La Bouquetière de Tivoli/Chapitre 08

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La Bouquetière de Tivoli (Les Incendiaires)
L. de Potter (tome Ip. 273-319).


CHAPITRE HUITIÈME


Pour éclaircir ce que l’arrivée de mademoiselle Lange aux Soulayes pourrait avoir de mystérieux, il est nécessaire de faire un pas en arrière et de nous reporter à la journée qui avait précédé sa visite à Barras, et par conséquent, son départ de Paris.

Mademoiselle Lange était chez elle, pensive et triste, vers huit heures du soir, lorsque Jeannette vint lui annoncer la visite de Marion.

Mademoiselle Lange et Marion étaient liées depuis longtemps, mais leur liaison était, pour ainsi dire, occulte.

Jamais on ne les rencontrait ensemble, pas même au spectacle, dont, chose assez singulière pour une comédienne, mademoiselle Lange raffolait.

Marion, cependant, se glissait fort souvent le soir dans l’hôtel de mademoiselle Lange, par la petite porte du jardin, et alors les deux jeunes femmes s’abandonnaient à une intime et douce causerie.

Les deux hommes qu’elles aimaient, l’une d’amitié, l’autre d’amour, Cadenet et Machefer, n’étaient-ils point unis comme deux frères ?

Marion était donc arrivée le soir chez mademoiselle Lange, et elle paraissait en proie à une vive émotion.

— Qu’as-tu ? lui demanda la comédienne.

— Tiens, lis ! répondit Marion, Cadenet vient de m’écrire. L’homme qui m’a apporté cette lettre a joué sa vie vingt fois pour arriver jusqu’à Paris.

Et Marion tendit une lettre ouverte à mademoiselle Lange.

Celle-ci lut :

« Ma bonne Marianne,

« Nous sommes en pleine révolte, moi et les autres ; nous n’avons plus d’asile que les grands bois qui séparent l’Yonne du Nivernais, et chaque jour, chaque nuit, il nous faut faire le coup de fusil avec les soldats de la République.

« Triompherons-nous ? Je n’ose l’espérer. Les lâches sur qui nous comptions ne se sont pas levés. Ils ont peur de l’échafaud. En vain l’Ouest et la Vendée, dirigés par Cadoudal, donnent-ils l’exemple, la noblesse de l’Est est plus prudente.

« À peine sommes-nous deux cents, et parmi ces deux cents, deux femmes héroïques, mademoiselle Diane de Vernières et sa cousine, cette infortunée Hélène, mariée de par Robespierre à l’infâme Solérol.

« Par quelle ruse d’enfer ce pourvoyeur de guillotine, ce valet de bourreau, dont les épaulettes n’ont jamais été teintes que du sang des suppliciés, est-il rentré en grâce auprès du Directoire qui l’avait éloigné ?

« Voilà ce que je ne puis te dire.

« Mais c’est lui qui commande l’armée dirigée contre nous.

« Maintenant ma bonne Marion, sais-tu pourquoi je t’écris ? c’est que la honte nous menace.

« Ce ne sont pas des royalistes que les soldats républicains croient combattre, ce sont des voleurs et des incendiaires. »

Ici, Cadenet racontait tout au long, dans sa lettre à Marion, les événements étranges que nous connaissons déjà, depuis l’incendie de la ferme de la Ravaudière allumé par les ordres du chef de brigade, jusqu’à la résistance acharnée qu’avait opposée le petit manoir des Roches, puis leur fuite dans les bois, où ils avaient été rejoints par les quelques royalistes assez courageux pour essayer d’une insurrection.

« Nous sommes tous résignés à mourir, mais ce que nous ne voulons pas, c’est qu’on nous traite de brigands.

« Notre vie est à nos ennemis, notre honneur est à nous.

« Nous ne demandons à la République ni trêve ni merci, mais ce que nous voulons, c’est que ce misérable Solérol ne fasse point peser sur nous la plus infâme des calomnies. Comprends-tu ?

« Si cette lettre te parvient, va voir Barras, vois la bonne Lange… Il faut que la vérité se fasse jour.

