vit, la femme d’argent établit sur les autres femmes une suprématie moins bête en somme, moins laide, que celle que l’homme d’argent établit sur les autres hommes. Elle cherche, dans la mesure du possible, à réaliser l’idéal qu’elle se fait d’elle-même ; au moins en apparence ; elle se met, extérieurement puisqu’il ne lui est point permis de le faire autrement, en harmonie avec son moi. Et voilà ce que l’homme ne sait pas faire.

La prétention des hommes à une grande supériorité sur les femmes est simplement grotesque. Leur immense vanité les empêche de voir que cette supériorité consiste à placer un carcan au cou d’un être qui leur met à son tour des menottes aux poignets ; après quoi ils n’ont plus qu’à tourner en rond, ensemble, au bout d’une chaîne bénie par l’église, dans l’ornière qu’a creusée la tradition. La présomption de l’homme l’aveugle au point de ne pas lui laisser soupçonner l’énorme mépris, souvent saupoudré de compassion affectueuse, que la femme mariée la plus honnête, elle-même, a si souvent pour son mari. Mépris justifié. La sottise dont l’homme fait preuve généralement, le rendrait simplement pitoyable ; mais son outrecuidante infatuation le rend profondément contemptible, — d’autant plus que, les droits qu’il s’arroge, il les fait valoir avec cruauté ; qu’il se montre, non seulement maître glorioleux et imbécile, mais tyran implacable. Le plus ridicule, c’est que, pris individuellement, les hommes font rarement preuve de férocité, et qu’il arrive, même fréquemment, que leur conduite vis-à-vis de leurs femmes dépasse les bornes de la pusillanimité. C’est seulement pris en masse, lorsque l’agglomération de leurs impuissances donne une force rageuse et maladive à la superstition de leurs privilèges, c’est seulement lorsque ces fantoches, les hommes, se transforment en ce tortionnaire, l’Homme — qu’ils manifestent dans toute la hideur de son exclusivisme leur appétit d’autorité.

La femme est le seul être qui, sous la domination despotique et cruelle de l’homme, n’ait pas complètement abdiqué sa fierté ; quand on voit ce que les femmes ont eu à supporter, et quand on voit à quelle hauteur elles ont su maintenir leur âme ; quand on considère ce que dix ans de servitude, deux années de carnage, font de l’homme ; on doit constater que la force de résistance et l’énergie du caractère, qui sont les marques d’une supériorité certaine, ne se trouvent pas du côté de l’homme. Du reste, il suffit de considérer l’immense bêtise du politicien condamnant la race humaine, sur l’ordre du prêtre, à la perpétuelle misère, et de considérer d’autre part l’immense courage de la femme perpétuant cette race au prix de toutes les douleurs, pour ne conserver aucun doute au sujet de la prétendue prééminence de l’homme.

Le poids plus considérable du cerveau masculin, la faiblesse du sens olfactif chez la femme prouvent sans conteste l’infériorité féminine. On ignore absolument quelle est l’influence du poids d’un cerveau sur ses capacités, et la mesure du sens olfactif est une opération de haute fantaisie. Mais cela ne fait rien. L’homme, auquel la faiblesse de son odorat, amenant la nécessité de la ruse, a donné sur le chien une supériorité de mauvais aloi, a établi scientifiquement sur les fortes raisons citées plus haut le principe de sa supériorité intellectuelle et morale sur la femme. La femme a dû admettre ce principe, et l’humanité tout entière a eu à en payer le prix. Certaines nations — les nations latines, par exemple — trouvent qu’elles n’ont point payé assez cher. La France, pour ne citer qu’elle, maintient jalousement les droits de l’homme.

On n’y trouve plus, pour ainsi dire, ni hommes réels ni vraies femmes ; on y trouve des fonctionnaires, des dames et des bêtes de somme. On n’y trouve presque plus d’enfants ; on y trouve des élèves des Jésuites et du Sacré Ventricule et de la graine de bois de lit. Bientôt, d’ailleurs, on n’y trouvera plus personne ; la population décroît à vue d’œil, en dépit des primes offertes aux nombreuses familles, sous forme de bénédictions célestes. On ferait peut-être bien de se souvenir qu’il faut chercher l’augmentation de la population, comme le disait Quesnay, par l’accroissement des subsistances et non par des encouragements directs. Mais il n’est sans doute pas encore temps. Il vaut mieux s’occuper d’augmenter le pouvoir du fonctionnaire, du militaire et surtout du prêtre. Voilà ce qui est important, et ce que les gouvernants qui se succèdent ne négligent point. La permanence du fonctionnaire, meurtrier de la vie active, c’est la permanence du mariage d’argent qui donne la somme de toutes les abominations sociales. La permanence du militaire, c’est la permanence de la débauche. C’est aussi l’impossibilité d’une existence libre pour la femme ; la liberté dont jouissent les jeunes filles anglaises ne pourra pas être accordée aux jeunes filles françaises tant que cinquante mille désœuvrés traîneront leurs sabres sur les pavés de la Belle France. D’ailleurs, la compréhension de la femme ne peut exister dans un pays où le culte de l’homme d’armes est le premier des devoirs. La permanence du prêtre, c’est la misère pour aujourd’hui, la ruine pour demain.

La supériorité de l’homme, comme on le voit, s’affirme en France d’une façon indiscutable. Elle s’affirmerait peut-être davantage encore s’il supprimait le fonctionnaire, le militaire et le prêtre, s’il laissait libre l’initiative individuelle et surtout s’il libérait la femme, — et aussi la terre. — Mais voilà des choses qu’il ne faut guère attendre de lui, au moins jusqu’à ce que le canon le réveille. Et puis, si faible que soit le nombre des femmes d’esprit libre, je crois que c’est grâce à elles surtout que la France pourra sortir du marécage où elle s’enlise. Je suis fier d’avoir dit le premier que c’est la femme, la mère, qui renversera le Moloch du militarisme. Je le crois encore. L’homme aime à parler de la faiblesse de la femme. Il y a des champignons si friables qu’on peut les écraser entre les doigts ; et, dans une nuit, ils soulèvent du sol des dalles qu’un homme robuste ne pourrait changer de place qu’avec un levier.

La situation dans laquelle la femme est tenue en France est simplement honteuse. Elle l’apparaît davantage encore lorsqu’on songe que la France a posé si longtemps, et pose encore, pour le pays du progrès et de la liberté. Des signes nombreux indiquent que les femmes, au moins la meilleure partie d’entre elles, cherchent à sortir de cette situation. Elles essaient de se créer des positions indépendantes, revendiquent des droits légaux et politiques. Il est inutile de critiquer ces tentatives dont l’intention, au moins, est excellente ; de tous ces symptômes, sans grande signification par eux-mêmes, on doit tirer cette conclusion très importante : qu’un nouvel esprit cherche à s’emparer de l’âme de la femme. Cet esprit, c’est l’Esprit de Sexe, que le Christ avait mutilé et voué à la honte imbécile, et que l’infâme Église Romaine a fait tous ses efforts pour tuer. La femme de demain sera la femme que trouvèrent devant eux les légionnaires romains lorsqu’ils envahirent la Germanie ; elle apparaîtra pour la bataille, se réveillant enfin du cauchemar religieux dans lequel elle se débat depuis dix-huit siècles. Elle excitera l’homme, comme autrefois, à la conquête de la terre et aussi à la destruction de tous les monuments anti-humains qui furent les témoins et les causes de son esclavage.

