La Bonne aventure (Sue)/2/VI

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Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 137-169).
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VI

Le docteur Bonaquet occupait un assez grand appartement, situé au second étage, quai de l’École. Les deux fenêtres de son cabinet s’ouvraient sur un balcon assez proéminent, formant terrasse, le docteur, grand botaniste, aimait à la fois les fleurs en savant et en jardinier ; aussi, sa terrasse, garnie de caisses, surmontée d’une voûte de treillage, lui permettait, dès le printemps, de se livrer à son goût favori. Cette saison venue, et grâce aux plantes grimpantes dont se couvrait la tonnelle aérienne du balcon, il n’apercevait plus des fenêtres de son cabinet qu’un horizon de verdure fleurie.

Mais à l’époque de ce récit, c’est-à-dire vers les derniers jours de février, les losanges du treillage vert étaient complètement dégarnis de feuilles ; cependant, on voyait dans les caisses un grand nombre de ces fleurs qui bravent la froidure, telles que cactus, perceneiges et héliotropes d’hiver.

L’on n’a pas oublié que la veille, à la sortie du bal de l’Opéra, le docteur Bonaquet, surpris et heureux de rencontrer Anatole Ducormier, l’avait engagé à venir le voir le lendemain matin.

Le studieux et savant médecin s’était, selon sa coutume, levé avant le jour ; les premières et pâles lueurs d’une matinée de février le trouvèrent assis à son bureau, écrivant, lisant, annotant, à la clarté de la lampe ; un poêle de fonte chauffait cette grande pièce, meublée avec une simplicité extrême, et dont les murailles disparaissaient sous des rayons chargés de livres.

Le docteur Bonaquet, âgé d’environ trente ans, était laid, mais de cette laideur à la fois spirituelle et énergique dont les bustes de quelques philosophes de l’antiquité nous offrent souvent le type remarquable ; son large et beau front, un peu chauve, surplombait ses profonds orbites ; son nez saillant, à vives arêtes, son menton osseux, avancé, un peu long et carrément coupé, donnaient à ses traits une expression de fermeté rare, tempérée cependant par la douce placidité du regard et par la finesse du sourire plein d’esprit et de bonhomie ; en un mot, les traits du docteur Bonaquet reproduits par la peinture auraient offert un ensemble presque désagréable, tandis que le mâle et sévère ciseau du sculpteur devait leur donner, au contraire, un cachet d’originalité puissante.

Cette comparaison artistique était d’autant plus facile à faire qu’un illustre statuaire, sauvé par le docteur Bonaquet, avait sculpté en marbre le buste du médecin ; cette tête, hardiment accentuée par la main du génie, offrait à la fois une ressemblance frappante et un caractère grandiose digne de l’antiquité. L’on concevra enfin que vêtu d’un habit noir et le cou enfoncé dans une cravate, Jérôme Bonaquet offrait à l’œil un aspect disgracieux ; mais enveloppé dans une longue robe de chambre de couleur foncée, qui, drapée en larges plis, dégageait son col et l’attache de la tête, qu’il portait toujours haute et fière, Jérôme Bonaquet n’était plus reconnaissable ; à le voir vêtu de la sorte et assis devant sa table ainsi qu’il l’était ce matin-là, son menton appuyé sur sa main, son large front et son regard pensif levés vers le plafond, tandis que sa physionomie rayonnait de sérénité, tout cœur sympathique eût éprouvé pour le docteur un doux et sérieux attrait.

Une vieille servante interrompit le travail matinal du médecin pour lui annoncer M. Ducormier.

— Anatole ? qu’il entre ! qu’il entre ! — s’écria Jérôme Bonaquet en se levant aussitôt pour courir au devant de son ami, qu’il serra dans ses bras avec effusion.

La servante sortie, Anatole et Jérôme se trouvèrent seuls.

— Combien il est bon d’embrasser un ami après une si longue absence ! — dit le médecin. — Cette nuit, à l’Opéra, je t’avais à peine vu. Mais, — ajouta le docteur en souriant après avoir un moment examiné son ami, — sais-tu que tu es à peine reconnaissable ?

— Comment cela, mon cher Jérôme ?

— Lorsque tu es parti de Paris, tu avais la tournure modeste et toute scholastique d’un prix d’honneur sortant du collège, et hier, à l’Opéra, je t’ai retrouvé d’une élégance ! un vrai dandy, un lion, comme ils disent. Tu avais, ma foi, l’air très-grand seigneur, et j’étais fier d’avoir un si bel ami, en songeant qu’il était aussi bon qu’il était beau.

