La Bonne aventure (Sue)/2/VII

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Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 173-202).
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VII

L’ex-marquise de Blainville, née Héloïse de Morsenne, avait vingt-sept ans environ ; ses traits, sans être régulièrement beaux, étaient doués d’un grand charme, attrayant mélange de bienveillance, de finesse et de fermeté. Une robe très simple faisait valoir sa taille gracieuse, et quoiqu’il fût encore de grand matin, madame Bonaquet était déjà coiffée avec soin et chaussée avec élégance ; son attitude, ses moindres mouvements annonçaient cette dignité contenue, douce et tranquille, résultant de l’inébranlable sûreté de soi-même.

Madame Bonaquet tenait à la main une lettre ouverte, lorsqu’elle entra chez son mari.

— Ma chère amie, — lui dit le médecin, pendant qu’Anatole Ducormier la saluait profondément, — Je vous présente un de mes plus anciens et meilleurs amis, dont souvent je vous ai entretenu, M. Anatole Ducormier.

— En effet, monsieur, — dit la jeune femme en répondant avec affabilité au salut d’Anatole, nous avons beaucoup parlé de vous. Je sais combien est sincère et vive votre affection pour mon mari ; cela fait son éloge, et le vôtre, monsieur : aussi n’ai-je pas besoin de vous dire que nous serons très heureux de vous voir souvent ici.

Anatole s’inclina ; madame Bonaquet reprit en souriant :

— Je vais d’ailleurs et tout de suite, monsieur, vous demander la permission d’agir avec vous en ancien ami ; je viens de recevoir une lettre que, pour des raisons assez importantes, je désirais communiquer à monsieur Bonaquet.

— De grâce, madame ! — dit Anatole Ducormier en s’inclinant de nouveau, pendant qu’Héloïse, donnant à son mari la lettre en question, lui dit d’une voix douce et calme :

— Veuillez lire ceci, mon ami.

Cette lettre, écrite la veille au soir, était ainsi conçue :

« Je tiens à vous faire savoir, madame, que sur mon initiative la lettre de faire-part ci-jointe a été adressée à tous les membres de la maison à laquelle vous aviez l’honneur d’appartenir.

« DIANE DE MORSENNE, DUCHESSE
« DE BEAUPERTUIS. »
« M…

« Nous avons l’honneur et le regret de vous faire part de la perte douloureuse et dégradante que notre maison vient d"éprouver, par suite du mariage de madame la marquise de Blainville (née de morsenne) avec une personne indigne de nous appartenir. »

(Suivent les signatures.)

Après avoir lu cette lettre, pendant que sa femme le suivait du regard, le docteur Bonaquet sourit, et dit à Héloïse :

— Qu’est-ce donc que cette madame de Beaupertuis, ma chère amie ?

— Une de mes cousines, très jeune, très jolie et très honnête femme. Mais, vous le voyez, elle est sous l’empire d’idées assez fausses, résultant non d’un mauvais cœur, mais d’une mauvaise éducation ; elle est fille du prince de Morsenne…

— Du prince de Morsenne ! — dit involontairement Anatole.

— Est-ce que vous connaissez M. de Morsenne ? — lui demanda madame Bonaquet.

— Non, madame, — répondit Ducormier ; mais M. de Morval, dont je suis secrétaire, m’a chargé de lettres pour le prince de Morsenne ; je me suis présenté hier chez lui sans pouvoir le rencontrer, mais il doit me recevoir ce matin même.

— Ma chère Héloïse, — reprit le médecin après un moment de réflexion, — vous savez mon amitié pour Anatole ; j’ai toute confiance en lui. Je viens de lui raconter les diverses et heureuses circonstances de mon mariage. Permettez-moi de lui donner connaissance de cette lettre singulière. D’abord, elle vient fort à propos, quant à une petite discussion que nous avions tout-à-l’heure, Anatole et moi ; puis, cela sera d’autant plus piquant pour lui qu’il doit voir, ce matin même, le père de cette fière duchesse.

— Certainement, mon ami, — répondit madame Bonaquet en souriant, — vous pouvez donner cette lettre à lire à M. Ducormier. Il est, m’avez-vous dit, très-observateur : il trouvera là un curieux trait de mœurs.