La femme heurte aujourd’hui ses aspirations et ses élans à toutes les impossibilités. Tout est en contradiction avec ses désirs et ses instincts. Mais la femme hait, de nature, l’inavouable et l’indiscutable, l’absolu, la pétrification du passé. Son rôle n’est pas de chercher à monter au niveau de l’homme, à épouser ses idées, ses sentiments et ses querelles ; mais au contraire de lui en faire comprendre la fausseté, le caractère factice, misérable et dangereux. C’est elle qui doit donner à la vie son caractère complet, fortement égoïste, et avide de tous les bonheurs possibles.

Détruisant les absolus anti-naturels et stagnants, elle doit faire vivre les immédiats humains. Elle doit démontrer à l’homme que c’est leur action commune, seule, qui peut être féconde. En France, c’est une démonstration qu’elle pourrait donner sans aucun mal. Y a-t-il rien de plus ridicule au monde que de voir le Français, qui se pose en champion du progrès, refuser à la femme les libertés les plus élémentaires tandis qu’il place humblement sa vie politique, civile, et sociale sous les pieds d’un crétin qui s’appelle le prêtre, lequel est l’agent d’un autre crétin qui s’appelle le pape, lequel est l’agent de cet immonde assemblage de sottises et d’infamies qui s’appelle la réaction internationale !



Perge et Romam destrue.

Les Nationalistes, qui constituent la force active de cette réaction internationale que Rome cherche à faire prévaloir en France, déclarent que la France doit appartenir aux Français. Cela ne signifie point, ainsi que pourraient le croire des personnes arriérées, que le sol de la France doit appartenir à tous les habitants du pays ; une telle pensée est loin de l’esprit généreux des Nationalistes. Cela signifie simplement que le gouvernement de cette malheureuse nation, qui depuis plus d’un siècle se débat désespérément entre les griffes du prêtre, doit être confié définitivement à la crapule en soutane ou en robe courte qui prend son mot d’ordre au Vatican. Les gens qui pensent que l’avenir de la France est dans une autre direction, qui croient qu’elle reprendra seulement parmi les nations la place qu’elle a perdue, et qu’elle perd tous les jours davantage, lorsqu’elle se sera délivrée du vampire catholique — ces gens-là sont traités, par les Nationalistes, de cosmopolites, de sans-patrie et d’intellectuels. Ces épithètes n’ont en elles-mêmes rien de désobligeant ; et venant d’où elles viennent, elles honorent. Il n’y a qu’une Internationale à laquelle il soit honteux d’appartenir ; c’est l’Internationale noire.

Les Nationalistes se défendent d’être aux ordres de l’Église. Ils ne sont, disent-ils, ni cléricaux, ni anti-cléricaux. Les faits démontrent tous les jours l’absurdité de cette affirmation. Le cléricalisme, qui n’est autre chose que le catholicisme militant, ne peut permettre qu’on prenne à son égard des positions fausses. Il ne tolère pas ; il louvoie, mais ne s’arrête jamais dans sa marche. Qui prétend transiger avec lui, est sa dupe ou son complice. Qui n’est pas résolument contre lui, est pour lui. L’Église, en France, n’étant pas nationale, ayant son origine, son point d’appui, et sa base d’opérations hors des frontières, les gens qui ne le combattent pas sont forcément partisans de la constante introduction d’un élément étranger dans la vie du pays. Ce ne sont pas des patriotes. Ce sont des cosmopolites, et des cosmopolites de la pire espèce, qui ne choisissent point ce qui leur convient chez les nations voisines, ce qui pourrait leur être utile, mais qui sont prêts — et se déclarent prêts — à accepter sans examen ce que leur apportent des colporteurs équivoques. Ce sont, à proprement parler, des sans-patrie. (Ce ne sont pas des intellectuels, tout de même).

On peut dire que cette définition s’applique aussi bien aux soi-disant républicains qui gouvernent actuellement la France qu’aux Nationalistes qui aspirent à prendre leur place. Si la France, après avoir fait semblant de combattre le cléricalisme, lui a permis de prendre la situation qu’il occupe aujourd’hui, c’est simplement parce qu’elle n’a plus assez d’énergie pour avoir confiance en elle-même ; et parce qu’elle pense que l’amitié de Rome peut venir en aide à la faiblesse de sa diplomatie, lui procurer des alliances, comme cette ridicule alliance russe achetée à tempérament et qui confirma le traité de Francfort. L’influence de l’Église est excellente aussi pour garantir aux riches la tranquille jouissance de ce qu’ils appellent leurs biens ; pour cimenter les matériaux hétéroclites qui forment l’édifice social : et pour empêcher la République Française de devenir une république. Car là est le danger ; et les républicains ne sont pas les derniers à s’en apercevoir.

L’Église romaine est donc, effectivement, maîtresse de la France. Elle est directement responsable de sa situation mentale et, indirectement, de sa situation politique et sociale. Les Nationalistes aiment à parler de la mentalité catholique de la France. Ils exagèrent ; mais il est certain que plus de la moitié de la population française est mentalement catholique. Ce que cela veut dire, les étrangers qui observent la France de loin, en attendant qu’ils puissent la juger de plus près, ne l’ignorent pas ; et les pauvres et les intellectuels qui ont à souffrir de cette mentalité pitoyable, s’en rendent compte aussi. Les progrès de cette mentalité — qu’il convient d’appeler de son vrai nom : l’abrutissement — sont continuels et effrayants. En dehors de la presse nationaliste qui travaille énergiquement pour eux, les tonsurés possèdent des journaux dont la circulation est immense et qui empoisonnent de leur prose infecte l’âme des multitudes. Les légendes sont cultivées avec soin ; celle de Jeanne d’Arc, particulièrement ; ses statues se multiplient ; les fêtes en son honneur ne se comptent plus ; après le feu du bûcher qui peut-être la consuma, ce sont des feux d’artifice que le clergé offre à la bonne Lorraine. On cultive aussi avec succès l’injure, la calomnie, le mensonge, l’escroquerie, le vol, et même, dit-on, l’assassinat sans phrases. On tient l’armée ; on tient l’enfance ; on tient les femmes ; on tient la terre. C’est surtout la terre qu’on tient et qu’on cherche à tenir de plus en plus ; on crée ou l’on développe l’antisémitisme et l’anglophobie. Ce sont d’excellents dérivatifs aux mécontentements divers. Si la foule réfléchissait, elle comprendrait que la haine du juif comme juif est imbécile. Le juif n’a pas créé l’état social actuel ; cet état est contraire à ses tendances et à son caractère ; qu’il en profite souvent, ce n’est pas niable : et qu’il ait raison d’en profiter, c’est encore plus certain. Un système meurt des abus qu’il engendre. La civilisation présente n’est pas juive ; elle est chrétienne. Ce sont les chrétiens qui l’ont fait naître, qui la supportent, et qui la défendent. Les chrétiens n’ont pas à se plaindre ; ce sont des imbéciles, voilà tout. « Cependant il ne faut pas les brûler. »

