La Bonne aventure (Sue)/6/VIII

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Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 203-241).
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VIII

(Cette scène se passe dans un cabinet de travail au premier étage, dans l’hôtel d’Anatole Ducormier ; ameublement en chêne sculpté, dans le goût de la Renaissance ; au plafond un lustre flamand, en cuivre rouge, est suspendu par une forte chaîne ; rideaux et portières de brocatelle ; une seule porte au fond, fenêtres donnant sur les jardins. La nuit approche ; Jérôme Bonaquet est assis, son front appuyé sur une de ses mains. Ducormier finit d’écrire plusieurs lettres qui sont rangées sur son bureau ; il sonne. Entre un huissier vêtu de noir, portant au cou une chaîne d’argent.)

DUCORMIER, à l’huissier.

Envoyez-moi un valet de pied et priez M. de Maisonfort de monter ici.

L’HUISSIER.

Oui, monsieur le comte. (Il va pour sortir.)

DUCORMIER, à l’huissier qui revient.

Ah ! j’oubliais. Vous allez donner l’ordre à mon chef d’écurie de faire atteler mon coupé de cérémonie en équipage de gala ; mon premier cocher sur le siège, et derrière deux valets de pied en grande livrée avec mon çhasseur.

L’HUISSIER, s’inclinant.

Oui, monsieur le comte. (Il sort.)


(Ducormier, pâle et sombre, met plusieurs papiers en ordre sans échanger un mot avec Bonaquet ; de temps à autre un sourire amer contracte les traits d’Anatole ; tout dans sa physionomie révèle un morne et profond désespoir. À ce moment paraît un valet de pied, puis plus tard M. de Maisonfort, premier secrétaire de la légation de France à Bade.)

DUCORMIER, au valet de pied.

Cette lettre au couvent de Sainte-Ursule. ; on y trouvera madame la comtesse.

LE VALET DE PIED.

Oui, monsieur le comte.

DUCORMIER.

Cette lettre, pour M. Hermann Forster, mon banquier ; vous savez où il demeure ?

LE VALET DE PIED.

Place Neuve, monsieur le comte.

DUCORMIER.

Cette lettre pour madame la comtesse Mimeska, à l’hôtel des Bains ; il n’y a pas de réponse. Allez !

(Le valet de pied sort, et au même instant on voit entrer le secrétaire de légation.)

DUCORMIER, au secrétaire.

Monsieur de Maisonfort, vous allez, je vous prie, vous mettre en uniforme, monter dans ma voiture, vous rendre au palais ducal, et remettre à S. A. S. monseigneur le grand-duc cette lettre de ma part.

M. DE MAISONFORT.

Oui, monsieur le comte.

DUCORMIER.

Y a-t-il des courriers de retour à l’hôtel ?

M. DE MAISONFORT.

Julien est revenu ce matin de Paris, monsieur le comte, et Dupont est arrivé hier soir de Francfort.

DUCORMIER.

Dupont partira dans deux heures pour Paris, avec cette dépêche pour M. le ministre des affaires étrangères.

M. DE MAISONFORT.

Parfaitement, monsieur le comte.

DUCORMIER.

Ce mot… est pour l’autre courrier… pour Julien… veuillez le lui faire remettre à l’instant, avec cette dépêche ; il se conformera à mes ordres. Nous devions aller ce soir chez M. le ministre de Russie : vous irez seul ; vous voudrez bien m’excuser auprès de son Excellence.

M. DE MAISONFORT.

Je ne manquerai, monsieur le comte, à aucune de vos recommandations ; mais dans le cas où monseigneur le grand-duc ne serait pas de retour au palais lorsque j’y arriverai, dois-je attendre S. A. S. pour lui remettre cette dépêche ?

DUCORMIER.

Certainement, je désire que vous la remettiez au grand-duc lui-même.

M. DE MAISONFORT.

Reviendrai-je aussitôt vous rendre compte de ma mission, monsieur le comte ?

DUCORMIER.

Non, je vous serai obligé d’attendre que je vous fasse mander. (Montrant Bonaquet avec une expression de déférence.)J’ai à conférer longuement avec Monsieur… je désire n’être pas dérangé ; veuillez dire à l’huissier de service que je ne veux être interrompu sous aucun prétexte. À bientôt, monsieur. (M. de Maisonfort salue et sort,)

(Ducormier a donné les ordres précédents d’une voix brève, contenue, et d’un air impassible mais lorsqu’il se retrouve seul avec Bonaquet, qui, de temps à autre le regarde, ses traits expriment un abattement profond ; il tombe comme anéanti sur un fauteuil en faisant un geste qui semble dire : Tout est accompli ; plus d’espoir !)

