La Bouquetière de Tivoli/Chapitre 07

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La Bouquetière de Tivoli (Les Incendiaires)
L. de Potter (tome Ip. 223-271).


CHAPITRE SEPTIÈME


Le chef de brigade avait fait donner à mademoiselle Lange la plus belle chambre du château de Soulayes.

Il y avait une heure qu’elle était arrivée, et déjà Solérol avait des projets et une arrière-pensée.

Solérol était un de ces hommes pour qui rien n’est sacré, pas même les femmes qui peuvent les servir, et les pousser sur le chemin de la fortune.

Scœvola était venu le rejoindre sur la terrasse des Soulayes.

— Que diable peut-elle venir faire ici ? fit Solérol en regardant son acolyte.

— Je ne sais pas, répondit celui-ci, mais je puis t’assurer qu’il est de ton intérêt d’être fort bien avec elle.

— Tu crois ?

— C’est la maîtresse de Barras.

— Je le sais.

— Alors, tu dois comprendre.

— Mais non ; vient-elle de sa part.

— De la part de Barras ? C’est probable. N’as-tu pas demandé de pleins pouvoirs !

— Oui.

— Eh bien, c’est peut-être elle qui te les apporte.

Solérol haussa les épaules

— Ce n’est pas cela, dit-il. Moi, j’ai idée qu’elle vient pour les autres.

— Allons donc !

— Quoi qu’il en soit, elle est redevenue belle.

— Tu trouves ?

— Et dame !… fit Solérol avec son rire grossier et charnel, Barras a beau être directeur…

— Mon bonhomme, dit Scœvola, qui prit un ton dédaigneux, Curtius et moi nous nous sommes donné assez de mal pour te faire rentrer en grâce. Si tu fais de nouvelles bêtises, tant pis pour toi.

— Comment ! au besoin, tu ne me donnerais pas un coup de main ?

— Non. Je veux devenir chef de la police, et, pour cela, je veux être bien, non seulement avec Barras, mais encore avec mademoiselle Lange. D’ailleurs, tu devrais être content, elle t’a promis une étoile de plus sur tes épaulettes.

Solérol grommela quelques paroles de mauvaise humeur et se tut.

Scœvola poursuivit :

— J’ai idée, moi, que Barras se méfie de toi.

— De moi ?

— De toi et de moi, et qu’il a chargé mademoiselle Lange de nous surveiller. Au fond, il n’en veut pas aux royalistes, le directeur. C’est un ci-devant.

— Une canaille ! murmura Solérol.

— Et peut-être a-t-il de la peine à croire qu’il sont les vrais incendiaires.

— Toujours est-il, reprit Solérol, qu’il ne m’a point répondu encore depuis que je lui ai demandé des pouvoirs illimités.

— Il te répondra, sois-en sûr. Et c’est peut-être cette jolie femme qui a sa réponse.

— En outre, reprit Solérol, je suis inquiet touchant le capitaine Bernier. Il est mourant, mais il ne mourra pas ; et, s’il ne meurt pas, il parlera. Ah ! c’est une grande maladresse de ne l’avoir point achevé quand on a pris le château des Roches.

— Dame ! fit Scœvola, il avait une demi-douzaine de coups de baïonnette dans le corps ; et l’officier qui commandait le bataillon, et qui n’était pas, tu le penses bien, dans nos confidences, s’y est opposé. D’ailleurs, sois tranquille, il a fait cause commune avec les rebelles. Le conseil de guerre ne verra pas autre chose.

— Barras l’aimait beaucoup, dit-on.

— Eh bien ! il le pleurera quand tu l’auras fait fusiller ; et quand il l’aura pleuré, il se consolera.

— Ah ! soupira Solérol, c’est qu’il en sait long, celui-là.

La conversation des deux complices fut interrompue par le bruit lointain du galop d’un cheval.

— Qu’est-ce que cela ? fit le chef de brigade.