Quant à l’anglophobie, quoiqu’elle fasse vivre plusieurs scélérats dont l’existence ne me paraît pas nécessaire, je ne saurais en dire de mal. Elle a démontré que les Nationalistes, et le clergé qui les mène au combat, ne manquent point de courage, ou du moins d’un certain courage ; cela n’est pas pour satisfaire mon âme de sans-patrie, mais la vérité avant tout. Je dois avouer que c’est un beau spectacle, que celui de ces multitudes bien françaises qui ne pardonnent pas à la perfide Albion de vivre de l’autre côté du détroit, et qui demain refuseront de le lui permettre ; qui lui font voir qu’elles ont conservé dans leurs gosiers l’énergie qui manque à leurs bras ; et qui témoignent des véritables sentiments de l’esclavage latin à l’égard de la liberté britannique. La France elle, rivée au papisme qui la déshonore, n’a pas besoin de libertés. Sa foi lui suffit. Elle ne peut point, par exemple, avoir le droit d’association, car on craint l’augmentation trop énorme des congrégations religieuses qui pullulent déjà sur le territoire, en dépit de toutes les lois ; et, l’État formant en fait l’association unique, c’est de lui que les miséreux attendent tout. Leur apathie, leur débilité morale, se reposent sur des conceptions chimériques comme celle des retraites ouvrières, sur les panacées qui moisissent au fond de la gibecière du socialisme chrétien ou du socialisme d’État.

Si les pauvres se payent de mots, ce n’est pas que l’argent manque en France. Des bandes de frocards sympathiques le récoltent à pleins sacs, et des âmes charitables ne se lassent pas de faire des envois de fonds à la presse bien-pensante. Cet argent, destiné aux pauvres, leur est remis intégralement, des deux façons suivantes : une partie en est expédiée à Sa Sainteté pour subvenir aux frais de cette politique romaine qui se consacre entièrement à l’amélioration du sort des masses ; et l’autre partie, de beaucoup la plus considérable, est employée à la construction de monuments, églises, collèges et chapelles où l’on prie Dieu de donner aux pauvres la force d’endurer leurs souffrances. Dieu prête une oreille favorable aux supplications des bons moines ; il accorde aux pauvres la patience qu’on demande pour eux ; et aussi les douleurs qu’on réclame implicitement. Après quoi, les braves moines continuent à bâtir. Quand le bâtiment va, tout va. Le bâtiment va, dans les congrégations. J’oserais dire qu’il court, qu’il vole, qu’il a des ailes. Les constructions s’élèvent comme par enchantement ; ou plutôt, pour parler un langage moins châtié mais plus canonique, c’en est une bénédiction. Votre calotin connaît la valeur de la pierre, et son pouvoir. Il en connaît la valeur, même, au sens littéral. Vous êtes entré au Sacré-Cœur de Montmartre, par exemple, et vous avez remarqué ces inscriptions qui mettent sur les murs des citations de l’Armorial bourgeois et du Bottin de l’aristocratie ; vous savez peut-être combien chacun des lauréats de ce palmarès de la superstition a payé la pierre qui porte son nom ; elle a coûté fort cher, cette pierre, et j’ai cru pendant quelque temps que son prix de revient la mettait à l’épreuve du feu. On m’a désabusé — et consolé.

Les riches payent très cher pour avoir leurs noms gravés sur les murs des temples ; les noms des pauvres ne sont pas gravés sur ces murs, et cependant les pauvres payent encore plus cher que les riches. Voilà des siècles qu’ils payent, avec leur sueur, avec leur sang, avec leur âme ; depuis que le premier charlatan chrétien a bâti la première église, depuis que le premier monument de domination et d’orgueil a souillé la face de la terre ; depuis que la croix ferma de ses deux bras désespérants l’horizon du genre humain. C’est avec raison, certes, que la légende chrétienne assure que lorsque son héros rendit le dernier soupir les ténèbres envahirent la terre et les morts sortirent de leurs tombeaux. Les ténèbres ne se sont pas encore dissipées, et ce sont les morts, drapés de linceuls noirs, toutes les superstitions pourries qu’incarne le prêtre, qui régissent l’humanité. Ces morts se sont fait bâtir de grands tombeaux par les vivants, de grands tombeaux dont les cryptes éventraient la terre et lui fouillaient les entrailles comme pour lui arracher sa fécondité, dont les tours et les flèches emportaient vers le ciel l’esprit de l’homme ; et — l’esprit de l’homme se perdant dans l’irréel, se dissolvant dans les brumes du mensonge, — le corps de l’homme était attiré dans les grands tombeaux, y devenait un cadavre doué encore d’une vie factice ; vie misérable qui lui permettait de donner à la terre meurtrie son labeur de serf sans salaire, qui ne lui permettait plus de comprendre qu’il devait en attendre, en retour de son labeur, la liberté et le bonheur. Les récompenses qu’il pouvait espérer ne lui étaient dues que dans un monde meilleur, après le trépas ; et les consolations qu’il lui fallait, c’était dans le grand tombeau, la cathédrale, qu’il devait aller les chercher. Allez donc l’écrire sur les murs des églises, le récit des douleurs qu’ont causées ces monuments funèbres ; allez donc les graver sur leurs pierres, les noms des misérables qu’ont tués ces édifices d’imposture, ces repaires du désespoir ! Vous ne trouverez pas la place nécessaire pour tracer une seule page du long martyrologe des générations humaines, pour y ébaucher l’histoire de leurs navrements lamentables, des dix-huit siècles de douleurs, de rages, de résignations et de révoltes qui vinrent s’enfouir dans l’ombre de la cathédrale ou se briser sur sa pierre.

