La Bonne aventure (Sue)/6/IX

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Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 245-282).


Environ quatre ans se sont écoulés depuis les derniers événements que nous avoirs racontés.


Une petite colonie vit tranquille et ignorée dans la jolie résidence de Felmont, située à proximité d’un village d’Auvergne.

Madame de Felmont, parente d’Héloïse Bonaquet, lui avait légué en mourant ce modeste domaine, où le docteur Bonaquet s’est retiré avec sa femme, changeant avec joie sa position de célèbre médecin de Paris, dont la vie tumultueuse et bruyante l’avait lassé, ainsi qu’Héloïse, pour exercer son art à la campagne au bénéfice des pauvres gens.

Un faire-valoir assez considérable, dépendant du domaine, avait pour régisseurs Joseph et Maria Fauveau. Celle-ci, survivant non sans peine à sa terrible agonie, avait obtenu sa grâce après les aveux et le suicide du duc de Beaupertuis.

Quant à Joseph, sa folie ayant cédé à un traitement intelligent dirigé par Bonaquet, il ne lui était resté de son insanité qu’une sorte d’oblitération de mémoire, remontant aux premiers jours où il s’était adonné à l’ivresse. Perte de mémoire très concevable d’ailleurs, car, à dater de ce moment, la vie de Joseph avait été partagée entre l’abrutissement de l’ivrognerie et l’espèce de torpeur d’esprit et de corps qui lui succède. Joseph ne conservait de cette triste époque de sa vie qu’un souvenir confus ; — il lui semblait, — disait-il lorsque sa guérison fut complète, — avoir dormi près de cinq années d’un sommeil pénible et agité. Les premiers temps de sa convalescence s’étaient écoulés dans ce petit village, situé si loin de Paris qu’il avait été facile de cacher à Joseph tout ce qui se rattachait au procès criminel fait à Maria. Aimant comme elle passionnément la vie de campagne, Joseph avait accepté avec reconnaissance l’emploi de régisseur du domaine de Felmont, et, au bout d’une année, grâce à son activité, à son intelligence, à ses habitudes d’ordre et de comptabilité commerciale, Joseph était devenu un excellent régisseur, gagnant ainsi sa vie, celle de sa femme et de sa fille, sans être à charge à Bonaquet.

Une maison s’était trouvée à vendre dans ce village. Bonaquet, conservant toujours pour Clémence et pour son père un tendre attachement, avait prévenu le colonel Duval de cette vente. Celui-ci et sa fille ne cherchaient qu’à cacher leur vie à tous les yeux : ils acceptèrent avec empressement la proposition du docteur, et depuis quatre ans, nous l’avons dit, ces gens si cruellement éprouvés vivaient dans cette petite colonie aussi heureux que l’on peut l’être après avoir traversé de telles adversités.

Sans doute, les cicatrices de ces plaies, jadis si profondes restaient douloureuses ; bien des fois un souvenir, une date, un mot, une allusion involontaire, faisaient tressaillir Clémence ou Maria, et une larme difficilement contenue brillait alors dans leurs yeux. Sans doute le bon Joseph n’avait plus sa naïve et franche gaîté d’autrefois, et souvent le colonel Duval s’arrêtait pensif et sombre au milieu de ses longues promenades sur la montagne. Sans doute, enfin, une teinte de mélancolie s’étendait sur toutes ces physionomies jadis si gaies, si charmantes ou si radieuses d’amour, d’innocence ou de félicité. Mais, en comparant le calme doux et triste des jours présents aux effrayantes agitations des jours passés, chacun de ces personnages avait le soir une parole de gratitude aux lèvres pour remercier et bénir Dieu.

Seuls, Bonaquet et sa femme conservaient leur sérénité première ; ils n’avaient eu d’autres souffrances que celles de leurs amis.

Un dimanche, par une belle après dînée du mois de juin, vers les cinq heures du soir, Jérôme et Héloïse se trouvaient réunis dans un petit salon d’été ; la porte et les fenêtres ouvertes laissaient apercevoir un joli jardin orné d’arbres magnifiques et de fraîches corbeilles de fleurs ; à l’horizon se dessinait le versant de hautes montagnes boisées, d’un caractère pittoresque et grandiose.

