La Bonne aventure (Sue)/1/V

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Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 127-165).
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V

Un magasin de mercerie, ganterie et parfumerie, sous le nom du Gagne-petit, établi depuis nombre d’années dans la rue du Bac, était, à l’époque de ce récit, exploité par M. Joseph Fauveau et sa femme, successeurs de Ducormier, ainsi que l’enseigne de la boutique l’apprenait au public.

À peu près à la même heure où la veuve du colonel Duval avait avec sa fille l’entretien que nous avons rapporté, les scènes suivantes se passaient dans le magasin du Gagne-petit.

Madame Fauveau, la parfumeuse, jeune femme de vingt-deux ans, était assise à son comptoir. Il serait difficile de s’imaginer une brune plus piquante et plus avenante, des cheveux plus noirs et plus lustrés, des yeux plus brillants et plus éveillés, des joues plus rondes et plus roses, une taille plus fine et plus voluptueusement cambrée.


Maria Fauveau savait qu’elle était jolie, délicieusemenf jolie, et que depuis la rue du Bac jusqu’au fin fond de la rue de Grenelle, on connaissait de réputation, mais de bonne réputation, la charmante parfumeuse, car chacun pouvait venir, sous prétexte d’acquisition de gants, bretelles, savon ou essences, admirer cette beauté fine et piquante, mais chacun s’en retournait avec son admiration. Jamais la médisance n’avait effleuré la renommée de Maria Fauveau ; avenante et souriante, toujours de bonne et gentille humeur, elle désespérait les galants en accueillant leurs déclarations avec une gaîté moqueuse et d’autant plus redoutable que ces galants éconduits, la jolie parfumeuse riait de tout son cœur avec son mari, qu’elle adorait ; et elle avait grand’raison, car c’était la bonté, la franchise personnifiées, que Joseph Fauveau, beau et grand garçon d’ailleurs, d’une physionomie ouverte et sympathique.

Disons enfin que Maria, douée de beaucoup de naturel, n’avait reçu qu’une éducation fort négligée, ayant toujours vécu dans un milieu, de petite bourgeoisie, honnête et laborieuse, mais très-vulgaire. La jeune femme ne possédait donc pas cette réserve de paroles, cette distinction de manières que d’autres enseignements et un autre entourage lui eussent nécessairement donnés ; aussi montrait-elle souvent la verve joyeuse et sans façon d’une grisette raffinée par quelque éducation.

Madame Fauveau se trouvait donc ce jour-là à son comptoir, tantôt s’occupant des écritures de son commerce, tantôt servant sa nombreuse clientèle.

La dernière pratique qui venait d’entrer dans la boutique était un homme de cinquante ans environ, mis avec une certaine recherche, ayant les cheveux gris, une physionomie rusée, l’œil fin, pénétrant, et des manières fort convenables.

— Que désire monsieur ? — demanda Maria Fauveau en s’interrompant d’écrire.

— Un pain de savon, madame.

— À la rose ou aux amandes, monsieur ?

— Comme il vous plaira, madame.

— Dame ! monsieur, c’est vous qui vous servirez de ce savon : le choix vous regarde.

— Choisi par vous, madame, il me semblera meilleur.

— Ah ! monsieur, c’est trop galant, — répondit en souriant la jolie : parfumeuse. — Alors, prenez ce savon aux amandes amères ; il est de plus de durée que l’autre.

— En ce cas, madame, donnez-moi l’autre, afin que j’aie plus tôt l’occasion de revenir ici.

— Usez-le donc bien vite, monsieur, et revenez le plus souvent possible, — reprit gaiement madame Fauveau. — Dieu merci ! les savons ne manquent pas. Voici le petit paquet, monsieur. C’est quinze sous.

L’homme aux cheveux gris tira de sa poche un portefeuille, le posa sur le comptoir, l’ouvrit, en tira un nombre assez considérable de billets de banque qu’il se mit à feuilleter avec affectation, et se dit comme en se parlant à soi-même :

— Je croyais avoir là un billet de 500 francs, mais non, non, ce ne sont que des billets de mille francs.

— Comment, monsieur, changer un billet de mille francs pour payer un pain de savon de quinze sous ? — dit madame Fauveau, — vous n’y songez pas ! D’abord je n’aurais pas de quoi vous rendre, et puis nous faisons toujours crédit aux pratiques… respectables.

