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La Bible d’Amiens/Notes du chapitre I

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Traduction par Marcel Proust.
Mercure de France (p. 138-146).


NOTES DU CHAPITRE I


34. Le lecteur voudra bien remarquer que des notes immédiatement nécessaires à l’intelligence du texte sont données, avec un numéro d’ordre, au bas même de la page ; tandis que les références aux écrivains qui font autorité dans la matière en discussion, ou aux textes qu’on peut citer à l’appui, sont indiquées par une lettre et rejetées à la fin de chaque chapitre. Un bon côté de cette méthode[1] sera que, après la mise en ordre des notes numérotées, je pourrai, si je vois, en relisant l’épreuve, la nécessité d’une plus ample explication, insérer une lettre renvoyant à une note finale sans possibilité de confusion typographique. Les notes finales auront aussi cette utilité de résumer les chapitres et de faire ressortir ce qui est le plus important à se rappeler. Ainsi il est pour le moment sans importance de se rappeler que la première prise d’Amiens fut en 445, parce que ce n’est pas de là que date la fondation de la dynastie mérovingienne ; ou que Mérovée s’empara du trône en 447 et mourut dix ans plus tard. La vraie date à se rappeler est 481 qui est celle de l’avènement au trône de Clovis à l’âge de quinze ans ; et les trois batailles du règne de Clovis à retenir sont Soissons, Tolbiac et Poitiers — en se souvenant aussi que celle-ci fut la première des trois grandes batailles de Poitiers ; — comment ce pays de Poitiers arriva-t-il à avoir une telle importance comme champ de bataille, nous le découvrirons après si nous le pouvons. De la reine Clotilde et de sa fuite de Bourgogne pour retrouver son amant frank, nous apprendrons davantage dans le chapitre suivant ; l’histoire du vase de Soissons est donnée dans l’Histoire de France illustrée, mais nous la reporterons aussi avec tels commentaires dont elle a besoin au chapitre suivant ; car je veux que l’esprit du lecteur, à la fin de ce premier chapitre, soit fixé sur deux descriptions du Frank moderne (en prenant ce mot dans son sens sarrasin) comme distinct du Sarrasin moderne. La première description est du colonel Butler, entièrement vraie et admirable sans réserve, excepté l’extension (qu’elle semble impliquer) de ce contraste à l’ancien temps, car l’âme saxonne sous Alfred, l’âme teutonne sous Charlemagne, l’âme franque sous saint Louis, étaient tout aussi religieuses que celles d’aucun Asiatique, quoique plus pratique ; c’est seulement la tourbe moderne occidentale de mécréants sans rois qui s’est abaissée par le jeu, l’escroquerie, la construction des machines, et la gloutonnerie jusqu’à comprendre les plus méprisables rustres qui aient jamais foulé la terre avec les carcasses qu’elle leur a prêtées.

35. « Des traits du caractère anglais mis en lumière par l’extension de la domination anglaise en Asie, il n’en est pas de plus remarquable que le contraste entre la tendance religieuse de la pensée orientale et l’absence innée de religion dans l’esprit anglo-saxon.

Le Turc et le Grec, le Bouddhiste et l’Arménien, le Copte et le Parsi, tous manifestent dans une centaine d’actes de la vie quotidienne le grand fait de leur croyance en Dieu. Avant tout leurs vices comme leurs vertus témoignent qu’ils reconnaissent un Dieu.

« Pour les occidentaux, au contraire, toute pratique extérieure est un objet de honte, une chose à cacher. Une procession de prêtres dans quelque Strade Reale serait probablement regardée par un Anglais ordinaire d’un œil moins tolérant qu’une fête de Juggernaut[2] à Orissa ; mais devant l’une comme devant l’autre il laissera paraître le même zèle iconoclaste, elles lui inspireront toutes deux la même idée, qui n’en est pas moins arrêtée parce qu’elle est rarement affirmée en paroles. « Vous priez, c’est pourquoi je fais peu de cas de vous. »

Mais, en réalité, cette impatience d’humeur des Anglais modernes à accepter le tour religieux de la pensée orientale semble cacher une différence plus profonde entre l’Orient et l’Occident. Tous les peuples orientaux possèdent cette tournure d’esprit religieuse. C’est le lien qui rattache ensemble leurs races si profondément différentes. Voici qui pourra servir d’illustration à ce que je veux dire.