— Oui, oui, mon cher Jérôme, c’est un grand bonheur de se revoir. Mais à propos de cette nuit, la mère de cette pauvre jeune fille, madame Duval, comment va-t-elle ?

— Tu la connais ?

— J’ai été chargé à Londres par une des amies de cette jeune personne de lui apporter quelques livres ; je l’ai rencontrée pour la première fois cette nuit, lorsqu’elle est venue te chercher à l’Opéra.

— Sa pauvre mère est encore dans un état très-alarmant ; sa rechute d’hier m’étonne autant qu’elle m’inquiète ; heureusement rien n’est désespéré. Ah ! mon ami, c’est un ange que cette jeune fille ! un ange ! Fasse le ciel qu’elle ne perde pas sa mère ! elle en mourrait de chagrin ! Mais n’attristons pas notre entrevue. Te voilà enfin de retour, mon cher Anatole, après plus de quatre années de séparation et un silence de huit à dix mois, trop oublieux ami !

— Oublieux ! Jérôme, oublieux ! peux-tu le croire… Quant à la cause de mon silence…

— Je la devine… et je l’excuse… Tu es secrétaire !… ton état est d’écrire des lettres, tu dois, par conséquent, avoir horreur de toute correspondance. Ainsi, je te pardonne ; je ne suis pas d’ailleurs moi-même à l’abri de tout reproche, car, après t’avoir écrit deux fois sans recevoir de réponse, je t’ai cru en tournée dans quelque comté d’Angleterre avec ton ambassadeur. De mois en mois, j’attendais une lettre de toi, afin de savoir où t’adresser les miennes et renouer ainsi notre correspondance. De toutes manières, je devais t’écrire aujourd’hui ou demain, pour t’apprendre une heureuse nouvelle dont je devais aussi aller instruire tantôt notre ami Joseph et sa charmante femme.

— Une heureuse nouvelle ?

— Je suis marié…

— Toi ?

— Depuis avant-hier.

Alors, mon ami, — dit Anatole en serrant affectueusement les deux mains du docteur, — je puis, sans savoir qui tu as épousé, te complimenter sur ton bonheur, car je connais tes idées à l’égard du mariage. Je n’ai pas besoin de te demander si c’est une inclination partagée.

— Oui, et cette inclination date de près de trois ans.

— Voyez-vous, le sournois ! Et dans tes lettres pas un mot de cet amour !

— Ce n’était pas mon secret à moi seul, mon cher Anatole.

— Tu as raison. Mais, dis-moi, est-ce une jeune fille ou une veuve ? Selon tes idées, tu devais préférer une veuve.

— C’est une veuve à peu près de mon âge. Tu la connais sans doute de nom ; elle est alliée à ton ambassadeur.

— Ta femme ! alliée à M. le comte de Morval ?

— Oui.

— Ta femme !

— Mais oui ? cela t’étonne ?

— Franchement, — reprit Anatole, — cela m’étonne.

— C’est singulier, — dit le docteur en souriant avec bonhomie, — moi, cela ne m’étonne pas du tout.

— Et le nom de ta femme ?

— Son nom était madame de Blainville.

— La veuve du marquis de Blainville, lieutenant-général ?

— Elle-même.

— Comment, la marquise de Blainville t’a épousé ?

— Oui, ou bien je l’ai épousée ; ce qui revient absolument au même.

— La marquise de Blainville ! — répéta Anatole Ducormier avec stupeur, — il serait possible !… Quel mariage pour toi ? Mais c’est inouï, incroyable !

— Ah çà ! mon pauvre Anatole, — reprit gaiement le médecin, — est-ce que, par hasard, l’atmosphère aristocratique de l’Angleterre aurait pénétré jusqu’à ton excellent esprit ? Je ne comprends pas tes ébahissements.

— Que veux-tu, mon cher Jérôme, un pareil mariage est si peu dans les habitudes dans les mœurs du monde auquel appartenait ta femme…

— Cela vient peut-être, vois-tu, mon ami, de ce que ma femme n’avait ni les habitudes ni les mœurs du monde où elle vivait.

— Mais on la dit fort riche, — reprit Anatole ; — j’ai, en effet, cent fois entendu parLer d’elle chez mon ambassadeur, dont elle est parente éloignée..

— Oui, son mari était fort riche, et comme elle n’en a pas eu d’enfant…

— Elle hérite de lui ! — s’écria Ducormier. — De sorte que, par ton mariage, te voilà millionnaire. Ah ! c’est un beau rêve !