Cette épithète de respectable adressée au galantin suranné fut accompagnée d’un malin sourire de Maria.

— Mais j’y songe, — reprit l’homme aux cheveux gris, qui d’un regard sournois tâchait de deviner sur la physionomie de la jeune femme si elle était éblouie de la somme assez considérable qu’il venait de lui montrer, — mais j’y songe, j’ai de l’or.

Et il tira de sa poche une longue bourse de soie verte, gonflée d’environ deux cents louis, dont une grande partie, par une maladresse calculée, tombèrent avec un attrayant tintement sur le portefeuille laissé sur le comptoir. L’homme aux cheveux gris, observant toujours sournoisement Maria Fauveau, fit de nouveau bruire l’or en le remettant dans la bourse, moins un louis, qu’il poussa du bout du doigt en disant :

— Ayez l’obligeance, madame, de me rendre.

La jolie parfumeuse, contraignant assez difficilement son envie de rire, causée par l’affectation de cet homme à faire montre de ses billets et de son or, lui rendit néanmoins la monnaie de son louis avec un sérieux parfait.

L’homme aux cheveux gris, au lieu de prendre cette monnaie, parut se raviser et reprit de l’air du monde le plus naturel :

— Madame, voulez-vous être assez bonne pour me rendre un service ?

— Certainement, monsieur ; lequel ?

— Je vais de ce pas au Musée ; il y a souvent dans la foule des amateurs curieux de tâter ce que les autres ont dans leurs poches ; veuillez me garder ces billets et cet or avec mon pain de savon ; je reprendrai le tout en passant dans une heure.

Quoique la proposition fût assez étrange, car le Musée n’était pas encore ouvert (circonstance ignorée d’ailleurs par Maria), celle-ci, d’abord assez surprise, mais ne supposant aucune arrière-pensée à cet homme respectable répondit ingénument :

— Je ne vois pas d’inconvénient à faire ce que vous me demandez, monsieur, et puisque vous le désirez, je garderai cet argent pendant une heure. Vous savez combien il y a dans la bourse et dans le portefeuille, n’est-ce pas ?

— Oui, madame, il y a quatorze mille francs en billets et deux cents louis en or.

— Total, dix-huit mille francs, que je vais mettre dans le tiroir de ma caisse, en attendant votre retour, monsieur.

Et la jeune femme mit en effet l’or et les billets dans son comptoir, ainsi que le pain de savon.

— Mille et mille remercîments madame, — dit l’homme aux cheveux gris en saluant avec une extrême politesse et se dirigeant vers la porte.

— À votre service, monsieur, — répondit Maria en se remettant à son livre de comptes.

L’homme aux cheveux gris avait à demi ouvert la porte pour sortir, lorsqu’il la referma comme par réflexion, et revenant se placer devant le comptoir, auprès duquel il s’assit sur une chaise vacante, il dit :

— Madame… un mot s’il vous plaît ?

— Tiens ! — reprit Maria en le regardant avec étonnement, — vous n’allez donc plus au Musée maintenant, monsieur.

— Si fait, madame, j’y vais aller tout à l’heure, mais avant… je désire seulement vous adresser une question.

— Voyons la question, monsieur ?

— Vous souvenez-vous, madame, il y a de cela six semaines environ, vous souvenez-vous d’avoir vendu une paire de gants à un monsieur d’une tournure encore très-jeune et très-élégante, quoiqu’il soit d’un âge… mûr !

— Une paire de gants ? Il y a six semaines ? — dit Maria assez étonnée, tout en cherchant à se rappeler ces particularités. — Ma foi, non, monsieur, je ne m’en souviens pas ; mais est-ce que ce monsieur n’en a pas été content, de ses gants ?

— Il en a été si content, madame, que le lendemain il est revenu en acheter une autre paire.

— À la bonne heure, voilà une fameuse pratique ! Mais je ne me rappelle pas du tout ce monsieur-là.

— Voyons, cherchez bien, ma chère madame : un monsieur très-mince, d’une figure encore fort agréable, et portant un ruban de plusieurs ordres à sa boutonnière, car c’est un très-grand seigneur, un prince, et d’ailleurs, chaque jour, en se rendant à la chambre des pairs, car il est aussi pair de France, il passe exprès par cette rue-ci, quoique ce ne soit nullement son chemin.

