La Bouquetière de Tivoli/Chapitre 19

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L. de Potter (tome IIIp. 33-65).


CHAPITRE DIX-NEUVIÈME


Brulé passait pour un homme terrible, et le Bouquin pour un mauvais garnement ; c’en était assez pour que Michelin qui était un honnête et courageux garçon, songeât à défendre Lucrèce.

Mais Brulé lui dit :

— Je ne veux pas tuer ma fille, comme tu le penses bien ; ainsi, ne te donne pas tant de mal, mon garçon.

— Je ne sais pas si vous voulez ou non la tuer, répondit Michelin, mais, vivant, vous ne lui ferez aucun mal.

— Je ne veux pas lui faire de mal.

— Alors, que voulez-vous ?

— Je veux lui parler.

La Lucrétia tremblait ; elle avait peur de son père.

Brulé dit encore :

— Ce que j’ai à dire à ma fille, je ne veux pas que tu l’entendes, va-t’en.

— Non, dit Michelin, je ne m’en irai pas.

La Lucrétia se pressait contre lui avec effroi.

— Va-t’en, répéta Brulé.

Mais Michelin ne bougea pas.

Contre son habitude, Brulé était calme.

— Écoute, dit-il à Michelin, prends le fusil du Bouquin.

— Ouais, fit ce dernier, je ne donne pas mon fusil.

— Tu le donneras ! répéta Brulé avec autorité. Toi, Michelin, prends ce fusil et va-t’en dans la pièce à côté. Tu seras armé, je ne le suis pas. Si tu entends crier ma fille, tu viendras à son aide.

Brulé parlait avec un accent de franchise qui toucha Michelin.

— Je n’ai pas besoin de votre fusil, dit-il. Je resterai dans l’autre chambre.

Le Bouquin lui ouvrit la porte.

Mais Michelin se baissa et ramassa le coffre d’argent.

— Qu’est-ce que cela ? fit Brulé.

— Ça, dit Michelin, vous n’y toucherez pas !

Et il entra dans cette pièce qui servait de cabinet de toilette, emportant le coffre qui renfermait les papiers de madame Solérol.

Alors Brulé dit à sa fille avec douceur :

— Il faut que tu parles, et que tu me dises la vérité, petite.

— Sur quoi ? fit la Lucrétia.

— Tu as connu Solérol à Paris ?

— Oh ! ne me parlez pas de cet homme, fit la Lucrétia en tressaillant.

— Réponds oui ou non ?

— Oui.

— Tu as été sa maîtresse ?

— Oh ! s’écria la Lucrétia, quelle infamie !

Son accent était si indigné que Brulé lui dit :

— Je te crois : cet homme a menti.

— Cet homme est un misérable assassin, dit la Lucrétia, et je m’étonne que vous le serviez.

— Je ne le servirai plus.

— Vrai ! fit la Lucrétia qui eut un mouvement de joie.

— Mais, dit le fermier, tu me diras tout.

Elle le regarda avec étonnement, et comme si elle cherchait le sens du mot tout.

— Tu me diras comment tu as connu Solérol ?

— C’est le marquis Jutault qui me l’amena.

— Tu as donc été la maîtresse du marquis ?

— Non, dit la Lucrétia, non, je le jure !

Et elle raconta à Brulé comment elle avait rencontré le marquis.

— Après ? dit Brulé.

La Lucrétia, qui aurait donné la moitié de son sang pour entraîner son père dans le camp des royalistes, ne se fit point prier.

Elle parla de la conspiration des chevaliers du poignard, et de la trahison du marquis et de Solérol.

Mais Brulé lui dit :

— Ce n’est pas tout.

— Que voulez-vous que je vous dise encore ? demanda la Lucrétia, qui tressaillit.

— Tu as connu le capitaine Bernier ?

La Lucrétia courba la tête.

— Tu l’as aimé ?

— Mon père !…

— Tu as été sa maîtresse, enfin, continua Brulé qui éleva la voix.

— Je l’aimais, dit la Lucrétia.

— Eh bien ! reprit le fermier, fais bien attention à mes paroles. Si le capitaine veut t’épouser, j’abandonne le Solérol et je le perdrai !

— Ah ! fit la jeune femme, pâle d’émotion.

— Tu vas venir avec moi, continua Brulé.

— Où donc, mon père ?

— Dans la chambre du capitaine.

La Lucrétia sentit tout son sang affluer à son cœur.

— Mais, dit-elle, il faut que je sois là-bas avant le jour.

— Où donc ?

— Là-bas, répéta la Lucrétia, auprès de madame Solérol.

— Le Bouquin t’accompagnera ; viens.

Et Brulé prit sa fille par la main.

Comme ils avaient parlé à mi-voix, Michelin, qui se tenait dans la pièce voisine, n’avait pu entendre ce qu’ils disaient ; mais quand il vit la Lucrétia sortir, donnant la main à son père, il comprit qu’il y avait une convention tacite entre elle et Brulé.

— Va-t’en, Michelin, lui dit Lucrétia, mon père me conduira hors du château.

— Et le coffre ? demanda Michelin.

— Emporte-le. Tu m’attendras.

— Où donc ça, mam’selle ?

— Dans la cour de la ferme.

Michelin s’en alla par le petit escalier.

Quant à Brulé, qui connaissait merveilleusement tous les coins et recoins du château, il emmena sa fille par un corridor qui aboutissait au grand escalier.

Le Bouquin les suivait, toujours armé de son fusil.

Tout dormait dans le château, le général et ses hôtes sous la table de la salle à manger, les domestiques dans les combles.