Héloïse lisait. L’air vif et pur des montagnes, la vie calme des champs, avaient depuis longtemps complètement rétabli sa santé : c’était toujours cette physionomie à la fois sérieuse et douce, ce sourire bienveillant et fin, cet ensemble plein de charme et de dignité qui la rendaient si attrayante. Jérôme, rêveur, regardait sa femme : il semblait plongé dans un ravissement céleste.

Héloïse par hasard, s’interrompant de lire, leva les yeux sur son mari et fut frappée de l’ineffable expression de sa physionomie.

— Jérôme, — lui dit-elle de sa voix gracieuse et vibrante, — vous avez l’air bien heureux.

— C’est que nous sommes seuls, — lui répondit Bonaquet en souriant avec mélancolie ; — quand nos pauvres amis sont là, je n’ose, en leur présence, trahir l’ineffable douceur de ce bonheur chaque jour plus profond, de ce bonheur qu’aucun nuage n’a jamais troublé. Ce serait un contraste pénible ble avec leur vie, hélas ! si cruellement éprouvée.

— Cher et tendre ami, votre cœur seul est susceptible de ces délicatesses ; Oui, vous avez raison : ceux-là qui ont tant souffert et qui, à défaut d’un bonheur perdu, ont, du moins, retrouvé le calme, ceux-là nous ne devons pas les amener à un triste retour sur eux-mêmes, en manifestant à leurs yeux une félicité qu’ils ne doivent plus connaître.

— Cependant, depuis quelque temps je trouve Maria plus gaie ; une ou deux fois même je l’ai vue rire : avec sa petite fille de son heureux rire d’autrefois.

— M. Fauveau sort aussi de temps à autre de cette gravité pensive que le vague souvenir de son insanité lui a laissée.

— Oui, je l’avais remarqué, mon amie, Clémence seule ne sourit jamais.

— Hélas ! la mort de son enfant pèse et pèsera toujours sur ce pauvre cœur autrefois si torturé.

— Le colonel devine les secrètes pensées de sa fille, car il est toujours sujet à ses accès de mélancolie profonde.

— Espérons tout du temps, mon ami ; peu de chagrins résistent à sa lente mais irrésistible action.

Une vieille servante apportant les journaux de Paris et les lettres venus au village par le facteur rural, interrompit l’entretien de Bonaquet et de sa femme.

— Madame, — dit la servante à Héloïse, — est ce qu’il faut mettre, comme tous les dimanches et tous les jeudis, le couvert de M. et madame Fauveau et celui de M. le colonel et mademoiselle Clémence ?

— Sans doute, — reprit Héloïse : pourquoi cette question ?

— C’est que… c’est que… madame ne sait pas la surprise.

— Quelle surprise ?

— C’est entendu avec M. Fauveau, sa femme et mademoiselle Clémence.

— Eh bien ?

— Aujourd’hui, c’est à la ferme, chez madame Fauveau, que l’on dîne.

— Vraiment, — dit madame Bonaquet en souriant, — mais elle est très aimable, cette surprise ! — Puis s’adressant à Jérôme, qui parcourait ses lettres du regard :

— Vous entendez, mon ami, Maria nous fait la surprise de nous inviter à dîner à la ferme.

— J’entends bien, — reprit Bonaquet en souriant aussi.

— M. Fauveau doit aller d’abord chercher M. lecolonel et mademoiselle dans son char-à-bancs, continua la vieille servante ; — puis, il repassera par ici pour prendre monsieur et madame.

— C’est imaginé à merveille, — répondit Héloïse ; — par cette belle soirée, la route sera charmante à travers le bois. Venez nous prévenir dès que M. Fauveau sera là, afin que nous ne le fassions pas attendre.

— Bien, madame, — dit la servante en quittant le salon.

— Que dites-vous de cette idée, mon ami ? Elle me paraît d’un bon augure.

— Certes, ma chère Héloïse… Pauvre Joseph, pauvre Maria ! je suis heureux de leur bonne pensée.

— Alors, mon ami, lisons-vite nos lettres, car ils ne tarderont pas à venir.

— Oh ! oh ! — dit Jérôme en remarquant l’enveloppe de l’une des lettres qu’ils décachetait. — Voici une lettre de New-York.