« Machefer est sain et sauf jusqu’à présent ; nous avons perdu peu de monde, et notre retraite est presque inexpugnable.

« À moins qu’on ne nous prenne par la famine, ce qui est à peu près impossible, et il est probable que nous tiendrons un mois ou deux.

« Qui sait ? d’ici là, peut-être, les faibles se sentiront forts et se joindront à nous. »

Quand elle eut fini, elle dit à Marion :

— Tu n’iras pas chez Barras.

— Pourquoi ?

— Mais parce que, mon enfant, le directeur est amoureux fou de toi, et qu’il faut conserver cet amour comme un moyen extrême de sauver Cadenet et Machefer… Le jour où tu auras à lui demander la vie de deux hommes, Barras t’aime assez pour la leur accorder.

— Mais s’ils se font tuer ?

Mademoiselle Lange leva tristement les yeux au ciel :

— Ah ! dit-elle, Dieu m’est témoin que j’aime Machefer de toutes les forces de mon cœur et de mon âme, et cependant, à cette heure, je songe moins à sa vie qu’à son honneur…

— Mais alors, que comptes-tu faire ?

— Ceci est mon secret.

— Tu as donc des secrets pour moi ?

— Oui, quand il s’agit de ne pas t’entraîner dans un péril inutile.

— Mais ne suis-je pas ta sœur ?

— Si, mais je veux agir seule. Tu resteras à Paris… je partirai.

— Et où iras-tu ?

— Les rejoindre.

— Mais que pourras-tu faire, demanda Marion, sinon mourir avec eux ?

— Je les sauverai et je perdrai cet infâme Solérol.

— Mais moi, que ferais-je pendant ce temps ? demanda Marion.

— Tu te cacheras.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il ne faut pas que Barras te retrouve… Moi absente, qui sait ?

Et Marion fit ainsi que le voulait mademoiselle Lange. Elle alla demander un abri à de pauvres gens qu’elle connaissait et qui habitaient la banlieue.

Quant à mademoiselle Lange, nous l’avons vue arriver aux Soulayes et s’entretenir avec le chef de brigade.

Après le départ de ce dernier, la jeune femme, qui était brisée et fatiguée, fit ses préparatifs pour se mettre au lit.

Mais, avant de s’endormir, elle prit dans son portefeuille la lettre que Cadenet avait écrite à Marion. Elle la relut attentivement pour se faire une sorte de topographie du pays que Cadenet avait décrit assez minutieusement.

Puis elle se coucha après avoir verrouillé sa porte, et ne tarda point à s’endormir.

Un bruit assez étrange l’éveilla vers cinq heures du matin.

C’étaient comme des plaintes sourdes et des gémissements.

Elle se dressa sur son séant et prêta l’oreille.

Les plaintes paraissaient venir d’une pièce voisine.

Elle sauta à bas de son lit, colla son oreille au mur et écouta :

Les gémissements étaient devenus des paroles, et ces paroles lui arrivaient assez distinctement.

— Ah ! brigand de Solérol !… disait une voix, je souffre comme un damné… et mes blessures, la nuit, me semblent autant de fers rouges, mais tu as eu tort de ne pas me faire achever, car si je survis, si je peux revoir Barras… je t’enverrai au supplice comme un incendiaire et un assassin que tu es !

Bien qu’en passant à travers une cloison assez épaisse, cette voix n’eût plus son timbre ordinaire, mademoiselle Lange, qui se souvenait des paroles de Bouquin, devina que c’était le capitaine Bernier qui se plaignait ainsi.

Dès lors elle songea à parvenir jusqu’à lui.

En entrant la veille dans le château, elle avait jeté un regard rapide autour d’elle et remarqué que sa chambre donnait sur un long corridor dans lequel s’ouvraient plusieurs portes.

Mademoiselle Lange se leva dans l’obscurité, guidée par le dernier rayonnement d’une bûche qui achevait de se consumer dans la cheminée, et elle se glissa jusqu’à la porte de sa chambre, qu’elle ouvrit avec des précautions infinies.