Jérôme remit la lettre à Anatole ; à peine l’eut-il lue, qu’il s’écria :

— L’insolente créature ! C’est à la fois stupide et infâme !

— Mais non, mais non, — reprit Jérôme avec son habituelle sérénité. — Il y a dans cette résolution une sorte de courage joint à un instinct de dignité très-prononcé, dignité fort mal comprise, il est vrai, mais qui cependant, à un certain point de vue, ne manque pas de grandeur. Qu’en pensez-vous, Héloïse ?

— Je pense, mon ami, — répondit madame Bonaquet avec son doux et fin sourire, — je pense que cette contre-lettre de faire-part serait, comme exécution et comme idée, parfaite de tout point si…

Comment, madame ! — s’écria Ducormier en interrompant malgré lui la femme de son ami, — vous n’êtes pas révoltée de cette audacieuse insolence ? vous partagez l’indulgence de Jérôme ?

— Permettez, monsieur, — reprit Héloïse en souriant, — le choix que j’ai fait étant le plus honorable du monde, le seul défaut de cette circulaire est d’être écrite à mon sujet… Sauf ce manque complet d’à propos, l’idée me semble excellente, et pourrait servir à merveille dans une occasion plus opportune.

— Pardonnez ma surprise, madame, — reprit Anatole, abasourdi de cette dignité calme et impartiale ; — un tel stoïcisme me confond : approuver l’idée de cette lettre outrageante…

— Eh ! certainement, mon cher Anatole, — reprit le docteur Bonaquet, — ma femme a raison ; car enfin, voyons, suppose un grand peintre, Vandyck ou Velasquez, ayant manqué complètement la ressemblance d’un portrait : n’en resterait-il pas du moins une toile d’un mérite supérieur, grâce au coloris et à la forme ?

— Soit ! où veux-tu en venir, Jérôme ?

— Eh bien ! admets qu’une femme, de quelque condition que ce soit, ait fait un choix indigne d’elle et des siens : une protestation pareille à celle de cette circulaire, et faite au nom de toute une famille, serait pleine de dignité.

— Encore une fois, Jérôme, tu parles de cet outrage comme s’il ne s’agissait ni de madame ni de toi.

— Mais c’est qu’en effet, monsieur, — reprit madame Bonaquet en souriant, — nous sommes complètement désintéressés dans la question. Ce n’est pas de nous, à bien dire, qu’il s’agit.

— Il faudrait néanmoins, je crois, ma chère Héloïse, puisqu’il en est ainsi, aller ensemble, l’un de ces soirs, chez ces gens-là ? — reprit Jérôme Bonaquet avec son inaltérable placidité. — Nous irons une seule fois, bien entendu ; mais cela devient maintenant indispensable ; qu’en pensez-vous, Héloïse ?

— J’allais, mon ami, vous faire cette proposition, — répondit madame Bonaquet d’une voix douce et ferme. — Nous choisirons, pour cette visite de noce, le plus prochain jour de grande réception à l’hôtel de Morsenne, puisque M. de Morsenne est le chef de la famille.

— Quoi ! madame, — reprit Anatole tombant de surprise en stupeur, — vous aurez le courage d’affronter tant d’insolence et de dédain ?

Madame Bonaquet ne put s’empêcher de regarder son mari d’un air significatif, comme si elle lui eût demandé compte des étonnements de son ami, dont elle avait eu jusqu’alors une excellente opinion ; puis, s’adressant à Ducormier, elle reprit un peu froidement :

— Vous devez penser, monsieur, qu’il n’entre ni dans la pensée de M. Bonaquet ni dans la mienne de faire en de telles circonstances ce qu’on appelle une bravade. Non, nous voulons seulement accomplir un devoir impérieusement dicté par le respect de soi. Mais, — ajouta d’un air affable madame Bonaquet en se levant pour sortir, — je ne veux pas gêner plus longtemps les épanchements de deux amis qui sont restés si longtemps éloignés l’un de l’autre. Au revoir, je l’espère, monsieur Ducormier.

Et la jeune femme quitta le cabinet de son mari en répondant au salut d’Anatole.

Après le départ de madame Bonaquet, Ducormier, se croisant les bras d’un air triomphant, dit au médecin en secouant la tête :

— Eh bien, Jérôme ! eh bien ?