— C’est ton aide de camp que tu as envoyé à Auxerre, peut-être.

— Non, il ne doit revenir que demain.

— C’est un cavalier, toujours. Tiens, le vois-tu, là-bas, au bout de l’avenue ?

— Oui.

On voyait en effet, dans le lointain, un groupe noirâtre qui se détachait sur la neige du chemin, et à mesure que ce groupe approchait, il était facile de reconnaître un cheval et un cavalier.

Enfin, le tout vint s’arrêter au bas du perron, et aux dernières lueurs du crépuscule, Scœvola et le chef de brigade, reconnurent un officier d’ordonnance.

Cet officier, qui était un jeune homme monta lestement les degrés du perron et vint présenter à Solérol un pli cacheté, disant :

— De la part du directeur Barras.

Solérol brisa le sceau du directeur, déchira l’enveloppe et reconnut sa lettre, en marge de laquelle Barras s’était contenté d’écrire :

« Faites tout ce que vous voudrez, les pleins pouvoirs sont accordés. »

L’officier d’ordonnance était venu de Paris à franc étrier ; mais mademoiselle Lange était partie une heure avant lui, et elle était arrivée la première.

Barras n’écrivait point au chef de brigade, par conséquent il ne lui soufflait pas mot de la jeune femme qui venait d’arriver aux Soulayes.

Solérol appela un domestique et lui commanda de préparer un logis à l’officier d’ordonnance du directeur ; puis, demeuré seul avec Scœvola, il lui dit :

— Ah çà ! mais Barras ne paraît pas savoir que mademoiselle Lange est ici.

— Qui sait ? fit Scœvola.

— Je me figure, moi, poursuivit le chef de brigade, que cette femme vient ici pour nous jouer quelque mauvais tour.

— C’est possible ; mais tu feras bien de la ménager : elle est au mieux avec Barras.

Comme Scœvola prononçait ces derniers mots, le Bouquin qui avait pénétré dans l’intérieur du château, revint sur la terrasse et dit à Solérol :

— Mon général, la petite dame est dans sa chambre.

Et le gamin cligna malicieusement de l’œil.

— Eh bien ? fit le général.

— On lui a servi à souper au coin du feu.

— Bon !

— Et elle vous attend.

— Qui te l’a dit ?

— Elle ! pardieu ! puisqu’elle m’envoie vous prier de l’aller voir.

— Eh bien ! roule-moi.

Depuis la mésaventure des souterrains, le général, qui ne pouvait plus marcher, se faisait rouler d’une pièce à l’autre dans un grand fauteuil.

Comme on avait donné à mademoiselle Lange une chambre au rez-de-chaussée, et, par conséquent, de plein-pied avec la terrasse où se tenait le chef de brigade, il fut facile à celui-ci, pirouetté par le Bouquin, de se rendre à l’invitation qui lui était faite.

Scœvola demeura sur la terrasse.

Mademoiselle Lange était déjà aux Soulayes comme chez elle.

On avait servi à souper sur une petite table placée devant le feu.

Elle lui avait ouvert elle-même ses caisses et ses malles, quitté ses habits de voyage et revêtu une robe de chambre de velours bleu, un peu ouverte et qui faisait admirablement valoir ses belles épaules et sa luxuriante chevelure blonde.

Le général demeura ébloui.

— Venez donc, mon cher monsieur Solérol, dit-elle en lui tendant la main, venez donc vite causer avec moi.

Bouquin roula le fauteuil jusqu’à la cheminée, et Solérol put baiser la main blanche et délicate que lui tendait la comédienne.

— Va-t’en, dit le chef de brigade à Bouquin.

Bouquin avait une idée fixe, c’est que mademoiselle Lange était, comme il le disait, une ancienne au général.

— Tas de farceurs ! murmura-t-il en s’en allant, ils ont pourtant l’air de ne pas se connaître.