— Un beau rêve et rien de plus, du moins quant à la fortune, mon ami.

— Que veux-tu dire ?

Madame de Blainville avait droit, il est vrai, à l’héritage de son mari, mais ai-je besoin de te dire qu’en se mariant, la première chose que ma femme a dû faire, et pour elle et pour moi, a été de renoncer aux grands biens de M. de Blainville ?

— Mais alors elle a donc par elle-même une fortune considérable ?

— Une dot de quatre-vingt mille francs, je crois, car bien que d’une très-grande naissance, son patrimoine était, tu le vois, assez modeste. Mais le revenu de sa dot, joint au produit de ma clientèle, qui me rapporte huit à dix mille francs, (je ne fais payer que les gens riches), nous permet de vivre convenablement.

— Comment ! ta femme a consenti à ce que tu restes médecin ?

Le docteur Bonaquet regardait depuis quelques moments son ami avec une surprise croissante, presque inquiète ; aussi répondit-il à la dernière question de Ducormier.

— En vérité, mon pauvre ami, tu me fais des questions qui me semblent aussi singulières que tes étonnements ; je ne te reconnais plus. Avant notre séparation, ce que je viens de te confier t’eût paru, j’en suis certain, aussi simple qu’à moi. Voyons ! comment peux-tu supposer qu’il soit seulement venu à la pensée de ma femme de me demander l’abandon d’une carrière que j’aime, qui m’honore et qui me fait vivre ?

— Il est vrai, Jérôme, mes questions, mes étonnements, comme tu dis, doivent te surprendre c’est qu’aussi, vois-tu, je vis parmi des gens si excentriques, que sans partager aucun de leurs sots préjugés… oh ! loin de là, — ajouta Ducormier avec un sourire amer, — souvent, et malgré moi, j’envisage les choses au point de vue des gens dont je parle.

— C’est donc pour cela que je te trouvais l’air si grand seigneur, — reprit en souriant le docteur Bonaquet, rassuré parles paroles de son ami. — Je conçois parfaitement ce qu’amène l’habitude de vivre avec certaines personnes. Ainsi un Parisien, je suppose, jeté au milieu de Gascons, de Normands ou de Provençaux, finit par prendre leur accent. Eh bien, toi, tu as parfois l’accent aristocratique comme d’autres l’accent normand ou gascon ; mais au fond tu parles toujours la langue de ton bon et noble cœur d’autrefois, n’est-ce pas ?

— Peux-tu en douter, mon cher Jérôme ! Mais dis-moi, je vais te sembler très-impatient, je brûle de savoir…

— L’histoire de mon mariage.

— Oui.

— Oh ! mon Dieu ! rien de plus simple, de moins romanesque que cette histoire, mon cher Anatole. En deux mots, la voici : J’étais médecin du bureau de bienfaisance de mon arrondissement. Entre autres malades, je donnais alors mes soins à une famille d’artisans plongée dans une horrible misère et digne du plus touchant intérêt. Chez eux, pour la première fois, je rencontrai madame de Blainville, alors veuve depuis peu de mois.

— Et que venait-elle faire chez ces malheureux ?

