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La Bonne aventure (Sue)/1/VI

La bibliothèque libre.
Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 169-200).
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VI

Telle était Maria Fauveau, la petite bourgeoise vulgaire, vulgarité naïve et charmante, qui laissait un libre et joyeux essor aux plus nobles élans du cœur, aux plus vives saillies de l’esprit ; vulgarité mille fois préférable à la réserve, à la distinction des manières, lorsque par ces raffinements d’une éducation oisive, la distinction devient de la sécheresse et de la raideur, la réserve de la dissimulation ou de la fausseté.

— Salut et honneur à ma jolie petite femme ! — avait dit Joseph Fauveau en entrant dans le magasin.

La jeune femme, à la vue de son mari, frappa joyeusement dans ses petites mains, et coupant au court, légère, souple et pétulante comme une chatte, s’élança d’un bond de son fauteuil sur le comptoir, et du comptoir à terre. Dans cette dernière et rapide évolution gymnastique, la robe de Maria laissa voir la naissance d’une jambe divine, chaussée d’un brodequin noir digne de Cendrillon ; exhibition involontaire qui arracha cette exclamation à Joseph Fauveau :

— Sapristi !

— Il n’eut pas le temps d’en dire davantage, car les deux jolis bras de Maria s’enlacèrent à son cou.

— Es-tu folle, va, petite Maria ! — dit Joseph après avoir répondu aux caresses de sa femme ; — sauter par-dessus ce comptoir ! risquer de tomber, de te faire mal !

— C’était trop long de prendre la grande route, mon chéri, — reprit Maria en riant comme une folle, — j’étais pressée d’arriver. Allons, d’abord débarrasse-toi de ton bonnet à poil.

Et se dressant sur le bout de ses jolis pieds, Maria décoiffa Joseph de son ourson, puis posa ensuite, pendant un instant, ledit ourson sur sa tête, de sorte que le joli visage de madame Fauveau disparut presque entièrement sous la noire fourrure, et que Joseph ne vit plus que le bout du nez rose et la bouche vermeille de la rieuse, dont les petites dents blanches brillaient comme de l’émail.

Le mercier, franc rieur, partagea l’hilarité de sa jeune femme. Cet accès de gaîté calmé, il dit à Maria, qui, après avoir déposé l’ourson sur une chaise, regagnait son comptoir :

— Quel Roger Bontemps tu fais, va !

— Tiens ! pourquoi donc que je ne serais pas un Roger Bontemps, puisque, grâce à toi, je n’ai que du bon temps ? — reprit Maria en se remettant à son livre de commerce et reprenant sa plume — mais assez de bêtises ! Débarrasse-toi de tes armes, ô fameux guerrier, et tiens-toi tranquille. Je me suis donnée pour tâche de finir mes comptes avant dîner. Et à propos de comptes, tu es encore un joli garçon, toi !

— Comment ?

— Un fier banquier, je m’en vante !

— Que veux-tu dire ?

— Pardi ! Tu me crédites sur ton livre de 267 fr. pour notre dépense des deux mois passés, et tu me les a donnés il y a quinze jours, ces 267 francs.

— Pas du tout !

— Mais si fait !

— Je te dis que non !

— Mais, vilain entêté, — reprit Maria en frappant le plancher de son petit pied, — la preuve que tu m’as donné ces 267 francs pour la dépense, c’est que les voici inscrits sur mon livre à moi. Ah ! ah ! qu’as-tu à répondre à cela, hein ?

— Mais, madame la têtue, la preuve que tu te trompes, c’est que j’ai trouvé dans mon tiroir 267 francs de plus que mon compte.

— Eh bien ! C’est que tes pièces de cent sous auront fait des petits, voilà tout. Après tout, elles doivent tant s’ennuyer ensemble dans ce tiroir, que ça leur est bien permis de faire des petits, — ajouta Maria en se reprenant à rire aux éclats. — Tout ce que je peux t’assurer, c’est que tu ne me dois rien…

— Et moi je suis sûr que, comme toujours, tu te trompes à ton désavantage. Ah ! mais pourtant… attends donc, dit Joseph Fauveau en réfléchissant ; — attends donc : tu as ma foi, raison !… Je me rappelle avoir prêté trois cents francs il y a six mois à Bonaquet ; il me les a rendus, je ne les ai pas inscrits, voilà ce qui fait la différence !

— C’est encore un joli garçon que ton affreux ami le docteur Bonaquet ! Je dis affreux au figuré ; car c’est un bien bon enfant, et il ferait descendre les oiseaux des arbres pour l’entendre parler. Mais enfin voilà deux mois que nous ne l’avons pas vu.

