La Bière (Verhaeren)

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Œuvres de Émile VerhaerenMercure de FranceIX. Toute la Flandre, II. Les Villes à pignons. Les Plaines (p. 92-95).


LA BIÈRE


En chaque enclos, l’été ; l’hiver, sous chaque toit,

Où la province
S’attable, au jour le jour, et boit,
Le bourgmestre est prince,

Mais le brasseur est roi.


Sa brasserie, elle est là-bas, lourde et fumante,

Et la chaleur s’active, et les brassins fermentent ;
Et lui-même surveille, et du geste et des yeux,

Le moite et sourd travail de l’eau avec les feux.


Une odeur d’orge,

Soudain, dès qu’on franchit son seuil,
Serre la gorge ;

Les gros chevaux sont lourds d’orgueil
Et, quand ils passent,

Avec leur char aux cent tonneaux,
Sur la grand’place,
Ils font trembler plus d’un carreau
Qui, dans le soir, scintille

Aux fenêtres en or du vieil hôtel de ville.


L’homme est hospitalier, facile et cordial ;

Dans sa maison au long trottoir, près du canal,
La bière,
À celui qui la boit devant un feu vermeil,
Semble sortir en robe de soleil

Du creux des verres.


Sa femme saine et grasse, et ses enfants replets ;

Dans un coin de la cour, à l’ombre des ramures,
Elle-même, les mois d’été, puise aux baquets
Et verse aux boulangers les mousseuses levures :
C’est son modeste orgueil, quand est meilleur le pain
Et puis, le soir, quand la lampe brûle, ses mains,
Calcul après calcul, s’acharnent à poursuivre

La piste des erreurs au taillis du grand-Livre.


Et d’année en année, en s’aidant, tous les jours,
La femme ardente au gain, et l’homme âpre aux négoces
Cueillent les lourdes fleurs des fortunes précoces ;

Ils ont acquis, aux angles clairs des carrefours,
Vingt maisons à pignons, dont les larges enseignes,
À celui qui s’en va ou s’en revient, renseignent
Quelle bière éclatante et vivante on y sert.
Oh ! la pinte vidée, à la hâte, en plein air,
Et l’orgueil de sentir au fond de soi descendre

La sève en or des grains et des houblons de Flandre !


Voici quinze ans bientôt que le brasseur travaille

Et que la vie, avec ses vœux et ses souhaits,
Se serre, ici, là-bas, partout, entre les mailles
Qu’il noue en chaque rue autour d’un cabaret ;
De faubourg en faubourg, son renom règne à l’aise.
Parmi les francs buveurs qui tanguent sur leur chaise,
Dès qu’il paraît, il paie à boire et dûment boit,
Et sa parole alors est parole de poids,

Et son geste est suivi aussi loin qu’il les mène.


Si bien que la boisson qu’il vend chaque semaine

Se répand dans la ville, orientant vers lui,
De maison en maison, les cœurs et les esprits ;
Elle est la force lourde et la lente pensée
Dont s’émeuvent encor les cervelles tassées ;
Et tels jours de scrutin où le pouvoir a peur,

Elle est celle qui chauffe, à feu brusque, l’ardeur
Que renferment les fronts joyeux ou taciturnes ;

Et c’est elle toujours qui glisse entre les doigts
Le vote alerte et franc ou le vote sournois

Que chacun jette, avec sa passion, dans l’urne.


En chaque enclos, l’été ; l’hiver, sous chaque toit,

Où la province
S’attable, au jour le jour, et boit,
Le bourgmestre est prince.

Mais le brasseur est roi.