L’église — la cathédrale qu’élevaient les premiers siècles du christianisme, la chapelle que bâtit ce siècle qui finit — l’église, bloc de pierre, de ciment, de mortier, c’est tout ce qu’il y a de réel dans le christianisme, tout ce qui lui donne une apparence de réalité. L’absurdité des dogmes chrétiens n’est plus à démontrer ; l’inanité des préceptes chrétiens, leur impuissance à servir de guide à la vie de l’homme, se manifeste tous les jours ; le prêtre chrétien, comme prêtre, n’existe pas ; c’est un intrigant ou un imbécile ; en tout les cas un être vil, rognure de l’humanité. Le chrétien lui-même n’existe pas ; que, parmi les sectateurs du Christ se soient trouvés des gens vertueux, de cœur et même d’une certaine intelligence, ne prouve rien en faveur des préceptes qu’ils s’efforcèrent d’appliquer ; cela démontre seulement le caractère vain de la doctrine. Le champ du christianisme était trop infertile pour produire autre chose que de l’ivraie, malgré l’habileté, la conscience et le courage des laboureurs. D’ailleurs, ceux-ci furent en bien petit nombre ; et ne furent même chrétiens que jusqu’à un certain point. Que penser des autres ? Le dogme est un mensonge imbécile. Le précepte est un mensonge estropié. Le prêtre est un mensonge vivant. Le chrétien est le Mensonge. Le catholicisme-romain est l’exagération jusqu’à l’infini de toutes ces horreurs. C’est en rejetant les dogmes les plus absurdes, en écartant les institutions néfastes qui s’étaient greffées sur eux, en s’éloignant de l’esprit de l’évangile pour se rapprocher de celui des grands prophètes hébreux, que les hommes de la Réforme arrachèrent l’humanité aux griffes de la Foi meurtrière et la rapprochèrent de la Raison. Le catholicisme-romain, au contraire, poursuivit sa carrière de tyrannie grossière qui ne permet pas qu’on la discute ; de nouveaux dogmes, plus idiots et plus abjects que les anciens, viennent s’y ajouter tous les jours. Le caractère d’irréalité de cette Église s’accroît donc sans cesse. L’imposture est tellement complète qu’elle éclaterait à tous les yeux si la pierre des temples n’était pas là pour la masquer. La foi, la croyance et même la superstition disparaîtraient si elles ne pouvaient trouver sous les voûtes des églises l’atmosphère empoisonnée nécessaire à leur éclosion. Le prêtre sait que son pouvoir s’écroulerait avec la chute de l’édifice qui l’abrite ; c’est pourquoi tout a été mis en œuvre, à toutes les époques, pour prévenir la destruction de ces monuments qui sont la base et le sens de la religion, qui sont la religion elle-même. Lisez l’histoire et comprenez-la. Si vous voulez en finir avec la religion, avec son hypocrisie blafarde et sa cruauté lâche, ce n’est pas le dogme qu’il faut discuter, ce n’est même pas le prêtre qu’il faut frapper, c’est l’église qu’il faut détruire.

Des sectes qui ont proclamé le libre-examen, dont les doctrines, si étroites qu’elles soient encore, sont faites pour s’épanouir dans la liberté philosophique, peuvent affronter la lumière du jour ; peuvent se contenter, pour leur service simple, d’une salle quelconque dans le premier bâtiment venu.

Mais au catholicisme, il faut des basiliques et des cathédrales pour étaler l’ignominie de ses idiots peinturlurages, de ses idoles de bazar, de toute la sacrée quincaillerie que des imbéciles appellent son art ; il faut la pénombre des nefs pour dissimuler les cochonneries des confessionnaux ; il faut la brume moisie qui envahit la crypte pour que brillent les menteuses étoiles qui tremblotent à la pointe des cierges. Si les nations dont le vampire romain suce le sang veulent vivre, ce sont ces monuments qu’elles doivent détruire. Il y a assez longtemps, après tout que le Sacré-Cœur nous empoisonne ; qu’on lui fasse refiler la comète. C’est bien son tour. Tant que les idoles auront des palais pour les abriter, il y aura des hommes qui n’auront pas de toit et des femmes qui mourront de froid le long des rues, avec leurs nourrissons dans leurs bras ; tant qu’une église souillera la face de la terre, la terre ne sera pas libre ; elle criera pour sa délivrance, mais l’homme ne l’entendra pas ; il n’entendra que les hymnes qui chantent le bonheur céleste, les soupirs de l’orgue qui clament la beauté des Paradis menteurs. Il croupira dans sa misère, qui est grande partout, mais qui devient plus immense encore et plus désespérée dans les pays latins ; et qui semble tellement abjecte, tellement tragique et tellement dérisoire dans une contrée comme la France qui se donna pendant si longtemps comme le centre du monde, qui ose se poser encore en apôtre de la libre-pensée, en champion de la liberté !



Quant à nous, nous attendrons la main forte du Seigneur, laquelle sans doute se montrera en sa saison, et apparaîtra tout armée tant pour venger les Pauvres de leur affliction que pour punir les contempteurs qui s’égaient si hardiment à cette heure.
Calvin.

Les Nationalistes aiment à qualifier la religion catholique romaine de « confession nationale. » Il convient de remarquer l’hypocrisie de l’expression. Elle tend à faire croire, non pas tout à fait que cette confession est la création, le produit direct du génie national, mais qu’elle a été librement choisie par le pays parce qu’elle était en conformité avec ses besoins moraux et ses aspirations. Rien n’est plus faux. Une bonne partie de la France est juive, protestante, déiste ou athée. L’autre partie, la plus considérable, comprend des coquins qui ont accepté librement la religion romaine parce qu’elle leur offre un précieux concours dans l’exploitation de leurs semblables ; elle comprend aussi des masses de pauvres hères aux cerveaux boueux, à l’âme esclave, qui sont des catholiques parce qu’ils sont abrutis et qui sont abrutis parce qu’ils sont catholiques. Si, au seizième siècle, la Réforme eût pu délivrer les multitudes françaises du joug de Rome, la France d’aujourd’hui ne serait pas ce qu’elle est. On sait à quels moyens Rome eut recours afin de s’imposer à la France. Je ne rappellerai ni l’intervention étrangère, provoquée par les nationalistes d’alors, ni l’infamie de la crapule italienne appelant à son secours la canaille espagnole, ni les honteux massacres ni les trahisons grâce auxquels on parvint à conserver à la tyrannie romaine la malheureuse proie qui allait lui échapper. Les cloches de la Saint-Barthélemy sonnèrent le glas de la dignité nationale. Ce fut sur une loque de nation que la prostituée du Tibre vint s’accroupir. La France, qui avait été sur le point de se faire une vie à elle, en conformité avec ses instincts, a vu depuis lors son existence cahotée entre les ambitions aveugles de ses gouvernants et les louches combinaisons ultramontaines. C’est du moment où le méprisable Béarnais acheta Paris par une messe que la France a abandonné, consciemment ou non, sa politique intérieure et extérieure aux mercantis du Vatican ; la période révolutionnaire qui suivit 1789 ne prouve rien, ainsi que nous le verrons tout à l’heure, contre l’exactitude de cette affirmation. On a beaucoup célébré la magnanimité avec laquelle le Vert-Galant promulgua en faveur des réformés le fameux édit de Nantes. On a eu tort. L’édit de Nantes était simplement le parquage du Protestantisme ; en propres termes, sa mise en carte. Le protestantisme, en France, ne pouvait pas vivre dans une situation aussi fausse, qui le laissait exister par tolérance et le condamnait, lui aussi, à une tolérance qui lui est nécessairement fatale. La Réforme n’ayant pu conquérir la France, il valait mieux qu’elle en disparût. Richelieu, en prenant La Rochelle, Louis XIV en révoquant l’édit de Nantes, donnèrent sa solution logique à un état de choses qui ne pouvait subsister. Le protestantisme, en fait, sortit de France. C’est bon. Maintenant, il faut qu’il y rentre.

