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La Bible d’Amiens/Chapitre I

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Traduction par Marcel Proust.
Mercure de France (p. 105-137).


CHAPITRE PREMIER

AU BORD DES COURANTS D’EAU VIVE[1]


L’intelligent voyageur anglais, dans ce siècle fortuné pour lui, sait que, à mi-chemin entre Boulogne et Paris, il y a une station de chemin de fer importante[2] où son train, ralentissant son allure, le roule avec beaucoup plus que le nombre moyen des bruits et des chocs attendus à l’entrée de chaque grande gare française, afin de rappeler par des sursauts le voyageur somnolent ou distrait au sentiment de sa situation. Il se souvient aussi probablement que, à cette halte, au milieu de son voyage, il y a un buffet bien servi où il a le privilège de « dix minutes d’arrêt ». Il n’est toutefois pas aussi clairement conscient que ces dix minutes d’arrêt lui sont accordées à moins de minutes de marche de la grande place d’une ville qui a été un jour la Venise de la France. En laissant de côté les îles des lagunes, la « Reine des Eaux » de la France était à peu près aussi large que Venise elle-même ; et traversée non par de longs courants de marée montante et descendante[3], mais par onze beaux cours d’eau à truites (dont quatre ou cinq sont à peu près aussi larges, chacun, que notre Wandle dans le Surrey ou que la Dove d’Isaac Walton)[4], qui se réunissant de nouveau après qu’ils ont tourbillonné à travers ses rues, sont bordés comme ils descendent (non guéables excepté quand les deux Edouards les traversèrent la veille de Crécy) vers les sables de Saint-Valéry, par des bois de tremble et des bouquets de peupliers[5] dont la grâce et l’allégresse semblent jaillir de chaque magnifique avenue comme l’image de la vie de l’homme juste : « Erit tanquam lignum quod plantatum est secus decursus aquarum. »

Mais la Venise de Picardie ne dut pas seulement son nom à la beauté de ses cours d’eau, mais au fardeau qu’ils portaient. Elle fut une ouvrière, comme la princesse Adriatique, en or et en verre, en pierre, en bois, en ivoire ; elle était habile comme une Égyptienne dans le tissage des fines toiles de lin, et mariait les différentes couleurs dans ses ouvrages d’aiguille avec la délicatesse des filles de Juda. Et de ceux-là, les fruits de ses mains qui la célébraient dans ses propres portes, elle envoyait aussi une part aux nations étrangères et sa renommée se répandait dans tous les pays.

« Un règlement de l’échevinage du 12 avril 1566 montre qu’on fabriquait à cette époque du velours de toutes couleurs pour meubles, des colombettes à grands et petits carreaux, des burailles croisées qu’on expédiait en Allemagne, en Espagne, en Turquie et en Barbarie[6] ! »

Velours de toutes couleurs, colombettes irisées comme des perles (je me demande ce qu’elles pouvaient être ?) et envoyées pour lutter contre les tapis bigarrés du Turc et briller sur les tours arabesques de Barbarie[7] ! N’est-ce pas là une période de l’ancienne vie provinciale picarde faite pour exciter l’intérêt d’un voyageur anglais intelligent ?

Pourquoi cette fontaine d’arc-en-ciel jaillissait-elle ici près de la Somme ? Pourquoi une petite fille française pouvait-elle ainsi se dire la sœur de Venise et la servante de Carthage et de Tyr ?

Et si elle, pourquoi aucun autre de nos villages du nord, n’a-t-il pu faire de même ? Le voyageur intelligent a-t-il sur son chemin de la porte de Calais à la gare d’Amiens distingué quoi que ce fût au bord de la mer ou dans l’intérieur des terres qui paraisse particulièrement favorable à un projet artistique ou à une entreprise commerciale ? Il a vu lieue par lieue se dérouler des dunes sablonneuses. Nous aussi nous avons nos sables de la Severn, de la Lune, de Solway. Il a vu des plaines de tourbe utile et non sans parfum, un article dont ne sont pas privées non plus nos industries écossaises et irlandaises. Il a vu se dresser des falaises du plus pur calcaire, mais sur la rive opposée la perfide Albion ne luit pas moins blanche au-delà du bleu. Il a vu des eaux pures sourdre du rocher neigeux, mais les nôtres sont-elles moins brillantes à Croydon, à Guildford et à Winchester ? Et cependant personne n’a jamais entendu parler de trésors envoyés des sables de Solway aux Africains ; ni que les architectes de Romsay eurent pu donner des leçons de couleurs aux architectes de Grenade. Qu’y a-t-il donc dans l’air ou le sol de ce pays, dans la lumière de ses étoiles ou de son soleil qui ait pu mettre cette flamme dans les yeux de la petite Amiénoise en cape blanche au point de la rendre capable de rivaliser elle-même avec Pénélope[8].

4. L’intelligent voyageur anglais n’a pas, bien entendu, de temps à perdre à aucune de ces questions. Mais, s’il a acheté son sandwich au jambon et s’il est prêt pour le : « En voiture, Messieurs ! » peut-être pourra-t-il condescendre à écouter pour un instant un flâneur qui ne gaspille ni ne compte son temps et qui pourra lui indiquer ce qui vaut la peine d’être regardé tandis que le train s’éloigne lentement de la gare. Il verra d’abord, et sans aucun doute avec l’admiration respectueuse qu’un Anglais est obligé d’accorder à de tels spectacles, les hangars à charbons et les remises pour les wagons de la station elle-même, s’étendant dans leurs cendreuses et huileuses splendeurs pendant à peu près un quart de mille hors de la cité ; et puis, juste au moment où le train reprend toute sa vitesse, sous une cheminée en forme de tour dont il ne peut guère voir que le sommet, mais par l’ombre épaisse de la fumée de laquelle il sera enveloppé, il pourra voir, s’il veut risquer sa tête intelligente hors de la portière et regarder en arrière, cinquante ou cinquante et une (je ne suis pas sûr de mon compte à une unité près) cheminées semblables, toutes fumant de même, toutes pourvues des mêmes ouvrages oblongs, de murs en brique brune avec d’innombrables embrasures de fenêtres noires et carrées. Mais, au milieu de ces cinquante choses élevées qui fument, il en verra une, un peu plus élevée que toutes, et plus délicate, qui ne fume pas[9] ; et au milieu de ces cinquante amas de murs nus enfermant des « travaux » et sans doute des travaux profitables et honorables pour la France et pour le monde, il verra un amas de murs non pas nus mais étrangement travaillés par les mains d’hommes insensés d’il y a bien longtemps dans le but d’enfermer ou de produire non pas un travail profitable en quoi que ce soit mais un : « Là est l’œuvre de Dieu ; afin que vous croyiez en Celui qu’Il a envoyé[10]. »

5. Laissant maintenant l’intelligent voyageur aller remplir son vœu de pèlerinage à Paris — ou n’importe où un autre Dieu peut l’envoyer — je supposerai que un ou deux intelligents garçons d’Éton, ou une jeune Anglaise pensante, peuvent avoir le désir de venir tranquillement avec moi jusqu’à cet endroit d’où l’on domine la ville, et de réfléchir à ce que l’édifice inutilitaire, — dirons-nous aussi inutile ? — et son minaret sans fumée peuvent peut-être signifier.

Je l’ai appelé minaret, faute d’un meilleur mot anglais. Flèche — arrow — est son nom exact ; s’évanouissant dans l’air vous ne savez à quel moment par sa simple finesse. Elle ne jette pas de flamme, elle ne produit pas de mouvement, elle ne fait pas de mal, la belle flèche[11] ; sans panache, sans poison et sans barbillons ; sans but, dirons-nous aussi, lecteurs vieux et jeunes, de passage ou domiciliés ? Elle et l’édifice d’où elle s’élève, qu’ont-ils signifié un jour ? Quelle signification gardent-ils encore en eux-mêmes pour vous ou pour les habitants d’alentour qui ne lèvent jamais les yeux sur eux, quand ils passent auprès ?

