La Bible enfin expliquée/Édition Garnier/Tobie

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 30 (p. 248-252).
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TOBIE

AVERTISSEMENT DU COMMENTATEUR.


Les juifs n’ont jamais inséré le livre de Tobie dans leur Canon; ni Josèphe, ni Philon n’en parlent ; il est rejeté de notre communion. Les savants le prétendent composé neuf cents ans après la dispersion. Le concile de Trente l’a décidé canonique; nous ne le croyons que curieux, et c’est à ce titre que nous allons donner une courte analyse. Nous le plaçons immédiatement après les livres des Rois, et avant Esdras, parce qu’en effet l’avaenture des deux Tobies est supposé arrivée avant Esdras, dans les premiers temps de la dispersion des dix tribus captives vers la Médie. Il faut supposer aussi que Salmanazar était alors maître de la Médie : ce qui serait difficile à prouver.

Le livre de Tobie est tout merveilleux. Calmet, dans sa Préface, dit ce grand mot sans y penser : « S'il fallait rejeter le merveilleux et l'extraordinaire, où serait le livre sacré qu'on pût conserver? »


Tobie, de la tribu de Nephtali, fut mené captif du temps de Salmanazar roi des assyriens…[1]. et il vint à Ragès ville des medes, ayant dix talents d’argent des dons dont il avait été honoré par le roi…[2]. et voyant que Gabélus, de sa tribu, était fort pauvre à Ragès, il lui prêta dix talents d’argent sur son billet... il arriva qu’un jour s’étant lassé à ensevelir des morts, il revint en sa maison, et s’endormit[3] contre une muraille ; et pendant qu’il dormait il tomba de la merde chaude d’un nid d’hirondelle sur ses yeux, et il devint aveugle... pour ce qui est de sa femme, elle allait tous les jours travailler à faire de la toile et gagnait sa vie[4]. En ce même jour il arriva que Sara, fille de Raguel en Ragès ville des medes, fut très émue d’un reproche que lui fit une servante de la maison... Sara avait déjà eu sept maris ; et un diable nommé Asmodée les avait tous tués dès qu’ils étaient entrés en elle. Cette servante lui dit donc : ne veux-tu pas me tuer aussi, comme tu as tué tes sept maris[5] ? Or Tobie dit à Tobie son fils : je t’avertis que, lorsque tu n’étais qu’un petit enfant, je donnai dix talents d’argent à Gabélus sur sa promesse dans Ragès ville des medes ; c’est pourquoi va le trouver, retire mon argent, et rends-lui son billet... Tobie fils rencontra alors un jeune homme très beau, dont la robe était retroussée à sa ceinture... et ne sachant pas que c’était un ange de Dieu, il le salua et lui dit : d’où es-tu, mon bon adolescent ? ... et il se mit en chemin avec l’ange Raphaël, et il fut suivi du chien de la maison…[6]. ... Tobie étant donc sorti pour laver ses pieds, un énorme poisson sortit de l’eau pour le dévorer. L’ange lui dit de prendre ce monstre par les ouies... si tu mets un petit morceau du cœur sur des charbons, la fumée chasse tous les démons, soit d’homme, soit de femme. Le fiel est bon pour oindre les yeux, quand il y a des taies…[7]. ... ils entrerent ensuite chez Raguël, qui les reçut avec joie. Et Raguël, en regardant Tobie, dit à sa femme Anne : ma femme, que ce jeune homme ressemble à mon cousin... et ayant pris du carton, ils dresserent le contract de mariage... puis le jeune Tobie tira de son sac le foie du poisson, et le mit sur des charbons ardents... l’ange Raphaël saisit le démon Asmodée, et l’alla enchaîner dans le désert de la haute égypte…[8]. ... s’étant donc levés ils prierent Dieu instamment de leur donner la santé. Et Tobie dit : seigneur... tu fis Adam du limon de la terre, et tu lui donnas Héva pour compagne…[9]. ... le jeune Tobie étant revenu chez son pere, prit du fiel de son poisson, en frotta les yeux de son pere, et au bout d’une demi-heure une peau albugineuse, comme du blanc d’œuf, sortit de ses yeux ; et aussitôt il recouvra la vue[10].