— Eh bien alors, si ce n’est pas son chemin, pourquoi ce brave monsieur passe-t-il par la rue du Bac ?

— Pour s’arrêter devant votre magasin, ma chère madame Fauveau, pour avoir le bonheur de vous contempler un instant ; allons, franchement, vous avez dû le remarquer.

— Ah ! bien oui ! j’ai bien autre chose à faire que de regarder les passants !

— Le prince n’en est alors que plus malheureux, ma chère madame Fauveau, car il espérait être connu de vous… de vue du moins.

— Et à quoi ça lui aurait-il servi, à ce monsieur, que je l’eusse connu de vue ?

L’homme aux cheveux gris reprit à demi-voix et d’un ton mystérieux et insinuant :

— Si le prince avait eu le bonheur d’être remarqué par vous, ma chère madame Fauveau, vous trouveriez moins brusque peut-être la proposition… que j’ai à vous adresser… de sa part… car… en vérité, à vous parler franchement, vous n’êtes pas faite pour tenir un magasin.

— Moi, monsieur ? je voudrais savoir un peu ce qui me manque pour ça, par exemple !

— Au contraire, ma chère madame Fauveau, vous avez trop…

— Comment ! j’ai trop !

— Eh ! oui, vous avez trop d’attraits, trop de beauté, trop de grâces pour les enterrer dans une misérable boutique. Allons donc ! madame, cela fait pitié ! Votre véritable place… savez-vous où elle est ? Dans un charmant petit hôtel, avec voiture, loges aux spectacles, diamants, toilettes de duchesse ; avec tout ce qui est digne enfin d’une charmante femme comme vous. Or, ma chère madame Fauveau, cette vie délicieuse, vous l’aurez quand vous le voudrez.

— Ah bah !…

— Quand vous voudrez ! Pour cela, vous n’aurez qu’un mot à dire.

— Vraiment, monsieur ? Il serait possible !

— Encore une fois, ceci dépend de vous, un oui un non à dire.

— Un oui, ou un non ? pas davantage ? — dit Maria en faisant une petite mine étonnée, la plus gentille du monde. — Mais écoutez donc, monsieur, savez-vous au moins que ça mérite réflexion, ce que vous me proposez là !

— Je crois bien !

— Ah çà ! ce que vous me promettez là, mon digne monsieur, c’est sûr ? c’est pour de bon ?

— Vous aurez, ma chère madame Fauveau, toutes les garanties désirables.

— À la bonne heure ! car, voyez-vous, ça ne serait pas gentil de se moquer du pauvre monde. Ainsi, en disant oui, il est bien entendu qu’il dépend de moi d’avoir un hôtel, un équipage, des diamants, des loges aux spectacles, des toilettes de duchesse… et quoi encore ?… Je ne me rappelle plus.

— Vous aurez naturellement votre maison montée et meublée : linge, argenterie, etc., etc. ; mille écus par mois pour votre dépense, et vingt-cinq mille francs pour votre trousseau.

— Mais savez-vous que c’est superbe, cela, mon respectable monsieur ! Jugez donc, mon mari et moi qui n’avons pour logement que deux petites pièces à l’entresol ; qui ne prenons un fiacre que dans les grands jours, et qui allons au plus une fois par mois au spectacle, et à la galerie !

— C’est indécent, ma pauvre madame Fauveau ! Une ravissante femme comme vous, à la galerie !

— Oui, monsieur, et à la seconde galerie encore !

— À la seconde galerie ! Dieu du ciel !

— Et des diamants, mon honorable monsieur, des diamants ! Moi qui n’ai, pour tout potage, qu’une broche et une paire de boucles d’oreilles en améthyste.

— Pauvre chère petite femme, des bijoux en améthyste ! Mais c’est ignoble !

— Et mille écus par mois ! Quand mon mari, ma petite fille, moi et ma bonne, nous dépensons quinze cents francs par an, au plus !

— Juste les gages que vous donnerez à votre femme de chambre, ma pauvre madame Fauveau.

— J’aurai donc aussi une femme de chambre ?

— Parbleu ! au moins une. Et de plus valet de pied, cocher, cuisinier.