Vous savez ce que sont devenues, depuis la Réforme, les nations qui ont embrassé le protestantisme ; vous savez aussi ce que sont devenues les nations qui sont restées catholiques ; vous pouvez deviner facilement ce qu’elles deviendront demain. Les Nationalistes assurent que la France ne saurait devenir protestante ; elle est, disent-ils, la première des puissances catholiques ; elle deviendrait la troisième des puissances protestantes. Ce qu’elle aurait à perdre au change, je l’ignore ; une dégoûtante étiquette, assurément ; mais peut-être aurait-elle à y gagner. Pourtant, il faut s’entendre. Un pasteur protestant a déclaré récemment que « la Réforme doit achever au XIXe siècle ce qu’elle n’a pu accomplir au XVIe. » Ce pasteur avait raison ; mais aussi il avait tort. L’esprit protestant au XIXe siècle ne peut pas être ce qu’il était au XVIe. À cette époque, le protestantisme ne pouvait trouver d’autre base qu’une base religieuse. Que ses préoccupations politiques et sociales fussent nombreuses, ne peut être nié ; c’était, d’ailleurs, forcé ; le libre-examen et l’inspiration individuelle conduisaient au sentiment démocratique, à des visées égalitaires, à la défiance et au besoin de contrôle en politique ; l’individualité s’élançait hors de la geôle catholique ; la personnalité de Dieu menait à la personnalité de l’homme. Mais l’idéal politique et l’idéal social étaient encore trop incertains, l’esprit des peuples avait été trop embrumé par les ténèbres du Moyen-Âge pour que la Réforme, dis-je, pût trouver une autre base que la base religieuse. Les moyens d’action d’une idée doivent se mesurer à l’étendue et à la nature de l’obstacle qu’elle a à surmonter. Par exemple, l’esprit latin avait tellement abruti la France qu’au début du XVIe siècle l’hébreu et le grec, considérés comme des nouveautés, furent des instruments de progrès et de liberté. La Réforme se vit donc forcée de se présenter surtout comme une réforme religieuse, de se circonscrire elle-même, et souvent d’opposer dogmes à dogmes. Pourtant, non contente de briser les entraves apportées au développement humain par la dégoûtante perversion romaine, elle eut soin de laisser de côté, au moins virtuellement, les préceptes inapplicables ou néfastes de l’évangile et de se rapprocher du noble et viril enseignement que prodiguaient les pages de l’Ancien Testament. C’est surtout dans la haute et fière humanité des grands prophètes hébreux que la Réforme trouva sa force. À tel point qu’on pourrait dire, je crois, qu’elle fut beaucoup plus une réforme juive qu’une réforme chrétienne. C’est ainsi qu’elle put donner aux peuples et aux individus qui l’acceptèrent, la vigueur, l’opiniâtreté et la clarté de conception qui sont la caractéristique des nations qui vinrent tard au christianisme : la Prusse par exemple.

Il faut ajouter que, en raison des luttes qu’elle eut à soutenir contre le catholicisme qui avait trouvé de nouvelles forces, la Réforme fut obligée de s’enfermer, plus complètement qu’elle ne l’aurait voulu, dans son expression religieuse et ne put accorder aux mouvements sociaux qui se produisirent en même temps qu’elle — tel que le grand mouvement communiste allemand — l’appui qu’elle leur aurait certainement donné si les circonstances eussent été différentes.

Mais cet élément religieux du protestantisme, eu égard aux variations qui participent de son essence même, s’affaiblit constamment, et cherche à retrouver de nouvelles forces, soit en essayant de revenir en arrière vers les superstitions reniées autrefois, soit en s’efforçant de se libérer complètement du dogme, et de devenir simplement philosophique. Ces différents symptômes sont remarqués, interprétés gauchement, et des gens vont répétant sottement que le protestantisme se meurt. Des protestants mêmes s’y trompent. M. de Pressensé écrivait, il n’y a pas fort longtemps, que les réformés « doivent s’apercevoir que leur position est intenable et qu’ils doivent se réfugier dans la citadelle. » La citadelle, c’était Rome. M. de Pressensé a eu le temps, certainement, de regretter ce qu’il écrivait.

La position des réformés n’est pas intenable tant qu’elle reste une position protestante, c’est-à-dire tant que la réforme se continue, se transforme en même temps que la vie elle-même et reste en rapport étroit avec le développement humain. L’arrêt seul, la stagnation, accuseraient sa mort. Quel que soit l’aspect religieux que l’époque à laquelle il se produisit obligea le protestantisme à revêtir, ce sont des contingences qui l’ont fait naître ; et il ne peut, sans mentir à son origine et à sa raison d’être, se pétrifier dans le dogme. Déjà, au XVIe siècle, de grands esprits, Giordano Bruno entre autres, ne voyaient dans la Réforme qu’un acheminement vers la pure philosophie. Le protestantisme, comme religion, peut disparaître ; et disparaîtra. Le protestantisme, comme esprit, ne mourra pas, si le protestantisme reste fidèle à lui-même et comprend que sa mission consiste en ce seul mot : Protester.

Je ne recherche pas ici quelle est la nature du ressort intérieur qui fait mouvoir le protestantisme, qui lui a donné, indépendamment des influences de race, d’hérédité, etc., etc., un caractère moral et même une physionomie physique spéciale ; un ensemble qui distingue le protestant du commun des hommes dont il ne s’est séparé que par une idée, une conception spéciale du monde, et il y a à peine trois siècles. Sans doute cette force intime porte-t-elle l’empreinte du génie religieux. Peut-être découvrirait-on, au fond du protestant le moins inféodé aux dogmes et de l’esprit le plus ouvert, le plus philosophique, un levain religieux, amer et actif en dépit de la profondeur à laquelle il gît ; peut-être s’apercevrait-on qu’il n’est que le ferment éternel, mais continuellement épuré, de la foi pour ainsi dire matérielle en la personnalité de Dieu ; peut-être s’apercevrait-on aussi que la personnalité de l’Homme ne peut exister, au moins chez les êtres de premier ordre, les individus d’élite que sont presque tous les calvinistes, sans que le sentiment de la personnalité de Dieu existe aussi en eux. Et peut-être découvrirait-on que cette personnalité de Dieu est simplement, surtout pour les êtres supérieurs, la personnalité humaine transfigurée, projetée hors des temps, agrandie, réfléchie dans l’infini — idéal purement humain et individuel, qui désigne plutôt une route qu’un but ; et en même temps représentation parfaite, dans la plénitude de l’effort victorieux, d’un concept que réalise imparfaitement, selon la force de son appétit de progrès et de son intolérance, l’individu terrestre.