— Eh bien ! quoi, mon cher Anatole ? que veux-tu dire ?

— La voilà donc, cette aristocratie pour laquelle, il y a un quart-d’heure, tu te montrais si indulgent, si bénévole ! Que m’importe, disais-tu, que les tourelles du manoir féodal dominent la vallée, pourvu que leur ombre ne m’ôte ni jour ni soleil !

— Où diable veux-tu en venir ?

— Où je veux en venir ! Comment ! cette dédaigneuse duchesse, par sa lettre insolente, ne te force-t-elle pas de rester sous le coup d’un outrage écrasant, ou d’aller t’exposer, toi et ta femme, aux plus humiliants dédains ! Mais, Dieu merci ! ces dédains, tu n’iras pas les braver ; tu reviendras sur cette résolution que je puis qualifier, maintenant que ta femme n’est plus là, sur cette résolution vraiment absurde, insensée, de vous rendre tous deux chez ce prince, un jour de grande réception…

— D’abord, mon ami, — reprit le docteur en interrompant Anatole, — je ne reviens jamais sur une détermination juste et sage ; ma femme est comme moi, sans cela elle ne me serait pas si chère. Nous accomplirons donc ce que nous avons résolu ; en cela, les appréhensions de ton amitié égarent ton jugement ; rassure-toi, ce grand monde n’est pas si farouche ; il se compose en résumé de créatures humaines ; or, pour peu qu’on ait un cœur dans la poitrine et un cerveau dans la tête, on rend forcément hommage à une action digne et ferme.

— Jérôme, je t’en supplie, au nom de ton bonheur et de celui de ta femme, renonce à ces projets insensés. Aller braver ce monde arrogant, qui se croit solidaire de ce qu’il appelle le honteux outrage fait à la noblesse d’un des siens ! ah ! mon ami, tu ne sais pas ce que c’est que ces gens-là ; tu les juges d’après ta femme ; tu ignores avec quelle sanglante adresse ils manient l’ironie, et de quels traits acérés peut vous percer leur hautain persifflage. Non, non, tu ne la connais pas, mais je la connais, moi ! — s’écria Anatole Ducormier, comme si un douloureux ressentiment, contenu depuis longtemps dans son cœur, faisait enfin explosion ; puis il ajouta avec un accent de haine impossible à rendre : — Oh ! race infernale ! que d’humiliations amères ! que de mépris insolents tu m’as fait dévorer pendant quatre ans ! Oh ! que de fiel s’est amassé dans mon cœur !

— Anatole ! que dis-tu ? — s’écria Jérôme aussi surpris qu’effrayé de l’expression de sinistre méchanceté qui venait soudain contracter les beaux traits d’Anatole ; — toi humilié, toi méprisé ? Et ces dédains, tu les as subis ?

— Pardieu ! — répondit Ducormier avec un éclat de rire sardonique. — Tu ne connais pas ces gens-là, te dis-je ! Avec eux jamais un acte que l’on puisse relever : ils savent si bien vivre ! Jamais un mot dont on puisse s’offenser : ils sont si polis ! Pourtant leur accent, leur physionomie, leur attitude, tout jusqu’à leur silence même est ironie ou dédain, lorsqu’on a le secret de ces natures insolentes, hypocrites et corrompues !

— Anatole, ton langage me confond et m’alarme, reprit tristement le médecin ; — d’après tes premières lettres, je te croyais heureux chez ton ambassadeur, puisque tu ne l’avais pas quitté. Comment ! tu as souffert, dis-tu, tant d’humiliations, et tu es resté là pendant quatre ans ?