— Un cuisinier ! moi qui me brûle souvent les doigts à faire griller des côtelettes, quand notre bonne n’est pas là.

— Ah ! madame, — dit l’homme aux cheveux gris, avec un accent de compassion courroucée, — ces mains, ces mains charmantes, toucher à des côtelettes ! Ah ! fi, fi ! quel indigne outrage à la beauté ! cela crie vengeance !

— Le fait est que j’aime mieux faire de la crème au chocolat. C’est mon triomphe, et au moins on ne se brûle pas les doigts. Mais dites-moi, mon vénérable monsieur, puisque j’aurai un cuisinier, j’espère bien qu’il saura faire les omelettes au jambon ?

— Parbleu !

— Je vous demande cela, voyez-vous, parce que Joseph les adore.

— Qui, Joseph ? — demanda l’homme aux cheveux gris, tout ébahi, quel Joseph ?

— Pardi, le mien ! le Joseph chéri à sa petite femme.

— Le Joseph… chéri ?

— Eh ! mon mari, donc !

— Votre mari, Madame ? Comment ! votre mari ?

— Eh bien ! oui.

— C’est sérieusement que vous me dites cela ?

— Ah çà ! entendons-nous. Vous me demandez, n’est-ce pas, si c’est sérieusement que je vous dis que Joseph adore l’omelette au jambon ?

— Mais non, mais non, je vous demande si vous croyez que… que… votre mari consentirait à partager l’existence que je suis chargé de vous offrir ?

— Comment ! s’il consentirait à avoir hôtel, équipage, cuisinier, femme de chambre, argenterie, etc., etc., car il y a beaucoup d’et cœtera dans vos promesses… Il faudrait qu’il fût joliment difficile, mon Joseph chéri, pour refuser ces belles offres.

— Après tout, — se dit l’homme aux cheveux gris avec un sourire dédaigneux et sardonique, — ça s’est vu des maris comme ça. Puis il reprit tout haut : — Pourtant, ma chère madame Fauveau, un mari, ce serait toujours gênant, malgré toute la complaisance que pourrait avoir cet excellent M. Fauveau. Vous m’entendez bien, ma chère madame Fauveau, car vous avez de l’esprit comme un lutin. Or, à propos de la gêne qu’apporte toujours un mari, fût-il de la meilleure volonté du monde, le prince avait songé à une excellente combinaison : comme il a un grand crédit chez les ministres, il s’est précautionné d’une place de commis à cheval dans les droits réunis… à Tarbes.

— À Tarbes, mon vénérable monsieur ?

— Oui, à Tarbes, Hautes-Pyrénées, à deux cents lieues d’ici. Il serait censé que le titulaire de la place en question reprendrait, en échange, votre magasin. Tout serait à ce sujet parfaitement arrangé ; on trouverait moyen d’amener le brave Fauveau à accepter. Le prince vous expliquera d’ailleurs tout cela lui-même, ce soir, si vous y consentez, au bal de l’Opéra.

— Moi, au bal de l’Opéra ? dit gaiement la jeune femme, — en voilà bien d’une autre, à présent.

— Écoutez-moi attentivement, ma chère madame Fauveau ; votre mari est de garde aujourd’hui ?

— Comment ! dit Maria, très surprise et presque inquiète de voir cet homme si bien renseigné, — vous savez ?…

— Nous savons tout. Votre mari ne reviendra donc ici que demain matin ; vous avez à vous la nuit tout entière ; vous demeurez seule à l’entresol, ici au-dessus ; votre bonne couche au cinquième étage.

— Ah ! vous savez aussi que ma bonne…

— Nous savons tout. Nous avons donc la nuit à nous. Or, à une heure du matin, rien ne vous sera plus facile que de descendre dans votre boutique ; je serai à votre porte avec un fiacre et un domino tout préparé ; vous l’endosserez, je vous conduirai au bal de l’Opéra ; le prince a une loge retenue d’avance ; là vous verrez ce digne et cher seigneur, vous causerez avec lui, il vous dira tous ses projets ; il a tout prévu, même le cas où il n’y aurait pas moyen de faire accepter à votre mari la place de commis à cheval, et où il tiendrait absolument à garder son magasin à Paris ; le prince vous proposerait alors autre chose. Enfin, vous l’entendrez, et vous verrez que c’est le meilleur, le plus charmant et le plus généreux des princes. Sans doute il n’est plus de la première jeunesse…

— Ni de la seconde, ni de la troisième peut-être, hein ! mon respectable monsieur ?