Si nous nous mettions d’abord à apprendre comment ils sont venus là.

6. À la naissance du Christ, tout le flanc de colline et au bas la plaine brillante de cours d’eau avec les champs jaunes de blé qui la dominent, étaient habités par une race enseignée par les Druides, de pensées et de mœurs assez farouches, mais placée sous le gouvernement de Rome et s’accoutumant graduellement à entendre les noms et dans une certaine mesure à confesser la puissance des Dieux romains. Pendant les trois cents ans qui suivirent la naissance du Christ, ils n’entendirent le nom d’aucun autre Dieu.

Trois cents ans ! et ni apôtres ni héritiers de leur apostolat ne sont encore allés à travers le monde prêcher l’Évangile à toutes les créatures. Ici, sur son sol tourbeux, le peuple farouche se fiant encore à Pomone pour les pommes, à Silvanus pour les glands, à Cérès pour le pain, à Proserpine pour le repos, n’avait d’autre espérance que celle de la bénédiction de la saison par les Dieux de la moisson et ne craignait aucune colère éternelle de la Reine de la mort[12].

Mais, à la fin, trois cents années étant venues et passées, en l’an du Christ 301 vint en flanc de cette colline d’Amiens le sixième jour des ides d’octobre, le messager d’une nouvelle vie.

7. Son nom, Firminius (je suppose) en latin, est Firmin en français — c’est celui-là qu’il faut nous rappeler ici en Picardie : Firmin, pas Firminius ; de même que Denis, non Dyonisius ; venant de l’étendue — personne ne nous dit de quelle partie de l’étendue. Mais reçu avec une accueillante surprise par les Amiénois païens qui le virent — quarante jours — un grand nombre de jours pouvons-nous lire — prêchant agréablement et enchaînant aux vœux du baptême même des gens de la bonne société ; et cela dans des proportions telles, qu’à la fin il est traduit devant le gouverneur romain, par les prêtres de Jupiter et Mercure qui l’accusent de vouloir mettre le monde sens dessus dessous. Et le dernier des quarante jours — ou du nombre indéfini de jours signifié par quarante — il a la tête tranchée, comme il sied aux martyrs de l’avoir, et le rôle de son être mortel est terminé.

La vieille, vieille histoire, dites-vous ? Soit, vous la retiendrez d’autant plus aisément. Les Amiénois la retinrent avec tant de soin, que douze cents ans après, au xiie siècle, ils jugèrent bon de sculpter et de peindre les quatre tableaux en pierre, numéro 1, 2, 3 et 4 de notre première photographie du chœur : scène Ire, Saint Firmin arrivant ; scène IIe, Saint Firmin prêchant ; scène IIIe, Saint Firmin baptisant ; et scène IVe, Saint Firmin décapité, par un bourreau avec des jambes très rouges, et un chien qui l’accompagne du genre du chien dans Faust, duquel nous pourrons avoir à reparler tout à l’heure[13].

8. Pour continuer en attendant l’histoire de saint Firmin, telle qu’elle est connue depuis ces temps reculés, son corps fut reçu et enterré par un sénateur romain, son disciple (une sorte de Joseph d’Arimathie, vis-à-vis de saint Firmin) dans le propre jardin du sénateur. Lequel aussi éleva un petit oratoire sur son tombeau.

Le fils du sénateur romain construisit une église pour remplacer l’oratoire, dédiée à Notre-Dame des Martyrs, et en fit un siège épiscopal, — le premier de la nation française. Un endroit bien mémorable pour la nation française à coup sûr ? Et méritant peut-être un petit souvenir ou monument commémoratif — croix, inscription ou quelque chose d’analogue ? Ou donc supposez-vous que cette première cathédrale de la chrétienté française s’est élevée, et de quel monument a-t-elle été honorée ? Elle s’élevait là où nous nous tenons en ce moment mon compagnon, qui que vous soyez, et le monument dont elle a été honorée est cette cheminée, dont le gonfalon de fumée nous couvre d’obscurité, le plus récent effort de l’art moderne à Amiens, la cheminée de Saint-Acheul.

La première cathédrale, vous remarquerez, de la nation française ; plus exactement le premier germe de cathédrale pour la nation française — qui n’est pas encore là ; seul ce tombeau d’un martyr est ici, cette église de Notre-Dame des Martyrs, restant sur le flanc de la colline jusqu’à ce que le pouvoir des Romains disparaisse.

La cité et l’autel tombent avec lui, foulés aux pieds par des tribus sauvages ; le tombeau est oublié — quand, à la fin, les Francs du nord couvrant de leur dernier flot ces dunes de la Somme s’est arrêté ici et ici l’étendard franc est planté, et le royaume français fondé.

9. Ici leur première capitale, ici les premiers pas[14] des Francs en France ! Réfléchissez à cela. Dans tout le sud il y a des Gaulois, des Burgondes, des Bretons, des nations de cœur plus triste, d’esprit plus morose. Passé leur frontière, leur limite extrême, voici enfin les Francs, source de toute Franchise pour notre Europe. Vous avez entendu le mot en Angleterre, avant ce jour, mais de mot anglais, il n’y en a pas pour signifier cela. L’honnêteté nous l’avons, et elle nous vient de nous-mêmes, mais la Franchise nous devons l’apprendre de ceux-ci ; bien plus, toutes nos nations de l’ouest seront dans quelques siècles connues sous le nom de Franks. Franks du Paris qui doit exister, en un temps à venir, mais le Français de Paris est, en l’an de grâce 500, une langue aussi inconnue à Paris qu’à Stratford-att-ye-Bowe. Le Français d’Amiens est la forme royale et le parler de cour du langage chrétien, Paris étant encore dans la boue lutécienne pour devenir un jour un champ de toits peut-être, en temps voulu. Ici près de la Somme qui doucement brille, règnent Clovis et sa Clotilde.

Et auprès du tombeau de saint Firmin parle maintenant un autre doux évangéliste et la première prière du roi franc au roi des rois, il la lui adresse seulement comme au « Dieu de Clotilde ».

10. Je suis obligé de faire appel à la patience du lecteur pour une date ou deux et pour quelques faits arides — deux — trois — ou plus.

Clodion, le chef des premiers Francs qui passèrent définitivement le Rhin, fraya son chemin à travers les cohortes irrégulières de Rome, jusqu’à Amiens dont il s’empara en 445[15]

Deux ans après, à sa mort, le trône à peine affermi tombe — peut-être inévitablement — aux mains du tuteur de ses enfants, Mérovée dont la dynastie commence à la défaite d’Attila à Châlons.

Il mourut en 457. Son fils Childéric s’adonnant à l’amour des femmes, et méprisé par les soldats francs, est exilé, les Francs aimant mieux vivre sous la loi de Rome que sous un chef à eux, s’il est indigne. Il reçoit asile à la cour du roi de Thuringe et y séjourne. Son principal officier à Amiens, à son départ, rompt un anneau en deux, et, lui en donnant la moitié, lui dit de revenir lorsqu’il en recevra l’autre moitié. Et, après un grand nombre de jours, la moitié de l’anneau rompu lui est renvoyée ; il revient et les Francs l’acceptent pour roi.

La reine de Thuringe le suit (je ne puis trouver si son mari mourut avant — et encore moins, s’il mourut, de quelle mort), et s’offre à lui comme épouse.