BONAQUET.

N’avez-vous pas d’autres ordres à donner ? avez-vous fini ? (Ducormier, absorbé, le regarde d’un œil fixe et ne répond rien. Le docteur se lève, s’approche de lui et répète d’une voix plus haute) : — Je vous demande si vous avez fini ? (Silence).

DUCORMIER, tressaillant et comme en sursaut.

Oui, j’ai fini (Avec un sourire sinistre) ; oui, tout est fini. (Silence.) Pardon de n’avoir pas échangé un seul mot avec vous depuis notre arrivée ici ; mais…

BONAQUET.

Cela ne me surprend pas : vous aviez diverses lettres à écrire, plusieurs dispositions à prendre ; nous avons remis notre entretien jusqu’après l’accomplissement de ces actes. Ainsi c’est tout ?

DUCORMIER, avec effort.

C’est tout.

BONAQUET.

Nous ne serons pas dérangés ?

DUCORMIER.

Je viens de défendre absolument ma porte.

(Long silence. Bonaquet semble recueillir ses pensées. La physionomie de Ducormier devient de plus en plus sombre.)

BONAQUET.

En donnant ma parole au colonel que je ne vous quitterais pas d’une seconde jusqu’à demain, j’étais certain d’avance d’accomplir ma promesse ; car je vous l’ai dit en venant ici : Dans le cas d’un refus de votre part, je…

DUCORMIER.

Ne revenons pas là-dessus. J’ai spontanément consenti à votre proposition ; je n’avais, je vous le répète ; ni envie ni sujet de fuir.

BONAQUET.

Savez-vous pourquoi je suis venu ici sur les pas du colonel Duval ?

DUCORMIER.

Pour régler un terrible compte avec moi, ayez-vous dit.

BONAQUET, amèrement.

Le temps n’est plus où je vous croyais digne d’entendre les sévères reproches de l’amitié.

DUCORMIER.

Ne parlons pas de notre passé, cela me fait mal.

BONAQUET, d’un ton glacial.

Dieu me garde d’y songer ; parlons du présent. Je suis venu ici au nom de Clémence Duval.

DUCORMIER, surpris.

De la part de Clémence Duval !

BONAQUET.

Son père ne lui a pas caché qu’il venait ici pour se battre avec vous, et…

DUCORMIER, vivement.

Pas un mot de plus. (Allant à son bureau, il y prend une des lettres qu’il vient d’écrire, et la remettant à Bonaquet) :

BONAQUET.

Une lettre pour Clémence Duval !

DUCORMIER.

Oui, décachetez-la et lisez.

BONAQUET.

Soit… (Il la décachète.)

DUCORMIER.

Je vous prends à témoin que depuis que nous avons quitté le colonel Duval, pas un mot n’a été échangé entre nous, ni sur lui, ni sur sa fille.

BONAQUET.

C’est vrai.

DUCORMIER.

Maintenant, lisez cette lettre.

(Bonaquet lit ; bientôt il tressaille, pâlit, jette un regard indescriptible sue Ducormier, et laisse tomber sur ses genoux ses deux mains qui tiennent la lettre ; pendant ce long silence, la physionomie du docteur trahit de vives et profondes angoisses ; après avoir plusieurs fois levé les yeux au ciel, il continue sa lecture.

Ducormier semble de plus en plus abattu ; bientôt un effrayant sourire contracte ses lèvres, puis il fait un brusque mouvement, comme quelqu’un qui vient de prendre une résolution suprême, il passe la main sur son front, écrit rapidement deux lignes qu’il met en évidence sur son bureau, et jette ensuite les yeux autour de lui comme s’il cherchait quelque chose ; Bonaquet a terminé la lecture de la lettre, il relève les yeux et suit avec une surprise et une anxiété croissante les divers mouvements d’Anatole. Celui-ci, après quelques instants de réflexion, prend une chaise, la porte au milieu du cabinet, monte sur ce siège, et décroche de la chaîne de cuivre où il est suspendu, le lustre flamand ; cette forte chaîne est terminée par un large anneau ; Ducormier saisit cette chaîne d’une main vigoureuse, fait tomber d’un coup de pied la chaise sur laquelle il était monté, reste quelques secondes suspendu à la chaîne de cuivre, puis il se laisse tomber à terre.)

