La Bière (Verhaeren)
LA BIÈRE
Où la province
S’attable, au jour le jour, et boit,
Le bourgmestre est prince,
Et la chaleur s’active, et les brassins fermentent ;
Et lui-même surveille, et du geste et des yeux,
Soudain, dès qu’on franchit son seuil,
Serre la gorge ;
Avec leur char aux cent tonneaux,
Sur la grand’place,
Ils font trembler plus d’un carreau
Qui, dans le soir, scintille
Dans sa maison au long trottoir, près du canal,
La bière,
À celui qui la boit devant un feu vermeil,
Semble sortir en robe de soleil
Dans un coin de la cour, à l’ombre des ramures,
Elle-même, les mois d’été, puise aux baquets
Et verse aux boulangers les mousseuses levures :
C’est son modeste orgueil, quand est meilleur le pain
Et puis, le soir, quand la lampe brûle, ses mains,
Calcul après calcul, s’acharnent à poursuivre
La femme ardente au gain, et l’homme âpre aux négoces
Ils ont acquis, aux angles clairs des carrefours,
Vingt maisons à pignons, dont les larges enseignes,
À celui qui s’en va ou s’en revient, renseignent
Quelle bière éclatante et vivante on y sert.
Oh ! la pinte vidée, à la hâte, en plein air,
Et l’orgueil de sentir au fond de soi descendre
Et que la vie, avec ses vœux et ses souhaits,
Se serre, ici, là-bas, partout, entre les mailles
Qu’il noue en chaque rue autour d’un cabaret ;
De faubourg en faubourg, son renom règne à l’aise.
Parmi les francs buveurs qui tanguent sur leur chaise,
Dès qu’il paraît, il paie à boire et dûment boit,
Et sa parole alors est parole de poids,
Se répand dans la ville, orientant vers lui,
De maison en maison, les cœurs et les esprits ;
Elle est la force lourde et la lente pensée
Dont s’émeuvent encor les cervelles tassées ;
Et tels jours de scrutin où le pouvoir a peur,
Et c’est elle toujours qui glisse entre les doigts
Le vote alerte et franc ou le vote sournois
Où la province
S’attable, au jour le jour, et boit,
Le bourgmestre est prince.