  1. il serait heureux pour les commentateurs, que Salmanazar eût fait lever de bonnes cartes géographiques de ses états ; car on a bien de la peine à débrouiller comment, étant roi de Ninive sur le Tigre, il avait pu passer par-dessus le royaume de Babylone pour aller enchaîner les habitants des bords du Jourdain, et conquérir jusqu’aux voisins de la mer d’Hircanie : on ne comprend rien à ces empires d’Assyrie et de Babylone. Mais passons.
  2. les critiques voudraient que l’auteur, quel qu’il soit, de l’histoire de Tobie, eût dit comment ce pauvre homme avait gagné dix talents d’argent auprès du roi Salmanasar, dont il ne pouvait pas plus approcher qu’un esclave chrétien ne peut approcher du roi de Maroc. Dix talents d’argent ne laissent pas de faire vingt mille écus, au moins, monnoie de France. C’est beaucoup, assurément, pour le mari d’une blanchisseuse. Il s’en va à Ragès en Médie, à quatre cents lieues de Ninive, pour prêter ses vingt mille écus au juif Gabélus, qui était fort pauvre, et qui probablement serait hors d’état de les lui rendre : cela est fort beau.
  3. revenu à Ninive il s’endort au pied d’un mur. Un homme, assez riche pour prêter vingt mille écus dans Ragès, devrait au moins avoir une chambre à coucher dans Ninive.
  4. les critiques naturalistes disent que la merde d’hirondelle ne peut rendre personne aveugle ; qu’on en est quitte pour se laver sur le champ ; qu’il faudrait dormir les yeux ouverts pour qu’une chiasse d’hirondelle pût blesser la conjonctive ou la cornée, et qu’enfin il aurait fallu consulter quelque bon médecin avant d’écrire tout cela. Pour ce qui est de Sara, que Mr Basnage soutient, dans ses antiquités judaïques, avoir été blanchisseuse et ravaudeuse, nous n’avons rien à en dire. Il n’en est pas de même de Sara fille de Raguel, juive captive en Ragès.
  5. jamais les juifs jusqu’alors n’avaient entendu parler d’aucun diable ni d’aucun démon ; ils avaient été imaginés en Perse dans la religion des Zoroastres ; delà ils passerent dans la Chaldée, et s’établirent enfin en Grece, où Platon donna libéralement à chaque homme son bon et son mauvais démon. Shamadaï, que l’on traduit par Asmodée, était un des principaux diables. Don Calmet dit dans sa dissertation sur Asmodée, qu’on sait qu’il y a plusieurs sortes de diables, les uns princes et maîtres démons, les autres subalternes et assujettis . Tout semble servir à prouver que les hébreux ne furent jamais qu’imitateurs, qu’ils prirent tous leurs rites les uns après les autres chez leurs voisins et chez leurs maîtres, et non seulement leurs rites, mais tous leurs contes. Les termes dont se sert l’auteur du livre de Tobie, insinuent qu’Asmodée était amoureux et jaloux de Sara. Cette idée est conforme à l’ancienne doctrine des génies, des silphes, des anges, des dieux de l’antiquité ; tous ont été amoureux de nos filles. Vous voyez dans la genese les enfants de Dieu, amoureux des filles des hommes, leur faire des géants. La fable a dominé par-tout. Nous ne répéterons point ce qu’on a dit dans ce commentaire sur les démons incubes et succubes ; sur les hommes miraculeux nés de ces copulations chimériques ; sur tous ces diables entrants dans les corps des garçons et des filles en vingt manieres différentes ; sur les moyens de les faire venir et de les chasser ; enfin sur toutes les superstitions dont la fourberie s’est servie dans tous les temps pour tromper l’imbécillité.
  6. c’est la premiere fois qu’un ange est nommé dans l’écriture. Tous les commentateurs avouent que les juifs prirent ces noms chez les chaldéens : Raphaël médecin de Dieu, Uriel feu de Dieu, Jésraël race de Dieu, Michaël semblable à Dieu, Gabriel homme de Dieu. Les anges persans avaient des noms tout différents : Ma, Kur, Débadur, Bahman, etc. Les hébreux, étant esclaves chez les chaldéens et non chez les persans, s’approprierent donc les anges et les diables des chaldéens, et se firent une théurgie toute nouvelle, à laquelle ils n’avaient point pensé encore. Ainsi l’on voit que tout change chez ce peuple, selon qu’il change de maîtres. Quand ils sont asservis aux cananéens, ils prennent leurs dieux ; quand ils sont esclaves chez les rois qu’on appelle assyriens, ils prennent leurs anges.