« J’ai connu ton utilité, et que tu es très puissant, et je suis venue vivre avec toi. Si j’eusse connu au-delà de la mer quelqu’un de plus utile que toi j’aurais cherché à vivre avec lui. »

Il la prit pour femme et leur fils est Clovis.

11. Une histoire surprenante ; jusqu’où est-elle littéralement vraie n’est pour nous d’aucun intérêt ; le mythe et sa portée réelle nous découvrent la nature du royaume français et prophétisent sa future destinée. Valeur personnelle, beauté personnelle, fidélité aux rois, amour des femmes, dédain du mariage sans amour, notez que toutes ces choses y étaient tenues pour essentielles, et que dans leur corruption sera la fin du Franc comme dans leur force était sa gloire première.

La valeur personnelle est estimée. L’Utilitas, clef de voûte de tout. La naissance rien, à moins qu’elle n’apporte avec elle la valeur ; la loi de primogéniture inconnue ; et la décence de la conduite apparemment aussi (mais rappelez-vous que nous sommes tous encore païens).

12. Dégageons en tout cas nos dates et notre géographie du grand « nulle part » de la mémoire confuse, et groupons-les bien avant d’aller plus loin.

457. Mérovée meurt. L’utile Childéric, en comptant son exil et son règne à Amiens, est roi en tout vingt-quatre ans, de 457 à 481, et pendant son règne Odoacre met fin à l’empire romain en Italie (476).

481. Clovis n’a que quinze ans quand il succède à son père, comme roi des Francs à Amiens. À ce moment un débris de la puissance romaine persiste isolé dans la France centrale, pendant que quatre nations fortes et en partie sauvages forment une croix autour de ce centre mourant ; les Francs au nord, les Bretons à l’ouest, les Burgondes à l’est, les Wisigoths, les plus puissants de tous et les plus affinés, de la Loire à la mer.

Tracez vous-même d’abord une carte de France de la dimension qui vous conviendra comme dans la planche I[16] (fig. 1), en indiquant seulement le cours des cinq fleuves, Somme, Seine, Loire, Saône et Rhône ; puis, sommairement, vous voyez qu’elle était divisée à cette époque comme cela est indiqué sur la figure 2 : la partie fleur-de-lysée figurant les Francs, le signe[17] les Bretons,[18] les Burgondes,[19] les Wisigoths. Je ne sais pas exactement jusqu’où ceux-ci entrés en Provence par le Rhône y pénétrèrent ; mais je crois que le mieux est d’indiquer la Provence comme semée de roses.

13. Maintenant sous Clovis les Francs livrèrent trois grandes batailles. La première contre les Romains, près de Soissons, qu’ils gagnent, et ils deviennent maîtres de la France jusqu’à la Loire. Copiez la carte rudimentaire (fig. 2) et mettez la fleur de lis sur tout le milieu, couvrant les Romains (fig. 3). Cette bataille fut gagnée par Clovis, je crois, avant qu’il n’épousât Clotilde. Il gagne par elle sa princesse ; cependant, ne peut pas obtenir son joli vase pour lui en faire présent. Retenez bien cette histoire, ainsi que la bataille de Soissons, comme donnant le centre de la France aux Français et mettant fin ici pour toujours à la domination romaine. Deuxièmement, après qu’il a épousé Clotilde, les farouches Germains venus du nord l’attaquent, lui, et il a à défendre sa vie et son trône à Tolbiac. Ceci est la bataille dans laquelle il invoque le Dieu de Clotilde et est délivré des Germains grâce à son appui. Sur quoi il est couronné à Reims par saint Rémi. Et maintenant dans la puissance nouvelle de son christianisme, de sa double victoire sur Rome et la Germanie, et son amour pour sa reine, et son ambition pour son peuple, il regarde souvent vers ce vaste royaume des Wisigoths situé entre la Loire et les montagnes neigeuses. Est-ce que le Christ et les Francs ne seront pas plus forts que de vilains Wisigoths, « qui sont encore en plus Ariens » ? Tous les Francs partagent avec lui cette opinion. Alors il marche contre les Wisigoths, les rencontre eux et leur Alaric à Poitiers, achève leur Alaric et leur arianisme et emmène ses fidèles Francs vers le Pic du Midi.

14. Et maintenant il vous faut dessiner de nouveau la carte de France et mettre la fleur de lis sur toute sa masse centrale de Calais aux Pyrénées. Seules restent encore en dehors la Bretagne à l’ouest, la Burgondie à l’est et la rose blanche de Provence au-delà du Rhône. Et maintenant le pauvre petit Amiens est devenu une simple ville frontière comme notre Durham, et la Somme un cours d’eau frontière comme notre Tyne. La Loire et la Seine sont maintenant les deux grands fleuves français, et les hommes auront l’idée de bâtir des villes sur leur cours, tandis que les plaines, bien arrosées, donnant non de la tourbe, mais de riches pâturages, pourront se reposer sous la protection des châteaux mutins des rochers et des tours fortifiées des îles. Mais examinons d’un peu plus près ce que le changement des signes sur notre carte peut signifier : cinq fleurs de lis au lieu des barres horizontales.

Ils ne signifient certainement pas que tous les Goths sont partis, et qu’il n’y a plus personne en France que les Francs ? Les Francs n’ont pas massacré les hommes, femmes et enfants Wisigoths, de la Loire à la Garonne. Bien plus, là où leur propre trône est encore assis près de la Somme, le peuple né sur la tourbe qu’ils ont trouvé là y vit encore, quoique assujetti. Francs, Goths, ou Romains peuvent flotter çà et là par troupes, envahisseurs ou fuyards ; mais immuable à travers toutes les tourmentes de la guerre, le peuple rural dont ils pillent les cabanes, dont ils ravagent les fermes, et sur les arts duquel ils règnent, doit encore diligemment et silencieusement, et sans avoir le temps de se plaindre, labourer, semer, nourrir les troupeaux.

Sinon, comment Francs ou Huns, Wisigoths ou Romains pourraient-ils vivre là un mois, ou combattre un jour ?

15. Quels que soient le nom ou les mœurs des maîtres, au fond, la population laborieuse reste forcément la même ; et le chevrier des Pyrénées, le vigneron de la Garonne, la laitière de Picardie, quelques maîtres que vous leur donniez, demeureront toujours sur leur sol, fleurissants comme les arbres du champ, endurants comme les rochers du désert. Et ceux-ci, la trame et la substance première de la nation, sont divisés non par dynasties, mais par climats, et sont forts ici et impuissants là, de par des privilèges que la tyrannie d’aucun envahisseur ne peut abolir et des défauts que la prédication d’aucun ermite ne peut corriger. Aussi laissons maintenant, si vous le voulez, pour une minute ou deux, notre histoire et lisons les leçons de la terre immuable et du ciel.

16. Dans l’ancien temps, quand on allait en poste de Calais à Paris, il y avait environ une demi-heure de trot sur terrain plat de la porte de Calais à la longue colline calcaire qu’il fallait gravir avant d’arriver au village de Marquise, où était le premier relai.

