La Bouquetière de Tivoli/Chapitre 20

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L. de Potter (tome IIIp. 67-103).


CHAPITRE VINGTIÈME.


Quand le citoyen chef de brigade Solérol revint à lui, car il était tombé évanoui, il était couché dans son lit.

Le jour était venu, le soleil pénétrait en rayons joyeux dans la chambre.

Le chef de brigade promena pendant quelque temps un regard stupide autour de lui ; puis il essaya de se souvenir, et le nom de la Lucrétia revint sur ses lèvres.

Alors il crut se rappeler que la veille il s’était endormi sous la table, puisqu’il était monté dans la chambre du capitaine, puis que la Lucrétia lui était apparue.

Mais tout cela était si vague et si confus dans son esprit, que le chef de brigade n’était pas bien sûr de n’avoir point rêvé.

Il avait un gland de sonnette à sa portée, et il l’agita violemment.

Son officieux parut.

Ce dernier avait la mine pendante et l’œil hébété d’un homme qui s’est grisé la veille.

— Hé ! butor, lui dit Solérol m’expliqueras-tu ce qui s’est passé ?

L’officieux tourna sa casquette entre ses doigts d’un air stupide et répondit :

— Je ne sais pas, j’étais gris.

— Comment ! fit Solérol étonné, ce n’est pas toi qui m’as mis au lit ?

— Non, dit l’officieux.

— Vas me chercher Scœvola.

L’officieux obéit, et peu après Scœvola se présenta.

— Dis donc, mon vieux, lui dit Solérol, qu’est-ce que nous avons donc fait la nuit dernière ?

— Nous avons soupé.

— Et puis ?

— Nous avons trop bu.

— C’est notre habitude. Et puis encore ?

— Ma foi ! je n’en sais rien. Je me suis éveillé, ce matin, couché sous la table. Le froid m’avait pris, je suis allé me mettre au lit.

— Mais… qu’ai-je fait ?

— Toi, dit Scœvola qui se souvint peu à peu, il me semble que tu t’es éveillé en parlant de la Lucrétia.

— Ah !

— Et que tu as voulu tuer le capitaine.

— C’est vrai, ça ; et je me suis levé en boitant, reprit Solérol, et j’ai pris un couteau sur la table.

— Eh bien ! après, qu’as-tu fait ?… car, moi, je me suis endormi.

— Voilà précisément ce que je ne sais pas bien.

— Comment cela ?

— Il me semble que je suis allé chez le capitaine et que j’ai levé sur lui mon couteau mais on m’a saisi le bras.

— Qui donc ?

— Je me suis retourné et j’ai reconnu la Lucrétia.

— Allons donc, fit Scœvola en riant.

— Oui… oui… je l’ai vue ! dit Solérol.

— Eh bien ! que t’a-t-elle dit ?

— Je ne sais pas, je suis tombé à la renverse.

— Évanoui ?

— Oui, mon ami.

— Mais, enfin quand tu es revenu à toi… où étais-tu ?

— Ici, dans ce lit.

— C’est bizarre, dit Scœvola.

Mais il eut tout à coup un geste de surprise et un éclat de rire.

— Tiens ! dit-il, regarde !

Il lui montrait le coutelas que Solérol avait pris sur la table pour en frapper le capitaine.

Le couteau gisait sur le parquet de la chambre, au pied du lit.

— Veux-tu savoir ce qui t’est arrivé ? reprit Scœvola : c’est bien simple.

— Ah ! tu crois ?

— Tu es monté chez le capitaine ; mais comme tu étais ivre, tu t’es trompé de porte, et tu es monté chez toi, puis, tu t’es mis au lit et tu as repris ton rêve qui était plein de la Lucrétia.

— Oh ! pourtant, dit Solérol, il me semble que je l’ai vue.

— Je parie qu’il te semble aussi, dit Scœvola, que tu as frappé le capitaine ?

— J’ai voulu, du moins.

— Eh bien, moi, je suis sûr que tu as frappé…

— Oui ?

— Ton oreiller. Regarde…

Solérol, en se retournant, vit son oreiller qui avait une large entaille, laquelle, bien certainement, avait été faite avec le couteau.

— Tu vois maintenant, ajouta Scœvola en riant, comment un homme ivre peut prendre un oreiller pour un homme.

La présence du couteau et l’entaille faite à l’oreiller convainquirent le chef de brigade.

— Cela doit être, dit-il, j’ai rêvé.

— Seulement, reprit Scœvola, je vais te donner maintenant un conseil.

— Parle…

— Sais-tu que nous nous grisons soir et matin ?

— Peuh !… en Bourgogne… la chose est permise.

— Non, quand on a de la besogne.

— Ah ! c’est juste.

— Sais-tu les nouvelles de cette nuit ?

— Ma foi, non.

— Eh bien, les royalistes étaient une troupe, il y a huit jours…

— Et maintenant ?

— Ils sont une armée. Les bois d’Entrain, un village qui est à cinq lieues d’ici, leur servent de refuge. Une bande du Morvan les a rejoints : ils attendent des renforts des départements de Saône-et-Loire et de la Côte-d’Or.

— Ah ! bah !

— Et dans deux jours, la chose sera plus sérieuse encore.

— Comment cela ?

— Ils prendront Clamecy et en feront leur quartier général.

— Tonnerre et sang ! hurla Solérol, je vais monter à cheval.

— Tu sais bien que tu ne peux pas. Mais tu te feras porter en litière.

— Et je me mettrai à la tête des deux régiments qui sont à Auxerre.

— Eh bien, dit Scœvola, voilà ce qu’il faut faire tout de suite. Il faut occuper militairement Clamecy.

— Quand ?

