La Bouquetière de Tivoli/Chapitre 06

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La Bouquetière de Tivoli (Les Incendiaires)
L. de Potter (tome Ip. 191-221).


CHAPITRE SIXIÈME


Une âpre bise d’hiver avait balayé la neige qui était tombée en abondance quelques jours auparavant.

Le ciel était gris et bas, le froid rigoureux.

Une chaise de poste, partie d’Auxerre, le matin, entra dans la grande allée forestière qui conduisait au château des Soulayes, comme le jour baissait et allait s’éteindre.

Cette chaise de poste, attelée de trois chevaux vigoureux, le collier garni de grelots sonores, ne contenait qu’un seul voyageur, ou pour mieux dire une seule voyageuse…

Cette voyageuse, peut-être l’a-t-on deviné, était mademoiselle Lange, ex-artiste du théâtre de la République, actuellement pensionnaire de madame Montausier, et, pour l’instant, en congé.

Mademoiselle Lange était venue de Paris sans s’arrêter autrement que pour changer de chevaux à chaque poste.

À Courson, elle avait demandé un guide.

Un petit paysan qui se trouvait sur la place du marché, devant la maison d’école, se présenta.

C’était le Bouquin, le digne fils de Brulé le fermier.

Sur un signe de mademoiselle Lange, il monta sur le siège de la berline et y demeura jusqu’au moment où les tourelles rouges des Soulayes apparurent à mademoiselle Lange dans le lointain.

En route, le Bouquin, apprenant que cette belle dame se rendait aux Soulayes, s’était livré à mille commentaires.

Était-ce une amie de madame Solérol ? était-ce une maîtresse du chef de brigade ?

Les imaginations perverses comme celle du Bouquin penchent vers le mal quand même.

Le Bouquin se dit :

— C’est quelque ancienne au patron qu’il aura abandonnée…

Donc, lorsqu’on aperçut les Soulayes, au bout de l’allée forestière, le Bouquin se retourna vers la glace de la berline et indiqua du doigt à mademoiselle Lange que c’était là le but de son voyage.

La comédienne fit un nouveau signe au Bouquin et l’invita à venir lui parler.

Leste comme un chat, le Bouquin sauta à bas du siège, puis ouvrit la portière et se trouva debout, dans l’intérieur de la chaise de poste, sans qu’il ait été besoin d’arrêter le chevaux qui trottaient ferme, en dépit du mauvais chemin et des ornières.

— Dis-moi, mon garçon, fit mademoiselle Lange en autorisant le Bouquin à s’asseoir sur le siège de devant, tu es de ce pays-ci ?

— Oui, citoyenne.

On disait madame en Bourgogne, malgré la Révolution ; mais le Bouquin voulait faire une expérience, et il s’était dit :

— Si c’est une amie de madame Solérol, une ci-devant, par conséquent, elle froncera le sourcil ; si, au contraire, c’est une ancienne au patron, une pas grand’chose, par conséquent, elle trouvera tout simple que je l’appelle citoyenne.

Mademoiselle Lange s’entendit appeler citoyenne et elle ne sourcilla pas.

— Bon ! se dit Bouquin, c’est bien ce que je pensais.

Et il se mit à son aise sur les coussins de la diligence.

— Tu es donc du pays ? reprit la jeune femme.

— Oui, citoyenne.

— Et tu es allé souvent aux Soulayes ?

— J’y vais tous les jours. Mon père tient une ferme du château.

— Ah !

— Quand je dis ça, reprit le Bouquin, c’est une manière de parler, parce que, voyez-vous, sa ferme est brûlée…

— Vraiment ? et depuis quand ?

— Depuis six jours environ.

— Comment cela est il arrivé ?

— Ah ! dit le Bouquin, c’est les incendiaires qui ont fait le coup.

— Mais on les a arrêtés ?

— Ah ! bien, oui… ils sont une armée, là-bas, de l’autre côté de l’Yonne. On s’est même rudement battu, hier.

— Mon garçon, fit mademoiselle Lange, qui prit un air naïf, je ne comprends absolument rien à tout cela.

— C’est bien simple, pourtant, comme vous allez voir.

— Voyons ?

— Les incendiaires, c’est les royalistes.

— En vérité !

— Et quand ils ont vu qu’ils étaient découverts…

— Eh bien ?

— Alors ils ont crié : Vive le roi ! et ils ont du monde avec eux. Il y a un tas de ci-devant dans ce pays-ci que nous avons eu la bonté et la bêtise de laisser tranquilles, et qui, maintenant, s’entendent contre le pauvre monde…

Sur ces mots, le Bouquin crut devoir verser un pleur qu’il essuya du revers de sa manche, sur cette belle ferme de la Ravaudière que les royalistes avaient incendiée.

Mademoiselle Lange ne parut témoigner aucune surprise de ce qu’elle entendait.

Bien au contraire, elle sembla trouver tout naturel que les royalistes fussent, au dire de Bouquin, des misérables qu’il faudrait guillotiner jusqu’au dernier.

Puis elle reprit :

— Le général Solérol est-il au château ?

