Les Pinsons (Verhaeren)

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Œuvres de Émile VerhaerenMercure de FranceIX. Toute la Flandre, II. Les Villes à pignons. Les Plaines (p. 96-99).
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LES PINSONS


Même quand le vent meugle

Et fait grosse sa voix,
Ils s’exaltent en leur cage de bois,

Les doux pinsons aveugles.


On a tué dans leurs yeux clairs

Toute la vie ;
Mais depuis lors,
Ardente, inassouvie,
Plus violente encor,
Vibre, dans l’air,
Leur chanson d’or.
Ils ne voient plus, mais ils s’écoutent :
Leur voix s’affine et se veloute,

Et met un peu d’allégresse et d’amour
Au cœur des pauvres gens des cours
Et des impasses.


Dès qu’arrive novembre et ses vents fous,

Solidement, on pend au clou,
Près des fenêtres basses,
Leur cage étroite
Comme une boîte.
Et l’on n’entend plus rien, sinon près du plafond,
Leur petit bec qui gratte,
Ou bien leurs sauts légers, de bâton en bâton,

Et le bruit sec de leurs pattes.


Or, voici mai et les concours

Entre ville, village et bourg ;
Et désormais, la vie
Des doux pinsons est asservie
Au dominical branle-bas

Des angoissants combats.


Sur le marché, où se dressent des tentes,

Assis à l’ombre, et pipe aux dents,
Les solennels experts, ornés d’un président
Large et fondamental, attendent ;

Et s’alignent les petites cages en bois,
Devant sa massive prestance,

Et s’entêtent et s’effilent les voix,

Sur un signal de son omnipotence.


Mousses de chant qui s’échappent dans l’air,

De la coupe d’un gosier frêle,
Bulles, perles, miroitements, éclairs,
Sans nul effort qu’un battement des ailes ;
Frétillements de cris, fourmillements de sons,
Trilles en fleur, trilles en fête,
Ô les naïfs et doux pinsons,
Comme ils s’entêtent !
Le président, rougeaud et gros,
Fume toujours, et ne dit mot ;
Mais son oreille ardente écoute,
L’autre après l’un, chaque pinson
Tresser les brins de sa chanson.
Tous s’acharnent, aucun ne doute,
Car c’est à ceux qui, de leur cœur battant
Ont, en un même temps,
Tiré, le plus souvent, les mêmes notes,
Qu’on adjuge, — parfois, l’on vote —
Le prix dont sera fier, pendant un jour,

Le quartier d’une ville, ou le hameau d’un bourg.


Ô les petites voix lasses, mais obstinées,
Ô la fragile et babillante claironnée :
Ici, là-bas, toujours, encor,

Jusques à l’heure où le plus fort,
Dans le disloquement et dans la débandade
De l’unanime sérénade,
Impose, à tous, son survivant effort,
Et dans l’entier silence et la cruelle attente

Regonfle, une dernière fois, sa gorge — et chante.


Et le vainqueur et son pinson

Avec, au treillis de la cage,
Un rameau clair de fleurs sauvages,
Rentrent à la maison
Où, dans l’angoisse et dans la fièvre,
Leur nom vole, de lèvre en lèvre ;
Tandis qu’assises sur leur seuil,
Les commères, lourdes et grasses,
Se rengorgent d’orgueil
À voir
La volante victoire

Se reposer en leur impasse.