— Oui, — répondit Ducormier avec un mélange d’amertume, de honte et de rage ; — oui, parce que cela est fatal ! oui, parce que dès qu’on a hanté ce monde maudit, toute autre société vous devient insupportable, mordieu ! Il faut bien l’avouer, et ma haine s’en augmente, l’élégance, le luxe, la grâce, le goût exquis, la poésie de la vie enfin ne se rencontrent que là ; ailleurs tout paraît mesquin, vulgaire et bourgeois. Je le sais bien, moi ! Quelle était ma position chez ces gens-là ? Celle d’un secrétaire à gages, une espèce de domestique, supérieur aux autres en cela que je mangeais au bas bout de la table, et que si je sortais en voiture seul avec mon maître, au lieu de monter derrière comme les laquais, je m’asseyais respectueusement sur les coussins de devant. Eh bien ! oui, ces humiliations de tous les jours, je les dévorais pour ne pas quitter cette sphère éblouissante pour assister à ces fêtes splendides, à ces bals magnifiques, où j’errais cependant inconnu, silencieux et dédaigné, contemplant avec une envie ardente et amère tant de femmes charmantes qui n’avaient pour moi ni sourire ni regard, que je ne pouvais pas seulement inviter à danser, ainsi que le faisaient tant de sots titrés et blasonnés. Mon invitation eût passé pour une insolence. Il n’importe ! quelquefois, je parvenais à m’étourdir sur la bassesse de ma condition et à me croire de cette orgueilleuse aristocratie, où j’aurais tenu ma place mieux que d’autres, si le sort m’eût fait naître Crillon, Montmorency ou Lorraine… Mais, Jérôme, qu’as-tu à me regarder de cet air chagrin, presque sévère ?

— Anatole, — reprit le médecin d’une voix grave et douloureusement émue, — il y a quatre ans, nous nous sommes séparés, tu étais bon, candide et loyal ; je ne connaissais pas d’âme plus ouverte que la tienne à tous les sentiments élevés ; tu es parti pour Londres, heureux d’une position honorable offerte à ton mérite ; durant les premiers temps de notre correspondance, tu me faisais part de tes impressions ingénues, pauvre enfant du peuple, ou peu s’en faut, jeté dans ce tourbillon du grand monde ; alors, timide et naïf, mais plein de dignité naturelle, tu accomplissais religieusement tes devoirs, et lorsque l’homme qu’à cette heure tu appelles avec tant d’amertume ton maître, et que tu nommais alors ton bienfaiteur, t’engageait, me disais-tu, à rester dans son salon, au lieu d’accepter cette offre remplie de séductions dangereuses, tu préférais passer tes soirées chez toi, dans le doux recueillement de l’étude.

— Oui, — reprit Anatole avec un sourire sardonique, — j’étais en effet très naïf, très candide… alors !

— Alors… mon pauvre Anatole, tu étais heureux, tu ne te plaignais pas d’être méprisé… Timide et fier, tu te tenais dans les limites de ta position ; peu à peu, ta correspondance avec moi est devenue plus rare ; un grand changement s’était opéré dans ton esprit, tu me parlais avec enthousiasme de ce monde dont ton heureux instinct t’avait d’abord éloigné. À cette phase d’enivrement a succédé chez toi une réaction contraire ; tes lettres trahissaient tantôt un découragement profond, tantôt des boutades d’une noire et amère ironie sur les hommes et sur les choses, — tantôt enfin, — et cela m’avait, je te l’avoue, rassuré, — tu faisais un tendre appel à notre ancienne amitié, à nos souvenirs de collège et d’enfance. Puis notre correspondance a cessé de ta part, depuis à peu près une année, — ajouta le docteur en soupirant. — Et je ne m’attendais pas, mon Dieu, à trouver en toi ce changement qui me navre…

— Bon Jérôme, — reprit Ducormier, sincèrement touché de la grave émotion de son ami, — juge-moi sévèrement, c’est ton droit ; mais tu crois du moins, n’est-ce pas, que mon ancienne amitié pour toi n’a jamais failli ?

— Je ne sais, — répondit le médecin en secouant la tête, — je l’espère… pour moi… et surtout pour toi…

— Jérôme… des doutes ?… Ah ! c’est injuste !

— Puisse ton cœur être demeuré le même ! puisse ta bonté native ne s’être pas altérée par cette misérable vanité… par cette envie haineuse, insensée, d’être d’un monde dont tu ne peux pas être, dont tu ne seras jamais… quoi que tu fasses… quoi qu’il arrive…

— Allons… toi aussi ! — reprit Ducormier avec impatience et amertume, — toujours ces insolentes distinctions de races.., Eh ! mordieu, est-ce que je ne les vaux pas, moi, ces gens-là ?