— Oui, citoyenne ; mais il n’y est pas depuis longtemps, cependant.

— Comment cela ?

— Il est allé hier à la bataille.

— Quelle bataille ?

— On a attaqué les royalistes dans le bois de Chastel-Censoir.

— Ah ! fit mademoiselle Lange qui eut un battement de cœur.

— Il a pourtant la cuisse cassée… On dit que c’est sa femme…

— Qu’est-ce que tu me racontes-là, petit ?

— La vérité citoyenne.

— Comment ! c’est sa femme qui lui a… cassé la cuisse ?

— Oui, citoyenne.

— Mais où… mais comment ?

— Voilà ce qu’on ne sait pas. Seulement la citoyenne Solérol s’est sauvée avec le capitaine.

— Quel capitaine ?

— Un bandit, répliqua le Bouquin, qui trahissait la République et s’entendait avec les royalistes. Aussi, ajouta le Bouquin d’un air finaud, vous ne serez pas dérangée aux Soulayes, citoyenne.

— Mais, dit encore mademoiselle Lange, si le chef de brigade a la cuisse cassée, comment a-t-il pu aller à la bataille ?

— Il était dans une voiture traînée par un cheval.

— Et il commandait ?

— Pardienne.

— Eh bien ! continua mademoiselle Lange qui prit un air dégagé et imposa silence aux battements précipites de son cœur, ils ont été battus les royalistes ?

— Oh ! mais, non…

— Comment cela ?

— Le général a battu en retraite sans leur avoir fait un seul prisonnier. Ils se battent joliment bien, ces brigands-là !

— Et tu dis, mon garçon, que madame Solérol est partie du château ?

— Oui.

— Avec un… capitaine ? Comment le nommes-tu ?

— Bernier.

— Ah ! dit la comédienne, je ne connais pas ce nom-là.

En parlant ainsi, mademoiselle Lange demeura impassible ; puis elle reprit :

— En sorte qu’ils sont avec les royalistes ?

— Elle, oui ; mais pas lui.

— Comment ! où est-il donc ?

— On l’a pris dans le château des Roches, il y a huit jours, et on l’a couturé de coups de baïonnettes.

Mademoiselle Lange étouffa un cri ; le Bouquin n’y prit garde et continua :

— Cependant il n’est pas mort.

— Où est-il donc ?

— Aux Soulayes. Oh ! le général le garde. Il dit qu’il le fera guillotiner.

Comme il achevait cette prédiction sinistre, le Bouquin se retourna et vit la voiture qui entrait dans la cour du château.

Un homme s’était fait descendre sur la dernière marche du perron, dans un grand fauteuil.

C’était le chef de brigade.

Mademoiselle Lange fit un signe impérieux à Bouquin.

Ce signe voulait dire :

— Laisse-moi.

Puis elle descendit lestement de voiture et marcha droit à Solérol.

Bouquin, en homme bien appris, s’éloigna. Quant au chef de brigade, il s’était levé avec étonnement et regardait cette belle et jeune femme qui venait à lui.

C’était la première fois, — du moins il le croyait, — que Solérol voyait mademoiselle Lange.

Le chef de brigade demeura ébloui.

— Monsieur, lui dit-elle, je viens de Paris tout exprès pour vous.

Le chef de brigade salua, et comme il ne pouvait se défendre d’un mouvement d’étonnement, elle ajouta :

— Je me nomme mademoiselle Lange.

À ce nom, Solérol tressaillit. Il se souvint vaguement que Barras avait eu une maîtresse de ce nom.

— Et vous venez ?… fit-il.

— Je viens de la part du premier directeur de la République.

— Barras ?

— Justement.

— Excusez-moi, madame, dit le chef de brigade, si je ne me lève pas pour vous recevoir, mais il m’est impossible de faire un mouvement.

Et tournant la tête vers le vestibule, il appela :

— Scœvola ! Scœvola !

À ce nom, l’agent de police accourut.

Celui-ci connaissait parfaitement mademoiselle Lange ; la salua en homme qui sait à qui il a affaire.

Mademoiselle Lange connaissait également Scœvola pour l’avoir vu pénétrer chez Barras, le matin, à l’heure de son petit lever, son carnet bourré de notes de police.

— Citoyen, lui dit-elle, voulez-vous certifier au général que je suis bien mademoiselle Lange.

Scœvola salua une seconde fois avec respect.

— Et maintenant, mon cher général, ajouta-t-elle d’un ton dégagé, je vous demande l’hospitalité, et vous dirai demain le but de ma visite.

— Demain ? fit Solérol, qui continuait à la contempler.

— Oui, demain seulement.

Et elle ajouta avec un sourire :

— Qu’il vous suffise de savoir, aujourd’hui, que vos épaulettes de chef de brigade seront bientôt chargées d’une étoile de plus.

Solérol tressaillit de joie et Scœvola s’empressa d’installer mademoiselle Lange aux Soulayes.

— Me voici au cœur de la place, pensa-t-elle ; il s’agit de démasquer les batteries de l’ennemi.