Cette colline de chaux, est à vrai dire la façade de la France ; le dernier morceau de plaine qui est au nord est, l’extrémité des Flandres ; au sud, s’étend maintenant une région de chaux et de belle pierre calcaire à bâtir ; si vous ouvrez bien les yeux, vous pouvez en voir une grande carrière à l’ouest du chemin de fer, à mi-chemin entre Calais et Boulogne, là où fut jadis une rocheuse petite vallée bénie, et qui s’ouvrait sur des pelouses veloutées ; cette région calcaire, élevée mais jamais montagneuse, s’étend autour du bassin calcaire de Paris, vers Caen d’un côté et Nancy de l’autre et au sud jusqu’à Bourges et le Limousin. Ce pays de pierre à chaux avec son air frais et vif, labourable en tous les points de sa surface et tout en carrières sous les prairies bien arrosées, est le vrai pays des Français. Ici seulement leurs arts ont trouvé leur développement original. Plus loin, au sud, ce sont des Gascons ou Limousins, ou Auvergnats, ou autre chose d’analogue. À l’ouest, des Bretons, d’une pâleur de granit, à l’est des Burgondes pareils aux ours des Alpes, ici seulement sur la chaux et le marbre aux beaux grains entre, disons Amiens et Chartres d’un côté, Caen et Reims de l’autre, vous avez la vraie France.

17. De laquelle avant que nous poursuivions l’histoire de sa vraie vie, je dois demander au lecteur d’examiner un peu avec moi, comment l’histoire, ou ce qu’on appelle ainsi, a été écrite la plupart du temps et en quels détails on la fait ordinairement consister.

Supposons que l’histoire du roi Lear fût une histoire vraie ; et qu’un historien moderne en donnât un résumé dans un manuel scolaire destiné à renfermer tous les faits essentiels de l’histoire d’Angleterre qui peuvent être utiles à la jeunesse anglaise au point de vue des concours. L’histoire serait racontée à peu près de cette manière :

« Le règne du dernier roi de la soixante-dix-neuvième dynastie se termina par une série d’événements dont il est pénible de salir les pages de l’histoire. Le faible vieillard désirait partager son royaume en douaires pour ses trois filles ; mais comme il leur proposait cet arrangement, voyant que la plus jeune l’accueillait avec froideur et réserve, il la chassa de sa cour et partagea son royaume entre les deux aînées.

« La plus jeune trouva asile à la cour de France où, à la fin, le prince royal l’épousa. Mais les deux aînées étant arrivées au pouvoir suprême traitèrent leur père d’abord avec irrespect, et bientôt avec mépris. Se voyant à la fin refuser le soutien nécessaire à ses déclinantes années, le vieux roi, dans un transport de douleur, quitta son palais avec, raconte-t-on, son fou de cour comme seul serviteur, et, en proie à une sorte de folie, il erra demi-nu, par les tempêtes de l’hiver, dans les bois de la Bretagne.

18. « À la nouvelle de ces événements, sa plus jeune fille rassembla en hâte une armée et envahit le territoire de ses sœurs ingrates, dans l’intention de rétablir son père sur son trône ; mais, rencontrant une force bien disciplinée sous le commandement de l’amant de sa sœur aînée, Edmond, fils bâtard du comte de Glocester, elle fut elle-même vaincue, jetée en prison et bientôt après étranglée par les ordres de sa sœur adultère. Le vieux roi mourut en recevant la nouvelle de sa mort ; et ceux qui participèrent à ces crimes reçurent bientôt après leur récompense ; car les deux méchantes reines se disputant l’amour du bâtard, celle qu’il regardait avec le moins de faveur empoisonna l’autre et après se tua. Edmond reçut ensuite la mort de la main de son frère, le fils légitime de Glocester, sous l’autorité duquel, ainsi que celle du comte de Kent, le royaume demeura pendant plusieurs années. »

Imaginez cet exposé succinctement gracieux de ce que les historiens considèrent être les faits, orné de gravures sur bois aux dures oppositions de blanc et de noir qui représenteraient le moment où on arrache les yeux à Glocester, le délire de Lear, la strangulation de Cordelia et le suicide de Goneril, et vous avez le type de l’histoire populaire du xixe siècle, qui, vous pouvez vous en apercevoir après un peu de réflexion, est une lecture aussi profitable aux jeunes personnes (en ce qui concerne la teinte générale et la pureté de leurs pensées) que le serait la statistique de New Gate, avec cette circonstance infiniment aggravante que, tandis que le tableau des crimes de la prison enseignerait à une jeunesse réfléchie les dangers d’une vie basse et des mauvaises fréquentations, le tableau des crimes royaux détruit son respect pour toute espèce de gouvernement et sa foi dans les décrets de la Providence elle-même.

19. Des livres ayant de plus hautes prétentions, écrits par des banquiers, des membres du Parlement ou des clergymens orthodoxes ne manquent pas non plus ; ils montrent que le progrès de la civilisation consiste dans la victoire de l’usure sur le préjugé ecclésiastique ou dans l’extension des privilèges parlementaires à quelque bourg de Puddlecombe, ou dans l’extinction des ténébreuses superstitions de la Papauté en la glorieuse lumière de la Réforme. Finalement vous avez un résumé d’histoire philosophique qui vous prouve qu’il n’y a aucune apparence que jamais, en quoi que ce soit, la Providence ait gouverné les affaires humaines ; que toutes les actions vertueuses ont des motifs égoïstes ; et qu’un égoïsme scientifique avec des communications télégraphiques appropriées et une connaissance parfaite de toutes les espèces de bactéries, assureront d’une manière complète le futur bien-être des classes supérieures de la société et la résignation respectueuse des classes inférieures.

En attendant, les deux influences laissées de côté, la Providence du ciel et la vertu des hommes ont gouverné et gouvernent le monde, et non de façon invisible : et elles sont les seules puissances au sujet de qui l’histoire ait jamais à nous apprendre quelque vérité profitable. Cachée sous toute douleur, il y a la force de la vertu ; au-dessus de toutes les ruines, la charité réparatrice de Dieu. Ce sont-elles seules que nous avons à considérer ; en elles seules nous pouvons comprendre le passé et prédire l’avenir, la destinée des siècles.

20. Je reviens à l’histoire de Clovis, roi maintenant de toute la France centrale. Fixez l’année 500 dans vos esprits comme la date approximative de son baptême à Reims et du sermon que lui fait saint Rémi lui parlant des souffrances et de la passion du Christ jusqu’à ce que Clovis s’élance de son trône, saisissant sa lance et s’écriant : « Si j’avais été là avec mes braves Francs j’aurais vengé ses injures. »

« Il y a peu de doute », poursuit l’historien cockney, que la conversion de Clovis fût affaire de politique autant que de foi. » Mais l’historien cockney ferait mieux de limiter ses remarques sur les caractères et les croyances des hommes à ceux des curés qui sont récemment entrés dans les ordres dans son voisinage fashionable ou des évêques qui ont prêché, ces derniers temps, à la population de ses faubourgs manufacturiers. Les rois francs étaient pétris d’une autre argile.

21. Le christianisme de Clovis ne produit, en effet, aucun fruit du genre de ceux qu’on remarque chez un moderne converti. Nous n’apprenons pas qu’il se soit repenti du moindre de ses péchés ni qu’il ait résolu de mener une vie en quoi que ce soit nouvelle. Il n’a pas été pénétré de la doctrine du péché à la bataille de Tolbiac ; ni en invoquant le secours du Dieu de Clotilde, il n’a senti naître en lui ni manifesté l’intention la plus lointaine de changer son caractère ou d’abandonner ses projets. Ce qu’il était avant qu’il crût au Dieu de sa reine, il le resta, avec beaucoup plus de force seulement, dans sa confiance nouvelle en l’appui surnaturel de ce Dieu auparavant inconnu. Sa gratitude naturelle envers la Puissance Libératrice et l’orgueil d’en être protégé, ajoutèrent seulement de la violence à ses habitudes de soldat, et accrurent sa haine politique de toute la force de l’indignation religieuse. Les démons n’ont jamais tendu de piège plus dangereux à la fragilité humaine que la croyance que nos ennemis sont aussi les ennemis de Dieu ; et je conçois parfaitement que la conduite de Clovis ait pu être plus dénuée de scrupules précisément dans la mesure où sa foi était plus sincère.