— Il est si occupé ! il travaille tant ! Et puis il a été nommé médecin de l’Opéra.

— Tiens, tiens, tiens ! l’Opéra est donc malade ?

— Es-tu rieuse, va ! Mais c’est cela, l’argent que Bonaquet m’a rendu faisait mon erreur, tu avais raison…

— Voilà pour vous apprendre à n’avoir pas plus de tête qu’un pierrot, monsieur Fauveau, — dit Maria, en donnant du bout de ses doigts roses une chiquenaude sur le nez de Joseph. Mais celui-ci saisit au vol la main de la donneuse de chiquenaude, et, pour se venger, prit entre ses dents le bout des petits doigts de sa femme et les mordilla doucement.

— Joseph, finis donc ! — dit vivement la jeune femme, en retirant sa main. — Si quelqu’un entrait !

— Eh bien, quoi ? L’on verrait un mari qui baise la jolie petite main de sa jolie petite femme, et voilà !

— C’est gentil, monsieur !

— Je crois bien que c’est gentil ! — reprit Joseph en regardant amoureusement Maria. — Oh ! oui, c’est gentil, et c’est aussi bon que gentil, une petite femme comme toi.

— Oh ! oui, parlons-en ! je voudrais bien savoir ce que j’ai de si merveilleux !

— D’abord tu es intrépide au travail comme un petit lion. Tu tiens nos livres de commerce mieux que ne les tiendrait un commis à dix-huit cents francs.

— Ah ! ah ! — dit gaiement Maria, — voilà-t-il pas une belle affaire ! Est-ce que j’ai été élevée à me croiser les bras ? Est-ce que je ne tenais pas les livres de mon père ? Que veux-tu donc que je fasse pendant toute la sainte journée à ce comptoir ? Je m’ennuierais comme une morte, puisque notre petite Joséphine ne revient de sa pension qu’à cinq heures.

— Allons, bien ! — dit Joseph avec émotion. — Non, tu es une femme comme tant d’autres, n’est-ce pas ? Et dans la grande maladie de ta fille, que Bonaquet a sauvée, est-ce que tu n’as pas été admirable de dévouement ? Trente sept nuits sans te coucher !

— Tu vas voir que j’aurais pris une garde-malade pour veiller mon enfant ! Ah çà ! mais à quoi penses-tu donc, monsieur Fauveau ? Qu’est-ce donc que tu as mangé ce matin à ton corps de garde ? — reprit Maria en riant, — qu’est-ce que tu as ? voyons, dis-le tout de suite.

— J’ai… ce que j’ai depuis que nous sommes mariés, ma bonne petite femme : un amour et une reconnaissance qui s’augmentent chaque jour.

— De l’amour, c’est permis, je vous y autorise, je vous y engage même, monsieur Fauveau, — reprit Maria d’un ton de gravité comique ; — mais de la reconnaissance, c’est une farce ! et je ne veux pas que tu dises de farces, mon chéri, à moins que nous ne nous mettions franchement à bêtiser, car tu sais que, pour ce qui est de rire, je ne laisse pas ma part aux autres !

— Tiens, Maria, voilà encore une chose que j’admire en toi.

— Voyons la chose. Ça va être drôle !

— Tu as le caractère le plus égal, le plus gai que je connaisse, et pourtant voilà ta vie : Habiller et soigner Joséphine, descendre à la boutique à huit heures du matin, y rester jusqu’à huit heures du soir ; encore une fois, voilà ta vie de tous les jours, sauf nos dimanches et fêtes, où nous nous permettons quelques petites parties de spectacle ou de promenade.

— Ah çà, voyons, es-tu fou ! est-ce que je n’ai pas été élevée à ça ? Est-ce que toutes les femmes ne sont pas comme moi ?

— Toutes ? non. Et voilà justement où je t’arrête.

— Je désire savoir si c’est en ta qualité de garde national que tu m’arrêtes ! — demanda Maria en étouffant de rire ; — alors je me rends.