— Dame de charité, elle accomplissait sa mission avec zèle et dévouement. La famille dont je te parle se composait d’une jeune fille de seize ans et de trois petits enfants, tous entassés dans un galetas, couchant sur le même grabat ; la mère et sa fille aînée étaient atteintes d’une fièvre typhoïde ; les autres enfants avaient jusqu’alors échappé à la contagion et grelotaient sur une paillasse dans un coin de la mansarde. Frappée de ce spectacle, madame de Blainville me dit que ces malheureux ne pouvaient rester dans ce taudis, et qu’elle allait s’occuper de leur faire chercher une demeure moins insalubre. En attendant qu’on eût trouvé un asile convenable pour cette famille. Madame de Blainville vint chaque jour passer quelques heures dans ce galetas, bravant la contagion et d’horribles répugnances ; elle soignait ces malheureux avec un dévouement si tendre, une abnégation si valeureuse, que je ressentis pour elle autant de sympathie que d’admiration. Sa charité lui coûta cher : au bout de quelques jours, atteinte par la contagion des maux qu’elle soulageait, je la vis pâlir, tomber en faiblesse dans ce misérable réduit. Lorsqu’elle reprit ses sens, je la reconduisis chez elle ; quoiqu’elle me connût depuis peu, elle désira m’avoir pour médecin. Sa maladie fut terrible ; je passai de longues nuits à la veiller, souffrant tour à tour, selon les phases de sa maladie, les angoisses de l’espérance ou du désespoir. Une mère ou une sœur ne m’auraient pas causé plus d’alarmes. Enfin, je sauvai madame de Blainville ; sa convalescence dura plusieurs mois, demanda beaucoup de soins, exigea même un voyage pendant lequel je l’accompagnai ; je vécus ainsi plusieurs mois dans une étroite intimité avec madame de Blainville, je pus l’apprécier : noble et grand cœur, rare et solide esprit, instruction profonde et variée, caractère ferme et élevé ; telle je jugeai madame de Blainville, telle je l’aimai. Du reste, peu faite pour la société où sa naissance et son mariage l’avaient appelée à vivre, ses goûts étaient simples, son existence très retirée, très studieuse, car elle s’occupait d’art et de science avec une remarquable distinction, elle cherchait aussi de plus sérieux plaisirs dans la pratique d’une charité ardente et éclairée. Que te dirai-je, mon ami ? je m’habituai ainsi à voir chaque jour madame de Blainville ; elle m’indiquait les familles qui avaient besoin de moi, je lui indiquais celles qui avaient besoin d’elle. Ces relations resserrèrent notre intimité ; nous éprouvâmes l’un pour l’autre un sincère attachement ; ma profession, envisagée à son vrai point de vue, je veux parler de son côté moral et philosophique, parut à madame de Blainville une des plus nobles carrières qu’il fût donné à l’homme de parcourir ; elle ne crut pas plus déroger en me proposant d’unir son sort au mien, que je ne crus, moi, m’élever en acceptant. Nous nous sommes mariés. Ma femme a vingt-sept ans, j’en ai trente ; nous touchons à la maturité de l’âge ; nous n’avons pas cédé à un entraînement aveugle, nous avons eu foi à une affection profonde, calme, réfléchie et éprouvée, pendant trois ans, par des relations journalières ; le passé nous garantit de toute déception à venir ; nos goûts sont semblables, nos esprits ont mille points de contact et par une grande conformité de principes et par notre commun amour de l’étude ; enfin, notre position est indépendante. C’est te dire, Anatole, que notre mariage réunit toutes les chances d’un bonheur durable.

Anatole Ducormier avait attentivement écouté son ami, peut-être plus surpris encore que touché de cet amour si simple, si droit, et, comme l’avait dit le docteur Bonaquet, si peu romanesque.

Cette énormité : le mariage d’un médecin et d’une marquise, avait été amenée par des incidents tellement bourgeois, qu’Anatole en restait confondu. Pourtant il reprit en tendant cordialement la main à Jérôme :

— Mes pressentiments ne m’avaient pas trompés, lorsque je te félicitais de ton mariage, sans en connaître les circonstances ; ce qui m’avait d’abord tant surpris dans cette alliance ne m’étonne plus à cette heure, que je connais le caractère de ta femme ; caractère rare, je t’assure, car dans la société où elle a vécu, crois-moi, sur cent femmes, sur mille femmes, nées comme elle…

— Il n’y en a pas une capable d’épouser un médecin ? n’est-ce pas ?

— Non, mon ami, — répondit Ducormier, et il ajouta avec une expression de haine contenue : — Ah ! dans cette aristocratie, que de hauteur ! que de morgue ! que de préjugés insolents ou absurdes ! Ces gens-là en sont encore à la féodalité ! Oui, dans leur stupide distinction de races et de classes, ils sont aussi impitoyables que par le passé. Aussi, crois-moi, ton mariage leur aura paru aussi exorbitant que si nous étions encore au temps des nobles et des vilains !

— Allons, mon cher Anatole, — répondit le docteur Bonaquet en souriant avec bonhomie, — tu es trop sévère, tu es même injuste.

— Envers ces gens-là ?

— Envers ces gens-là.

— Voyons, Jérôme, — reprit Anatole en souriant, — ton indulgence ne vient-elle pas de ce que, par ton mariage, te voilà presque de cette aristocratie ?

— Moi ! Jérôme Bonaquet ! avec les principes que tu me connais ! — répliqua en riant le médecin. — C’est une plaisanterie. Mais tiens… sérieusement, cette noblesse altière qui a, dis-tu, conservé sa tradition intacte, malgré les siècles et les évènements, me semble à moi une curiosité historique et féodale dans le goût de Chambord ou de Chenonceaux.