— De New-York ?

— Oui, de ce cher docteur Paterson, mon savant et caustique correspondant ; il me tient au courant des progrès de la science de l’autre côté de l’Océan.

Et Bonaquet se mit à lire là lettre du docteur Paterson.

— Ma correspondance à moi est loin d’être aussi grave, reprit en souriant Héloïse, en parcourant la lettre qu’elle venait de décacheter pendant que son mari lisait la sienne de son côté. — Cette excellente madame de Monfleury m’écrit qu’elle se charge de me procurer les livres que je lui demande, et me parle du dernier ballet de l’Opéra. Un ballet d’Opéra… Avouez, mon ami, que lorsqu’on vit dans la simplicité de nos montagnes, cela paraît bien étrange d’entendre parler de ballets de l’Opéra… Mais, mon ami, qu’avez-vous ? dit vivement Héloïse, en voyant les traits de son mari s’assombrir.

— Ah ! le malheureux ! — s’écria Bonaquet en continuant de lire avec autant de hâte que d’anxiété, sans répondre à sa femme.

Puis il murmura d’un ton grave :

— La justice de Dieu est parfois tardive, mais qu’elle est terrible !

Madame Bonaquet, remarquant la triste préoccupation de son mari, garda le silence.

Au bout de quelques instants, Jérôme reprit :

— Pardon, mon amie, mais ce que je viens d’apprendre…

— De quoi s’agit-il ?

— D’Anatole, — répondit Jérôme en soupirant.

— Ah ! — fit Héloïse avec un geste de dégoût et d’horreur. — Est-il vivant ? est-il mort ? et, cette fois, est-ce bien certain ? — ajouta-t-elle avec un amer dédain, faisant allusion à la supercherie sacrilège dont Bonaquet avait été le jouet à Bade.

— Hélas ! vous devez être sans pitié pour lui, vous, Héloïse, — reprit Jérôme. — Mais moi, je ne puis publier ce que je n’ai jamais pu oublier au milieu de ses plus criminels égarements. Hélas ! je l’ai aimé comme un frère, et dans sa première jeunesse, son cœur était généreux, son âme aimante et pure. Des misérables l’ont perdu. Tenez, mon amie, lisez ce passage de la lettre du docteur Paterson. Une telle vie ne pouvait avoir qu’un tel dénoûment.

Madame Bonaquet prit la lettre que le docteur Paterson adressait d’Amérique à son mari, et lut le passage suivant, que celui-ci lui avait indiqué :

« Connaissez-vous, cher confrère, un certain comte Anatole Ducormier, un de vos compatriotes ? Je dis connaissez-vous, je devrais dire connaissiez-vous, car ce personnage a trépassé, et c’est entre mes bras qu’il rendu sa vilaine âme, dans une circonstance assez singulière pour que je vous la mentionne. Vous y trouverez un des traits de nos mœurs yankees, encore parfois tant soit peu peaux-rouges, mœurs qui du reste, heureusement pour notre glorieuse république de l’Union, n’existent plus que par très-rares exceptions. Je viens au fait.

« Le Ducormier est arrivé ici il y a six mois, accompagné d’une comtesse d’aventure, très-jolie femme d’ailleurs, mais, dit-on, la plus fieffée coquine qui ait jamais été marquée de l’ongle de Satan.