Quoi qu’il en soit, et quel que soit le sort que l’avenir réserve aux religions protestantes, l’esprit protestant vivra s’il se souvient de son origine et s’il sait reprendre la force critique et intransigeante qui le possédait autrefois. À la fin de ce XIXe siècle, au commencement du XXe siècle, le protestantisme aura à protester contre toutes les infamies de l’ordre social et politique, ainsi qu’il le fit au XVIe siècle. Il serait absurde de prétendre que de pareilles préoccupations sont en dehors de sa mission. Elles sont sa mission même. Est-ce que les grands réformateurs n’eurent pas un constant souci des pauvres ? Ils firent plus que consoler les affligés ; ils les poussèrent au combat. Ils ne cherchèrent pas à amener sur leurs lèvres le sourire de la résignation béate ; ils leur mirent l’intolérance au cœur et les armes à la main. Ils se tinrent près de l’homme — et tinrent ferme. — Les protestants ont à recommencer les grandes luttes qu’ils engagèrent pour l’humanité et pour leurs patries, qu’ils aiment, puisqu’ils les veulent libres.

Le calvinisme voulait la France libre. Ce cuistre de Renan a écrit que « la France avait toujours été incapable de créer une religion qui lui fût propre. » Ce n’est pas seulement un mensonge ; c’est une imbécillité. Le calvinisme est français. Je n’entends pas par là, simplement, qu’il fut créé en France et par un Français. Je veux dire qu’il était propre à la France ; que jamais nation ne trouva une religion qui fût l’expression plus complète de son caractère vrai et de ses tendances réelles. C’est une chose que je pourrais démontrer aisément, même aujourd’hui que les tendances et le caractère auraient disparu de France, si l’esprit anti-catholique n’avait réussi à en préserver quelques restes.

Dans l’esprit anti-catholique le génie calviniste représente l’élément irréconciliable. Sa foi profonde dans la toute-puissance de la fatalité le rend impatient de toute contrainte, lui interdit l’acceptation de tout compromis. L’idée de prédestination met en rapport immédiat l’Individu et le Sort. Et toutes les institutions sont des compromis entre le sort et l’homme. Le Destin, tel que le connut la société antique, a cessé de plus en plus de jouer un rôle dans les sociétés modernes. La lutte contre le destin, ainsi que tout combat contre les forces de la nature, élève et virilise l’intelligence de l’homme et ses forces morales. La victoire, et même la défaite, soulèvent des émotions profondes ; l’agitation de cette lutte est aussi féconde en pensées larges que la contemplation de la nature, de sa majestueuse sérénité. Mais le destin, tel qu’il existe aujourd’hui, est un simple produit de l’usine bureaucratique qui fonctionne pour le compte de l’État et de l’Église. « À présent, c’est la Politique qui est la Fatalité, » disait Napoléon à Gœthe. C’est très vrai ; et ce qui ne l’est pas moins, c’est que la politique ne varie pas : elle consiste simplement dans l’asservissement des pauvres aux riches. Cette fatalité, sinistre parodie du destin, est imposée à l’homme par l’homme, grâce à l’intermédiaire des institutions politiques, sociales, religieuses, commerciales ; elle n’appelle pas au combat pour la vie la réalité intégrale de l’homme, mais développe l’une ou l’autre de ses facultés aux dépens de ses autres possibilités et de tous ses instincts. Elle le condamne à faire passer son âme par une filière de résignations abjectes et d’ignominieuses tolérances ; elle le dégrade, elle l’abrutit. Sous la patte grasse de cette ridicule caricature du Sort, l’Individu disparaît ; c’est un mannequin qui prend sa place, un automate à l’étiquette professionnelle, nationale, ou nationaliste.

C’est surtout dans les pays latins (car il faut laisser à part la barbarie slave), dans les pays latins, où fleurit la centralisation complète dont Rome a besoin pour asseoir sa puissance, que ce travestissement du destin fait sentir son arbitraire. Il se manifeste, en France, par cette dégoûtante politique d’hypocrisies et de compromis qui énerve et avilit la nation, et que ce sera le rôle de l’esprit anti-catholique de répudier avant peu. C’est cette parodie du Sort qui a présidé à la farce du relèvement, depuis 70, qui l’a réglée et mise en scène, masquant le Destin, le vrai Destin, dont le bras, après s’être appesanti sur la France, s’était relevé, mais restait tendu. Si, après la chute de l’Empire, la face du Destin avait pu apparaître, si le honteux simulacre qui avait pris sa place avait été renversé, la France n’aurait connu ni les horreurs imbéciles de la guerre à outrance, ni les convulsions généreuses, mais maladives, de la Commune ; ni les infamies de l’Assemblée « élue dans un jour de malheur » ; ni la crise cléricale qui suivit les immondes représailles de la bourgeoisie ; ni, après une période d’anti-cléricalisme verbeux et infirme, de triomphe incontesté de l’Ultramontanisme. Elle aurait aujourd’hui conscience d’elle-même, n’aurait point derrière elle trente années d’imbécillité bavarde et fanfaronne, et pourrait regarder l’avenir en face. La situation présente de la France est la conséquence directe de la misérable ligne de conduite adoptée, après Sedan, par les gens qui prirent la direction des affaires.

Au 4 septembre, une seule classe d’hommes eût pu sauver la France : les Protestants. À défaut d’une intelligence complète de l’âme du pays, que peut seule donner une connaissance entière du caractère vrai de la Révolution de 1789 — connaissance que personne, excepté moi, ne possède encore — leurs instincts de liberté, d’individualité et d’intolérance eussent pu les mener à la compréhension de l’action nécessaire à l’existence française. Seuls, ils auraient été en état de comprendre, ou plutôt de sentir, que l’éternel ennemi de la France, son seul ennemi, c’est Rome. Mais leurs instincts avaient été ligotés par le dogme ; l’esprit de la Réformation s’était dénaturé dans des préoccupations religieuses ; il avait perdu toute vigueur, et le sens même de sa mission. La figure du protestantisme, c’était la figure de Jules Favre, inondée de larmes ; ce n’était pas la figure, pour employer la magnifique expression de Carlyle évoquant la face de Dante, ce n’était pas la figure « d’Un totalement en protestation. »