DUCORMIER, d’une voix sourde.

Bien !… mais ce n’est pas tout.

BONAQUET a suivi les divers mouvements d’Anatole avec une surprise croissante.

Est-ce qu’il devient fou ?

(Ducormier, après avoir de nouveau jeté les yeux autour de lui, arrête ses regards sur les rideaux d’une des croisées ; il prend l’une de leurs longues embrasses formées d’un gros cordon de soie. Ducormier dispose en nœud coulant une des extrémités de cette corde de soie, revient au milieu du cabinet, relève la chaise, y remonte, et attache solidement à l’anneau de la chaîne de cuivre l’autre bout du lacet fatal.)

BONAQUET, mettant sa main sur ses yeux et avec un cri terrible :

Ah !… (Puis il court à Anatole et, le forçant à descendre de sa chaise) Malheureux !

DUCORMIER, lui montrant la lettre tombée aux pieds du docteur.

Cette lettre, vous ne l’avez donc pas lue ?

BONAQUET, épouvanté.

Si, si, mais…

DUCORMIER.

J’accomplirai la promesse que j’ai faite à Clémence. Son père ne reviendra pas près d’elle couvert de mon sang ! que vous faut-il de plus ? (Avec un sourire affreux.) Je ne savais quelle mort choisir. La fin de M. de Beaupertuis dans sa prison a décidé mon choix.

BONAQUET.

Ah ! mon Dieu ! (Avec un accent déchirant) je l’ai aimé comme un frère, pourtant ! et le voir… (Cachant sa figure dans ses mains.) Ah ! c’en est trop !

DUCORMIER, se jetant au cou de Bonaquet.

Tu m’as aimé comme un frère, Jérôme ? répète ces mots-là, et je mourrai content.

BONAQUET, le repoussant.

Laisse-moi ! laisse-moi !

DUCORMIER, avec un sourire navrant.

Dieu est juste ! cet adieu suprême, je ne le mérite même pas. Ton amitié sainte, ô Jérôme ! je l’ai insultée, reniée ; à mon heure dernière tu me repousses, Dieu est juste !

BONAQUET, un moment apitoyé malgré luis reprend avec une explosion d’indignation :

Oui, je te repousse avec aversion, avec horreur ! Oui, Dieu est juste, car il te frappe au comble de cette fortune où tu étais arrivé en employant au crime les dons sacrés que le Créateur t’avait dispensés… Oui, Dieu est juste, car il t’écrase dans ton hypocrisie comme le serpent dans son venin… Oui, Dieu est juste, car tu vas mourir, accablé des malédictions d’un homme de bien, qui autrefois eût donné sa vie pour la tienne, et qui rougit du sentiment, de pitié qu’il a ressenti tout à l’heure !… Va, meurs ! meurs donc ! et maudit sois-tu pour les maux affreux que tu as causés ! Maudit sois-tu au nom de Diane de Beaupertuis, noble et fière créature dépravée, perdue par toi, et qui est morte par le poison ! Maudit sois-tu au nom de son assassin, homme autrefois inoffensif et sans haine, que la dégradation de sa femme a poussé au meurtre ! Maudit sois-tu au nom de Maria Fauveau, qui n’aura peut-être quitté l’échafaud que pour succomber à un effrayant délire ! Maudit sois-tu, au nom de Joseph, notre ami d’enfance, pauvre cœur tendre et naïf, que le malheur a rendu fou ! Maudit sois-tu au nom de ton enfant tué par sa mère ! Maudit sois-tu au nom de Clémence Duval, à jamais flétrie par une condamnation infamante ! Maudit sois-tu au nom de son père, ce soldat dont le nom était une des gloires de la France, et qui n’a plus qu’à cacher ce nom comme il cachera la honte de sa fille ! Maudit, maudit sois-tu enfin, toi qui tant de fois a souffleté sur ma joue ce sentiment sacré que les plus hideux criminels respectent parfois : — la sainte amitié des jeunes années, — Meurs donc ! je te verrai mourir d’un œil sec.