— Je ne veux pas vous tromper : il a la cinquantaine ; mais si bien conservé, si soigné ! Enfin vous le verrez. Vous avez d’ailleurs trop de bon sens, ma chère dame Fauveau, pour ne pas comprendre que l’attachement d’un seigneur d’un âge mûr est bien autrement solide et surtout fructueux que l’amour d’un tas de jeunes godelureaux bons à perdre les femmes, rien de plus. Enfin, tout ce que je puis vous, assurer, c’est que je n’ai jamais vu le cœur et la générosité du prince se démentir, moi qui depuis vingt-cinq ans ai l’honneur d’être à son service comme homme de confiance.

— Ah ! — dit Maria en interrompant l’homme aux cheveux gris, — il y a vingt-cinq ans, mon bien digne monsieur, que vous avez l’honneur… de… Je vous en fais mon compliment.

Quoique assez surpris de l’expression des traits de la jeune femme en lui adressant cette dernière parole, l’homme aux cheveux gris continua :

— Allons, ma chère madame Fauveau, c’est entendu, n’est-ce pas ? À une heure du matin, je serai à la porte de votre magasin avec un fiacre et un domino. Vous voyez quelle réserve y met le prince ; il aurait pu vous demander une entrevue dans sa petite maison, car il en a une délicieuse, comme les grands seigneurs d’autrefois. Vous la verrez. Mais pour vous rassurer, il a préféré choisir un terrain neutre, l’Opéra, où vous pourrez convenir de tout avec lui. Quant aux dix-huit mille francs que vous avez là, vous les garderez : ce sera une des garanties qui vous prouveront, je l’espère, que vous devez avoir toute confiance dans les promesses que je vous fais au nom du prince.

Après avoir silencieusement écouté l’ami du prince, Maria prit dans son tiroir l’or et les billets de banque, les déposa sur le comptoir et dit avec un froid dédain, en regardant l’homme aux cheveux gris bien en face :

— Tenez, mon respectable et très honorable monsieur, quoique vous fassiez un bien ignoble métier pour votre âge, je ne voudrais pas, à cause de votre âge même, voir mon Joseph chéri vous appliquer la meilleure, la plus solide, la plus belle rincée que vous ayez probablement reçue depuis vingt-cinq ans que vous avez l’honneur d’être le courtier de votre prince dans les honnêtes marchés dont vous vous chargez pour lui.

Stupéfait de ce brusque retour, l’homme aux cheveux gris se leva brusquement et s’écria :

— Mais, madame…

— C’est comme je vous le dis là, mon digne et obligeant monsieur. Si mon mari rentrait, je trouverais très drôle de lui raconter la chose en votre présence. Alors, vous concevez de quelle indigne râclée il vous gratifierait ; car le Joseph chéri à sa petite femme est fort comme un Turc, et il vous l’apprendrait, si vous ne le saviez pas, vous qui savez tout. Il est de garde c’est vrai, mais il doit venir dîner au magasin. Voici trois heures et demie, il ne peut maintenant beaucoup tarder. Voyez si vous voulez l’attendre, mon vénérable monsieur.

— Croyez-moi, ma chère madame Fauveau, — reprit imperturbablement l’homme aux cheveux gris, — ne cédez pas à un premier mouvement ; vous le regretteriez. Suivez mon conseil, réfléchissez, et en attendant, gardez toujours cet argent ; vous me le rendrez plus tard. Au revoir. En tous cas, je serai cette nuit à une heure à la porte de votre boutique.

Et l’ami du prince se leva.

— Monsieur, — dit vivement Maria, du moins emportez cet argent !

— Bon ! il sera toujours temps de me le rendre.

Et l’homme aux cheveux gris mit la main au bouton de la porte.

— Monsieur, — dit vivement la jeune femme avec inquiétude, car pour rien au monde elle n’aurait voulu conserver ce honteux dépôt, — eh bien ! écoutez-moi.

— Que désirez-vous, chère madame Fauveau ?