Bouquin parti, Solérol regarda la jeune femme et lui dit :

— Je suis à vos ordres, madame.

— C’est-à-dire que vous m’écoutez ?

— Précisément.

— Mon cher monsieur Solérol, reprit mademoiselle Lange, vous avez été longtemps en disgrâce.

— On m’a mis de côté après thermidor.

— Et vous y seriez probablement encore, sans des événements que vous ignorez.

— Bah ! fit Solérol.

— Ces événements, poursuivit mademoiselle Lange, il est inutile de vous les raconter ; qu’il vous suffise de savoir une chose.

— Laquelle ?

— Vous pouvez être général de division dans quinze jours, ou bien…

Elle s’arrêta et le regarda froidement.

— Ou bien ? fit le chef de brigade inquiet.

— Ou déporté.

Mademoiselle Lange prononça ce mot avec un accent qui glaça le général. Il la regarda avec stupeur.

Elle poursuivit :

— Vous avez écrit à Barras !

— Oui.

— Pour lui demander des pleins pouvoirs.

— Madame, dit Solérol, le pays est infesté de brigands.

— Je le sais.

— De royalistes qui pillent, brûlent, assassinent…

Mademoiselle Lange ne sourcilla point.

Solérol poursuivit :

— Si tous ces gens-là ne sont fusillés, ou ne montent sur l’échafaud…

— Eh bien ! qu’arrivera-t-il ?

— La République est perdue !

— Ce serait grand dommage ! murmura mademoiselle Lange avec une pointe d’ironie ; aussi je ne puis que vous louer de vos efforts… mais…

Elle appuya sur ce mot qui était une réticence.

— Dois-je faire des exceptions ? se hâta de dire Solérol.

— Peut-être…

— J’aurai donc des gens à épargner ?

— Je le crois.

— Et… ces gens…

— Je vous les nommerai en temps et lieu.

— Vous ?

— Mon cher général, dit mademoiselle Lange avec son plus séduisant sourire, mettez-vous bien ceci dans l’esprit : Barras fait ce que je veux.

Solérol s’inclina.

— Par conséquent, vous ferez, vous, ce que je voudrai.

— Madame, répondit Solérol qui essaya d’être galant, il n’est nul besoin pour moi de votre crédit auprès de Barras pour que je vous obéisse. Vous n’avez qu’à parler, je serai votre esclave.

— C’est fort aimable, dit-elle en riant, et c’est même prudent. Mais causons encore. Où en êtes-vous de vos opérations !

— Contre les incendiaires ?

— Oui.

— Ils sont réunis au nombre d’environ deux cents.

— Vraiment ? fit mademoiselle Lange qui parut étonnée.

— Tous les ci-devant se sont mis avec eux, et les domestiques des ci-devant aussi, mais le coup a raté cependant.

— Comment cela ?

— Il paraît, reprit Solérol, qu’on devait se soulever dans sept ou huit département à la fois. Il y a une vaste conspiration royaliste.

— Eh bien !

— Mais ceux-ci ont été trop pressés. Ils ont levé le drapeau de la révolte un peu trop tôt. Les autres n’étaient pas prêts.

— Et ils se sont trouvés seuls ?

— Justement.

— Alors, ils seront réduits facilement ? demanda mademoiselle Lange qui paraissait s’intéresser beaucoup au triomphe de la République sur l’insurrection royaliste.

— Oh ! dit Solérol qui jugea le moment opportun pour se donner une véritable importance, j’en viendrai à bout, moi, mais un autre que moi y perdrait son latin.

— Pourquoi cela ?

— Je vais vous dire la chose, madame. Je suis du pays, moi. Je suis aimé…

— Ah !

— On me croit ; et quand j’ai dit que les incendiaires, c’étaient les royalistes, on m’a cru.

— En doutait-on, jusque-là !