Le corridor était silencieux et désert.

Vêtue d’un peignoir qu’elle avait à la hâte jeté sur ses épaules, mademoiselle Lange avança dans le corridor à petits pas, s’arrêta parfois pour écouter.

Elle entendit les mêmes plaintes dans le corridor et reconnut bientôt qu’elles partaient de la chambre voisine.

Alors, s’approchant de la porte, elle frappa doucement.

Au bruit, les plaintes cessèrent, puis une voix demanda distinctement :

— Qui est là ?

Mademoiselle Lange mit la main sur la clef, demeurée dehors, et ouvrit la porte.

— Chut ! fit-elle en franchissant le seuil de cette chambre, plongée comme la sienne dans les ténèbres, c’est moi… une amie.

La voix de la jeune femme était sympathique et douce.

Bernier, car c’était lui, se tut et attendit. Alors, mademoiselle Lange poussa la porte sur elle et ajouta :

— Ne faites pas de bruit, je suis une amie, l’amie de Barras… et celle de Marion la Bouquetière.

Mademoiselle Lange avait oublié en quittant sa chambre d’en fermer la porte.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cependant le chef de brigade Solérol et ses bons amis Curlius et Scœvola ne dormaient pas.

Enfermés dans la salle à manger, ils avaient soupé, bu et fumé, et s’abandonnaient maintenant aux charmes d’une conversation assez poétique, dont leurs souvenirs de l’aimable année 93 faisaient le fond.

Mais il avait beau sourire et se rappeler tous les aristocrates qu’il avait vu éternuer dans le son avec tant de joie, le chef de brigade avait un fond de mélancolie.

— Oui, mes enfants, disait-il, si Marion devient la maîtresse de Barras, je suis un homme flambé.

— Bah ! dit Scœvola, les femmes n’ont pas tant d’influence que cela sur le directeur.

— Marion lui dira l’histoire des chevaliers du poignard.

— Peuh ! il la sait déjà, sois tranquille !

— Ce n’est pas là ce qui m’inquiète, dit à son tour Curtius.

— Quoi donc ?

— C’est la jolie dame de tout à l’heure. Que vient-elle faire ici ?

— Voilà ce qu’il nous faut savoir à tout prix.

— Mais, comment ?

— Si nous la faisions disparaître ? hasarda Curtius.

— Hum ! c’est grave.

— Puisqu’elle a rompu avec Barras.

— Sans doute, mais le directeur conserve de l’amitié pour tout ce qu’il a aimé.

— Tu crois ?

— Ah ! dit encore Scœvola, si on était bien sûr que la petite dame fût venue ici à l’insu du directeur, on pourrait, à la rigueur… mais il faudrait être sûr de cela.

— Chut ! dit Solérol, j’entends du bruit.

On frappait, en effet, deux coups discrets à la porte de la salle à manger.

Curtius alla ouvrir et se trouva en présence du Bouquin.

Le Bouquin avait une lanterne d’écurie à la main, de plus il était à demi-vêtu, se trouvait en bras de chemise et marchait nu-pieds.

Il ferma la porte d’un air de mystère.

— Qu’est-ce que tout cela veut dire ? demanda le chef de brigade d’un ton brusque.

— Cela veut dire, répliqua le Bouquin, que je sais pourquoi la petite dame est ici.

— Ah ! tu le sais ? fit Solérol en tressaillant.

— Oui, ce n’est pas pour vous.

— Et pour qui donc ?

— Pour le capitaine Bernier. Elle est chez lui.

— Chez lui ?

— Oui.

Et comme Solérol et ses deux acolytes regardaient l’enfant avec surprise, il ajouta :

— J’étais couché là-haut, je ne dormais pas… j’ai entendu du bruit. Alors je me suis levé et je suis descendu avec la lanterne.

Quand j’ai traversé le corridor, j’ai entendu qu’on causait dans la chambre du capitaine.

J’ai regardé par le trou de la serrure ; mais ils sont sans lumière, et ils parlent si bas que je n’ai pas compris ce qu’ils disent.