— Comment ! — s’écria Ducormier d’une voix âpre, — leur orgueil de race, leur mépris écrasant pour nous autres, gens de peu ou de rien, ne te révoltent pas ?

— Ma foi, non. Qu’est-ce que cela me fait ! Peu m’importe, après tout, que les tourelles du vieux manoir dominent au loin la vallée, pourvu que leur ombre n’ôte ni jour ni soleil à ma maisonnette et à mon jardinet. Va, mon ami, le temps des hauts barons est passé ; il n’y a plus que deux classes d’hommes, les honnêtes gens et les fripons, les gens d’esprits et les sots. Laissons donc l’aristocratie-se cantonner dans ses souvenirs, se retrancher dans l’inoffensif château-fort de ses traditions. En quoi ces gens-là nous causent-ils dommage ? Sont-ils ridicules ? plaignons-les d’être ridicules. Sont-ils orgueilleux ? plaignons-les d’être orgueilleux.

— Mais ils nous méprisent ! — dit Anatole d’un ton d’amer ressentiment. — Voilà quatre ans que je vis parmi eux ; je les connais. À leurs yeux, sais-tu ce que nous sommes ? des êtres inférieurs, des espèces, comme ils disent.

— Bah ! je les défie, moi, de mépriser un homme de bien, — répondit Bonaquet avec son habituelle placidité. — Ah ! dis-moi qu’ils se moquent des bourgeois gentilshommes, soit, entre nous, ils n’ont pas tort ; mais au bout du compte, que peuvent-ils blesser ? notre vanité ? N’exposons jamais notre vanité à leurs dédains. Ils vivent dans leur cercle, vivons dans le nôtre ; n’allons jamais à eux, mais si, par hasard, ils viennent à nous, accueillons-les cordialement, s’ils sont gens de bien et d’esprit.

— En vérité, Jérôme, tu me confonds.

— Pourquoi ?

— C’est toi qui parles ainsi ?

— Certes.


— Et ton mariage ?

— Eh bien ! mon mariage ?

— Ne viens-tu pas de dire : N’allons jamais à eux, mais s’ils viennent à nous…

— Accueillons-les cordialement, s’ils le méritent. Oui, j’ai dit cela.

— Et toi, n’es-tu pas allé à eux, en épousant une des leurs ?

— Je pourrais te répondre, mon ami, que c’est une des leurs qui est venue à moi, car la proposition de mariage m’a été faite par madame de Blainville, mais en cela elle devançait ma pensée.

— Et si le premier tu lui avais offert de l’épouser, tu n’aurais pas appelé cela, comme tu dis : aller à eux ?

— Mon ami, entendons-nous. Qu’ai-je aimé dans madame de Blainville ? Son titre ? Non ! elle le perdait en m’épousant. Sa naissance, ses relations aristocratiques ? Non, car ni moi ni elle ne mettrons les pieds dans la société où elle a vécu jusqu’ici. Ai-je enfin recherché ses richesses ? Pas davantage, puisqu’elle a fait abandon des grands biens de son mari. Non, non, ce que j’ai aimé en elle, c’est la femme de cœur excellent, d’esprit élevé, de caractère généreux, ni plus ni moins. Maintenant, le hasard fait qu’elle appartient à l’aristocratie, je ne m’en plains ni ne m’en réjouis ; sa naissance n’a en rien motivé ma préférence… Pourquoi sa naissance deviendrait-elle un obstacle à mon choix ? Madame de Blainville était libre, moi aussi ; nous nous sommes mariés, voilà tout. Eût-elle appartenu à ce que certains bourgeois appellent le peuple, je l’aurais encore épousée, car je ne reconnais non plus que deux classes de femmes : celles qui sont honnêtes et celles qui ne le sont pas, celles qui plaisent et celles qui ne plaisent point.

— Mais enfin, crois-tu que sa famille, que la société à laquelle elle appartient, ne seront pas outrées, indignées de son mariage avec toi ?

— Il est toujours fâcheux d’outrer et d’indigner les gens — répondit Jérôme en souriant, — mais lorsque les gens s’indignent d’une conduite droite et désintéressée… que faire ? Plaindre ces vieux enfants et continuer de vivre heureux et honorés.

La servante, entrant chez le médecin après avoir frappé, lui dit :

— Monsieur, madame désirerait vous parler.

— Voilà une excellente occasion de te présenter à ma femme, — dit le docteur.

Puis, s’adressant à la servante :

— Priez madame d’avoir la bonté de venir.

Peu d’instants après, madame Bonaquet entra dans le cabinet de son mari.