— Oh ! avec tes malices, tu ne m’empêcheras pas de te rendre justice. Non, les autres femmes ne sont pas toutes comme toi, car ce qui m’étonne, ce n’est pas la vie que tu mènes, mais la manière, dont tu la supportes. Que diable ! je sais bien, moi, sans aller bien loin, comme sont certaines de nos voisines de la rue. Celles-là sont toujours à se plaindre, à bâiller, à rechigner ; toujours à dire à leur mari : « Ah ! quelle scie que cette boutique ! Ah ! que c’est ennuyeux d’être toujours là comme un chien à l’attache, sans jamais sortir ! Ah ! que c’est assommant d’être aux ordres du premier venu qui vient vous acheter pour deux sous ! Ah ! quelle vie ! n’avoir qu’un pauvre dimanche à soi par semaine ! » Et toujours à grogner ainsi du 1er janvier au 31 décembre. Enfin, il n’y a pas jusqu’à ta mère… la plus brave, la meilleure des femmes ; tu sais si je l’aime ! qui était, tu l’avoueras, malgré son bon cœur, cinq jours sur six d’une humeur de dogue lorsqu’elle tenait son magasin d’épiceries.

— Eh bien ! moi aussi, monsieur Joseph, je vais être comme un vrai doguin déchaîné, si tu ne finis pas avec tes étonnements de ce qui est simple comme bonjour.

— Ah ! tu trouves cela simple comme bonjour, toi ?

— Eh ! certainement ! — dit la jeune femme avec vivacité. — Les uns naissent avec un caractère heureux, d’autres avec un caractère malheureux, voilà tout ; les uns sont toujours à regimber contre leur sort ; les autres, au contraire, se disent : « C’est comme ça ? Eh bien ! c’est comme ça ! » Les uns cherchent tous les moyens possibles de rendre encore plus ennuyeuse, encore plus triste pour eux et pour leur entourage, une existence qui n’est pas très gaie ; les autres, au contraire, tâchent de rendre gai ce qui ne l’est pas. Et puis enfin, mon bon Joseph, parlons raison, — ajouta la jeune femme avec une tendre émotion. — Qu’y a-t-il d’étonnant à ce que je sois gaie, c’est-à-dire contente, heureuse ? Voyons, qu’est-ce qui me manque ? Mon père et ma mère m’adorent ; toi et moi nous nous aimons de tout notre cœur ; notre chère petite Joséphine est un trésor de gentillesse ; nous ne sommes pas de gros boutiquiers, c’est vrai, mais nous vivons dans l’aisance, nous avons une bonne pour nous servir. Tu me gâtes tellement, que, lorsque nous sortons le dimanche, je suis, ma parole d’honneur, aussi bien mise que la femme d’un banquier. Notre commerce, la surveillance de notre ménage, ne me laissent pas une minute de vide. Tout cela me plaît, tout cela m’intéresse, tout cela m’amuse, et tu veux que je trouve le temps de m’ennuyer ou d’être triste ? Tu parles d’étonnements ! Et si je voulais m’étonner aussi, moi, de ce que tu ne me quittes que pour tes affaires ! de ce que tu ne mets pas le pied au café ! de ce que tu passes toutes tes soirées avec moi ! Ah ! bien oui ! pas du tout ! je jouis de mon bonheur comme d’une chose toute naturelle, sans être toujours à me dire : « Ah ! mon Dieu ! que je suis donc heureuse ! Mais pourquoi donc que je suis heureuse comme ça ? Voilà, sac à papier ! un bonheur bien extraordinaire ! Est-il extraordinaire, mon Dieu ! l’est-il ? Non, il n’est pas de bonheur… plus extraordinairement… extraordinaire que le mien !

Ces derniers mots furent prononcés par Maria d’un ton si drôle, si gai, elle contrefit si gentiment son mari, en levant les yeux et les mains au ciel à chaque exclamation, que Joesph, malgré son attendrissement, ne put s’empêcher de rire aux éclats de cette plaisanterie. Puis, cette hilarité calmée, il reprit :

— Va, tu seras toujours la même ! Il n’y a pas moyen de parler sérieusement avec toi dix minutes de suite, tu ris de tout ! Enfin, quand je pense qu’il y a dix-huit mois, lorsque cette vieille folle de madame Bardou t’a mis en tête d’aller te faire dire la bonne aventure pour nous deux, non-seulement tu as plaisanté d’une prédiction qui aurait fait dresser les cheveux sur la tête à d’autres personnes, mais tu m’as raconté cela si drôlement… si drôlement, que moi-même je n’ai pu garder mon sérieux ! Enfin, est-ce vrai ?

— Tiens ! cette bête de femme à qui je viens demander…

Et Maria se mit à chantonner :

La bonne aventure, ô gué !
Et elle me répond à ça, ô gué :
Qu’on me coupera ma tête, ô gué !
Qu’on me coupera la tête !

Ces derniers mots furent chantonnés par Maria en nasillant d’une façon si bouffonne, et elle rit de si bon cœur, que Joseph Fauveau ne pût s’empêcher de sourire et reprit :

— Au fait, tu as raison, il vaut mieux rire que de s’attrister de si sottes prédictions.