Si Clovis ou Clotilde avaient pleinement compris les préceptes de leur maître, l’histoire à venir de la France et de l’Europe aurait été autre qu’elle n’est. Ce qu’ils étaient capables de comprendre ou en tous cas ce qui leur fut enseigné, vous verrez qu’ils y obéirent, et qu’ils furent bénis en y obéissant. Mais leur histoire est compliquée de celle de plusieurs autres personnages relativement auxquels nous devons noter maintenant quelques détails trop oubliés.

22. Si au pied de l’abside de la cathédrale d’Amiens, nous prenons la rue qui conduit exactement au sud, après avoir laissé la route du chemin de fer à gauche, elle nous amène au bas d’une côte qui monte graduellement — à peu près la longueur d’un demi-mille ; c’est une promenade assez agréable et douce, qui se termine au niveau du terrain le plus élevé qu’il y ait près d’Amiens ; d’où, regardant en arrière, nous voyons au-dessous de nous la cathédrale entière, excepté la flèche, le sommet que nous avons atteint étant de niveau avec le faîte de la cathédrale ; et, au sud, la plaine de France.

C’est à peu près à cet endroit, ou sur le chemin qui va de là à Saint-Acheul, que se trouvait l’ancienne porte romaine des Jumeaux où l’on voyait Romulus et Rémus nourris par la louve ; et par laquelle sortit d’Amiens à cheval, un jour de dur hiver, cent soixante-dix ans avant que Clovis fût baptisé, un soldait romain enveloppé dans son manteau de cavalier[20], sur la chaussée qui faisait partie de la grande route romaine de Lyon à Boulogne.

23. Et cela vaut bien aussi que, quelque jour glacé d’automne ou d’hiver, quand le vent d’est est fort, vous restiez quelques moments à cette place à sentir son souffle, en vous rappelant ce qui s’est passé là, mémorable pour tous les hommes, et profitable, dans cet hiver de l’année 332, pendant que les gens mouraient de froid dans les rues d’Amiens ; notamment ceci : que le cavalier romain, à peine sorti de la porte de la ville, rencontra un mendiant nu, tremblant de froid ; et que, ne voyant pas d’autre moyen de l’abriter, il tira son épée, partagea son manteau en deux, et lui en donna une moitié.

Pas un don ruineux, ni même d’une générosité enthousiaste : la coupe d’eau fraîche de Sidney exigeait plus d’abnégation ; et je suis bien certain que plus d’un enfant chrétien de nos jours, lui-même bien réchauffé et habillé, rencontrant un homme nu et gelé, serait prêt à retirer son manteau de ses épaules et à le donner tout entier au nécessiteux si sa nourrice mieux avisée, ou sa maman, le lui laissaient faire. Mais le soldat romain n’était pas un chrétien et accomplissait sa charité sereine en toute simplicité, et pourtant avec prudence.

Quoi qu’il en soit, cette même nuit il contempla dans un rêve le Seigneur Jésus, qui était devant lui, au milieu des anges, ayant sur ses épaules la moitié du manteau dont il avait fait don au mendiant.

Et Jésus dit aux anges qui étaient autour de lui : « Savez-vous qui m’a ainsi vêtu ? Mon serviteur Martin, quoique non baptisé encore, a fait cela. » Et Martin, après cette vision, s’empressa de recevoir le baptême, étant alors dans sa vingt-deuxième année[21]. Que ces choses se soient jamais passées ainsi, ou jusqu’à quel point elles se sont passées ainsi, lecteur crédule ou incrédule, n’est ni votre affaire, ni la mienne. Mais de ces choses, ce qui est et sera éternellement ainsi — notamment la vérité infaillible de la leçon ici enseignée, et les conséquences actuelles de la vie de saint Martin sur l’esprit de la chrétienté — est, très absolument, l’affaire de tout être raisonnable dans un royaume chrétien quelconque.

24. Vous devez d’abord comprendre avant tout que le caractère propre de saint Martin est une charité sereine et douce envers toutes les créatures. Il n’est pas un saint qui prêche — encore moins qui persécute, pas même un saint inquiet. De ses prières, nous entendons peu, — de ses vœux, rien. Ce qu’il fait toujours, c’est seulement la chose juste au moment juste ; la rectitude et la bonté ne faisant qu’un dans son âme : un saint extrêmement exemplaire, à mon avis.

Converti, baptisé, et conscient d’avoir vu le Christ, il ne tourmente pas ses officiers pour cela, ne cherche pas à faire de prosélytes dans sa cohorte. « C’est l’affaire du Christ, assurément ! — S’il a besoin d’eux, il peut leur apparaître comme il m’est apparu » paraît être son sentiment dans les jours qui suivent son baptême. Il reste soixante-dix ans dans l’armée, toujours aussi calme. Au bout de ce temps, pensant qu’il pourrait être bien de prendre d’autres fonctions, il demande à l’empereur Julien d’accepter sa démission. Celui-ci, l’ayant accusé de pusillanimité, Martin lui offre de conduire sa cohorte au combat, sans armes et portant seulement le signe de la croix. Julien le prend au mot, le garde jusqu’à ce que l’époque du combat approche, mais la veille du jour où il compte le mettre ainsi à l’épreuve, l’ennemi envoie une ambassade avec des offres de soumission et de paix.

25. On n’insiste pas souvent sur cette histoire ; jusqu’où elle est littéralement vraie, remarquez-le de nouveau, ne nous importe pas le moins du monde ; ici la leçon est donnée pour toujours de la manière dont un soldat chrétien devrait rencontrer ses ennemis. Leçon grâce à laquelle, si le Mr Greatheart[22] de John Bunyan l’avait comprise, les portes célestes se seraient ouvertes de nos jours à plus d’un pèlerin qui n’a pas su se frayer un chemin jusqu’à elles avec l’épée de violence.

Mais l’histoire est vraie en quelque façon pratiquement et effectivement ; car, après un certain temps, sans aucun discours, ni anathème, ni agitation d’aucune sorte, nous trouvons le chevalier romain fait évêque de Tours et devenant une influence de bien sans mélange pour toute l’humanité, alors et dans la suite. Et de fait l’histoire de son manteau de chevalier se répète pour sa robe d’évêque, et il ne faut pas la rejeter parce qu’il est probable que c’est une invention car il est tout aussi probable que ce fut une action.

28. Allant dans ses plus beaux habits dire les prières à l’église, avec un de ses diacres, il rencontra sur la route un malheureux sans vêtements, et ordonna à son diacre de lui donner une cotte ou tunique quelconque.

Le diacre objectant qu’il n’avait sous la main aucun habillement profane, saint Martin, avec sa sérénité accoutumée, enlève son étole épiscopale ou telle autre majestueuse et flottante parure que cela pouvait être, la jette sur les épaules nues du mendiant, et, continuant son chemin, va accomplir le service divin, incorrect, en gilet ou tel vêtement de dessous du moyen âge qui lui restait.

Mais, comme il était debout devant l’autel, un globe de lumière parut au-dessus de sa tête, et quand il éleva ses bras nus avec l’Hostie on vit autour de lui les anges qui tenaient au-dessus de sa tête des chaînes d’or et des joyaux qui n’avaient rien de terrestre.

27. Ce n’est pas croyable pour vous, ni dans la nature des choses, sage lecteur, et trop évidemment ce n’est qu’une glose que l’extravagance monastique donne du récit primitif.