Sur un bateau à vapeur autrichien de la Compagnie Lloyd dans le Levant, un voyageur de Beyrouth verra souvent d’étranges groupes d’hommes rassemblés sur le gaillard d’arrière. Le matin les missels de l’église grecque seront posés sur les bastingages, et une couple de prêtres russes venant de Jérusalem occupés à murmurer la messe. À un yard de distance, à droite ou à gauche, est assis un pèlerin turc revenant de la Mecque, respectueux spectateur de la scène. C’est en effet la prière et, par conséquent, quelque chose de sacré à ses yeux. De même aussi quand l’heure du soir est venue, et que le Turc étend son morceau de tapis pour les prières du coucher du soleil et les salutations vers la Mecque, le Grec regarde en silence sans aucun air de dédain, car il s’agit encore de l’adoration du Créateur par sa créature. Tous deux accomplissent la première loi de l’Orient, la prière à Dieu ; et que l’autel soit Jérusalem, la Mecque ou Lassa[3], la sainteté du culte se communique au fidèle et protège le pèlerin.

Dans cette société vient l’Anglais généralement dépourvu de tout sentiment de sympathie pour les prières d’aucun peuple ou la foi en aucune idée religieuse ; c’est pourquoi notre autorité en Orient a toujours reposé et reposera toujours sur la baïonnette. Nous n’avons jamais pu dépasser l’état de conquête ; jamais assimilé un peuple à nos coutumes, jamais même civilisé une seule tribu dans le vaste domaine de notre empire. Il est curieux de voir combien il arrive souvent qu’un Anglais bien intentionné parle d’une église ou d’un temple étranger comme si son esprit le voyait sous le même jour où la cité de Londres apparaissait à Blucher, comme un objet de pillage. L’autre idée, à savoir qu’un prêtre est un homme bon à être pendu, est une idée aussi souvent observable dans le cerveau anglais. Un jour que nous nous efforcions de mettre un peu de lumière dans nos esprits sur la question grecque, en questionnant un officier de marine dont le vaisseau avait stationné dans les eaux grecques et adriatiques durant notre occupation de Corfou et des autres îles Ioniennes, nous pûmes seulement tirer de notre informateur qu’un matin, avant déjeuner, il avait pendu soixante-dix-sept prêtres.

36. Le second passage que je mets en réserve dans ces notes pour l’utilité que nous en tirerons plus tard est le suivant, absolument merveilleux, pris dans un livre plein de merveilles — si on peut mettre une idée vraie sur le même rang que des faits et lui attribuer la même valeur : les Grains de bon sens d’Alphonse Karr. Je ne puis louer ce livre ni son plus récent : Bourdonnements, au gré de mon cœur, simplement parce qu’ils sont d’un homme qui est entièrement selon mon propre cœur, qui a dit en France depuis bien des années ce que, moi aussi, depuis bien des années, je dis en Angleterre, sans nous connaître l’un l’autre, et tous deux en vain (Voir § 11 et 12 de Bourdonnements).

Le passage donné ici est le chapitre lxiii des Grains de bon sens.

« Et tout cela, Monsieur, vient de ce qu’il n’y a plus de croyances, — de ce qu’on ne croit plus à rien.

« Ah ! saperlipopette, Monsieur, vous me la baillez belle ! Vous dites qu’on ne croit plus à rien ! Mais jamais, à aucune époque, on n’a cru à tant de billevesées, de bourdes, de mensonges, de sottises, d’absurdités qu’aujourd’hui.

« D’abord, on croit à l’incrédulité — l’incrédulité est une croyance, une religion très exigeante, qui a ses dogmes, sa liturgie, ses pratiques, ses rites !… son intolérance, ses superstitions. Nous avons des incrédules et des impies jésuites et des incrédules et des impies jansénistes ; des impies molinistes, et des impies quiétistes ; des impies pratiquants, et non pratiquants ; des impies indifférents et des impies fanatiques ; des incrédules cagots et des impies hypocrites et tartuffes. — La religion de l’incrédulité ne se refuse pas même le luxe des hérésies.

« On ne croit plus à la Bible, je le veux bien, mais on croit aux écritures des journaux, on croit au sacerdoce des gazettes et carrés de papier, et à leurs oracles quotidiens.

« On croit au « baptême » de la police correctionnelle et de la Cour d’Assises — on appelle « martyrs » et « confesseurs » les « absents » à Nouméa et les « frères » de Suisse, d’Angleterre et de Belgique — et quand on parle des « martyrs » de la Commune ça ne s’entend pas des assassinés mais des assassins.

« On se fait enterrer « civilement », on ne veut plus sur son cercueil des prières de l’Église, on ne veut ni cierges, ni chants religieux, mais on veut un cortège portant derrière la bière des immortelles rouges ; — on veut une « oraison », une « prédication » de Victor Hugo qui a ajouté cette spécialité à ses autres spécialités, si bien qu’un de ces jours derniers, comme il suivait un convoi en amateur, un croque-mort s’approcha de lui, le poussa du coude, et lui dit en souriant : « Est-ce que nous n’aurons pas quelque chose de vous aujourd’hui ? » — Et cette prédication il la lit ou la récite — ou, s’il ne juge pas à propos « d’officier » lui-même, s’il s’agit d’un mort de peu, il envoie, pour la psalmodier, M. Meurice ou tout autre « prêtre » ou enfant de chœur du « Dieu ». — À défaut de M. Hugo, s’il s’agit d’un citoyen obscur, on se contente d’une homélie improvisée pour la dixième fois par n’importe quel député intransigeant — et le Miserere est remplacé par les cris, de « Vive la République » poussés dans le cimetière.