  7. les critiques et les plaisants, qui se sont égaiés sur ce livre parce qu’ils ne l’ont pas reconnu pour canonique, ont dit que ce serait une chose fort curieuse qu’un poisson capable de dévorer un homme, et qu’on pût cependant prendre par les ouïes, comme on suspend un lapin par les oreilles. Il y a des poissons dont la laite ou le foie sont fort bons à manger, comme la laite de carpe et le foie de lotte ; mais on n’en connaît point encore dont le foie grillé sur des charbons ait la vertu de chasser les diables. Dès que les hommes furent assez fous pour imaginer des êtres bienfaisants et malfaisants répandus dans les quatre éléments, on se crut très-sage de chercher les moyens de s’attirer l’amitié des bons génies et de faire enfuir les mauvais. Tout ce qui était agréable eut son petit dieu, et tout ce qui nuisait eut son diable. Tel est le principe de toute théurgie, de toute magie, de toute sorcellerie. Si on brûlait de doux parfums pour les bons génies, il fallait conséquemment brûler ce qu’on avait de plus puant pour les mauvais démons. Au reste, si l’ange Raphaël conseilla au jeune Tobie de prendre ce poisson par ce qu’on appelle les ouïes, Raphaël, fort savant dans la connaissance des substances célestes, l’était peu dans celles des animaux aquatiques. Les ouïes des poissons, très-improprement nommées, sont les poulmons. Depuis la décision de Raphaël, qui déclare que le fiel des poissons de riviere guérit les aveugles, quelques médecins ont tenté d’enlever des taches, des taies sur des yeux, avec du fiel de brochet ; mais le plus sûr moyen d’enlever ces petites taches blanches qui se forment rarement sur la conjonctive, est d’employer des fomentations douces, et de rejetter toute liqueur acre et corrosive. D’ailleurs ce qu’on prenait pour des taies extérieures, étaient presque toujours de vraies cataractes, pour lesquelles le fiel de tous les animaux était fort inutile.
  8. il est plus aisé de soutenir qu’on peut chasser un diable avec de la fumée, qu’il n’est aisé de rendre la vue à un aveugle en oignant ses yeux avec du fiel, par la raison que nos chirurgiens ont abaissé plus de cataractes avec une éguille, que nous n’avons vu d’anges faire enfuir de diables en grillant un foie. Il est vrai que nous ne pourrions prouver à un ange que la chose est impossible ; car s’il nous répondait qu’il en a fait l’expérience, et qu’il faut l’en croire sur sa parole, qu’aurions-nous à lui répliquer ? L’ange Raphaël court après le diable, et va l’enchaîner dans la haute égypte, où il est encore. Paul Lucas l’a vu, l’a manié ; on peut se rendre à son témoignage. D’ailleurs, il ne faut pas s’étonner si un ange va du mont Taurus au grand Caire en un clin d’oeil, et revient de-même à Ragès, pour reconduire ensuite Tobie fils avec sa femme et son chien à Ninive chez Tobie pere.
  9. on peut remarquer que depuis le troisieme et le quatrieme chapitre de la genese, où l’on parle d’ève, son nom ne se retrouve dans aucun endroit de l’ancien testament. Cette observation en fait naître une autre : c’est qu’aucun des livres juifs ne cite une loi, un passage direct du pentateuque, en rappellant les phrases dont l’auteur du pentateuque s’est servi. Il est à croire que si Moyse avait écrit le pentateuque, ses loix, ses expressions-mêmes auraient été dans la bouche de tout le monde ; on les aurait citées en toute occasion ; chaque juif aurait su par cœur le livre du divin législateur jusqu’à la moindre syllabe. Ce silence si long et si universel peut servir à favoriser l’opinion de ceux qui prétendent, que les livres juifs furent tous écrits vers le temps de la captivité.
  10. la peau albugineuse que ce fiel fait tomber, et un aveugle guéri en une demi-heure, sont des choses aussi extraordinaires qu’un aveuglement causé par une chiasse d’hirondelle. Je ne dirai plus qu’un mot sur l’histoire de Tobie, c’est que sa légende rapporte expressément, que quand il mourut de vieillesse ses enfants l’enterrerent avec joie. Passe encore si ses héritiers avaient été des collatéraux. Au reste, plus d’un commentateur, et sur-tout Calmet, prétend que le diable Asmodée est la synagogue, et que Raphaël est Jesus-Christ.