— Puisque vous voulez absolument que je garde cet argent, j’y consens. Seulement, faites-moi le plaisir d’envelopper vous-même la bourse et le portefeuille dans ce papier, et de nouer le tout avec ce ruban.

— Mais, — dit l’homme aux cheveux gris d’un air soupçonneux, — pourquoi faire cela ?

— Comment ! — reprit Maria avec un engageant sourire, — Voilà déjà votre complaisance à bout, vous qui promettiez des monts d’or ? Et vous voulez que je vous croie ?

— J’en étais sûr, — pensa l’ami du prince : — elle se ravise.

Et ne voyant aucun motif pour refuser ce qu’on lui demandait, il enveloppa l’or et les billets, pendant que la jeune femme, sans être vue, tirait un cordon de sonnette placé dans un coin du comptoir et qui communiquait à l’entresol.

Au moment où l’ami du prince terminait de nouer le ruban qui reliait le paquet, une jeune servante entra.

— Louise, — lui dit Maria, — vous savez bien où est l’église des Missions-Étrangères ?

— Oui, madame, ici tout près.

— Tenez, prenez ce paquet.

Et elle le retira des mains de l’homme aux cheveux gris, qui d’abord la regarda faire avec ébahissement.

— Vous savez qu’auprès de la porte, il y a un tronc pour les pauvres ?

— Oui, madame.

— Eh bien ! Louise, vous y mettrez ce paquet. Ce sont quelques petites charités que ce digne monsieur veut donner aux pauvres du quartier et…

— Diable ! un instant, — dit vivement l’homme aux cheveux gris, en reprenant le paquet des mains de la servante, — on n’est point charitable à ce point !…

— Alors, mon digne monsieur, — reprit Maria en souriant, — faites vos commissions vous-même, cela vaudra mieux.

Deux pratiques, entrant pour quelques emplettes, forcèrent l’homme aux cheveux gris de déguerpir en emportant son argent, ce qu’il fit non sans dire tout bas à Maria :

— Vous réfléchirez ; à une heure du matin je serai a votre porte.

— Monsieur, monsieur, — dit gaîment et tout haut la jeune femme, tout en servant ses pratiques, — votre pain de savon que vous oubliez ; si vous avez besoin d’autre chose, brosses à dents, blaireaux pour la barbe, parfumerie, pensez à nous, s’il vous plaît, monsieur ; nous serons toujours bien contents, moi et mon mari, de vous servir en conscience et de notre mieux.

L’ami du prince sortit, assez désappointé, mais non rebuté. Il est des gens complètement aveugles et obtus à l’endroit du désintéressement et de l’honneur.

Les acheteurs servis par la jeune femme la laissèrent seule ; elle reprit son livre de comptes et se dit tout en écrivant :

— Voyons ! faut-il raconter cela à Joseph, quand il va venir, et en rire avec lui comme de tant d’autres bêtes de déclarations ? j’en ai bien envie. D’un autre côté, il y a là une offre d’argent qui est ignoble, et il pourrait se chagriner en songeant seulement qu’on a osé me la faire, cette offre. Que décider ? Ma foi, demain je dirai tout à maman ; c’est une fameuse tête ; elle me conseillera pour le mieux, au sujet de ce que dois ou non dire à Joseph.

Puis, la jeune femme se remettant à son livre de commerce, se mit à fredonner gaîment, tout en écrivant, les paroles suivantes sur un air et un rhythme impossibles, bien entendu :

Ce n’est pas le tout d’aimer son Joseph chéri, la, la, la ! tra, deri, dera !

D’avoir confiance en lui, de ne lui rien cacher, deri, dera !

Il faut encore prendre garde de le chagriner, la, la ! deri, dera !

Même par bonne intention, deri, dera !

À ce moment une voix sonore et joyeuse, qui de son côté fredonnait aussi un tra, deri, dera ! se fit entendre derrière les carreaux de la porte du magasin. Elle s’ouvrit du dehors, et M. Joseph Fauveau, grand et beau garçon de cinq pieds sept pouces, entra vêtu de son uniforme de garde national, rehaussé de buffleteries d’une irréprochable blancheur. Faisant alors le salut militaire, en portant le revers de sa main à son formidable ourson, moins noir que ses épais favoris, il s’arrêta au seuil de sa boutique, en disant :

— Salut et honneur à ma jolie petite femme !