(Ducormier a écouté les malédictions de Bonaquet avec une sombre résignation : par deux fois, il a porté la main à son front penché, comme s’il se sentait écrasé par la véhémente apostrophe de son ami. Lorsque celui-ci, en terminant s’est écrié : Je te verrai mourir d’un œil sec ! les traits de Ducormier se sont empreints d’une douleur désespérée. Alors, sans dire un mot, il s’approche de la chaise d’un pas ferme, y monte et se passe le cordon de soie autour du cou.)

BONAQUET, courant à Ducormier, le saisissant par la main et le faisant descendre de la chaise.

Anatole !…

DUCORMIER, effrayant.

Qu’est-ce que cela vous fait ? Vous verrez ma mort d’un œil sec.

BONAQUET, ne pouvant retenir ses larmes.

Mon âme n’est pas bronzée comme la vôtre, et, malgré moi, je me souviens que votre cœur a été pur et bon. (Il pleure silencieusement.)

DUCORMIER, avec abattement.

Oui, car je n’étais pas né pour le mal. Mais que voulez-vous ; mes maîtres, les roués politiques, m’ont perdu… (Profond soupir.) Allons, Jérôme que ta grande âme soit miséricordieuse. J’ai commis de méchantes actions, plus par fol orgueil que par cruauté ; ma punition a été terrible ; je touchais au faîte de mon ambition, et me voici dans un abîme d’ignominie ! Honneurs, richesses, avenir, tout m’échappe à la fois ! Enfin, comme expiation dernière des malheurs que j’ai causés, je donne ma vie. Stérile expiation, me diras-tu, Jérôme, car cette vie me serait désormais insupportable, impossible… on ne survit pas à tant de honte ! Et pourtant, malheur à moi ! ma mort n’assoupira pas les haines que j’ai soulevées. Mais au moins, n’est-on pas digne de pitié quand on meurt ainsi ? Jérôme, mon bon Jérôme, seras-tu sans entrailles ? veux-tu donc que je meure en damné ? Ô toi qui m’appelais ton frère ! cette amitié, sainte des premières années j’ai pu l’outrager, la blesser en toi ; mais elle ne meurt pas dans une âme comme la tienne. (Avec un attendrissement inexprimable et des larmes dans la voix.) Par pitié, Jérôme, une dernière fois cœur contre cœur… les condamnés ont un prêtre, et moi… (Avec un sanglot déchirant) et moi, je n’aurai personne… personne !

(Bonaquet se jette dans les bras de Ducormier, tous deux pleurent pendant cette suprême étreinte ; Anatole s’arrache le premier des bras de son ami, la figure presque radieuse.)

DUCORMIER.

Et maintenant, adieu ; la chaleur de ce dernier embrassement me soutiendra jusqu’à la fin.

BONAQUET, éperdu le retient.

Anatole, écoute, écoute.

DUCORMIER.

Il faut que je meure !… Tu l’as dit !

BONAQUET.

Mon Dieu ! mon Dieu !

DUCORMIER.

Jérôme, puis-je supporter la vie ?

BONAQUET.

Non, et cependant,… Oh ! fatalité, fatalité !

DUCORMIER, le poussant doucement vers la porte.

Va, laisse-moi, mon bon Jérôme ; quand tu entendras tomber cette chaise que je pousserai du pied, au moment de mon agonie, alors… alors tu pourras rentrer…

BONAQUET, avec sanglots.

Quelle mort ! quelle fin !

DUCORMIER, montrant un papier ouvert sur son bureau.

Je dis là mon suicide… (Prenant les deux mains de Bonaquet.) Jérôme, une dernière prière… ces mains… ces mains fraternelles me cloront les paupières, n’est-ce pas ?

BONAQUET, avec effort.

Oui, ce pieux devoir… si j’en ai la force… Ô mon Dieu !…

DUCORMIER.

Et maintenant, frère, adieu… et pour toujours adieu !…

BONAQUET, lui tendant les bras et d’une voix étouffée.

Anatole… adieu !…

(Tous deux restent quelques instants encore embrassés près de la porte, puis Ducormier se dégage avec effort des bras de Bonaquet, qui sort éperdu en mettant la main sur ses yeux. Bonaquet est agenouillé en dehors et sur le seuil de la porte du cabinet d’Anatole. Il fait nuit, le plus profond silence règne dans l’hôtel. Les deux amis ont échangé leurs adieux suprêmes depuis environ cinq minutes.)

BONAQUET.