« Le Ducormier et sa comtesse venaient en dernier lieu de l’Amérique du Sud, où ce drôle avait été d’abord, pendant deux ans, ministre dé l’intérieur de Rosas. (Je vous demande un peu quel ministère et quel intérieur !) Du reste, il paraît que Rosas s’était affolé de la compagne d’aventures de Ducormier. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’un beau jour, par ordre du dictateur, l’estimable couple n’a fait qu’un saut du ministère de l’intérieur dans un paquebot qui a transporté l’honnête ménage à San-Yago de Cuba. Ils ont fait probablement là de bonnes dupes, car, en arrivant ici à New-York, ils ont ouvert maison, une excellente maison, ma foi, où l’on jouait un jeu enragée. On dit que le Ducormier et sa comtesse manipulaient les cartes. Ce n’était là pour eux que peccadilles. Parmi les joueurs les plus assidus se trouvait un jeune Yankee, ayant au moins trois quarts de sang indien dans les veines. Son père, riche planteur de par delà les grand lacs, avait envoyé ce nourrisson à New-York, avec un crédit considérable et de bonnes lettres de recommandation, dans le but de civiliser un peu cette nature demi-sauvage. Le diable voulut qu’un imprudent ami conduisît notre Yankee chez Ducormier. La comtesse jugea d’un coup d’œil que jamais elle ne trouverait à plumer plus beau coq fraîchement envolé de ses bruyères ; elle s’entendit donc avec son Ducormier, amorça le Yankee par des œillades et des sourires, de sorte que les dollars du jeune planteur commencèrent à fondre sous le feu des beaux yeux de sa Circé, comme neige au soleil. Tout allait pour le mieux ; les derniers mille dollars du pauvre Yankee allaient passer dans le sac du ménage brelandier, lorsque je ne sais quel soupçon vint souffler à l’oreille de notre peau rouge qu’il était dupe, et qu’une fois ses dollars empochés, Ducormier et sa comtesse le renverraient à ses grands lacs. Dès lors il épia le ménage et surprit une conversation confidentielle, dans laquelle il était jugé amoureux comme un sot, ou sot comme un amoureux, et bon à chasser lorsqu’il serait tout à fait plumé vif. Le Yankee ne dit mot, s’esquiva ; le lendemain, se prétendant malade, il fit prier son ami Ducormier de passer chez lui. Notre homme n’y manqua pas. Un noir affidé le fait entrer dans une chambre complètement obscure et ferme la porte en dehors. Très-supris, le Ducormier demande ce que cela signifie. La voix du Yankee répond : — My dear, marchez droit devant vous, jusqu’à une table ; vous y trouverez un long couteau baleinier et une paire de pistolet à deux coups ; vous vous armerez, je le suis déjà ; or, nous allons nous chercher, et nous battre dans les ténèbres jusqu’à la mort. Vous m’avez servi un plat à la française ; moi je vous sers un ragoût’ à la yankee. N’appelez pas au secours, cela serait inutile ; mon esclave est sûr, et il n’entrera pas ici avant deux heures. Armez-vous donc, sinon tant pis pour vous, moi je frappe !

« Aimant encore mieux se défendre que d’être tué désarmé, Ducormier, rugissant est forcé d’accepter ce duel à l’américaine. Au dire du noir accroupi derrière la porte, la chose dura cinq quarts d’heure, avec un acharnement incroyable, du moins à ce que jugea le noir, d’après les détonations successives des pistolets, les trépignements des combattants et les cris féroces qu’il entendit ; puis il n’entendit plus rien ; mais, fidèle et exact serviteur, observant religieusement les ordres de son maître, il n’ouvrit la porte qu’au bout de deux heures. Le Yankee était mort, percé de deux balles et ayant neuf coups de couteau sur le corps ; le Ducormier respirait encore. On vint me chercher en hâte ; je le trouvai avec la cuisse gauche cassée d’un coup de pistolet, le bras droit et le pied droit traversés de deux autres balles, blessures faites pour ainsi dire à brûle bourre, car, dans l’obscurité, ces enragés ne tiraient que lorsqu’ils se rencontraient, se cherchant à tâtons ; et alors, ils déchargeaient leur arme à bout portant. J’ai compté sur le Ducormier dix-sept (entendez-vous bien !) dix-sept coups de couteau, dont onze sur le crâne, la nuque, ou sur la figure, qui était littéralement hachée. Au bout d’un quart d’heure, et quoique j’aie fait mon possible pour conserver cet honorable gentleman à la société, dont il faisait un des plus beaux ornements, ce galant homme est mort, et, comme je vous l’ai dit, j’ai reçu son dernier soupir, qu’il a rendu en sacrant abominablement le saint nom du Seigneur.

« Trois jours après, la comtesse, emportant les nippes et la caisse de la communauté brelandière, est partie avec un certain grand coquin, nommé Malmoë, capitaine de navire, et mulâtre de naissance, que l’on soupçonne extrêmement de faire par-ci par-là le pirate au débouquement des Antilles espagnoles.