— Si, tu les vaux. Bien peu d’entre eux réunissent comme toi tous les dons naturels, esprit, savoir, beauté, jeunesse, courage ; il ne te manque rien, sinon ce que ces gens-là appellent la naissance… Mais, que veux-tu ? aucune puissance humaine ne fera qu’il y ait eu un sire Ducormier à la croisade… Mais tiens, Anatole, je suis honteux pour toi d’en venir à de pareils raisonnements. Comment ! tu ne peux pas te contenter de vivre dans un monde où chacun est classé selon son mérite ? N’est-ce donc pas aussi une belle aristocratie que celle du talent ? Figure-toi une réunion composée de ces illustres roturiers, poètes, peintres, musiciens, penseurs, savants, philosophes, hommes d’État, dont l’Europe entière, dont les deux mondes, vénèrent les noms célèbres et admirent les travaux ; figure-toi un Montmorency, un Créqui, un Luxembourg ou un prince de Lorraine quelconque, n’ayant pour soi que son nom et sa richesse, voulant lui aussi être de ce monde illustre qui n’est pas, qui ne sera jamais le sien ! Le vois-tu, s’étonnant, se révoltant de ce que ces princes de l’intelligence le toisent avec dédain en se demandant : « Qu’est-ce que c’est que ce prince de Lorraine ? qu’est-ce que ça vient faire ici ? qu’est-ce que ça a produit de célèbre ? quelles sont ses œuvres ? en quoi est-il illustre ? En rien du tout ! Mais, alors, qu’est ce qu’il nous veut, ce monsieur ? Qui est-ce qui connaît ça en Europe ? Allons donc ! ça n’a pas de nom et ça veut frayer avec nous ! Il se moque du monde, ce monsieur de Lorraine ! Qu’il nous laisse donc tranquilles et aille vivre avec ses pareils ! » Voyons, franchement, Anatole, ne hausserais-tu pas les épaules, si cet homme de titre et de blason s’opiniâtrait à vouloir marcher l’égal de ces hommes de génie ? Ne lui dirais-tu pas : « Tenez, croyez-moi, prince, au lieu d’être regardé ici comme un roturier assez mal venu, retournez briller parmi vos pairs… »

— Oui, — reprit Ducormier avec une nouvelle explosion de sardonique amertume ; — oui, et à ces belles paroles, M. le prince de Lorraine haussera les épaules de pitié, remontera dans son élégante voiture, rentrera dans le splendide hôtel de ses pères, où il trouvera la plus grande, la meilleure compagnie de France, et une foule de femmes charmantes, qu’il divertira fort, en leur racontant les incroyables figures, les grotesques tournures de ces princes du savoir, crottés jusqu’à l’échine, de ces ducs et pairs du génie en bonnets de soie noire et en lunettes vertes, curieux échantillon de cette célèbre aristocratie de l’intelligence qui sort de l’institut avec des socques aux pieds, un parapluie sous le bras, va dîner à quarante sous le cachet, et dont les plus grands seigneurs vivent avec la splendeur et l’éclat d’un notaire retiré ou d’un épicier enrichi.

— Ce qu’il dit là, il le pense ! — s’écria le médecin d’un ton de compassion douloureuse et comme en se parlant à lui-même ; — quel changement, mon Dieu ! quel abaissement ! Quand je songe à notre fanatisme d’autrefois pour tant d’illustres renommées, à notre culte religieux pour le génie, à notre reconnaissance pour les divines jouissances que nous devions à ses œuvres immortelles !

Puis, prenant entre ses mains les deux mains d’Anatole, Jérôme lui dit avec l’accent de la plus tendre pitié :

— Anatole… mon ami, toi que j’appelais mon frère… Oh ! mon Dieu… mais pour railler si misérablement ce qu’il y a au monde de plus sublime : le génie pauvre et illustre ! ta raison est donc obscurcie ? Pour épancher tant de fiel, ton âme est donc profondément ulcérée ? Pour être devenu si méchant, tu as donc beaucoup souffert ?

— Oui ! — s’écria Ducormier, les traits décomposés par la haine et la rage, — oh ! oui, j’ai souffert !… Mais ces tortures n’auront pas été vaines ?… Patience, patience !… le martyr, un jour, deviendra bourreau !

Il y eut dans l’accent, dans la physionomie de Ducormier, en prononçant ces sinistres paroles, une telle expression de froide férocité, que Jérôme contempla un instant son ami avec une muette épouvante.