Seigneur ! Seigneur ! Dieu du juste et de l’innocent, ayez compassion de cette âme qui va s’élancer dans l’éternité ! Vous le savez, ô mon Dieu ! jamais dans sa jeunesse cœur plus aimant et plus généreux n’avait battu pour le bien ! vous aviez comblé cette créature de vos dons les plus rares : mais hélas ! des infâmes, abusant de sa jeune candeur et de sa pauvreté, ont perverti votre œuvre ! Ils en ont fait l’instrument de leur vénale et ignoble politique : alors le mal a engendré le mal ; dépravé par eux, ce malheureux a dépravé les autres ; car, hélas ! il y a solidarité dans le crime comme dans la vertu ! Que sa mort retombe sur ces misérables ! Ce sont eux qui l’ont poussé au mal, et du mal au suicide, (Il pleure.) Anatole ! Anatole ! toi que j’aimais comme un frère… (Bruit d’une chaise tombant dans la chambre, Bonaquet pousse un gémissement douloureux et s’affaisse sur lui-même.) C’est fini ! mort, mon Dieu ! et de quelle mort ! à vingt-sept ans !

(Long silence seulement interrompu par les pleurs convulsifs de Bonaquet ; enfin il se relève, chancelle, et est obligé de s’appuyer un instant au chambranle de la porte.) Allons… courage… je l’ai promis… ce pieux devoir… il faut l’accomplir, entrons… (Il met la main à la clef, mais s’arrête immobile.) Non, je ne puis… je me sens défaillir… Oh ! le voir ainsi… Non, non… ce spectacle affreux… je ne pourrais (Avec effort) et pourtant il le faut. Fermons-lui du moins les paupières. (Bonaquet ouvre la porte et entre ; une bougie récemment allumée brûle sur le bureau et éclaire le cabinet ; Bonaquet, après deux pas faits dans la chambre, la tête basse et n’osant pas regarder devant lui, lève enfin les yeux ; le cordon de soie rouge flotte au bout de la chaîne de cuivre, mais Anatole a disparu ; Bonaquet, frappé de stupeur, jette les yeux autour de lui et voit ouverte une des deux fenêtres qui donnent sur le jardin.)

BONAQUET, courant à cette fenêtre.

Le malheureux ! il se sera jeté par cette croisée… Mais, que vois-je !… ces deux rideaux… noués l’un à l’autre et attachés à ce balcon… Sauvé !… j’étais son jouet…

(Nouveau silence. L’émotion de Bonaquet est si vive, qu’il s’appuie sur le bureau où est placée la bougie ; au pied du flambeau, un papier sur lequel quelques lignes sont fraîchement écrites avec cette adresse…)

« Pour toi, mon bon Jérôme. »

(Bonaquet, les traits contractés par un sourire amer, prend le papier et lit :)

« Mon brave ami, tu t’étais engagé sur l’honneur à ne pas me quitter d’une seconde d’ici à demain matin ; il m’a fallu trouver le moyen de t’éloigner un instant.

« Tu me pardonneras de ne m’être pas pendu ; je t’ai toujours connu adversaire déclaré de la peine de mort, disant avec raison que rien n’est plus stérile. Cette communion de pensées avec toi m’empêche donc d’aller me faire non moins stérilement tuer demain par le colonel Duval.

« Grâce à un ordre transmis à l’un de mes courriers, j’ai des chevaux préparés ; je pars probablement avec une certaine comtesse Mimeska, femme de tête et de ressources, qui, cent fois, m’a protesté de son aveugle dévouement ; je lui ai écrit tantôt, devant toi, que, si elle m’aimait, il fallait dans une heure partir de Bade avec moi ; je vais juger si elle est femme de parole. Dans deux jours, j’aurai quitté l’Europe. Dis au colonel Duval qu’il ne trouverait pas mes traces ; mes précautions seront prises.

« Adieu, mon bon Jérôme ; mes maîtres, les roués politiques, m’ont bercé avec ce mot de M. de Talleyrand, leur évangéîiste à tous : « Dans les cas désespéré, les niais se noient, les habiles font le plongeon. »

« Ainsi fais-je. On ne se tue pas à vingt-sept ans parce que l’on a eu deux maîtresses charmantes.

« Je me sens plein de vie… d’intelligence, d’ardeur, d’espoir et le monde est grand !

« À toi, bon Jérôme, tu seras toujours le plus noble cœur que je connaisse.

« A. D. »
BONAQUET, après un long silence.

Et pourtant… Dieu est juste !…