— Mais, dit Scœvola, es-tu sûr que c’est elle ?

— Oh ! oui.

— Qui te le prouve ?

— J’ai passé devant sa chambre, elle est ouverte, et j’ai vu que le lit était vide.

— Ah ! fit Solérol.

— Alors, je suis entré.

— Imprudent !

— Et comme j’ai vu ce portefeuille sur la cheminée, je l’ai pris.

En parlant ainsi, le Bouquin tira de sa poche le portefeuille dans lequel mademoiselle Lange avait serré la lettre de Cadenet adressée à Marion la bouquetière.

Le portefeuille contenait cette lettre, divers papiers, des valeurs sur une maison de banque d’Auxerre et deux rouleaux d’or.

Le chef de brigade prit connaissance de la lettre et la tendit silencieusement à Scœvola, lequel la donna ensuite à lire à Curtius.

En même temps, le général Solérol, qui tenait toujours le portefeuille, jouait négligemment avec les rouleaux d’or.

Bouquin regardait les rouleaux d’un œil fasciné.

— Eh bien ! dit enfin le chef de brigade, que penses-tu de cela, Scœvola ?

— J’ai mon idée, répondit l’homme de police.

— Et toi, Curtius ?

— Hum ! dit le chef de bureau à la guerre, il est bon de prendre ses précautions avec elle.

Solérol remit la lettre dans le portefeuille, ainsi que l’or et les valeurs, puis il dit à Bouquin :

— Tu vas reporter cela.

— Où donc ?

— Où tu l’as pris.

— On ferait pourtant une fière noce avec les jaunets qui sont là-dedans, soupira le vaurien.

— C’est possible ; mais si tu y touches, dit Solérol, je le ferai fusiller !

Et comme l’enfant ne pouvait se défendre d’un léger frisson, le chef de brigade ajouta d’un air naïf :

— Ah ! si tu la rencontres au milieu d’un bois, la jolie dame, et qu’elle veuille le donner ses jaunets… cela ne me regarde pas.

— Au milieu d’un bois !

— Oui, dit Solérol, j’ai idée, moi, qu’elle ira se promener demain.

— Dans les bois ?

— Et où veux-tu qu’elle se promène, butor, puisque le château est en pleine forêt.

Le Bouquin et Solérol échangèrent un regard qui donna le frisson à Curtius et même à Scœvola.

Puis le chef de brigade ajouta en manière d’aparté :

— Moi aussi, j’ai mon idée.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand mademoiselle Lange rentra dans sa chambre, au petit jour, elle retrouva son portefeuille intact.

Ni lettres, ni valeurs n’en avaient été soustraites, et le Bouquin, pareillement, en se montrant si honnête, avait sans doute son idée.

Après s’être recouchée, mademoiselle Lange s’endormit, et ce ne fut que le premier rayon du soleil qui l’éveilla.

Elle s’habilla, ouvrit sa fenêtre et se pencha au dehors.

Le ciel était pur de tout nuage, le soleil levant arrachait des milliers d’étincelles au givre des arbres dont chaque branche était couverte de moineaux piauleurs ; l’air, enfin, était presque tiède.

Si la neige n’eût encore ça et là couvert la pelouse grise qui s’étendait entre le château des Soulayes et les bois, en eût pu croire une journée de printemps.

Au bas de la fenêtre de mademoiselle Lange, un enfant pansait un cheval.

Le cheval était blanc, taille moyenne et d’un joli modèle.

Son œil plein de feu, ses jambes fines et nerveuses séduisirent la jeune femme.

— Oh ! la jolie bête ! dit-elle.

L’enfant leva la tête.

Mademoiselle Lange reconnut le Bouquin.

Or, le Bouquin avait été son guide, la veille, de Courson aux Soulayes.

— Hé ! madame, dit le gamin qui prit un air câlin, elle est bonne autant qu’elle est belle.

— C’est une jument ?

— Oui, madame.

— À qui appartient-elle ?

— C’était la bête de chasse de la citoyenne Solérol.