« Eh bien cher confrère, que dites-vous de ce trait de mœurs ? Sur ce, passons à autre chose et que, selon son droit, le diable emporte l’âme de ce Ducormier ! »

. . . . . . . . . . . . . . .

— Je l’avoue, — dit Héloïse en rendant la lettre à Bonaquet, — la mort de cet homme est horrible, comme sa vie. Malgré l’aversion qu’il m’a toujours inspirée, je dis, ainsi que vous à cette heure, la justice de Dieu est satisfaite ; pitié du moins sur la mémoire de ce malheureux dont l’âme s’était d’abord ouverte au bien ! Malédiction sur ceux qui l’ont perverti et perdu !

Après un moment de silence Bonaquet reprit d’un air pensif :

— Que de mystères dans les vues de la Providence ! Il y a dix-ans, alors que je quittais Anatole dans toute la loyauté, la beauté de son âme, qui m’aurait dit qu’un jour, ici, au milieu des victimes qu’il a faites, j’apprendrais sa fin terrible ?

— Mon ami, — reprit Héloïse d’un air non moins pensif, — il est quelque chose de plus mystérieux encore, et qui, parfois, étonne et confond ma raison. Cette prédiction, qu’à bon droit vous et moi traitions de folie, s’est réalisée pourtant… madame de Beaupertuis, Maria Fauveau, Clémence Duval, ont accompli fatalement leur destinée !

— Que vous dirai-je, Héloïse ? les divinations des somnambules ou des personnes soumises à l’influence magnétique se réalisent parfois d’une manière surprenante ; la science a encore tant de secrets à pénétrer ! Aussi, en présence de ces faits, qui confondent notre raison, serait-il plus sage de ne pas crier à l’impossible, à l’absurde, au hasard ! L’on n’a pas eu assez de dédains, de sarcasmes et de sauvages persécutions contre l’alchimie, et pourtant elle a été la source des merveilles positives de la chimie ; mais pour une de ces divinations qui se réalisent par l’enchaînement fatal, mystérieux et jusqu’ici incompréhensible de certains faits, combien de déceptions et souvent aussi de grossières et ridicules fourberies ! Ayons donc espoir dans la marche toujours progressive de la science humaine ; seule, elle peut élucider, elle élucidera les plus étranges phénomènes de la nature[1].

— Et cette étrange devineresse, mon ami, que sera-t-elle devenue ?

— Je ne sais. Il y a quatre ans, je vous l’ai dit, lors de ces déplorables événements, je n’ai pu résister à la curiosité de retourner rue Sainte-Avoye, dans d’espoir d’y trouver cette créature étrange. Elle avait quitté la maison sans nouvelle adresse. Depuis, je n’en ai plus entendu parler ; sans doute elle est morte. Les organisations comme la sienne ne résistent pas longtemps aux singuliers phénomènes qui les régissent — Puis s’interrompant, Jérôme ajouta, prêtant l’oreille du côté du jardin : — Héloïse, voilà nos amis ! que rien sur notre physionomie ne trahisse les tristes préoccupations dont nous sortons.

À ce moment, le bruit d’une voiture se fit entendre. Bonaquet et sa femme virent s’arrêter dans le jardin et à la porte du salon un char à bancs conduit par Joseph Fauveau et traîné par une robuste jument de ferme.

Maria, Clémence et son père descendirent de cette voiture, pendant que Joseph confiait la garde de la jument à un domestique.

Clémence, pâle, mélancolique, mais toujours d’une angélique beauté, donnait le bras au colonel Duval ; celui-ci semblait vieilli avant l’âge. Maria, quoique charmante, n’avait pas retrouvé cette éclatante fraîcheur, cette physionomie piquante et enjouée qui autrefois la rendaient si séduisante ; elle tenait sa fille d’une main, et de l’autre son large chapeau de paille par ses brides, laissant ainsi voir sa coiffure à l’enfant, car les nombreuses boucles de ses beaux cheveux noirs ne lui tombaient encore qu’à la naissance des épaules. Quatre ans auparavant, hélas ! ils avaient été coupés par le bourreau !