Soit. Toutefois cette création de l’extravagance monastique comprise par le cœur eût été le châtiment et le frein de toute forme de l’orgueil et de la sensualité de l’Église qui, de nos jours, a littéralement abaissé le service de Dieu et de ses pauvres au service du clergyman et de ses riches ; et fait de ce qu’était jadis pour l’esprit découragé la parure de la louange, les paillettes des paillasses dans une mascarade ecclésiastique.

28. Mais encore une légende, et nous en aurons assez pour voir les racines de l’influence étrange et universelle de ce saint sur la chrétienté.

« Ce qui distingue particulièrement saint Martin fut sa sérénité douce, sérieuse et inaltérable ; personne ne l’avait jamais vu ni en colère, ni triste, ni gai, il n’y avait rien dans son cœur que la piété envers Dieu et la pitié envers les hommes. Le diable qui était particulièrement jaloux de ses vertus détestait par-dessus tout son extrême charité, parce qu’elle était le plus nuisible à sa propre puissance et, un jour, il lui reprocha ironiquement de si vite accueillir favorablement les pécheurs et les repentis. Mais saint Martin lui répondit tristement : « Oh ! malheureux que tu es ! si toi aussi tu pouvais cesser de poursuivre et de séduire de misérables créatures, si, toi aussi, tu pouvais te repentir, tu obtiendrais de Jésus-Christ ta grâce et ton pardon[23]. »

29. Dans cette douceur était sa force ; et l’on ne peut mieux en apprécier l’efficacité pratique qu’en comparant la portée de son œuvre à celle de l’œuvre de saint Firmin.

L’impatient missionnaire tapage et crie comme un énergumène dans les rues d’Amiens, insulte, exhorte, persuade, baptise, met tout, comme nous l’avons dit, sens dessus dessous pendant quarante jours : après quoi il a la tête tranchée, et son nom n’est plus jamais prononcé hors d’Amiens.

Saint Martin ne contrarie personne, ne dépense pas un souffle en une exhortation désagréable, comprend par la première leçon du Christ à lui-même que des gens non baptisés peuvent être aussi bons que des baptisés si leurs cœurs sont purs ; il aide, pardonne, console (sociable jusqu’à partager la coupe de l’amitié) avec autant d’empressement le manant que le roi ; il est le patron d’une honnête boisson[24], l’odeur de la farce de votre oie de la Saint-Martin est agréable à ses narines et sacrés sont pour lui les rayons de l’été qui s’en va. Et, de façon ou d’autre, près et loin, les idoles chancellent devant lui, les dieux païens s’évanouissent, son Christ devient le Christ de tous les hommes, son nom est invoqué au pied d’innombrables nouveaux autels dans tous les pays, sur les hauteurs des collines romaines comme au fond des champs anglais. Saint Augustin baptisa les premiers Anglais qu’il convertit dans l’église de Saint-Martin à Cantorbéry ; et à Londres la station de Charing Cross elle-même n’a pas entièrement effacé des esprits sa mémoire ou son nom.

30. L’histoire de la Robe épiscopale est la dernière histoire relative à saint Martin dont je me risquerai à vous dire qu’il est plus sage de la tenir pour littéralement vraie que pour un simple mythe ; bien qu’elle reste assurément un mythe de la valeur et de la beauté la plus grande ; enfin j’ai encore à vous conter une histoire. Cette fois-ci vraiment la dernière et où je reconnais que vous serez plus sage de voir une fable que l’exacte expression de la vérité, bien que quelque grain de vérité soit sans nul doute à sa base. Ce grain de vérité, de ceux qui, jetés sur un bon terrain, se multiplient au centuple en poussant, ce doit être quelque trait tangible et inoubliable de la façon dont saint Martin se comportait dans la haute société ; quant au mythe, sa valeur et sa signification sont de tous les temps.

Saint Martin donc, comme le veut le récit, était un jour à dîner à la première table du globe terrestre — à savoir, chez l’empereur et l’impératrice de Germanie ! Vous n’avez pas besoin de chercher quel empereur, ou laquelle des femmes de l’empereur ! L’empereur de Germanie est dans tous les anciens mythes l’expression du plus haut pouvoir sacré dans l’État, comme le pape est le plus haut pouvoir sacré dans l’Église. Saint Martin était donc à dîner, comme nous l’avons dit, avec naturellement l’empereur assis à côté de lui à gauche, l’impératrice à droite ; tout se passait dans les règles, Saint Martin prenant grand plaisir au dîner, et se rendant agréable à la compagnie, pas le moins du monde une sorte de saint à la saint Jean-Baptiste. Vous savez aussi que dans les fêtes royales de ce temps, des gens d’un rang social très inférieur avaient accès dans la salle à manger : ils arrivaient derrière les chaises des invités, voyaient et entendaient ce qui se passait et, pendant ce temps-là, sans être importuns ils ramassaient les miettes et léchaient les plats.

Quand le dîner fut un peu avancé, et que vint le moment de servir les vins, l’empereur remplit sa coupe, remplit celle de l’impératrice, remplit celle de saint Martin, choque affectueusement son verre contre celui de saint Martin. L’impératrice, également aimable et encore plus sincèrement croyante, regarde à travers la table, humblement, mais aussi royalement, s’attendant, naturellement, à ce que saint Martin approche de suite son verre du sien pour le toucher. Saint Martin regarde d’abord autour de lui d’un air de réflexion, s’aperçoit qu’il a à côté de sa chaise un pauvre mendiant déguenillé, ayant l’air altéré, qui a réussi à se faire remplir sa coupe d’une manière ou d’une autre, par un laquais charitable.

Saint Martin tourne le dos à l’impératrice et trinque avec lui !

31. Pour laquelle charité — mythique si vous voulez, mais éternellement exemplaire — il reste, comme nous l’avons dit, le patron des buveurs bons chrétiens à cette heure.

Comme les années passaient sur lui, il paraît avoir senti qu’il avait porté le poids de la crosse assez longtemps, que l’active Tours avait besoin maintenant d’un évêque plus actif, que pour lui-même il pourrait dorénavant prendre innocemment son plaisir et son repos là où la vigne poussait et l’alouette chantait. Pour palais épiscopal il prend une petite excavation dans les rochers calcaires du bassin supérieur du fleuve, organise toutes choses pour le lit et la table, à peu de frais. Nuit par nuit, pour lui le ruisseau murmure, jour par jour, les feuilles de la vigne lui donnent leur ombre ; et le soleil, son héraut, trouant l’horizon chaque jour rapproché, descend pour lui dans l’eau qu’il empourpre — là, où maintenant, la paysanne trotte vers la maison entre ses paniers, où la scie est arrêtée dans le bois à demi fendu, et où le clocher du village s’élève gris contre la lumière la plus éloignée dans le Bord de la Loire de Turner[25].

32. Toutes choses que je ne vous ai pas racontées, à présent, bien qu’elles ne soient pas par elles-mêmes sans profit, sans avoir pour cela une raison spéciale, qui était de vous rendre capables de comprendre la signification d’un fait qui marqua le début de la marche de Clovis dans le sud contre les Wisigoths.

Ayant passé la Loire à Tours, il traversa les domaines de l’abbaye de Saint-Martin qu’il déclara inviolables, et refusa à ses soldats l’autorisation de toucher à rien, excepté à l’eau et à l’herbe pour leurs chevaux. Ses ordres furent si sévères et si inflexible la rigueur avec laquelle il exigea qu’ils fussent obéis, qu’un soldat franc ayant pris sans le consentement du propriétaire du foin qui appartenait à un pauvre homme, et disant en plaisantant « que ce n’était que de l’herbe », il fit mettre l’agresseur à mort, s’écriant qu’« on ne pouvait attendre la victoire, si l’on offensait saint Martin ».