Ce que le Protestantisme avait à faire, peut s’exprimer en deux mots : se rapprocher des pauvres, les délivrer de l’épouvantable tyrannie centralisée qui pèse sur eux, leur donner un intérêt direct dans la défense du territoire, s’il y avait eu lieu de continuer la lutte ; et engager une guerre à mort contre le catholicisme. Il aurait dû se souvenir de ses origines, de ses vieilles tendances fédéralistes ; ne pas oublier, non plus, que la Saint-Barthélemy n’a pas encore été vengée. Il eût pu, en un mot, prendre la direction de toutes les volontés libertaires françaises, volontés impuissantes par elles-mêmes, et en former un faisceau que la réaction n’eût pas rompu. Mais les Protestants ne comprirent pas ; ils furent veules ; des âmes mercenaires. Il faut remarquer pourtant ce fait extraordinaire : la force des choses les porta, quand même, au pouvoir. Le Destin semble mettre les hommes sur la voie qui mène à l’action, en les laissant à leurs propres forces ; et lorsqu’il voit qu’ils n’avancent point, comme il faut que l’acte s’accomplisse, il se décide à intervenir lui-même et suscite son instrument, l’homme d’action.

La main forte du Seigneur, comme disait Calvin, apparaîtra en sa saison, et sans doute avant longtemps.

La France est, plus que jamais, la Fille aînée de l’Église. À l’intérieur le fait est évident ; il ne l’est pas moins à l’extérieur. La politique étrangère de la France est foncièrement cléricale ; sa politique d’expansion l’est aussi. Elle a entrepris la conquête de Madagascar, où elle a détruit une civilisation supérieure à celle de plus d’une province française, pour la plus grande gloire de la Compagnie de Jésus. Elle est, dans toute l’acception du mot, l’agent de Rome. Elle est bien, ainsi que s’en targuent les Nationalistes, la première nation catholique. Il est peu probable que cette situation puisse durer. D’abord, une bonne partie de la population française en est lasse. Puis, il serait puéril de le cacher, les nations protestantes sont fatiguées d’être harcelées, insultées et provoquées sans cesse par un adversaire qui n’attaque jamais, mais qui les condamne à une perpétuelle défensive ; cette défensive est onéreuse, désagréable ; le mauvais emploi de leurs forces déplaît aux nations protestantes ; et c’est faire un mauvais usage de son énergie, quoi qu’on en puisse penser en France, que de la tenir en réserve, au cran d’arrêt. Un dénouement ne peut pas être éloigné. Attendre ne pourrait servir qu’à augmenter les dangers du conflit et à perpétuer la misère générale. Les pays protestants souffrent aussi. Et croyez-vous qu’un agitateur anglais, par exemple, ne pourrait pas démontrer aux déshérités d’Angleterre que leurs souffrances sont causées par l’existence de Rome, laquelle ne doit son pouvoir qu’à l’appui que lui prête la France ? Et croyez-vous qu’il exagérerait beaucoup ? Et ne pensez-vous pas qu’il serait logique en assurant que la France aurait intérêt à s’amputer elle-même de son cancer, et à ne point laisser au sabre de l’étranger le soin de pratiquer l’indispensable opération ?



La liberté ne peut naître en ce monde avant que tout ce qui est religieux soit devenu purement et simplement humain, ait passé par le feu de la critique et de la négation.
Herzen.


J’étais dernièrement dans une ville de France. J’y fus l’involontaire spectateur d’une procession religieuse dans laquelle figurait une société d’anciens militaires ; ces vétérans marchaient, comme on dit, à l’ombre d’un drapeau tricolore ; le blanc de ce drapeau présentait à l’admiration des foules l’image sanguinolente d’un énorme Sacré-Cœur. Je ne sais pas si c’est avec ce drapeau-là que les capitulards de 70, qui commandent encore, les signataires de la paix infâme et leurs petits, qui gouvernent encore, ont l’intention de conduire au feu les citoyens français, lorsqu’il leur sera absolument impossible de faire autrement. Mais si telle est leur intention, j’ai un bon conseil à donner aux citoyens français. Ils ont en dépôt, paraît-il, au Crédit Lyonnais, un milliard de francs ; et quatre milliards aux Caisses d’Épargne. Cela fait cinq milliards, sauf erreur. Qu’ils prennent ces cinq milliards, montant d’une indemnité de guerre ordinaire, et qu’ils les versent après le premier coup de canon, en échange de la paix, entre les mains de l’adversaire. Cela leur reviendra moins cher que la lutte, et ne fera qu’en anticiper le résultat forcé.

Je reconnais qu’il y a, dans cet avis tout gratuit donné aux citoyens français, quelque chose de désobligeant pour les gouvernants civils et militaires de l’heure présente. Mais je ne pense pas qu’ils puissent se formaliser de ce léger manque d’urbanité. Ils emploient, en effet, dans leurs appréciations des hommes et des choses, une rondeur qui n’est pas sans aspérité et qui n’est point faite pour flatter l’amour-propre des intéressés. « La cause de nos désastres en 1870, » disait récemment l’un d’eux, « vous ne la trouverez pas ailleurs que dans l’indiscipline, hélas ! trop fréquente, des troupes, dans l’absence d’esprit de corps, dans le manque de confiance de la masse à l’égard des chefs illustres qui la commandaient. » Je ne crois pas qu’il soit possible d’insulter d’une façon plus sanglante, ensemble, les morts d’il y a trente ans et les vivants d’aujourd’hui. Je ne crois pas qu’un gredin de Nationaliste puisse vider plus ignoble injure sur les pauvres qu’il a menés à la tuerie et sur ceux dont il perpétue la servitude.

Les Pauvres, d’ailleurs, méritent l’insulte. Ils méritent toutes les insultes. Leur apathie provoque l’outrage, le nécessite. À des esclaves, qui sont prêts à tout accepter, les tyrans n’épargnent rien. Les tyrans, en France, sont les mêmes depuis plus d’un siècle et ne prennent pas la peine de se déguiser ; c’est tout juste si, de temps en temps, ils dissimulent un pan de leur soutane derrière l’habit chamarré du soudard qui travaille à coups de sabre la matière électorale. Le peuple permet aux ratichons et aux bouchers à leur service de faire ripaille sur sa misère. Il laisse ces êtres abjects diriger sa politique, lui imposer des alliances immondes, lui insuffler l’aversion stupide et fanfaronne des peuples étrangers. Il tolère les manifestations de ce monothéisme imbécile et prétentieux qui prit la place du fécond polythéisme antique et qui se transforma lui-même en un polythéisme pour crétins. Il tolère ce catholicisme-romain qui détourne la France de sa voie pour la mener à l’abîme ; qui excite son antipathie contre les peuples étrangers avec une rage dont la récente campagne de la presse cléricale et du Vatican contre l’Angleterre peut donner un exemple.