— Pardi !

— Moi, sans être devin, ma petite, je pourrais bien te la dire, notre bonne aventure, et une fameuse, encore !

— Voyons vite, chéri !

— Que nos affaires aillent seulement bien pendant une dizaine d’années, ma chère petite femme, et tu seras récompensée comme tu le mérites. Je nous vois d’ici, jeunes encore, retirés du commerce, avec notre fille, loin de cet étourdissant Paris, dans une jolie maisonnette à la campagne, avec un jardin que je jardinerai. Hein ! qu’est-ce que tu dis de ma bonne aventure ?

— Et nous aurons une basse-cour où j’élèverai des poules ? — dit Maria en frappant de joie dans ses mains. — Et j’aurai une vache ?

— Tu auras une vache, oh ! mais, une fameuse laitière ! Je la ferai venir de mon pays.

— Et des pigeons ?

— Et des pigeons.

— Et des lapins ?

— Et des lapins. Ah ! ah ! madame Fauveau cela te rend sérieuse, hein ?

— Ah ! pour ça, oui, mon bon Joseph, car vivre à la campagne avec toi, notre fille, mon père et ma mère (il faudra bien qu’ils nous suivent), c’est, mon rêve, vois-tu, là, c’est mon rêve !

— Et le mien donc ! C’est ce qui me donne tant de cœur et de courage. Oui, je me dis : Ma petite Maria n’est pas aussi heureuse que je le voudrais ; mais patience, patience ! encore une dizaine d’années, et je lui arrangerai un joli petit paradis sur la terre.

— Cher Joseph ! es-tu bon, mon Dieu es-tu bon ! — dit Maria cette fois sérieuse, très-sérieuse, car une larme d’attendrissement brilla dans ses grands yeux noirs, toujours si fripons et si éveillés.

Le bruit de la porte de la boutique que l’on ouvrait en dehors interrompit l’entretien de Joseph et de sa femme.

Un facteur de la poste entra, salua, déposant une lettre sur le comptoir et dit :

— Trois sous, madame, c’est une lettre pour M. Fauveau.

Pendant que le mercier tirait de son gousset la monnaie nécessaire au paiement du facteur, qui sortit bientôt, la jeune femme examinait curieusement la lettre que l’on venait d’apporter ; puis l’approchant de son petit nez, et enflant ses narines roses et dilatées, elle dit gaîment :

— Peste ! monsieur Fauveau, quelle correspondance embaumée tu as là ! Un cachet de cire mordorée ; avec une enveloppe de papier bleuâtre et épais comme je n’en ai jamais vu. Du reste, l’adresse est d’une bien jolie écriture. Ah ! ah ! monsieur Fauveau, qu’est-ce que ce joli poulet-là, s’il vous plaît ?

— Ma foi, je n’en sais rien du tout. Vois toi-même.

— Je crois bien que je vais voir moi-même ! Plus souvent que je te laisserai lire tout seul des poulets comme ceux-là !

Et Maria, décachetant la lettre, lut ce qui suit :

« Mon cher Joseph… »

— Ah ! ah !. scélérat ! — dit-elle en s’interrompant, mon cher Joseph, rien que cela, hein ! c’est assez clair. Mais voyons un peu la signature de cette belle aux yeux doux.

Et la jeune femme lut au bas de la lettre :

« Anatole Ducormier. »

— Anatole ! comment, Anatole est à Paris ! — s’écria Joseph ; — quel bonheur !

— Le fils du père Ducormier dont tu as acheté le fonds de commerce ? — demanda la jeune femme : ce jeune homme si savant dont tu m’as tant de fois parlé, qui avait tous les prix à ta pension ?

— Parbleu ! il a eu le prix d’honneur. Ils se disputaient toujours les premières places, lui et Bonaquet. Nous étions les trois inséparables. Ah ! quel bonheur que ce brave Anatole soit de retour ! Mais lis donc vite, Maria, lis donc vite sa lettre !

Et la jeune femme lut ce qui suit :

« Mon bon Joseph,

« Je suis à Paris depuis deux jours ; j’arrive d’Angleterre. Voilà près de six ans que nous ne nous sommes vus. J’ai le plus grand désir de te serrer la main. J’irai donc te demander à dîner aujourd’hui, et nous passerons unie bonne soirée de causerie comme autrefois.

« À toi de cœur.