33. Maintenant remarquez-le bien, ce passage de la Loire à Tours contient en puissance l’accomplissement des propres destinées du royaume de France et la devise de son pouvoir reconnu et sûrement établi est : « Honneur aux pauvres ! » Même un peu d’herbe ne doit pas être volé à un pauvre homme sous peine de mort. Ainsi le veut le chevalier chrétien des armées romaines ; placé maintenant sur un trône élevé auprès de Dieu. Ainsi le veut le premier roi chrétien des Francs au loin victorieux ; baptisé par Dieu, ici, dans le Jourdain de sa terre promise, alors qu’il le traverse pour en prendre possession.

Pour combien de temps ?

Jusqu’à ce que cette même devise soit lue à rebours par un trône dégénéré ; jusqu’à ce que, la nouvelle étant apportée que les pauvres du peuple de France n’avaient pas de pain à manger, il leur fût répondu : « Qu’ils pouvaient manger de l’herbe[26]. » Sur quoi, près du faubourg Saint-Martin et de la porte Saint-Martin, furent données par le chevalier des Pauvres contre le Roi, des ordres qui terminèrent son festin.

Et souvenez-vous de tous ces exemples, de l’influence sur les âmes françaises présentes et à venir, de saint Martin de Tours.

  1. L’éminent érudit, M. Charles Newton Scott, veut bien m’écrire qu’il voit dans ce titre By the river of waters une citation du Cantique des Cantiques, V, 2 « (Tes yeux sont comme des colombes ) au bord des ruisseaux. » — (Note du Traducteur.)
  2. Cf. avec Præterita :

    « Vers le moment de l’après-midi où le moderne voyageur fashionable, parti par le train du matin de Charing Cross pour Paris, Nice et Monte-Carlo, s’est un peu remis des nausées de sa traversée, et de l’irritation d’avoir eu à se battre pour trouver des places à Boulogne, et commence à regarder à sa montre pour voir à quelle distance il est du buffet d’Amiens, il est exposé au désappointement et à l’ennui d’un arrêt inutile du train à une gare sans importance où il lit le nom : « Abbeville ».

    Au moment où le train se remet en marche, il pourra voir, s’il se soucie de lever pour un instant les yeux de son journal, deux tours carrées que dominent les peupliers et les osiers du sol marécageux qu’il traverse. Il est probable que ce coup d’œil est tout ce qu’il souhaitera jamais leur accorder d’attention ; et je ne sais guère jusqu’à quel point je pourrai arriver à faire comprendre au lecteur, même le plus sympathique, l’influence qu’elles ont eue sur ma propre vie.

    Je dois ici, d’avance, dire au lecteur qu’il y a eu, en somme, trois centres de la pensée de ma vie : Rouen, Genève et Pise.

    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    C’est en 1835 que je vis pour la première fois Rouen et Venise — Pise seulement en 1840 — et je ne pus comprendre la puissance complète d’aucun de ces trois grands spectacles que beaucoup plus tard. Mais, pour Abbeville, qui est comme la préface et l’interprétation de Rouen, j’étais déjà alors en état de la comprendre et je sentis qu’il y avait là, pour moi accès immédiat dans un travail sain et dans la joie.

    … Mes bonheurs les plus intenses, je les ai connus dans les montagnes. Mais comme plaisir joyeux et sans mélange, arriver en vue d’Abbeville par une belle après-midi d’été, sauter à terre dans la cour de l’hôtel de l’Europe et descendre la rue en courant pour voir Saint-Wulfran avant que le soleil ait quitté les tours, sont des choses pour lesquelles il faut chérir le passé jusqu’à la fin. De Rouen et de sa cathédrale ce que j’ai à dire trouvera place, si les jours me sont donnés, dans Nos Pères nous ont dits. » (Præterita, I, ix, § 172, 180, 181.) — (Note du Traducteur.)

  3. Cf. Præterita, l’impression des lents courants de marée montante et descendante le long des marches de l’hôtel Danielli, − (Note du Traducteur.)
  4. Isaac Walton, célèbre pêcheur de la Dove, né en 1593 à Strafford, mort en 1683, qui a écrit notamment le Parfait pêcheur à la ligne (Londres, 1653). — (Note du Traducteur.)
  5. Déjà, dans Modern Painters, il est question « de la simplicité sereine et de la grâce des peupliers d’Amiens » (Modern Painters, IV, V, 20), Le IVe volume des Modern Painters est de 1855. — (Note du Traducteur.)
  6. M. H. Dusevel, Histoire de la ville d’Amiens, Amiens, Caron et Lambert, 1848, p. 305. — (Note de l’Auteur.)
  7. Carpaccio, lorsque, représentant une fête dans une ville, il veut donner une impression de grande splendeur, a recours aux draperies déployées aux fenêtres. — (Note de l’Auteur.)

    Dans aucune des deux grandes études que Ruskin a consacrées à Carpaccio (Guide de l’Académie des Beaux Arts à Venise et dans le Repos de Saint-Marc, l’Autel des Esclaves), je n’ai trouvé cette remarque. Ceci vient à l’appui de ce que je dis dans l’introduction, p. 60 et 61 de ce volume. Je n’ai pas souvenir qu’il en soit question non plus dans les pages de Fors Clavigera consacrées à Carpaccio (Fors Clavigera, lettre 71.) — (Note du Traducteur.)

  8. Le nom de Pénélope, évoqué ici à propos d’une petite Picarde, l’est dans The Story of Arachné à propos d’une ouvrière normande. « Arachné était une jeune fille lydienne d’une pauvre famille. Et comme devraient faire toutes les jeunes filles, elle avait appris à filer et à tisser, et non pas seulement à tisser et à tricoter de bons vêtements solides mais à les couvrir d’images, comme vous le savez, on dit que Pénélope en a tissées, ou comme celles que la reine de notre propre Guillaume le Conquérant broda. Desquelles il ne subsiste plus que celles de Bayeux en Normandie, connues du monde entier sous le nom de la Tapisserie de Bayeux. » (Verona and other lectures, II, The Story of Arachné, § 18.) — (Note du Traducteur.)
  9. « Vos cheminées d’usines, combien plus hautes et plus aimées que les flèches des cathédrales » (Crown of wild olive, XIe Conférence). — (Note du Traducteur.)
  10. Saint Jean, vi, 29. — (Note du Traducteur.)
  11. Cf. la description de la tour de l’église de Calais (Modern Painters, V, i, § 2 et 3.) — (Note du Traducteur.)
  12. Cf., dans Queen of the Air (I, 11), Proserpine appelée la Reine du Destin. — (Note du Traducteur.)
  13. En réalité, Ruskin ne parlera plus de cette clôture extérieure du chœur, sauf, sous forme de simple allusion, au ive chapitre. Mais vous pourrez en lire une superbe description aux pages 400 et 401 de la Cathédrale de M. Huysmans. Nous n’avons pas malheureusement la place de la reproduire ici. M. Huysmans qui a voué une dévotion toute particulière à Notre-Dame de Chartres reconnaît pourtant que la clôture du chœur est beaucoup plus belle à Amiens qu’à Chartres. — (Note du Traducteur.)
  14. Les premiers pas fixés et établis ; des tribus errantes du nom de Francs avaient tour à tour balayé le pays puis reculé. Mais cette invasion des Francs, dits Francs Saliens, ne se retirera plus. — (Note de l’Auteur.)
  15. Voir la note à la fin du chapitre ainsi que la page 118 pour les allusions à la bataille de Soissons. — (Note de l’Auteur.)
  16. Les quatre premières figures de cette illustration sont expliquées dans le texte. La cinquième représente les relations de la Normandie, du Maine, de l’Anjou et de l’Aquitaine. Voyez Viollet-le-Duc, Dict. Arch., vol. I, p. 136. — (Note de l’Auteur.)