C’est à la France, à la vraie France, à la France philosophique et intellectuelle qu’incombe l’obligation de briser définitivement le pouvoir de Rome. La fille aînée de l’Église a assez vécu pour le malheur du monde. C’est à la belle France de vivre ; et elle ne peut naître avant que soit mort le prêtre. La suppression de Rome est nécessaire à l’abolition des haines internationales, à l’établissement de la compréhension entre les peuples, à l’avénement de la liberté et de la moralité réelle. Sa suppression n’est peut-être pas une question de justice ; c’est une question de salubrité. Est-ce que l’intolérance ne revivra pas, à la fin des fins ? C’est le fanatisme de la liberté, seul, qui peut avoir raison du fanatisme de la servitude et de la superstition.

L’homme s’efforce de plus en plus de trouver pour sa vie une base rationnelle matérielle. Plus il développe sa conception d’une existence simplement établie sur des réalités, plus les abstractions et les dogmes de la religion perdent de leur consistance factice et s’évanouissent. « Dès que vous abolissez le surnaturel, » dit Guizot, « la religion disparaît ». En fait, la religion dépérit de plus en plus dans toutes les religions ; et même dans le « vieux divin calvinisme », comme disait Carlyle. Plus le caractère surnaturel des religions disparaît, plus s’élargit la conception que se fait l’homme d’une assise matérielle pour une existence heureuse et libre ; plus, aussi, cette notion se simplifie. Et en même temps, apparaît constamment davantage le fondement véritable des religions, surtout de la plus puissante, de la plus unifiée et de la mieux organisée d’entre elles : la religion catholique-romaine. Il devient évident que cette base, amenée à sa plus simple expression, est exclusivement matérielle. Et il se trouve que c’est la base même sur laquelle l’homme libéré doit fonder son existence. C’est la propriété de la terre. La base du pouvoir de Rome, c’est d’abord la possession de la terre ; ensuite, l’existence des édifices religieux qui la couvrent ; puis, la cohésion des innombrables associations, ordres monastiques, etc. qui travaillent par tous les moyens à la conquête du sol. Le Prêtre a besoin de la propriété individuelle de la terre, qui lui en garantit la tranquille jouissance et qui lui assure, dans l’égoïsme des privilégiés qui la possèdent en même temps que lui, un solide rempart contre les revendications des déshérités. L’Homme a besoin de supprimer la propriété individuelle du sol, de façon à pouvoir établir immédiatement, sur la terre enfin délivrée, toute la somme de liberté et d’égalité possible. La terre a donc été faite une assise de servitude et d’imposture ; elle doit devenir une assise d’affranchissement et de vérité ! Des mains du prêtre et de ses complices elle doit passer entre les mains de l’homme.

L’Homme et le Prêtre sont face à face à présent : le prêtre, encore soutenu par l’imbécillité des masses énormes, l’homme pas encore complètement dégagé des entraves du surnaturel ; mais assez près l’un de l’autre pour se mesurer du regard et pour se porter des coups mortels. L’ère de la critique et l’ère même de la négation sont passées ; nous sommes entrés dans la phase de destruction. On ne discute plus. Voilà un signe tragique. Les grandes luttes qui vont s’ouvrir, quel que soit le caractère des nations qui y prendront part, ne seront point les guerres de religion que prédisent quelques-uns. Les vieilles croyances y apparaîtront en armes encore une fois, mais pour disparaître à jamais dans la fumée de la bataille ou pour sortir, purifiées de tout élément anti-humain, du feu terrible du conflit. La victoire n’appartiendra ni à un système, ni à une doctrine ; elle appartiendra enfin au sens commun ; elle sera à l’Homme, qui aura supprimé le prêtre en conquérant la terre.

Cette prise de possession de la terre doit être complète ; non partielle. Elle ne s’opérera pas sans combat ; et ce sera probablement tant mieux. La lutte ouvrira les yeux des hommes, leur fera comprendre bien des choses, dont ils n’ont pas notion à présent ; leur démontrera l’inanité des réformes morcelées, copiées sur de vieux modèles, et dont la mise en pratique serait aussi néfaste aujourd’hui qu’elle le fut autrefois.

Ainsi. En présence de l’attitude infâme des congrégations qui pullulent sur le territoire français, on parle de confisquer les propriétés de ces associations dont la plupart, n’ayant point d’existence légale, ne possèdent pas effectivement, dit-on. Et on parle de nationaliser les propriétés saisies ; leurs revenus, le produit de leur vente, devant servir à fonder des caisses de retraites ouvrières, etc. etc. Je regrette d’avoir à le dire : cette conception de la situation est profondément détestable. Ce ne sont pas les biens de main-morte qu’il faut saisir. Ce ne sont même pas les biens des clergés de toutes dénominations — qui, de deux choses l’une : ont une existence légale ou n’en ont pas ; et, n’ayant pas d’existence légale, ne peuvent posséder ; ou ayant une existence légale, peuvent posséder seulement en vertu de l’autorisation d’existence qu’on peut leur retirer sans crier gare. L’argument de Thouret est toujours bon. — C’est la terre tout entière, le sol de la patrie, qu’il faut saisir. Il ne faut pas nationaliser la terre : ce serait commettre à nouveau la grossière erreur — fut-ce une erreur ? — que commit la Révolution Française ; ce serait perpétuer le système de propriété individuelle du sol. Il faut communaliser la terre. Il faut la communaliser par le moyen de l’impôt unique, de l’impôt sur la terre. Voilà ce qu’il faut faire.

J’ai surtout parlé ici du Prêtre et de la Femme. Je voudrais ajouter quelques mots. L’esclavage de la femme, imposé par l’homme et surtout par l’Église, n’existe en réalité que pour entretenir la misère, c’est-à-dire pour perpétuer la propriété individuelle du sol. Les femmes riches ne doivent pas être libres, parce qu’elles pourraient faire un mauvais usage de leur fortune ; donner aux déshérités, par exemple, un appui effectif ; porter atteinte, ce faisant, au système de propriété privée, qui ne peut exister que par l’équilibre immonde du luxe et de la détresse. Les femmes pauvres ne doivent pas être libres, parce qu’elles pourraient demander le salaire de leur énorme travail ; et réduiraient ainsi la somme d’indigence nécessaire au système de la propriété privée ; le rendrait, par conséquent, impossible. Le Prêtre veille à ce que la femme ne soit pas libre. La suppression de la propriété individuelle du sol fera disparaître l’esclavage de la femme. Ce système de propriété, imbécile et meurtrier, étant aboli, on aura intérêt à avoir le moins de misère possible ; par conséquent, le moins de servitude possible. Et si quelque cause de malheur existe encore, c’est la femme qui la découvrira, qui l’exterminera ; c’est elle qui écrasera, définitivement, la tête du serpent.

La solution du problème qui torture l’humanité est ici, et pas ailleurs : conquête de la terre et égalité des deux sexes.