— La nuit prochaine, s’il y a moyen.

— Je vais envoyer à Auxerre. Veux-tu y aller ?

— Non, dit Scœvola, je suis un policier, moi. Mais Curtius, qui est un homme de ministère, en imposera. Car, vois-tu, entre nous, dit Scœvola, il ne faut pas te dissimuler une chose…

— Laquelle ?

— C’est que les officiers qui sont à Auxerre ont une médiocre estime pour toi.

— Je les casserai.

— Imbécile ! force-les à obéir, voilà tout. Curtius va parler au nom du ministère, au nom de la République. La municipalité d’Auxerre lui donnera un bataillon de garde civique ; ce qu’il reste de sans-culottes dans la ville se joindra aux deux régiments.

— Tu parles bien, dit Solérol.

— Et rappelle-toi, dit Scœvola, que si tu peux livrer une vraie bataille, disperser les bandes royalistes avant qu’elles aient pu communiquer avec celles de l’Ouest…

— Eh bien ?

— Tu deviendras l’homme de Barras, comme tu as été l’homme de Robespierre.

— Et je serai ministre de la guerre ?

— Naturellement.

Solérol se mit sur son séant et roula ses gros yeux féroces :

— Mais, dit-il, mademoiselle Lange qui nous a si bien échappé, où est-elle ?

— Elle aura rejoint les royalistes.

— Tu crois donc qu’elle venait pour cela ?

— Je suis certain qu’elle leur apportait des ordres de Paris.

— Et nous ne l’avons pas étranglée ! dit Solérol avec rage.

On cogna doucement à la porte. Scœvola ouvrit.

C’était le père Brulé.

Le fermier était sombre et pensif.

— Qu’as-tu ? lui demanda Solérol.

— J’ai, répondit Brulé, que ça ne va pas. Les royalistes ont pris Entrain cette nuit.

— Hein ! fit Scœvola, on ne m’avait pas dit cela.

— Demain ils prendront Clamecy, poursuivit Brulé.

— Où, d’ici à demain, je les exterminerai jusqu’au dernier.

— Excuse-moi, ricana Brulé, voici bientôt un mois que vous dites ça, et jusqu’à présent vous n’avez exterminé que des bouteilles.

Scœvola se mit à rire.

— Connais-tu un chemin très-court d’ici à Auxerre ?

— Oui, à travers bois.

— Combien faut-il d’heures pour y aller ?

— Trois heures.

— À pied ?

— À pied ou à cheval, car un cheval peut rarement trotter.

— Eh bien ! tu vas aller à Auxerre.

— Moi ? fit Brulé qui joua l’étonnement.

— Toi. Tu conduiras le citoyen Curtius.

Comme le chef de brigade prononçait son nom, Curtius entra.

— Voilà ton affaire, lui dit Solérol. Tu aimes à prononcer des discours.

— Dame ! fit modestement Curtius, je suis orateur.

— Eh bien, tu parleras.

— Où ?

— À Auxerre.

— Tu harangueras l’armée et la municipalité.

— Cela me va, dit Curtius. Je vais mettre mon uniforme et ceindre mon écharpe.

— Tu as raison, dit gravement Solérol, on a beau dire que l’habit ne fait pas le moine, c’est vrai cependant.

Puis Solérol ajouta, s’adressant à Brulé :

— Va seller un cheval pour le citoyen Curtius et un pour toi.

— Oh ! moi, dit Brulé, je vais à pied. Mon cheval, c’est mon fusil.

Et Brulé sortit.

Le Bouquin l’attendait dans le corridor.

— Eh bien, lui dit-il, vous voyez que j’ai raison d’écouter aux portes.

— Je n’ai jamais dit non, mon gars.

— Que faut-il faire ?

— Je ne sais pas encore… cependant…

Et Brulé se gratta l’oreille.

— C’est dommage, dit-il, que nous ne soyons pas à ce soir, tu aurais des ordres…

— Dites donc, papa, il me vient une idée.

— Voyons ?

— Si on se débarrassait en chemin du citoyen Curtius.

— Peuh ! c’est un gros homme qui n’est pas bien méchant, celui-là.

— Non, mais il va révolutionner Auxerre. Ah ! j’ai une drôle d’idée, moi !

— Tu veux le tuer ?

— Oh ! non, c’est bien plus drôle que ça…

Et le Bouquin se mit à rire.

— Explique-toi donc, lui dit Brulé.

— Je vais vous conter ça tout à l’heure, pendant que vous sellerez le cheval.

Comme Brulé traversait la cour du château pour aller à l’écurie, il rencontra Michelin.

— Nous avons besoin de toi, lui dit le Bouquin.

— C’est bon, répondit Michelin ; puisque maintenant vous êtes du bord de madame, on vous obéira.

Et il suivit Brulé et le Bouquin à l’écurie.

Mais comme le Bouquin allait prendre une bride dans la sellerie, Curtius se montra à la fenêtre du chef de brigade.

— Hé ! petit ! cria-t-il.

— Qu’est-ce que tu veux, citoyen, demanda le Bouquin, qui faisait sa cour à Curtius en le tutoyant.

— Viens prendre mes pistolets, tu les mettras dans les fontes.

Le Bouquin remonta et alla chercher les pistolets.

Quand il fut de retour à l’écurie, il prit la baguette et avec le tire-bourre il enleva le bouchon de papier qui recouvrait les balles.

Les balles glissèrent du canon dans les mains du Bouquin, et de ses mains dans sa poche.

— Voilà, dit-il, deux coups de pistolet qui ne feront pas grand mal à ceux qui les recevront. Maintenant, je vais vous dire mon idée.

— Je t’écoute, dit gravement le père Brulé.