— J’espère, monsieur Fauveau, que vous nous faites une charmante surprise, — dit gaiment Héloïse à Joseph. — Quelle excellente idéé, vous avez eue !

— Voilà l’auteur, madame, — répondit Joseph en montrant Maria. — Il faut rendre à César… ce qui est à César.

— Il faut ajouter, — dit Clémence, en essayant de sourire, — que mon père et moi nous sommes complices.

— Et des complices d’une discrétion rare, — ajouta le colonel en tâchant aussi de sourire, — car depuis huit grands jours nous avions le secret de notre ami Joseph.

— Ah ! çà, — reprit gaiement Bonaquet en s’adressant à Maria, — j’espère, madame Fauveau, que nous mangerons de cette fameuse crème que vous faites si bien ?

— Certainement, monsieur Bonaquet, — répondit non moins gaiement Maria, — et il y a même pour vous une réserve.

— Et je donnerai fièrement sur la réserve ! — reprit Bonaquet.

— Jérôme, je te recommande aussi certaine tourte aux cerises, — dit à demi-voix Joseph à Bonaquet d’un ton mystérieux et confidentiel.

— Comment ! madame Fauveau, de la pâtisserie, pétrie par ces jolies mains ?

— Est-ce qu’elle ne fait pas bien tout ce qu’elle fait ! — reprit le bon Joseph. — Pourtant quand je dis tout, un instant, je me trompe ; il y a une chose que je ne lui pardonne pas, c’est d’avoir eu la drôle d’idée de couper ses superbes cheveux noirs ; non qu’elle ne soit gentille au possible avec sa nouvelle coiffure ; Maria est toujours gentille, mais…

Puis, s’interrompant ; et voyant soudain les physionomies de sa femme, de Clémence et d’Héloïse devenir tristes et contraintes, le pauvre Fauveau reprit :

— Allons, bon ! j’aurai dit quelque bêtise !

— Une bêtise énorme, mon bon Joseph ! — s’écria Bonaquet en prenant Fauveau par le bras et l’entraînant au jardin vers la voiture. — Est-ce qu’on dit jamais à une jolie femme que la coiffure qu’elle a lui sied moins bien que celle qu’elle portait ? Tiens, tu ne seras jamais… qu’un homme sincère. Allons, mesdames, en route ; toi, monte sur ton siège, fameux automédon, et prends garde de nous verser. Ne t’occupe pas de ces dames, regarde devant toi ; d’ailleurs je monte à tes côtés pour te guider de mes conseils.


Grâce au docteur, Joseph Fauveau, montant sur le siège du char à bancs, ne s’aperçut pas de la profonde et pénible émotion causée par ses paroles.

Maria et Clémence eurent le temps de se remettre. Au bout, de quelques instants, Maria dit en souriant au docteur :

— Monsieur Bonaquet, faites bien attention à Joseph au moins, qu’il n’aille pas nous verser !

— Taisez-vous, chère trembleuse, — répondit gaiement le docteur du haut du siège en se tournant à demi vers ses amis assis dans le char à bancs. — Qu’avez-vous à craindre ? ne suis-je pas là ?

— C’est vrai, monsieur Bonaquet, — dit Maria en échangeant avec Clémence et Héloïse un regard bientôt humide de larmes, — Quand vous êtes là, on n’a rien à craindre : vous êtes comme un bon ange.

— Joseph, reprit le docteur, — entends-tu ta femme, comme elle me câline ? Elle m’appelle bon ange, afin de me rendre indulgent pour sa fameuse tourte aux cerises. Allons, fouette, cocher ! Arrivons vite à ta ferme !


FIN.
  1. Nous n’achèverons pas ce récit sans signaler à nos lecteurs un petit livre très curieux et très savant : Le monde occulte, ou les mystères du Magnétisme, publié par M. Henri Delaage, avec cette épigraphe du père Lacordaire : Je crois fermement, sincèrement aux forces magnétiques. — (Lesigne, libraire, 40, galerie Vivienne.)

    On trouve dans cet ouvrage les détails les plus singuliers et les plus intéressants sur les cartomanciennes de Paris ; sans être de tous points d’accord avec le spirituel et profond écrivain, nous recommandons son livre à nos lecteurs comme une œuvre de conviction et d’un puissant attrait.