Brulé arriva à la porte de la chambre où le capitaine Victor Bernier gémissait sur son lit de souffrance.

Comme le chef de brigade s’était mis en tête de faire guillotiner Bernier en l’accusant de complicité avec les royalistes, on avait soin de lui au château ; on pansait ses blessures deux fois par jour et on lui donnait des aliments convenables.

La clef était toujours sur la porte, le blessé ne pouvant encore se lever.

Brulé tourna cette clef et entra.

Le capitaine ne dormait point ; mais il ne vit pas Brulé tout d’abord, il ne vit que la Lucrétia.

— Lucrèce ! dit-il, en étendant les bras.

— Ah ! Victor, murmura la pauvre femme, je désespérais de te revoir.

Le Bouquin était demeuré en sentinelle dans le corridor.

Brulé s’assit familièrement sur le pied du lit du capitaine.

— Monsieur, lui dit-il, c’est moi qui ai mis le feu à ma ferme.

— Je le sais, fit dédaigneusement Bernier.

— Par ordre du chef de brigade.

— Soit.

— C’est moi qui ai organisé la bande des incendiaires du pays, poursuivit Brulé.

— Mais pourquoi venez-vous me dire tout cela ? demanda le capitaine.

— Parce que j’ai mon idée.

— Ah !

Brulé prit un ton caressant et eut un sourire mielleux.

— Oui, j’ai mon idée, répéta-t-il, et nous allons causer.

Cependant il n’est sommeil éternel, si ce n’est celui de la mort, et il n’est pas d’ivresse qui n’ait un terme.

Le chef de brigade Solérol, ivre-mort, s’était endormi sous la table.

Scœvola l’y avait suivi.

Quant à Curtius, il ronflait à réveiller ses deux compagnons.

Le chef de brigade s’était endormi en parlant de la Lucrétia.

Il était tout naturel qu’il en rêvât.

Et il en rêva si bien que tout à coup il s’éveilla en sursaut et cria :

— Ah ! brigand ! je te tiens donc !

— À qui en as-tu ? fit Scœvola qui ouvrit un œil.

— À personne, répondit Solérol un peu honteux, je rêvais.

— Et de qui ou de quoi ?

— Je rêvais de la Lucrétia.

— Ah ! bon !

— Et je la voyais….

— T’aimait-elle enfin ?

Cette question perfide et railleuse acheva de réveiller Solérol.

— Non, tonnerre et sang ! dit-il.

— Elle ne t’aimait pas ?

— Non, non ! te dis-je.

— Et qui aimait-elle ?

— Lui, Bernier, le capitaine !

— Ah ! ah ! ricana Scœvola. Mais c’est ton ami, Bernier ; tu as pour lui les plus grands égards.

— Je veux le guérir.

— Oui, pour le faire guillotiner après. Tu m’as déjà dit ça… je le sais…

— Eh bien ! la patience me manque maintenant, continua Solérol, dont le cerveau était toujours enfumé.

— Ah ! bah !

— Et je crois que je vais en finir.

— Avec qui ?

— Avec Bernier.

— Comprends pas, dit Scœvola. Tu veux le faire guillotiner tout de suite.

— Non, je veux le tuer.

— Quand ?

— À l’instant même.

Et Solérol se leva en trébuchant et s’affermit de son mieux sur ses pieds.

Puis il prit sur la table un grand couteau à découper.

— Est-ce que c’est là l’instrument ? demanda Scœvola.

— Oui.

— Un joli outil… Bonne chance !

— Comment ! dit Solérol, tu ne viens pas avec moi ?

— Non, je dors ; bonsoir ! est ce que tu as peur d’y aller tout seul ?

— Oh ! non, hurla le chef de brigade au comble de la férocité et de l’ivresse.

— Eh bien ! va ! et laisse-moi dormir…

Sur ces mots, Scœvola reprit sa position horizontale et referma les yeux.

Exalté par l’ivresse, surexcité par le rêve qu’il venait de faire, le chef de brigade sortit de la salle à manger.

Il avait le coutelas à la main.

Il s’en alla battant les murs jusqu’au grand escalier, monta jusqu’au premier étage et s’engagea dans le corridor.

Mais, tout à coup, il s’arrêta frissonnant.

Un rayon de lune qui passait par une fenêtre éclairait une partie du corridor, et dans ce rayon lumineux, Solérol avait cru voir glisser une forme blanche…

Une femme !

Il s’arrêta la sueur au front, les cheveux hérissés et l’imagination aussitôt peuplée de fantômes.

Mais la forme blanche avait disparu.

— Je crois que je rêve encore, murmura-t-il.

Puis il se remit en marche et atteignit la porte du cabinet.

Mais là il s’arrêta encore et prêta l’oreille.

La chambre était dans l’obscurité, et le capitaine qui se plaignait souvent, la nuit, ne faisait entendre aucun gémissement.

— J’aime mieux ça, pensa Solérol. Il dort. Je vais entrer sur la pointe du pied… je l’entortillerai dans la courtine du lit, pour qu’il ne puisse pas résister, et puis je frapperai… je frapperai… jusqu’à ce qu’il ne dise plus rien.

Réfléchissant ainsi, il ouvrit la porte.

Le capitaine ne bougeait pas. Une faible clarté, celle d’une veilleuse placée derrière le lit, permit à Solérol de voir que Bernier dormait.

Il s’approcha du lit sur la pointe du pied, et son bras armé du coutelas.

Mais comme ce bras allait retomber, un poignet de fer le saisit, et, se retournant, Solérol jeta un cri d’épouvante et tomba à la renverse.

— La Lucrétia ! murmura-t-il.