« On n’entre plus dans les églises, mais on fréquente les brasseries et les cabarets, on y officie, on y célèbre les mystères, on y chante les louanges d’une prétendue république sacro-sainte, une, indivisible, démocratique, sociale, athénienne, intransigeante, despotique, invisible quoique étant partout. On y communie sous différentes espèces ; le matin (matines) on « tue le ver » avec le vin blanc ; — il y a plus tard les vêpres de l’absinthe, auxquelles on se ferait un crime de manquer d’assiduité. On ne croit plus en Dieu, mais on croit pieusement en M. Gambetta, en MM. Marcou, Naquet, Barodet, Tartempion, etc., et en toute une kyrielle de saints et de dii minores, tels que Goutte-Noire, Polosse Bariasse et Silibat, le héros lyonnais.

« On croit à l’« immuabilité » de M. Thiers, qui a dit avec aplomb : « Je ne change jamais », et qui aujourd’hui est à la fois le protecteur et le protégé de ceux qu’il a passé une partie de sa vie à fusiller et qu’il fusillait encore hier.

« On croit au républicanisme immaculé de l’avocat de Cahors, qui a jeté par-dessus bord tous les principes républicains, — qui est à la fois de son côté le protecteur et le protégé de M. Thiers qui, hier, l’appelait « fou furieux », déportait et fusillait ses amis.

« Tous deux, il est vrai, en même temps protecteurs hypocrites, et protégés dupés.

« On ne croit plus aux miracles anciens, mais on croit à des miracles nouveaux.

« On croit à une république sans le respect religieux, et presque fanatique des lois.

« On croit qu’on peut s’enrichir en restant imprévoyants, insouciants et paresseux, et autrement que par le travail et l’économie.

« On se croit libre en obéissant aveuglément et bêtement à deux ou trois coteries.

« On se croit indépendant parce qu’on a tué ou chassé un lion, et qu’on l’a remplacé par deux douzaines de caniches teints en jaune.

« On croit avoir conquis le « suffrage universel » en votant par des mots d’ordre qui en font le contraire du suffrage universel — mené au vote comme on mène un troupeau au pâturage, avec cette différence que ça ne nourrit pas. — D’ailleurs par « ce suffrage universel » qu’on croit avoir et qu’on n’a pas, il faudrait croire que les soldats doivent commander au général, les chevaux mener le cocher, croire que deux radis valent mieux qu’une truffe, deux cailloux mieux qu’un diamant, deux crottins mieux qu’une rose.

« On se croit en République, parce que quelques demi-quarterons de farceurs occupent les mêmes places, émargent les mêmes appointements, pratiquent les mêmes abus que ceux qu’on a renversés à leur bénéfice.

« On se croit un peuple opprimé héroïque, qui brise ses fers, et n’est qu’un domestique capricieux qui aime à changer de maîtres.

« On croit au génie d’avocats de sixième ordre, qui ne se sont jetés dans la politique et n’aspirent au gouvernement despotique de la France que faute d’avoir pu gagner honnêtement, sans grand travail, dans l’exercice d’une profession correcte, une vie obscure humectée de chopes.

« On croit que des hommes dévoyés, déclassés, décavés, fruits secs, etc., et qui n’ont étudié que « le domino à quatre » et le « bezigue en quinze cents » se réveillent un matin, après un sommeil alourdi par le tabac et la bière, possédant la science de la politique, et l’art de la guerre, et aptes à être dictateurs, généraux, ministres, préfets, sous-préfets, etc.

« Et les soi-disant conservateurs eux-mêmes croient que la France peut se relever et vivre tant qu’on n’aura pas fait justice de ce prétendu suffrage universel qui est le contraire du suffrage universel.

« Les croyances ont subi le sort de ce serpent de la fable, coupé, haché par morceaux, dont chaque tronçon devenait un serpent.

« Les croyances se sont changées en monnaie, en billon des crédulités.

« Et pour finir la liste bien incomplète des croyances et des crédulités, vous croyez, vous, qu’on ne croit à rien ! »

  1. Cette méthode n’est, du reste, pas suivie dans les chapitres suivants. — (Note de l’Auteur.)
  2. Nom de la déesse Kim, une des incarnations de Siva, donné par extension au temple et à la ville de Pouri sur la côte d’Orissa (Coromandel). — (Note du Traducteur.)
  3. Capitale du Thibet. Aux environs de Lassa le Dalaï Lama habite dans un monastère. C’est un lieu de pèlerinage extrêmement fréquenté. — (Note du Traducteur.)