« Anatole Ducormier. »

— Bravo ! — s’écria Joseph Fauveau en se frottant les mains, — bravo ! une vraie fête ! vivat !

— C’est ça, bravo ! une vraie fête ! vivat ! — reprit la jeune femme en contrefaisant son mari. — Ce ne sera pas le dîner qui sera une vraie fête toujours ! Nous n’avons que le pot-au-feu, un morceau de veau à la casserole et une salade.

— Eh bien ! est-ce que ce n’est pas assez ? est-ce que tu crois qu’Anatole, fils de petits boutiquiers comme nous, quoiqu’il soit habitué à la table des grands seigneurs, des ambassadeurs, fera fi du pot-au-feu de l’amitié ! Pauvre garçon, va, tu ne le connais pas ! C’est bien le meilleur enfant, le moins faiseur d’embarras ! Avec ça, ne buvant jamais ni vin ni liqueurs… une vraie demoiselle.

— Alors, puisque c’est une demoiselle, — dit gravement Maria, — je lui ferai faire de ces petits pots de crème au chocolat dont vous êtes si gourmand, monsieur Fauveau. Il est trois heures et demie, je vais tout de suite envoyer Louise chercher du lait ; j’aurai le temps.

— Es-tu gentille, va !

— C’est pour la crème au chocolat que vous dites cela, monsieur ; mais un instant : il faut que tu gardes le magasin.

— Parbleu ! Ah ! dis donc, Maria, si par la même occasion Louise commandait un vol-au-vent chez le pâtissier, avec des boulettes ?

— Pas du tout, monsieur le glouton ! on dîne très bien avec le pot-au-feu, un morceau de veau, une salade et une crème au chocolat, quand c’est, moi qui l’ai faite.

— Oh ! ma petite Maria, j’aime tant les boulettes ! Et puis je me le rappelle maintenant, Anatole les adore !

— Bien vrai, M. Anatole : adore les boulettes ?

— Parole d’honneur !

— Ah ! monsieur Fauveau, monsieur Fauveau ! vous n’êtes guère raisonnable, et fièrement sur votre bouche ! — dit Maria en quittant le comptoir et menaçant son mari du bout du doigt. — Enfin je vais dire à Louise de passer chez le pâtissier. Mais un instant… à une condition.

— Laquelle ?

— Tu es de garde cette nuit ?

— Tiens, ne m’en parle pas, c’est atroce ! Coucher par ce froid au corps de garde, sur un lit de camp, auprès des voltigeurs et des grenadiers ! grelotter là toute la nuit !

— Dame ! — reprit Maria d’un ton malin, — puisque tu aimes à grelotter sur un lit de camp avec d’aimables voltigeurs et de ravissants grenadiers, que veux-tu que j’y fasse, moi !

— Sapristi, non ! je n’aime pas ça, et pour preuve, je ne retournerai pas au corps de garde.

— Eh bien ! chéri, c’est tout ce que je désire. C’était là ma condition.

— Tant pis ! — s’écria Joseph. — Je brave le conseil de discipline ! Je dirai que j’ai eu… un étouffement.

— D’autant plus que tu auras mangé des boulettes !… C’est ça, reste, et tu pourras passer toute la soirée avec ton ami.

— Ma foi ! — s’écria Joseph, — ce qu’il y a de certain c’est que je suis fièrement heureux d’être au monde, voilà tout ce que je peux te dire, ah ! sapristi !

— C’est fameux ! — pensait Maria ; ce vieux indigne sera pendant ce temps-là à m’attendre dans son fiacre, à la porte de ma boutique. Je suis joliment fâchée de ne pas lui avoir dit d’amener aussi son imbécile de prince, ça aurait été plus drôle.

Puis s’adressant à son mari d’un air solennel :

— C’est convenu, monsieur. Puisque vous me faites le sacrifice de passer cette nuit ici au lieu de la passer au corps de garde… vous aurez des boulettes.

— Tiens, chérie, il faut que je te mange en attendant le vol-au-vent ! — s’écria Joseph en prenant sa femme par sa ronde et fine taille, au moment où elle entrait dans l’arrière-boutique.

— Mais finis donc, Joseph, — dit Maria en se retournant à demi pour donner à son mari le baiser d’adieu ; — finis donc, voilà quelqu’un qui entre.

En effet, un client ouvrait la porte. Le mercier alla au devant de lui, et Maria disparut dans la pénombre de l’arrière-boutique.

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Toujours grâce à la béquille magique du Diable boiteux, nous conduirons le lecteur, non pas dans un autre quartier, mais dans une rue aussi aristocratique que la rue du Bac est commerçante.