— Si on en doutait ! mais on ne le supposait même pas. Les royalistes sont aimés par ici ; et si on avait envoyé de Paris un général inconnu, un homme étranger au pays, à cette heure, tous les paysans marcheraient avec les insurgés.

— Tandis que, au contraire, fit mademoiselle Lange qui eut l’air d’abonder dans le sens de Solérol, ils sont deux cents à peine ?

— Oui, madame.

— Mais, vous n’allez en faire qu’une bouchée, général !

— Heu ! heu ! ils sont bien retranchés.

— En quel endroit ?

— À trois lieues d’ici, de l’autre côté de l’Yonne, dans les bois. Ils nous font une guerre de partisans, une guerre désespérée. Les bois sont hérissés de rochers, couverts de broussailles, semés de cavernes.

— Mais vous avez des forces considérables à votre disposition.

— J’ai une colonne de gendarmerie et deux demi-brigades.

— C’est-à-dire quatre ou cinq mille hommes

— À peu près.

— Et deux cents hommes peuvent vous résister !

— Jusqu’à présent ils l’ont pu. Mais maintenant que j’ai des pleins pouvoirs, j’en aurai bientôt fini.

— Ah !

— Je brûlerai les forêts et ils brûleront avec.

Mademoiselle Lange tressaillit, Solérol continua :

— Cependant je voudrais bien tenir les chefs.

— Les connaissez-vous ?

— Oui, ils sont trois.

— Et vous les nommez ?

— Le premier est le comte Henri.

— Je ne le connais pas, dit mademoiselle Lange avec astuce.

— Le second est un certain Cadenet.

— Ah ! Et le troisième !

— Il se nomme Machefer.

— Mon cher général, dit mademoiselle Lange, je vous engage à faire vos efforts pour les prendre vivants tous trois.

— Vraiment ! Et pourquoi ?

— Mais, parce qu’il pourrait se faire que le directeur Barras y tînt beaucoup.

— Est-ce que… parmi eux… il en serait un… Ah ! dit Solérol avec un accent de haine, pourvu que ce ne soit pas Henri !

Mais mademoiselle Lange demeura impassible.

— Maintenant, reprit-elle, que vous voilà averti, à bon entendeur, salut !

— Mais au moins, madame, pouvez-vous me dire si…

— Je suis muette. À vous à deviner… Bonsoir, j’ai fait cinquante lieues en deux jours, permettez-moi de vous renvoyer.

Et mademoiselle Lange congédia le chef de brigade d’un geste et d’un sourire.

— Bouquin ! appela ce dernier.

Le gamin revint.

— Roule-moi, lui dit Solérol.

Le chef de brigade, poussé de salle en salle, rejoignit Scœvola et Curtius dans la salle à manger, où tous deux s’étaient attablés.

— Mon vieux, dit Scœvola lorsque le général leur eut confié l’entretien qu’il venait d’avoir avec mademoiselle Lange, la péronnelle nous coule…

— Plaît-il ? fit le général.

— Elle n’est plus la maîtresse de Barras.

— Hein ! que dis-tu ?

— Je le tiens de l’officier d’ordonnance qui vient d’aller se coucher et avec qui j’ai causé tandis qu’il soupait.

— Alors que vient-elle faire ici ?

— Elle vient pour sauver quelque royaliste à qui elle s’intéresse.

— Mais es-tu bien sûr que le directeur l’ait quittée ?

— Le directeur est amoureux fou.

— De qui ?

— De Marion la bouquetière.

— Ah ! dit le chef de brigade, pris d’épouvante à ce nom, c’est l’ancienne femme de chambre de la Lucrétia.

— Justement.

— La maîtresse du frère de Cadenet que j’ai fait guillotiner.

— Eh bien ! reprit Solérol, si Marion est la maîtresse de Barras…

— Pas encore, paraît-il.

— Si elle le devient, nous sommes tous perdus ! acheva le chef de brigade avec accablement.

— Cœur de lièvre ! murmura Scœvola.