    Voici l’aspect que présentent les quatre premières cartes de France, que nous n’avons pas reproduites ici. La première est simplement une carte physique de la France. Dans la seconde, il y a au nord, jusqu’à la Somme, deux petites rangées de fleurs de lis, c’est-à-dire des Francs. De la Somme à la Loire, un espace laissé en blanc figure, je crois, la domination romaine. La Bretagne est couverte de hachures diagonales descendant de gauche à droite, qui signifient les Bretons ; la Burgondie, de hachures diagonales descendant de droite à gauche, qui signifient les Burgondes ; le midi de la France, de la Loire aux Pyrénées, de hachures horizontales qui indiquent les Wisigoths. Dans les cartes 3 et 4, la Bretagne et la Burgondie resteront couvertes respectivement de Bretons et de Burgondes. Mais ce sont les seules parties de la France qui ne changeront pas. En effet, dans la carte 3 qui expose les résultats de la bataille de Soissons, l’espace, blanc tout à l’heure, qui est compris entre la Seine et la Loire, est maintenant couvert de fleurs de lis (de Francs). Et dans la carte 4, carte de la France après la bataille de Poitiers, les fleurs de lis ont partout remplacé les hachures horizontales (les Wisigoths) de la Loire aux Pyrénées, sauf dans la partie comprise entre la Garonne et la mer. — (Note du Traducteur.)

  17. Hachures diagonales descendant de gauche à droite.
  18. Hachures diagonales descendant de droite à gauche.
  19. Hachures horizontales.
  20. Plus exactement son manteau de chevalier, selon toute probabilité la trabea à raies rouges et blanches, le vêtement même des rois de Rome et principalement de Romulus. — (Note de l’Auteur.)
  21. MM. Jameson, Art légendaire, vol. II, p. 721. — (Note de l’Auteur.)
  22. Personnage du Pilgrims Progress de John Bunyan. — (Note du Traducteur.)
  23. MM. Jameson, vol. II, p. 722. — (Note de l’Auteur.)
  24. Ce n’est pas seulement Ruskin, il me semble, qui aime à se représenter un saint sous ces traits. Les meilleurs d’entre les clergymens de George Eliot et d’entre les prophètes de Carlyle ne sont pas davantage des « saints qui prêchent », ni « des sortes de saints à la saint Jean-Baptiste ». Ils « ne dépensent pas non plus un souffle en une exhortation désagréable ». Ils sont aussi aimables « pour le manant que pour le roi », aiment eux aussi « une honnête boisson ».

    D’abord, dans Carlyle, voyez Knox : « Ce que j’aime beaucoup en ce Knox, c’est qu’il avait une veine de drôlerie en lui. C’était un homme de cœur, honnête, fraternel, frère du grand, frère aussi du petit, sincère dans sa sympathie pour les deux ; il avait sa pipe de Bordeaux dans sa maison d’Édimbourg, c’était un homme joyeux et sociable. Ils errent grandement, ceux qui pensent que ce Knox était un fanatique sombre, spasmodique, criard. Pas du tout : c’était un des plus solides d’entre les hommes. Pratique, prudent, patient, etc. » De même Burns : « était habituellement gai de paroles, un compagnon d’infini enjouement, rire, sens et cœur. Ce n’est pas un homme lugubre ; il a les plus gracieuses expressions de courtoisie, les plus bruyants flots de gaieté, etc. » C’est encore Mahomet : « Mahomet sincère, sérieux, cependant aimable, cordial, sociable, enjoué même, un bon rire en lui avec tout cela. » Et de même Carlyle aime à parler du rire de Luther. (Carlyle, les Héros, traduction Izoulet, pages 237, 298, 299, 85, etc.)

    Et dans Georges Eliot, voyez M. Irwine dans Adam Bede, M. Gilfil dans les Scènes de la vie du Clergé, M. Farebrother dans Middlemarch, etc.

    « Je suis obligé de reconnaître que M. Gilfil ne demanda pas à Mme Fripp pourquoi elle n’avait pas été à l’église et ne fit pas le moindre effort pour son édification spirituelle. Mais le jour suivant il lui envoya un gros morceau de lard, etc. Vous pouvez conclure de cela que ce vicaire ne brillait pas dans les fonctions spirituelles de sa place et, à la vérité, ce que je puis dire de mieux sur son compte, c’est qu’il s’appliquait à remplir ses fonctions avec célérité et laconisme. » Il oubliait d’enlever ses éperons avant de monter en chaire et ne faisait pour ainsi dire pas de sermons. Pourtant jamais vicaire ne fut aussi aimé de ses ouailles et n’eut sur elles une meilleure influence. « Les fermiers aimaient tout particulièrement la société de M. Gilfil, car non seulement il pouvait fumer sa pipe et assaisonner les détails des affaires paroissiales de force plaisanteries, etc. Aller à cheval était la principale distraction du vieux monsieur maintenant que les jours de chasse étaient passés pour lui. Ce n’était pas aux seuls fermiers de Shepperton que la société de M. Gilfil était agréable, il était l’hôte bienvenu des meilleures maisons de ce côté du pays. Si vous l’aviez vu conduire Lady Sitwell à la salle à manger (comme tout à l’heure saint Martin l’impératrice de Germanie) et que vous l’eussiez entendu lui parler avec sa galanterie fine et gracieuse, etc ». « Mais le plus souvent il restait à fumer sa pipe en buvant de l’eau et du gin. Ici, je me trouve amené à vous parler d’une autre faiblesse du vicaire, etc. » (le Roman de M. Gilfil, traduction d’Albert-Durade, pages 116, 117, 121, 124, 125, 126). « Quant au ministre, M. Gilfil, vieux monsieur qui fumait de très longues pipes et prêchait des sermons très courts. » (Tribulations du Rév. Amos. Barton, même trad., p. 4.) « M. Irwine n’avait effectivement ni tendances élevées, ni enthousiasme religieux et regardait comme une vraie perte de temps de parler doctrine et réveil chrétien au vieux père Taft ou à Cranage, le forgeron. Il n’était ni laborieux, ni oublieux de lui-même, ni très abondant en aumônes et sa croyance même était assez large. Ses goûts intellectuels étaient plutôt païens, etc. Mais il avait cette charité chrétienne qui a souvent manqué à d’illustres vertus. Il était indulgent pour les fautes du prochain et peu enclin à supposer le mal, etc. Si vous l’aviez rencontré monté sur sa jument grise, ses chiens courant à ses côtés, avec un sourire de bonne humeur, etc. L’influence de M. Irwine dans sa paroisse fut plus utile que celle de M. Ryde qui insistait fortement sur les doctrines de la Réformation, condamnait sévèrement les convoitises de la chair, etc., qui était très savant. M. Irwine était aussi différent de cela que possible, mais il était si pénétrant ; il comprenait ce qu’on voulait dire à la minute, il se conduisait en gentilhomme avec les fermiers, etc. Il n’était pas un fameux prédicateur, mais ne disait rien qui ne fût propre à vous rendre plus sage si vous vous en souveniez. » (Adam Bede, même trad., pages 84, 85, 226, 227, 228, 230). — (Note du Traducteur.)

  25. Modern Painters, planche LXXIII. — (Note de l’Auteur.)
  26. Parole faussement attribuée à Foulon, commissaire des guerres, et pour laquelle il fut égorgé (juillet 1789). — (Note du Traducteur.)